Le concours des pouvoirs aux origines du régime constitutionnel en France et aux États-Unis
Si la séparation des pouvoirs est souvent considérée comme étant consubstantielle au gouvernement constitutionnel, l’interprétation qu’il convenait d’en donner a fait l’objet d’une controverse séculaire. Depuis la fin du xixe siècle, l’alternative entre séparation « stricte » et « souple » des pouvoirs a très largement dominé les débats. Pourtant, dès la fin du xviiie siècle, il existait une autre interprétation, qui prit alors le nom de « concours des pouvoirs ». En effet, lors des débats constitutionnels américains et français sur l’attribution des pouvoirs diplomatiques et militaires, les assemblées révolutionnaires finirent par se rallier autour de cette formule pour surmonter les difficultés soulevées par le célèbre principe constitutionnel. À partir d’une relecture systématique de ces débats révolutionnaires, cet article pose les fondements d’une théorie du concours des pouvoirs afin d’éviter certaines apories que rencontrent les interprétations classiques du principe de séparation des pouvoirs.
If the separation of powers is often considered as consubstantial to constitutional regime, it has also raised a secular controversy over its correct interpretation. Since the end of the xixth, the alternative between a “strict” and a “flexible” separation of powers has dominated discussions to a large extent. Yet, another interpretation of the principle existed since the late xviiith century, when it was coined in terms of “concurrent powers”. In fact, during the French and American debates on the allocation of diplomatic and military powers, revolutionary assemblies ended up in rallying around this formula to overcome the difficulties raised by the famous constitutional principle. Drawing from a systematic analysis of these revolutionary debates, the present article lays the foundations of a concurrent powers theory to avoid some difficulties that encounter classical interpretations of the separation of powers.
L
e principe de séparation des pouvoirs est consubstantiel au gouvernement constitutionnel depuis la fin du xviiie siècle. Il a été conçu initialement comme le meilleur garant institutionnel pour défendre les droits individuels et collectifs face aux abus de pouvoir. Aussi a-t-il été associé à la célèbre formule de Montesquieu :
C’est une expérience éternelle que tout homme qui a du pouvoir est porté à en abuser ; il va jusqu’à ce qu’il trouve des limites. Qui le dirait ? La vertu a besoin de limites. Pour qu’on ne puisse abuser du pouvoir, il faut que, par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir.
Depuis l’Antiquité, la séparation des pouvoirs a eu vocation à protéger la liberté politique par la fragmentation des autorités publiques. Ce principe veut que le pouvoir politique soit réparti entre plusieurs autorités pour éviter sa concentration excessive dans les mains d’un petit nombre d’individus. Lors des débats qui donnèrent naissance aux premières constitutions écrites, aux États-Unis et en France, ce principe fut également convoqué pour organiser la répartition du pouvoir entre les fonctions exécutives, législatives et judiciaires. La division des fonctions de l’État avait été conçue en vertu d’un principe de hiérarchie fonctionnelle du pouvoir, notamment par Bodin qui en fit un des piliers de sa théorie de la souveraineté. Le principe de séparation, qui supposait l’indépendance des différents pouvoirs, risquait d’aboutir à la ruine de l’État souverain. Comment le concilier avec la division fonctionnelle ? Au cours des débats qui présidèrent à sa mise en œuvre institutionnelle en France et aux États-Unis, deux interprétations s’opposèrent, augurant d’une controverse déterminante pour l’histoire du droit constitutionnel. La première interprétation confiait les trois fonctions étatiques à des autorités distinctes et indépendantes. Chaque autorité devait exercer cette fonction de façon indépendante et exclusive, aucune ne disposant du pouvoir de révoquer les autres. La deuxième interprétation du principe considérait que la première interprétation tendrait naturellement à la tyrannie d’une autorité sur les autres, de sorte qu’il était nécessaire, pour préserver l’indépendance de chacune d’entre elles, de leur assigner une fonction propre, tout en les dotant des moyens d’en exercer d’autres partiellement pour se défendre contre les empiètements provenant des autres autorités. Selon cette dernière interprétation, il est nécessaire que les différents lieux de pouvoir se partagent les fonctions de gouvernement, pour éviter les effets de tyrannie induit par une division stricte des tâches qui donnent naturellement la prépondérance à l’un ou l’autre des organes qui l’effectue. Cette interprétation « souple » de la séparation des pouvoirs admet qu’une certaine forme de réunion des pouvoirs est nécessaire pour garantir leur indépendance. Dans la théorie constitutionnelle, cette « nécessaire » réunion des pouvoirs a donné lieu à une règle de répartition essentiellement négative : il ne faut pas qu’une même fonction, et a fortiori plusieurs, soit exclusivement et intégralement attribuée à une seule et même autorité.
Ces deux interprétations du principe de séparation des pouvoirs ont occupé l’essentiel du champ des débats constitutionnels depuis plus de deux siècles. On en perçoit l’influence dans certaines classifications des régimes politiques qui opposent, notamment en France, les régimes de séparation « souple » aux régimes de séparation « rigide ». De fait, les rapports de dépendance ou d’indépendance qui lient entre eux les pouvoirs constituent un critère décisif pour apprécier la nature d’un régime politique. Ainsi, le régime libre ou démocratique a souvent été associé à une exigence d’égalité entre des pouvoirs capables de se contrôler mutuellement. La controverse a porté sur la nature et le degré de séparation qu’il convenait d’adopter pour parvenir à cet objectif. L’alternative entre séparation « stricte » et « souple » des pouvoirs, pour reprendre les termes dans lesquels elle est encore aujourd’hui formulée, a occulté d’autres interprétations plus favorables à une règle positive de répartition. L’une d’entre elles prit le nom de « concours des pouvoirs » à la fin du xviiie siècle. Il s’agit ici de montrer que le concours des pouvoirs permet de dépasser certaines apories des deux interprétations « classiques » du principe de séparation des pouvoirs, à partir d’une relecture des débats constitutionnels américain et français. Si on y eût aussi recours pour régler d’autres problèmes constitutionnels, cette « troisième voie » fut plus directement empruntée lors des débats sur l’organisation des pouvoirs de guerre et de paix. L’organisation de ces pouvoirs posa des difficultés spécifiques aux révolutionnaires américains et français, qui ne parvinrent pas à les résoudre à l’aide des outils traditionnels du droit public. Sur le plan théorique, ces pouvoirs se laissent difficilement saisir à partir de la distinction entre l’établissement d’une norme (pouvoir législatif) et son exécution (pouvoir exécutif). Sur le plan pratique, ils exigent une concentration du pouvoir qui exclut toute forme de morcellement des autorités.
Peu de travaux ont étudié l’application de la séparation des pouvoirs à l’organisation des pouvoirs de paix et de guerre. En France, si Charles Eisenmann, Michel Troper ou encore Bernard Manin ont contribué à une meilleure compréhension de la séparation des pouvoirs, ils se sont généralement concentrés sur la question du veto, ou sur la question de la responsabilité ministérielle, et rares sont les analyses consacrées aux questions diplomatiques et militaires. On en trouve quelques développements chez Michel Troper et Bernard Manin, mais leurs analyses ne concernent qu’un aspect partiel du problème – la ratification des traités. Ainsi, la question des pouvoirs de guerre a rarement fait l’objet d’un traitement satisfaisant. Les débats sur l’attribution des pouvoirs de guerre ont pourtant été l’occasion d’une remise en cause des deux interprétations du principe de séparation, qui étaient déjà dominantes à l’époque des Révolutions américaine et française.
À la fin du xviiie siècle, que ce soit en France ou aux États-Unis, les constituants craignaient de restaurer la prérogative royale en matière de paix et de guerre, symbole même de la tyrannie absolutiste d’Ancien Régime. Les discussions sur la séparation des pouvoirs furent alors particulièrement intenses dans un domaine où était redoutée la mainmise de la hiérarchie militaire sur les autorités civiles, les entraves du secret-défense au contrôle des responsabilités, la concentration entre quelques mains de l’exercice de la souveraineté. Pour surmonter certaines apories logiques et pratiques auxquelles menaient les deux interprétations dominantes de la séparation des pouvoirs, les constituants eurent recours à un système de « concours des pouvoirs », dont le principe et le mode de fonctionnement seront analysés en deux temps. (I) Je reviendrai d’abord sur la distinction entre les deux interprétations classiques de la séparation des pouvoirs afin de mieux resituer la place et l’originalité du concept de concours des pouvoirs dans l’histoire et la théorie du droit constitutionnel. (II) Je montrerai ensuite le caractère opératoire du concept en montrant en quoi le système du concours des pouvoirs permet de parer aux trois inconvénients majeurs des deux interprétations « classiques » de la séparation des pouvoirs : la persistance de la hiérarchie des pouvoirs dans une régime de séparation stricte ; la dilution des responsabilités dans un régime de séparation souple ; l’impossible continuité de l’action publique dans ces deux régimes de séparation des pouvoirs.
I. Le concours des pouvoirs et la controverse « classique » autour de la séparation des pouvoirs
À la fin du xviiie siècle, la séparation des pouvoirs devint un principe constitutionnel reconnu. S’il fût inscrit dans les textes fondamentaux des régimes révolutionnaires américains et français, ce principe n’en souleva pas moins des débats virulents sur l’interprétation qu’il convenait d’en donner pour répartir les charges publiques. Les débats américains de 1787 furent d’autant plus intéressants qu’ils arrivaient après l’expérience multiple des treize Républiques américaines réunies en confédération, dont les dysfonctionnements furent discutés à Philadelphie. Durant les débats autour de la Constitution américaine de 1787, en effet, les Fédéralistes s’opposèrent aux partisans d’une interprétation stricte du principe de séparation. Elle se résumait ainsi : « un organe, une fonction ». Cette interprétation fonctionnelle de la séparation des pouvoirs fut souvent reprise au xixe siècle et au xxe siècle, notamment par ses adversaires qui ont paradoxalement contribué à la diffuser alors qu’elle avait été mise en minorité à la fin du xviiie siècle. Par une série d’inversions et de réinterprétations, elle devint progressivement l’interprétation majoritaire du principe de séparation. Philippe Lauvaux a montré les dangers cette inversion :
La question n’est pas si théorique qu’on pourrait croire : à partir du moment où le second sens [fonctionnel] devenait le sens réservé, les procédures de collaboration entre les pouvoirs ne pouvaient plus figurer jamais que comme exception au principe et non pas, comme il se devrait pourtant, la traduction et l’aménagement de ce principe même.
Selon lui, cette déformation du sens originaire par les juristes du xixe siècle les a conduits – et nous avec – à une mauvaise compréhension de la République américaine de 1787 et de la Monarchie constitutionnelle de 1791 – toutes deux fidèles à la séparation « souple » des pouvoirs. C’était déjà l’opinion d’Eisenmann qui faisait de la séparation stricte une invention juridique incompatible avec l’interprétation politique de la séparation des pouvoirs qui prédominait au xviiie siècle. La conception « stricte » du principe n’en était pas moins défendue par certains acteurs des Révolutions de 1787 et 1789, et notamment par certains Anti-fédéralistes dans les débats de ratification et certains députés à la Constituante, qui furent combattus par les partisans du modèle des freins et contrepoids, au motif qu’elle aboutirait à la tyrannie des législatures. Vile a bien montré comment les États-Unis, au moment de la maturation de leur constitution, ont progressivement rejeté le système de la séparation fonctionnelle des pouvoirs, défendu par les Anti-fédéralistes, au profit du système d’équilibre. En effet, ce système de freins et contrepoids (« checks and balances ») gagna de plus en plus de crédit à mesure que la Révolution avança et que l’idéologie de la pure séparation des pouvoirs, au fondement des réformes institutionnelles depuis 1776, montrait des limites pratiques dont l’hégémonie des législatures d’État était la plus flagrante. L’introduction de certains mécanismes de freins et contrepoids paraissait donc « inévitable » aux yeux de certains révolutionnaires.
Le système d’équilibre repose en effet sur la règle négative selon laquelle aucun organe ou branche du gouvernement ne doit pouvoir exercer exclusivement une ou plusieurs fonctions. Ce modèle de non-cumul, esquissé par Montesquieu dans De l’esprit des lois, affirme que le pouvoir politique doit être réparti entre diverses instances afin que chaque organe soit empêché par les autres. Il implique donc qu’aucune fonction de gouvernement – législative, exécutive, judiciaire – ne puisse être exclusivement exercée par un organe, sans quoi aucune influence entre les pouvoirs ne serait possible. Chaque organe doit être empêché d’abuser de son pouvoir sur les autres, et disposer en retour d’une « faculté d’empêchement » (Montesquieu). Si cette doctrine de l’équilibre des pouvoirs ne renvoie pas en principe à la division fonctionnelle, elle ne peut fonctionner sans y faire référence. En effet, si les différentes instances du pouvoir doivent être capables de « s’opposer mutuellement une résistance active et de se contrebalancer les uns les autres », il est nécessaire que chaque organe du pouvoir puisse exercer chacune des différentes fonctions de gouvernement. Face à l’impossibilité d’une égalité parfaite entre les pouvoirs, le système entretient leur rivalité permanente pour parvenir à un équilibre par « compensation » :
Un pouvoir unique finira nécessairement par tout dévorer. Deux se combattront jusqu’à ce que l’un ait écrasé l’autre. Mais trois se maintiendront dans un parfait équilibre, s’ils sont combinés de telle manière que quand deux luttent ensemble, le troisième, également intéressé au maintien de l’un et de l’autre, se joigne à celui qui est opprimé et ramène la paix entre eux.
Ainsi, dans les traditions constitutionnelles française et américaine, il existe une distinction commune admise entre la pure séparation des pouvoirs et le système des freins et contrepoids. Selon cette vision commune, le système de la séparation fonctionnelle des pouvoirs a été critiqué des deux côtés de l’Atlantique, au motif qu’il conduisait à la tyrannie d’un corps politique sur les autres – et notamment des Législatures sur les branches exécutives – résultat incompatible avec les finalités d’un gouvernement modéré. Selon la tradition, le système de l’équilibre par « freins et contrepoids » l’aurait emporté sur son rival à la lumière des expériences des gouvernements précédents, ce dont témoigne plus l’histoire constitutionnelle américaine au cours de la période qui s’étend de 1776 à 1787.
Le concours des pouvoirs : une « troisième voie »
Ces deux conceptions « traditionnelles » de la séparation du pouvoir relèvent d’une approche « purement négative » de la séparation des pouvoirs, conçue exclusivement pour « empêcher » les abus de pouvoir, et reposant sur une logique concurrentielle. Selon Vile, cette alternative évacue la possibilité d’une « théorie du gouvernement parlementaire qui mettrait l’accent sur la coopération et l’interdépendance des pouvoirs législatif et exécutif ». On trouve pourtant les éléments d’une telle théorie dans les Constitutions de 1787 et 1791, dont certains dispositifs ont été conçus pour répondre aux objections adressées aux deux conceptions dominantes. La division fonctionnelle entraînerait la tyrannie d’un corps politique, objectait-on aux partisans de la séparation stricte. Le système de l’équilibre, rétorquaient ces derniers, risquait de favoriser la rivalité entre autorités concurrentes, la confusion des responsabilités et le morcellement de l’action publique. Il s’agissait donc de combiner les avantages de l’un et l’autre système, sans s’exposer aux critiques qu’ils pouvaient rencontrer. Le concours des pouvoirs présente à cet effet quelques caractéristiques remarquables. Plusieurs constitutionalistes l’ont touché du doigt en suggérant de préférer le terme « collaboration » des pouvoirs plutôt que celui de « séparation ». Ainsi, commentant le système des checks and balances de Madison, Elizabeth Zoller écrit : « On ne saurait mieux dire, contrairement aux lieux communs de la doctrine constitutionnelle française, qu’il faut bien une certaine collaboration des pouvoirs entre eux ».
Mais la première formulation théorique explicite du « système des concours » se trouve chez Sieyès, qui l’opposa au principe d’équilibre des pouvoirs caractéristique du régime britannique à la Montesquieu : « Je connais deux systèmes de division des pouvoirs : le système de l’équilibre et celui du concours, ou, en termes à peu près semblables, le système des contrepoids et celui de l’unité organisé ».
Il défendit ce principe lors de la rédaction de la Constitution de l’an III, en plaidant pour une division de la fonction législative en plusieurs tâches confiées à plusieurs chambres, afin d’éviter le système du veto royal qui avait abouti selon lui à la ruine de la première constitution. Eisenmann voit dans cette opposition entre équilibre et concours une distinction nette entre un système de séparation stricte (« l’unité organisée » de Sieyès) et l’interprétation souple (« l’équilibre » de Montesquieu). Mais le système des concours n’est pas tout à fait assimilable à un système de séparation stricte des pouvoirs. Car, lors des débats sur la Constitution de l’an III, Sieyès reprenait en fait le principe du concours des pouvoirs tel qu’il avait été élaboré par Mirabeau et ses alliés pour répondre aux objections que souleva la séparation des pouvoirs durant les débats de l’Assemblée Constituante. Pour Mirabeau, le concours des deux « Représentants de la Nation » ne devait pas être construit en opposition au système de l’équilibre des pouvoirs, mais plutôt comme un moyen de résoudre certaines difficultés laissées en suspens par le système de l’équilibre ou de la séparation stricte des pouvoirs : comment maintenir la division des fonctions dans un régime de séparation des pouvoirs ? Comment garantir l’assignation des responsabilités quand une même fonction doit être exercée par plusieurs autorités ? Comment produire de l’unité à partir de corps politiques « libres et égaux » dans leur droit à exercer la souveraineté ? Ces problèmes n’ont pas manqué de stimuler l’imagination des constitutionnalistes et des philosophes depuis plus de deux siècles. Les réponses qu’ils ont proposées pour les résoudre méritent d’être reconsidérées à l’aune d’une théorie de la séparation des pouvoirs où le partage des fonctions entre plusieurs autorités ne serait plus opéré seulement d’après une règle négative de répartition, mais aussi d’après un règle positive d’assignation des tâches inhérentes à chaque fonction. En identifiant un peu trop rapidement le « système des concours » à un système de séparation stricte, Eisenmann n’a peut-être pas perçu qu’il s’agissait d’une troisième interprétation du principe de séparation des pouvoirs, dont Sieyès proposa une variante pour justifier l’organisation des pouvoirs qu’il défendait pour la Constitution de l’an III – notamment le bicamérisme. Outre que ce principe du concours confère une dimension positive à la règle de séparation des pouvoirs, et donc une règle d’assignation pour départager l’exercice des fonctions de l’État, il permet également de surmonter plus aisément certaines difficultés rencontrées par les interprétations « stricte » et « souple » de la séparation des pouvoirs : la séparation « stricte » des fonctions de gouvernement conduit nécessairement à rétablir la hiérarchie des organes du pouvoir, qui fut pourtant à l’origine du combat des révolutionnaires contre la tyrannie et les abus de pouvoir ; la séparation « souple » rend impossible l’assignation des responsabilités dans un régime où plusieurs branches du gouvernement exercent une même fonction ; aucune interprétation du principe de séparation ne permet de garantir l’exercice continu de la souveraineté.
Carré de Malberg et la séparation des pouvoirs
Ces objections ont été énoncées par Carré de Malberg, pour qui la division des fonctions induit nécessairement la hiérarchie des organes qui en possède le monopole d’exercice. Ainsi, l’organe d’exécution se retrouve subordonné à l’organe législatif, entraînant le pire des abus de pouvoirs. La séparation des pouvoirs risque donc d’aboutir à l’effet contraire de celui recherché par ses concepteurs : la tyrannie. Il avance également trois arguments pour montrer les incohérences de la doctrine de séparation des pouvoirs. D’abord, il dénonce l’immobilité que provoque la séparation des pouvoirs en temps de crise, en raison du morcellement de la prise de décision. Ensuite, il pointe du doigt la dissolution de la responsabilité, car, en cas de faute, on ne saurait plus reconnaître le responsable d’un acte. Enfin, il critique ce qui représente le plus grand danger pour un État moderne : la destruction de l’unité d’action. Ce raisonnement s’inscrit dans le cadre d’une théorie qui vise à restaurer la puissance de l’État et à conférer aux actes de gouvernement le maximum d’unité. Ainsi, pour pallier le morcellement de l’État consécutif à la multiplication des autorités et au développement de l’administration, Carré de Malberg construit la notion d’« organe complexe » composé de plusieurs autorités, dont une qui assure la continuité de l’action de l’État. Il prend alors l’exemple du pouvoir législatif dans la Constitution de 1791, exercé par le Roi et l’Assemblée nationale. Cette nécessité de l’unité est exprimée clairement par Carré de Malberg :
En tout temps, il est indispensable qu’il y ait dans l’État un « centre » unique de volonté, c’est-à-dire un organe supérieur, dont le rôle sera prépondérant, soit en ce sens que cet organe aura la puissance d’imposer, d’une façon initiale, sa volonté aux autres autorités étatiques, soit, au moins, en ce sens que rien ne pourra se faire sans le concours de sa libre volonté.
Carré de Malberg développe la notion d’organe complexe pour restaurer l’unité de l’État, qu’il estime mise danger par le principe de séparation des pouvoirs. Cette notion d’organe complexe renvoie en effet à un principe de l’Ancien Régime qui conditionne la continuité de l’action de l’État à l’existence d’un « organe supérieur ». Or, cette théorie est incompatible avec le principe même de séparation des pouvoirs, qui suppose plusieurs autorités de rang égal. En ce sens, la notion de concours utilisée par Carré de Malberg est incompatible avec le principe du concours des pouvoirs tel que le développèrent les révolutionnaires, qui visaient à concilier la théorie de la souveraineté et la séparation des pouvoirs. En tout état de cause, la nature de ces objections montre que les affaires diplomatiques et militaires ont toujours été un des points faibles de la théorie de séparation des pouvoirs. En effet, ce type de critiques, récurrentes aux xixe et xxe siècles, s’est avéré particulièrement dévastateur dans le domaine des affaires diplomatiques et militaires, en raison des exigences qui lui sont propres : la rapidité des décisions, le secret des délibérations et l’unité du commandement.
II. Les affaires diplomatiques et militaires en régime de séparation des pouvoirs
Aux États-Unis et en France, le problème de l’attribution des pouvoirs de guerre a fait l’objet de débats majeurs lors des révolutions de la fin du xviiie siècle. En l’espace des quelques années, ces deux pays ont connu une succession de débats constitutionnels qui ont influencé la forme de leur régime jusqu’à aujourd’hui. Les Constitutions de 1787 et de 1791 représentent donc un point de passage incontournable pour envisager une résolution d’un problème de portée générale dont la formulation primitive était assez simple : faut-il attribuer les pouvoirs de paix et de guerre au Président ou au Congrès ? Au Roi ou à l’Assemblée nationale ?
Aux États-Unis, la Constitution adoptée en 1787 fait une distinction explicite entre la déclaration de guerre, la conduite de la guerre et la ratification des traités. La première fut exclusivement attribuée au Congrès, la deuxième au Président, désigné comme Commandant en Chef des armées. À ce titre, le Président a le droit de repousser les attaques soudaines. Le pouvoir de ratifier les traités – et donc d’établir la paix – est en revanche attribué concurremment au Président et au Sénat. Ainsi, selon l’alinéa 8 de l’article premier de la Constitution américaine :
Le Congrès aura le pouvoir […] de déclarer la guerre, d’octroyer des lettres de marque et de représailles et de faire des règlements concernant les prises sur terre et sur mer.
Selon l’article 2, alinéa 2, de la Constitution :
Le Président sera le chef suprême de l’armée et de la marine des États-Unis, ainsi que de la milice des divers États, quand elle sera appelée au service des États-Unis. […] Il aura le pouvoir, sur l’avis et avec le consentement du Sénat, de conclure des traités, pourvu que ces traités réunissent la majorité des deux tiers des sénateurs présents.
La Constitution française de 1791 propose un système politique où chacun des pouvoirs de paix et de guerre est attribué concurremment au Roi et à l’Assemblée nationale. Le Roi doit pouvoir, sans contrôle législatif, répondre à des hostilités en cas d’invasions imminentes ou commencées. Mais il doit en notifier l’existence au corps législatif dans les plus brefs délais. Ce dernier dispose ainsi du droit d’entrer en guerre, de manière indirecte et rétrospective, ce qui n’est rien d’autre que le droit de « continuer un état de guerre » (Mirabeau). Le Roi, en cas de guerre, doit permettre à l’Assemblée de se maintenir en exercice et lui accorder le droit de faire cesser les hostilités. Ainsi, « la guerre ne peut être décidée que par un décret du corps législatif, rendu sur la proposition formelle et nécessaire du Roi ». Pour éviter l’augmentation des troupes permanentes, le Corps législatif possède le droit de procéder à un renouvellement ou à désarmement des troupes à la fin des hostilités, et veille donc à ce que les effectifs militaires soient proportionnés aux menaces réelles. Enfin, le Corps législatif obtient le droit de ratifier les traités, bien que ceux-ci soient négociés par le Roi. Ces mécanismes visaient à garantir la déclaration solennelle de renonciation aux guerres de conquêtes, véritable marque du changement de régime.
Pour bien comprendre les raisons qui plaidaient en faveur des dispositifs institués à la fin du xviiie siècle, il est nécessaire de clarifier les difficultés que leurs fondateurs avaient à surmonter. En effet, lors de ces débats sur l’attribution des pouvoirs de paix et de guerre, les constituants firent face à plusieurs difficultés : la division fonctionnelle est-elle adéquate pour distribuer les pouvoirs de guerre ? Le partage des pouvoirs ne risque-t-il pas d’entraîner plus de confusion que de clarté en matière de contrôle des responsabilités ? Enfin, le principe de séparation n’est-il pas en lui-même un obstacle à la continuité dans l’exercice extérieur de la souveraineté ?
Première aporie : la division des fonctions
La séparation des pouvoirs se conçoit difficilement dans le cadre de la division hiérarchique des fonctions de l’État, qui relèvent de logiques antinomiques : la première tend à mettre les différents organes du pouvoir sur un pied d’égalité pour favoriser leur empêchement mutuel ; la seconde tend à leur subordination au nom de la hiérarchie des actes de pouvoir. Tout l’effort des révolutionnaires consista à trouver des solutions pour concilier ces deux systèmes de répartition, dont Eisenmann a montré « l’incompatibilité logique absolue ». La difficulté se dédoublait dans les matières diplomatiques et militaires, que les révolutionnaires américains et français cherchèrent à faire entrer dans le cadre de la division traditionnelle des fonctions de l’État. Par exemple, le député Barnave s’efforça de faire entrer la déclaration de guerre dans les matières législatives, pour mieux défendre les prérogatives de l’Assemblée nationale. Les partisans des prérogatives du Roi y eurent également recours pour confier les affaires de guerre au seul pouvoir « exécutif ». Ils pouvaient d’ailleurs s’appuyer sur une longue tradition philosophique, que Locke avait initiée dans ses écrits sur la prérogative et que Montesquieu et Rousseau avaient poursuivie en confiant également ce type d’affaires aux autorités exerçant déjà des fonctions exécutives. La division fonctionnelle des pouvoirs apporta donc plus de confusion que d’éclaircissement.
Quel que soit l’organe qui pouvait hériter des pouvoirs de guerre, le problème demeurait donc entier : comment maintenir la division fonctionnelle en régime de séparation des pouvoirs sans réintroduire ipso facto une forme de hiérarchie des pouvoirs ? La question devenait d’autant plus complexe que la division traditionnelle des fonctions n’offrait pas de cadre adéquat pour y ranger la définition des actes de guerre. En effet, à quelle fonction de gouvernement correspondent la déclaration, la conduite et la conclusion de la guerre ? La déclaration et la conduite de la guerre sont-elles du ressort des pouvoirs exécutifs ou législatifs ? Faire la guerre, est-ce appliquer une loi – un traité par exemple –, en instaurer de nouvelles, ou en suspendre le cours ordinaire ? Ces pouvoirs relèvent-t-ils plutôt d’une fonction étrangère à la distinction classique des fonctions législatives et exécutives, de cette fonction fédérative dont parlent Locke et Montesquieu, prompts à la placer entre les mains des autorités exerçant déjà la fonction exécutive ?
En cherchant à répartir les pouvoirs de guerre d’après la fonction qui leur était associée, les révolutionnaires français et américains s’aperçurent que la tripartition traditionnelle des pouvoirs n’était pas un principe d’attribution adapté à la nature particulière des actes de guerre. Il leur fallut innover et remplacer la tripartition des fonctions législative, exécutive et judiciaire par une tripartition propre aux temps de guerre : entrer en guerre, conduire les forces armées, conclure les traités de paix. Ce partage était particulièrement saillant dans la Constitution des États-Unis, où il fut explicitement pensé à l’origine comme une garantie supplémentaire pour éviter la tyrannie ou les emportements bellicistes d’un corps politique. Madison, lors du premier débat constitutionnel sur l’interprétation à donner aux War powers, justifia le dispositif en ces termes :
Ceux qui doivent conduire une guerre ne peuvent pas par la nature des choses être des juges appropriés ou sûrs pour savoir si une guerre doit être commencée, continuée, ou conclue. Ils sont proscrits de ces dernières fonctions par le grand principe du gouvernement libre, de manière analogue au principe qui sépare le sabre de la bourse, ou le pouvoir d’exécuter les lois du pouvoir de les voter [enacting].
Madison présentait donc la Constitution américaine comme une variante de la séparation des pouvoirs qui passait pour être une des meilleures garanties de modération du régime britannique. Seulement, arguait Madison, il avait manqué au régime britannique une théorie du principe de séparation valable en temps de paix comme en temps de guerre. Les pouvoirs budgétaires du Parlement (the Purse) s’étaient avérés très insuffisants pour empêcher des guerres injustifiées, notamment celles menées contre les colonies américaines. Dans la monarchie britannique, le roi disposait conjointement des pouvoirs d’entrer en guerre, de la conduire, mais aussi d’y mettre fin par des négociations de paix, ce qui équivalait en fait à confier à une seule et même autorité les fonctions législative et exécutive, voire judiciaire. Or, l’attribution de plusieurs fonctions à un seul et même organe était pour Madison une preuve manifeste du caractère tyrannique du régime :
[Montesquieu] n’a point entendu proscrire toute action partielle, tout contrôle réciproque des différents pouvoirs l’un sur l’autre ; ce qu’il a voulu dire, […] c’est que, lorsque la totalité du pouvoir d’un département est exercée par les mêmes mains qui possèdent la totalité du pouvoir d’un autre département, les principes fondamentaux d’une Constitution libre sont renversés.
La division fonctionnelle des pouvoirs n’était donc pas pour Madison un obstacle à la séparation des pouvoirs. Elle était au contraire une de ses plus importantes garanties, à condition d’être adéquate à son objet, car la volonté de ranger systématiquement ce type d’affaires dans les fonctions législatives et exécutives avait conduit les philosophes et les révolutionnaires au résultat inverse de ce qu’ils souhaitaient éviter : le cumul des fonctions diplomatiques et militaires entre les mains d’une seule et même autorité. En effet, Locke, Rousseau et Montesquieu n’avaient-ils pas tous trois réservé ces affaires au seul pouvoir exécutif ? Leurs arguments en faveur du pouvoir exécutif furent d’ailleurs repris à la fin xviiie siècle, notamment en France, où de nombreux orateurs cherchèrent à utiliser la division des fonctions pour obtenir le monopole des pouvoirs de guerre en faveur du Roi ou de l’Assemblée nationale. Pour éviter cet écueil, les « Pères fondateurs » délimitèrent trois fonctions propres au temps de guerre, afin d’étendre le principe de séparation des pouvoirs dans des domaines qui avaient été indifféremment rangés dans la fonction exécutive de gouvernement.
Si cette solution répondait à la question lancinante de la classification des pouvoirs de guerre, elle ne répondait pas tout à fait au risque que faisait peser la division des fonctions dans un régime de séparation des pouvoirs : le retour de la hiérarchie des organes politiques favorable à celui qui détiendrait l’exercice exclusif d’une fonction souveraine. En effet, l’attribution de la déclaration de guerre au seul parlement risquait également d’entraîner la tyrannie d’un corps politique sur les autres – comme l’avait montré l’histoire des jeunes républiques ou celle, plus lointaine, du Long Parliament. Confier la déclaration et la conduite de la guerre à des autorités différentes n’était peut-être pas suffisant pour éviter la précipitation guerrière – les mouvements d’assemblée comportant aussi leurs dangers. Pour contrer cette objection, Madison préconisa un système d’équilibre par « freins et contrepoids » (checks and balances) qui se voulait un contrepoint américain du modèle britannique décrit par Montesquieu. Comme il l’exprima très clairement, le principe du non-cumul des fonctions impliquait une forme de partage minimal des fonctions, sans laquelle les différentes branches du pouvoir n’auraient aucune influence les unes sur les autres. Madison affirma bien, dans une lettre à Thomas Jefferson datée du 2 avril 1798 que « La Constitution suppose ce que l’Histoire des Gouvernements démontre, que l’Exécutif est la branche du pouvoir la plus intéressée à la guerre, et la plus encline à la faire. Elle a donc conséquemment et avec un soin étudié confié la question de la guerre à la Législature ».
Il n’en était pas moins favorable à un rôle subsidiaire du Président dans les décisions qui pouvaient conduire à une entrée en guerre, dénonçant la tendance naturelle des Législatures à s’affranchir des « barrières de papier » : « Le département législatif étend partout la sphère de son activité et engloutit tous les pouvoirs dans son impétueux tourbillon ». Aussi proposa-t-il à la Convention de Philadelphie, lors du seul débat substantiel sur la déclaration de guerre, le 17 août 1787, de remplacer l’expression « faire la guerre » – rédaction initiale de l’article constitutionnel – par l’expression « déclarer la guerre ». Cet amendement supposait que le Président disposât implicitement du pouvoir de repousser les attaques soudaines (« to repel sudden attacks »), le Congrès disposant du droit formel de « déclarer la guerre » par une résolution publique. Le terme « déclarer » permettait donc paradoxalement une plus grande latitude du Président vis-à-vis du Congrès, puisqu’il l’autorisait à prendre des mesures qui pourraient constituer des actes de guerre. Le partage des tâches entre le Congrès et le Président formait ainsi un système de concours où une seule et même fonction – entrer en guerre – était distribuée en deux tâches principales : la réaction immédiate à des attaques, confiée au Président en tant que Commandant-in-Chief, et la déclaration de guerre proprement dite, confiée au Congrès. Dans l’esprit de Madison, qui partageait la crainte de plusieurs délégués, ce dispositif de concours devait permettre d’éviter la suprématie du Congrès qui aurait eu tendance à s’accroître naturellement, en vertu de la hiérarchie des fonctions législative et exécutive. La tripartition fonctionnelle des pouvoirs de guerre permettrait donc de court-circuiter cette tendance naturelle, à condition qu’elle repose sur la division des tâches confiées concurremment au Président et au Congrès. Concepteur du système d’équilibre, et donc de la règle négative du non-cumul des fonctions, Madison ne formalisa pas explicitement le principe du concours sous-jacent à son raisonnement sur la déclaration de guerre. Il revint à James Wilson, délégué de Pennsylvanie, de le faire lors du débat sur la déclaration de guerre :
Ce [nouveau] système ne nous précipitera pas dans la guerre ; il a été calculé pour nous en préserver. Il ne sera pas au pouvoir d’un homme seul, ou d’un seul corps d’hommes, de nous impliquer dans un tel bouleversement, parce l’important pouvoir de déclarer la guerre a été conféré à la Législature pour l’essentiel : cette déclaration doit être faite avec le concours de la Chambre des Représentants : de cette circonstance nous pouvons tirer la conclusion que rien sinon notre intérêt national ne pourra nous attirer dans une guerre.
L’argument de James Wilson était le suivant : la nécessité d’obtenir un accord de deux autorités politiques est en soi une garantie contre les décisions précipitée. Le pouvoir d’entrer en guerre sera moins dangereux, à condition d’être confié à deux, voire trois autorités politiques. Il ne s’agit pas simplement d’une règle négative de non-cumul des fonctions, mais d’une règle positive de partage des fonctions, qui implique pour chaque organe des moyens directs de participer aux décisions relevant de chaque fonction, et non seulement des moyens indirects d’empêcher les décisions déjà prises par un autre organe. Le système du concours des pouvoirs introduit donc une exigence de participation directe d’au moins deux autorités à la fonction d’entrer en guerre, sans exclure la participation d’une troisième autorité, comme le montre le rôle envisagé pour le Président en cas « d’attaques soudaines » – la déclaration étant confiée au Congrès « pour l’essentiel ».
Le système des concours se voulait une réponse aux impasses du régime britannique qui reposait sur la prérogative royale, associée de plusieurs garde-fous relevant du système d’équilibre par contrepoids, comme le vote du budget militaire (« the Purse »). Le système du concours exige davantage qu’un mécanisme d’empêchement, puisqu’il exige une participation directe de plusieurs autorités à la décision d’engager un pays dans une guerre.
Au-delà de la mesure prudentielle, il s’agissait d’éviter aussi bien les inconvénients d’une séparation stricte des fonctions, impliquant la hiérarchie des organes, que ceux d’une séparation souple, qui consacre la mainmise d’une autorité sur le pouvoir décisionnel, tout en confinant les autres autorités dans les bornes de leur « faculté d’empêchement » (Montesquieu). En confiant au Roi l’essentiel des pouvoirs de guerre, le régime britannique présentait une combinaison parfaite de ces inconvénients, en laissant au Parlement des pouvoirs jugés insuffisants pour éviter la précipitation guerrière – la responsabilité des ministres et le budget militaire (the Purse). Les révolutionnaires français s’en éloignèrent donc explicitement en instituant des mécanismes conçus pour éviter les inconvénients du système d’équilibre (balance). Par exemple, le pouvoir d’entrer en guerre fut organisé sous la forme d’un mécanisme général de division des tâches en fonction des différentes « phases » d’un conflit. Ainsi, le Roi devait pouvoir, sans contrôle législatif, répondre à des hostilités en cas d’invasions imminentes ou commencées. Mais il devait en notifier l’existence au corps législatif dans les plus brefs délais. Ce dernier disposait ensuite du pouvoir d’entrer en guerre. Ce dispositif instaurait une forme de division des tâches au sein d’une même fonction : l’entrée en guerre. Cette subtile manœuvre permit de concilier les principes de séparation des pouvoirs et de division des fonctions. En associant systématiquement le Parlement au roi, les révolutionnaires français s’éloignaient bien du modèle anglais de balance des pouvoirs, comme l’avait suggéré Mably, dès 1783, dans sa critique de Montesquieu :
Le roi [en Angleterre] peut beaucoup de choses sans le parlement ; le parlement, au contraire, ne peut rien sans le roi. Où est donc cette balance à laquelle on attribue des effets si salutaires ?
Le système des concours fut donc conçu pour éviter les dérives de la balance constitutionnelle britannique, dont la modération légendaire n’avait pas empêché le déclenchement de guerres impopulaires, comme le fit remarquer Pétion à l’Assemblée nationale :
Voyez l’Angleterre ! […] et vous reconnaîtrez que ces précautions ont toujours été vaines, que les rois et leurs ministres ont entrepris les guerres les plus injustes et les plus inutiles, qu’ils les ont entrepris sans daigner consulter l’opinion publique, quelquefois même en la bravant : témoin la dernière guerre d’Amérique, contre laquelle on présentait de toutes parts des pétitions […].
Si le système du concours permit, grâce à une tripartition fonctionnelle propre au temps de guerre, d’apporter des garanties plus fiables pour éviter la précipitation guerrière dans un régime modéré, ce système répondait-il pour autant à l’une des plus redoutables objections que rencontrèrent les partisans de la séparation des pouvoirs, celle selon laquelle la séparation des pouvoirs conduit nécessairement à la dissolution des responsabilités ?
Deuxième aporie : la dissolution des responsabilités
La deuxième difficulté que rencontrèrent les révolutionnaires français et américains se présente ainsi : comment concilier l’exigence de concentration du commandement en temps de guerre et celle de pluralité des autorités politiquement responsables de l’action publique ? Comment faire agir plusieurs autorités de concert sans porter atteinte au principe de responsabilité qui veut que les citoyens n’accordent leur confiance aux gouvernants qu’après avoir été en mesure d’assigner clairement les responsabilités de chaque gouvernant pour sa conduite passée ? Sur ce point, la séparation des pouvoirs a rencontré une objection de taille lors de sa mise en œuvre dans les régimes constitutionnels : en vertu de la confusion induite par le partage des fonctions, la multiplication des autorités aboutirait à la dissolution des responsabilités.
L’objection fut soulevée aux États-Unis, à l’occasion d’un débat sur la Treaty Clause. En effet, s’il y avait un large consensus au sein de la Convention pour attribuer le pouvoir des traités au gouvernement fédéral, il y eut de véritables discussions pour établir des limites à cet exercice et pour définir les pouvoirs respectifs de chaque branche de gouvernement. Les membres de la Convention avaient une claire conscience du risque de nuire aux intérêts des États – notamment aux intérêts des États qui se trouvaient à la frontière de l’Union et qui pouvaient subir les conséquences immédiates d’un traité défavorable. L’innovation des hommes de Philadelphie résidait dans le rôle attribué au Sénat. Il fut en effet décidé de conférer au Sénat une part importante du pouvoir d’entrer en guerre et de ratifier les traités pour permettre une égale représentation des intérêts des États. Ainsi, bien que le Président se vît attribué un rôle prépondérant dans l’élaboration des traités, il ne pouvait agir sans le consentement du Sénat. Ce mécanisme permit de battre en brèche les arguments des adversaires du projet de constitution. Forts d’avoir obtenu un Sénat favorable à la représentation égale des États, c’est-à-dire indépendante de leur taille ou de leur population, les Anti-fédéralistes cherchèrent à diminuer l’étendue des pouvoirs du gouvernement fédéral en s’appuyant sur le principe de séparation des pouvoirs. Ils adressèrent un certain nombre de critiques à l’encontre du dispositif réglant le pouvoir des traités. Une des critiques concernait la dissolution de la responsabilité des gouvernants inhérente au système des checks and balances. En effet, si les adversaires du projet de fédération souscrivaient bien au principe de la séparation des pouvoirs, ils refusaient catégoriquement le système des freins et contrepoids. De fait, les Anti-fédéralistes utilisèrent abondamment le principe de séparation et s’en firent les « champions les plus résolus » en l’évoquant dans le contexte précis de la discussion autour du projet de Sénat. Dans celui-ci, le Sénat se trouverait investi de fonctions législatives, mais aussi de fonctions exécutives puisqu’il partagerait avec le Président le pouvoir de conclure les traités. L’argument des Anti-Fédéralistes consistait alors à dire que la Constitution présenterait
Un mélange indu des pouvoirs de gouvernement, puisque le même corps possède des pouvoirs législatifs, exécutifs et judiciaires […] De tels pouvoirs variés, étendus et importants, combinés dans un seul organe, sont incompatibles avec toute liberté ; l’illustre Montesquieu nous dit que, lorsque les pouvoirs législatif et exécutif sont dans la même personne ou le même corps de magistrats, il ne peut pas y avoir de liberté.
Quand ils invoquaient le précepte de Montesquieu, ils considéraient donc qu’aucun organe ne doit exercer plus d’une des trois fonctions de gouvernement. « Un organe, une fonction », nous dit Bernard Manin, telle était leur conception de la séparation des pouvoirs. Mais ils ne rejetaient pas seulement les dispositions qui accordent plus d’une fonction à un organe parce que le cumul de deux fonctions ouvre la voie à la tyrannie, mais aussi parce que pareil mélange serait source d’ambiguïté, de confusion et de conflits potentiels. Le système des freins et contrepoids génère des rivalités entre instances gouvernementales. Il empêche les abus de pouvoir, certes, mais en entretenant le conflit de forces antagonistes. Favorables à des délimitations constitutionnelles strictes propices à l’intelligibilité de la loi, ils considéraient que la clarté et la rigueur de la Constitution favoriseraient la responsabilité des gouvernants vis-à-vis de leurs électeurs. Au contraire, le système des freins et contrepoids proposé par les Fédéralistes risquait de rendre plus difficile, pour les citoyens ou leurs représentants, la détermination des responsabilités politiques. Cet argument ainsi employé reposait sur le raisonnement suivant : la responsabilité démocratique est compatible avec la division du pouvoir entre plusieurs instances, à condition que les électeurs sachent qui est responsable de quoi. Le principe « un organe, une fonction » permettrait donc aux électeurs de trouver aisément les responsables d’une décision qu’ils désapprouvent, « puisqu’une fonction donnée [serait] toujours remplie par le même organe ou par le même ensemble d’organes (dans le cas d’un législatif bicaméral) ».
Au contraire, le système des freins et contrepoids contraindrait les électeurs à retracer péniblement le processus de décision pour identifier le rôle exact d’acteurs ayant plutôt intérêt à se renvoyer mutuellement la faute pour éviter de porter la responsabilité d’une erreur. Les échanges mutuels entre les organes du pouvoir favorisant les négociations secrètes, il serait plus difficile de déterminer les responsabilités des gouvernants dans un régime de freins et contrepoids que dans un système de frontières fonctionnelles précises et stables. Ainsi, ces deux systèmes – freins et contrepoids d’une part et séparation fonctionnelle des pouvoirs d’autre part – ne sont pas également favorables au principe de responsabilité démocratique. L’attribution du pouvoir de ratifier les traités au Président et au Sénat aboutirait donc à une confusion des responsabilités qui nuirait au principe de traçabilité des décisions politiques. En cas de traité nuisible aux intérêts du peuple américain, il serait en ce cas extrêmement difficile aux électeurs ou à leurs représentants de dénouer le fil des responsabilités.
En revanche, pourrait-on argumenter, le système de concours concilie la séparation des pouvoirs et l’assignation de responsabilités précises en distinguant plusieurs actes pour une seule et même fonction partagée entre différents corps. Il permet en effet aux électeurs d’avoir un schéma d’orientation pour évaluer l’action des différentes autorités ayant exercé conjointement une fonction. Dans un tel système, il devient plus aisé d’identifier les empiétements et les abus de pouvoir, mais aussi de repérer les éventuels blocages générés par l’inaction d’une autorité publique. Par exemple, aux États-Unis, un système de concours associe le Sénat au processus d’élaboration des traités, lui garantit une influence directe sur la marche des négociations – ce qui lui fut précisément refusé lors des négociations du Traité de Versailles. Le Sénat, représentatif des différents États qui composent la fédération américaine, est un moyen de garantir une représentation plus large de tous les intérêts d’une communauté politique en matière de relations internationales. Il permet ainsi d’associer les États à la formation d’une volonté commune sans nuire à l’exigence d’une représentation unitaire vis-à-vis de l’extérieur. Ce système permet aux États membres d’une fédération d’avoir une responsabilité clairement définie dans la ratification des traités, ce qui favorise une meilleure reconnaissance de leurs compétences internationales. Le concours des pouvoirs permet donc d’éviter l’accumulation de responsabilités confiées à une seule autorité, sans masquer le rôle joué par chaque autorité. Il permet également d’éviter l’irresponsabilité d’une autorité cherchant à se soustraire de tout partage d’information sur ses activités. En effet, la spécialisation des tâches, qui fut une innovation du régime de Philadelphie, visait aussi à subordonner les pouvoirs exécutifs du Président aux deux autres branches : il s’agissait de renforcer la position du Congrès en clarifiant la responsabilité politique du Président.
Lors des débats de mai 1790 sur les pouvoirs de guerre et de paix, la Constituante se pencha sur la question des traités et proposa également d’adopter un système de concours afin d’associer le Corps législatif à l’ensemble des actes diplomatiques initiés par le Roi. Mirabeau se fit le défenseur de ce dispositif en excluant la possibilité d’un domaine réservé – et autonome – où pût se glisser des accords secrets échappant au contrôle de l’ensemble de la représentation nationale. Le système du concours permettait donc de faire entrer la monarchie dans l’horizon d’une fonction publique engageant clairement la responsabilité des ministres du roi dans la conduite des affaires communes. Certes, Mirabeau faisait reposer son système – à la différence de Pétion – sur un système qui excluait le Corps législatif de la négociation et de la signature des traités. Mais le dispositif contraignait le Roi à lui soumettre tous les actes diplomatiques contractés avec les puissances étrangères, dans la mesure où tout acte de ce type engageait nécessaire la nation toute entière. Mirabeau justifia d’ailleurs cette extension :
Il est évident, par la construction de [la première version du décret], qu’on a l’air de ne soumettre à la ratification du Corps législatif que les traités de paix, d’alliance et de commerce : or ce ne peut être l’intention de l’Assemblée nationale. Il est certain que tout acte qui intéresse les propriétés publiques doit être ratifié par le Corps législatif.
On le voit, le système du concours des pouvoirs clarifie les responsabilités en permettant de distinguer clairement les tâches dévolues à chaque organe pour le partage d’une fonction. Il rend aussi possible d’attribuer une responsabilité politique à des corps politiques qui pourraient avoir tendance à s’y soustraire en raison de la nature même de leurs activités, le secret étant considéré comme l’une des conditions de bon fonctionnement dans la diplomatie et les affaires militaires. En combinant, les nécessités du secret et l’exigence de publicité induite par le partage du pouvoir, le concours des pouvoirs permet d’optimiser le principe de responsabilité des agents publics. En France, ce système devait permettre d’éviter que le Roi n’utilise l’argument des arcana imperii pour se soustraire à l’examen attentif du Parlement, et a fortiori des citoyens.
Troisième aporie : la continuité de l’action publique
Si le concours des pouvoirs permet une meilleure assignation des responsabilités, et donc un contrôle plus efficace, il soulève toutefois une difficulté de taille : comment peut-on garantir la continuité de l’action publique dans un régime où des tâches différentes sont confiées à des autorités distinctes ? Peut-on garantir cette continuité sans permettre à une seule et même instance de participer à chacune des tâches assignées aux autres instances de pouvoir ?
Les partisans de la prérogative royale s’opposaient en effet au système de balance au motif qu’il nuirait à la continuité de l’action de l’État en matière de paix et de guerre. L’argument servit à Blackstone pour justifier le droit de la couronne d’Angleterre à exercer conjointement le droit d’entrer en guerre, de la conduire et d’y mettre fin par un traité de paix : « il est du reste évident que, là où réside le droit de commencer une guerre nationale, doit aussi résider le droit de la finir, ou le pouvoir de faire la paix ». Ainsi, dans le modèle britannique défendu par Blackstone, les pouvoirs de paix et de guerre devaient être détenus par une seule et même autorité, pour garantir l’expression d’une volonté claire, continue et unanime dans les relations extérieures. Aux États-Unis, cette idée fut défendue par Charles Pinckney qui expliqua, le 17 août 1787, que le Congrès était un corps collectif d’une inertie trop forte pour disposer du pouvoir d’entrer en guerre – la fréquence des délibérations étant trop faible et le nombre des représentants trop élevé. Il fallait donc attribuer ce pouvoir – comme le suggérait Hamilton – au Sénat seul. La lenteur d’assemblées trop nombreuses pour gérer les affaires extérieures était un lieu commun du xviiie siècle. Mais Pinckney avança également un autre argument. Le Sénat, à ce stade des délibérations de la Convention, disposait du pouvoir exclusif de ratifier les traités, et il pouvait paraître incohérent de séparer les pouvoirs d’entrée en guerre et les pouvoirs d’en sortir. L’idée implicite était ainsi que la séparation des pouvoirs pût être néfaste à la continuité de l’exercice extérieur de la souveraineté. Elle serait un obstacle manifeste à l’action continue des pouvoirs publics, continuité nécessaire à la conduite des affaires extérieures. Le Sénat devait donc se voir attribuer l’intégralité des pouvoirs de paix et de guerre pour des raisons à la fois pragmatiques et fonctionnelles. Cette solution relève de la théorie de l’organe complexe développée par Carré de Malberg (voir supra, introduction), qui vise à garantir qu’un seul et même organe soit associé continûment à l’ensemble des actions publiques. Sa théorie avait précisément pour cible des conceptions dualistes ou pluralistes de la séparation du pouvoir, qui aboutiraient au morcellement et à l’affaiblissement de la puissance de l’État. Pour Carré de Malberg, il est normal d’exiger une forte continuité dans l’exercice des pouvoirs de paix et de guerre, car, s’il est tout à fait admissible, en droit international, que le pouvoir d’entrer en guerre et de ratifier les traités n’appartiennent pas aux mêmes personnes, la continuité est un gage de réussite dans la conduite de la guerre ou des négociations de paix. L’exigence de continuité plaide donc en faveur de la réunion entre les mêmes mains, des pouvoirs de commencer et de terminer une guerre. Comme l’écrit Vattel :
La même puissance qui a le droit de faire la guerre, de la résoudre, de la déclarer, et d’en diriger les opérations, a naturellement aussi celui de faire la paix et d’en conclure le traité. Ces deux pouvoirs sont liés ensemble ; et le second suit naturellement du premier. Si le conducteur de l’État est autorisé à juger des causes et des raisons pour lesquelles on droit entreprendre la guerre, du temps et des circonstances où il convient de la commencer, de la manière dont elle doit être soutenue et poussée, c’est donc à lui aussi d’en borner le cours, de marquer quand elle doit finir, de faire la paix. Mais ce pouvoir ne comprend pas nécessairement celui d’accorder ou d’accepter, en vue de la paix, toute sorte de condition. Quoique l’État ait confié en général à la prudence de son conducteur, le soin de résoudre la guerre et la paix, il peut avoir borné ses pouvoirs sur bien des choses par les lois fondamentales. C’est ainsi que François Ier, Roi de France, avait la disposition absolue de la guerre et de la paix ; et cependant l’assemblée de Cognac déclara qu’il ne pouvait aliéner par le traité de paix aucune partie du royaume.
L’exigence de continuité est donc un point important qui servit souvent d’argument pour défendre la prérogative royale. En France et aux États-Unis, les révolutionnaires s’opposèrent à l’idée que la continuité dans l’action extérieure supposait un seul et même organe d’exercice de la souveraineté. Les errements de la politique extérieure des royautés ayant rendu impossible une restauration pure et simple de la prérogative royale, la solution immédiate consistait de transférer aux parlements les prérogatives du roi. Mais la rotation des charges inhérente aux Législatures fut considérée comme un obstacle sérieux pour conférer à l’Assemblée nationale ou au Congrès un rôle de garant dans la continuité des affaires extérieures de ces deux États. Le principe de responsabilité des gouvernants devant les citoyens, qui implique la rotation des charges, entrait manifestement en contradiction avec le principe de continuité de l’action publique, dont l’effet est particulièrement déterminant dans le domaine des affaires extérieures. Il fallait donc innover pour instituer une forme de continuité politique qui ne dépende ni d’une assemblée unique ni d’un monarque héréditaire. Hamilton souligna le problème dans Le Fédéraliste lorsqu’il énuméra les « effets dommageables d’un gouvernement inconstant » :
Un individu qu’on observe être inconstant dans ses plans, ou ne pas en suivre du tout, pour gérer ses affaires est immédiatement pointé, par toutes les personnes prudentes, comme la prochaine victime de sa propre irrésolution et de sa propre folie. Ses voisins les plus amicaux le prennent en pitié, mais tous refusent de lier leurs fortunes à la sienne ; et ils ne sont pas peu à saisir l’occasion de faire leur fortune à ses dépens. Une nation est à une autre ce qu’un individu est à un autre, avec cette triste distinction peut-être, que la première, qui a moins d’émotions bienveillantes que les derniers, a aussi moins de retenue à tirer un avantage indu des imprudences des unes et des autres.
La vertu de constance, qui se révèle dans la continuité des plans suivis par les individus, aurait donc son pendant dans le gouvernement des nations. Hamilton proposait d’en faire un des traits de caractère principaux du bon gouvernement. Il avait d’ailleurs proposé d’accorder au Sénat l’exclusivité des pouvoirs diplomatiques de la jeune république. Sa proposition fut rejetée au profit du concours du Congrès et du Président à la conduite des affaires extérieures. En matière de traité, il revint à un autre rédacteur des Federalist Papers de défendre le système du concours du Président et du Sénat à la rédaction des traités : John Jay. Pour lui, le mérite de ce système de concours résidait dans une juste répartition des compétences. Il estimait que la sagesse des Conventionnels s’exprimait particulièrement dans la clause qui concède au Sénat le pouvoir de consentir aux propositions de traités négociés par l’exécutif. Il reprit cet argument dans Le Fédéraliste :
Le pouvoir de conclure les traités est un pouvoir important, surtout en ce qui concerne la guerre, la paix et le commerce ; et il doit être délégué avec de telles précautions et d’une manière telle qu’elles fournissent la plus grande des certitudes qu’il sera exercé par les hommes les plus qualifiés en la matière, et de la manière la plus propice au bien public. La convention semble avoir été attentive à ces deux points […]. Comme les assemblées d’hommes choisis pour désigner le Président, comme les Législatures d’État qui nomment les sénateurs, seront en général composées des citoyens les plus éclairés et les plus respectables, il y a des raisons de présumer que leur attention et leurs votes se dirigeront vers ces hommes seulement qui se seront le plus distingués par leur habileté et leurs vertus, et dans lesquels le peuple percevra de justes fondements pour [accorder] sa confiance.
La Chambre des Représentants fut donc exclue d’un tel pouvoir, car elle n’est pas en mesure d’embrasser « ces grands objets qui exigent d’être scrutés continûment dans toutes leurs relations et circonstances, et qui ne peuvent s’approcher et se conclure que par des mesures où non seulement le talent, mais aussi une information exacte et souvent beaucoup de temps, sont nécessaires pour les concerter et les exécuter ».
La composition du Sénat permettrait, en revanche, de maintenir en place une partie importante d’anciens sénateurs qui auront acquis l’expérience nécessaire pour préserver « l’uniformité et l’ordre », ainsi qu’une « succession constante d’informations officielles ». Ce principe de conservation de l’information permettrait selon Jay de garantir la continuité dans les affaires extérieures en justifiant la participation active du Sénat à leur élaboration. En revanche, les nécessités du secret plaidaient en faveur d’un Président disposant d’une grande marge de manœuvre dans les négociations diplomatiques. En effet,
Il est rare que dans la négociation des traités de quelque nature que ce soit, un parfait secret et une promptitude immédiate ne soient pas requis. Il est des cas où l’intelligence la plus utile peut être obtenue, si les personnes qui la possèdent peuvent être soulagées de toute crainte d’être découvertes. Ces craintes agiront sur ces personnes, qu’elles soient mues par des motifs mercenaires ou amicaux ; et elles sont sans doute nombreuses dans les deux cas qui se reposeront sur [le sens du] secret du Président mais qui ne fieraient pas à celui du Sénat et encore moins à celui d’une large assemblée populaire. Par suite, la convention a bien fait en disposant ainsi le pouvoir de conclure les traités, que bien que le Président doive, en les formant, agir sous l’avis et avec le consentement du Sénat, il est toutefois capable de mener les affaires de l’intelligence de la manière que la prudence pourra lui suggérer.
Aussi Jay peut-il conclure que le dispositif du concours garantit la meilleure répartition possible des compétences nécessaires à l’élaboration des traités :
Ainsi, nous voyons que la Constitution assure que nos négociations des traités auront tous les avantages qui résultent des talents, de l’information, de l’intégrité et des enquêtes délibérées d’un côté et du secret et de la célérité de l’autre.
Le concours de plusieurs corps politiques disposant de compétences complémentaires permettrait donc de garantir une meilleure continuité de l’action extérieure, en combinant les vertus nécessaires aux négociations secrètes comme à la délibération publique et informée. Dans la Constitution de 1787, le Sénat était ainsi associé à l’exercice de toutes les fonctions de paix et de guerre, véritable médiateur entre le Président et la Chambre des Représentants. Mais il n’avait pas de prépondérance particulière vis-à-vis des autres pouvoirs. En résumé, le système inventé à Philadelphie permettait de concilier la maxime de séparation des pouvoirs avec les exigences propres à la conduite des affaires étrangères. Il garantissait en effet la continuité de l’action publique en confiant au Sénat un certain rôle pour chacune des trois fonctions : la déclaration de guerre, la conduite de la guerre et la conclusion des traités. Ce qui garantit la continuité de l’action n’est donc pas tant la prépondérance systématique d’un seul et même organe que la complémentarité institutionnelle des compétences nécessaires à la conduite des affaires extérieures. L’histoire constitutionnelle américaine montre bien que le Sénat n’est jamais parvenu à asseoir une domination durable, comme ce fut peut-être le cas dans la République romaine. Quoi qu’il en soit, l’évolution de ces deux régimes politiques nous invite à adopter la plus grande prudence quant à l’évaluation des effets à longs termes des dispositifs constitutionnels. Il faudra certainement attendre encore quelques années d’avant de pouvoir juger des forces et des faiblesses respectives de l’oligarchie républicaine décrite par Polybe dans ses Histoires et de la république fédérale imaginée par Hamilton, Jay et Madison dans les Federalist Papers. Le concours des pouvoirs saura-t-il entretemps empêcher la « République impériale » de basculer dans une tyrannie qui risque bien de mettre un terme à la continuité républicaine dont les Présidents américains se sont voulus les garants ?
En France, la Constitution de 1791 associait également l’Assemblée nationale à la conduite des affaires extérieures. Le concours des pouvoirs était conçu pour éviter les errements de la monarchie et la signature de traités contraires aux intérêts représentés par l’Assemblée nationale. Pétion fit du concours du Roi et de l’Assemblée le meilleur rempart contre la restauration de la prérogative royale et suggéra même, sur le modèle du sénat américain, d’associer l’Assemblée nationale directement à la négociation des traités :
Le pouvoir exécutif remplirait-il avec zèle des ordres qu’il aurait acceptés avec répugnance ? Prendrait-il à une guerre, faite contre son gré, cet intérêt sans lequel il n’est point de succès à attendre ? Mettrait-il beaucoup d’empressement à la réussite des négociations qui ne seraient point son ouvrage, et auxquelles il n’aurait pris aucune part ? Combien il lui serait facile de les faire échouer ! Combien ne pourrait-il pas occasionner d’embarras et faire naître de difficultés ! C’est dans les relations extérieures surtout que le pouvoir exécutif a le plus de moyens secrets pour dominer ; il ne faut donc pas chercher à lui mettre des entraves inutiles, parce qu’il pourrait s’en jouer avec impunité, dangereuses parce qu’elles ne serviraient qu’à l’irriter. Il ne faut pas non plus lui laisser un empire trop étendu et dont il pourrait abuser, et c’est ici où le partage entre les deux pouvoirs offre de véritables écueils.
Conscient des tendances inhérentes à chaque corps politique, Pétion proposait une théorie de la « double action » qui évitait le « partage entre les deux pouvoirs », c’est-à-dire une forme stricte de division fonctionnelle des pouvoirs qui eût rendu impossible toute action à l’encontre du monarque. Le concours de l’Assemblée nationale et du Roi devait donc être étendu à l’ensemble des actes concourant à la ratification des traités. Version souple du concours des pouvoirs, elle avait pour but de favoriser une certaine forme de continuité – et de cohérence – dans la conduite des affaires extérieures. Aussi Mirabeau jugea-t-il plus efficace de préférer un système de répartition stricte des tâches excluant l’Assemblée nationale des négociations menées par le Roi. Il s’agissait peut-être aussi pour lui de conserver intacte la nécessité d’une communication secrète, continue et informelle entre les deux représentants de la Nation, communication dont il avait alors le précieux privilège. Le spectre de Mirabeau – dont les cendres furent les premières à entrer et sortir du Panthéon – hante toujours le régime constitutionnel français dont la continuité a reposé sur la prépondérance du Parlement, puis sur celle de la présidence, sans jamais parvenir à une collaboration durable. À l’effacement du Président sous la Troisième République fait aujourd’hui écho l’affaiblissement du Parlement. Le concours des pouvoirs sera-t-il un guide sûr pour analyser les errements séculaires de la séparation des pouvoirs et imaginer des solutions pour restaurer un peu de concorde dans les institutions françaises ?
Conclusion
L’organisation des pouvoirs de paix et de guerre soulève donc plusieurs difficultés spécifiques : les affaires diplomatiques et militaires ne se rangent pas aisément dans la tripartition traditionnelle des fonctions ; elles exigent une extrême concentration des pouvoirs qui va à l’encontre de la multiplication d’autorités également responsables de l’action publique ; elles requièrent une continuité de l’action publique incompatible avec la séparation des pouvoirs. Pour affronter ces difficultés, les révolutionnaires américains et français s’appuyèrent sur le principe de séparation des pouvoirs. Si cet impératif général exclut toute forme de spécialisation fonctionnelle des pouvoirs, il fut néanmoins combiné à la tripartition fonctionnelle des pouvoirs lors des débats de la fin du xviiie siècle. Il fut rapidement admis qu’attribuer à chaque organe une fonction de gouvernement rendrait impossible toute forme d’empêchement et contribuerait à une hiérarchisation des pouvoirs exactement contraire à l’effet escompté. Si la séparation purement fonctionnelle des pouvoirs fut rejetée par les constituants américains et français, en dépit des nombreux arguments de ses partisans, une certaine forme de division des tâches fut introduite dans les Constitutions de 1787 et 1791, qui cherchaient à mélanger partiellement les fonctions de gouvernement entre les pouvoirs pour en garantir le contrôle. Le problème était de concilier cette ingénierie institutionnelle avec ce principe général de modération des pouvoirs qui implique une certaine forme de séparation entre leurs activités respectives. Il fallait éviter les critiques des adversaires qui ne voyaient dans ces systèmes qu’un « monstre politique » conduisant à la confusion des pouvoirs et à la tyrannie. Ainsi, lorsque les constituants cherchèrent à déterminer quels types précis de combinaison des pouvoirs permettaient de garantir ce principe en temps de guerre, ils commencèrent par essayer les deux systèmes qu’ils avaient alors à disposition : la séparation fonctionnelle des pouvoirs et le système d’équilibre.
Le système de séparation fonctionnelle (« stricte ») :
1o le pouvoir politique doit être divisé en trois branches remplissant les fonctions législative, exécutive et judiciaire ;
2o il faut limiter chaque autorité à l’exercice de sa fonction propre et ne pas lui permettre d’empiéter sur les fonctions des autres branches ;
3o les trois organes doivent être composés de membres différents, il ne doit être permis à aucun individu de faire partie de plus d’une branche à la fois.
Le système d’équilibre des pouvoirs (« souple ») :
1o Le pouvoir politique doit être réparti entre diverses instances de telle sorte que chaque organe soit empêché d’abuser de son pouvoir par les autres ;
2o Aucun organe ne doit disposer de l’exercice exclusif d’une ou de plusieurs fonctions ;
3o Chaque organe doit disposer de moyens suffisants pour empêcher l’action des autres organes ;
Ces deux systèmes pourraient s’apparenter, comme le fit remarquer Eisenmann, à la distinction que fit Sieyès en 1795 : « Diviser, pour empêcher le despotisme ; centraliser, pour éviter l’anarchie. […] Je ne connais que deux systèmes de division des pouvoirs : le système de l’équilibre et celui des concours, ou, en termes à peu près semblables, le système des contrepoids et celui de l’unité organisée ».
En réalité, le célèbre publiciste français introduisait subrepticement un troisième système de répartition des pouvoirs.
Le système de concours des pouvoirs :
1o Le pouvoir politique doit être réparti entre diverses instances de telle sorte que plusieurs organes puissent agir de concert et éviter les abus de pouvoir ;
2o Toute fonction doit être exercée par au moins deux organes ;
3o Chaque organe doit se voir assigné une ou plusieurs tâches dans chacune des fonctions.
Les systèmes de l’équilibre et du concours ont été utilisés à la fin du xviiie siècle, en France et aux États-Unis, pour éviter les dérives auxquelles conduisait le système de séparation fonctionnelle qui veut que chaque organe de gouvernement se voit attribuer une seule et même fonction, à l’exclusion des autres. Pourtant, cette conception de la séparation des pouvoirs disposait initialement de nombreux avocats en France et aux États-Unis. Seulement, ils ne l’emportèrent pas dans les débats qui aboutirent aux constitutions de 1787 et 1791. Certains ont affirmé que cette conception de la séparation des pouvoirs a été progressivement rejetée, sans être formellement abandonnée, au cours de la Révolution américaine, au profit de mécanismes institutionnels relevant d’un modèle d’équilibre par contrepoids (ou de « balance » des pouvoirs) qui aurait permis de concilier la dispersion des pouvoirs, dont l’exigence fut formalisée par Polybe, et la doctrine de la division des fonctions de gouvernement. En réalité, la flexibilité ainsi obtenue le fut au détriment de la spécification des fonctions, ce qui exposait les défenseurs de l’équilibre des pouvoirs à deux objections majeures : la confusion des fonctions ne permet plus d’assigner des responsabilités claires et distinctes à des autorités différentes ; le morcellement des autorités ne garantit plus la continuité de l’action publique. Le système du concours offre un modèle alternatif pour répondre à ces objections, car il permet de maintenir la tripartition fonctionnelle des pouvoirs en respectant la continuité de l’action publique et en favorisant la clarté des responsabilités. Autrement dit, le concours des pouvoirs est peut-être la meilleure réponse institutionnelle à l’étonnement exprimé par Charles Eisenmann face à cette énigme constitutionnelle :
Quel prodige qu’une séparation qui aboutirait à une fusion ou à une liaison, ou qu’une fusion ou une liaison qui se réaliserait par le moyen de la séparation !
Félix Blanc
Chercheur associé au Centre de Recherche Sociologique et Politique Raymond Aron (CESPRA)
Pour citer cet article :
Félix Blanc « Le concours des pouvoirs aux origines du régime constitutionnel en France et aux États-Unis », Jus Politicum, n°18 [https://juspoliticum.com/articles/Le-concours-des-pouvoirs-aux-origines-du-regime-constitutionnel-en-France-et-aux-Etats-Unis]