Glossip et al. v. Gross et al. No. 14-7955, 576 U.S. (2015) - Opinion dissidente.

 Glossip et al. v. Gross et al. No. 14-7955, 576 U.S. (2015) - Dissenting Opinion. Original French translation by Wanda Mastor.

Traduction inédite par Wanda Mastor

 

Opinion dissidente du juge Breyer à laquelle adhère la juge Ginsburg

 

Pour les raisons développées dans l’opinion de la juge Sotomayor, j’émets une opinion dissidente vis-à-vis de la décision de la Cour. Mais plutôt que d’essayer de panser les plaies de la légalité de la peine de mort, je voudrais faire un exposé complet sur une question plus fondamentale : celle de savoir si la peine de mort viole la Constitution.

Le standard juridique pertinent est celui énoncé dans le Huitième amendement. La Constitution y interdit « le fait d’infliger » des « châtiments cruels et exceptionnels ». La Cour a reconnu que « la plainte envers un châtiment excessif n’était pas jugée en fonction des standards qui régnaient en 1685 quand Lord Jeffreys présidait les “Assises sanglantes” ou au moment de l’adoption du Bill of Rights, mais en fonction de ceux qui prévalent de nos jours ». La Constitution interdit en effet une multitude d’horribles châtiments qui étaient courants à l’époque de Blackstone.

Il y a environ quarante ans, cette Cour a décidé que, en vertu de la loi, la peine de mort, selon elle, contenait des garanties suffisantes pour s’assurer d’une application correcte et non arbitraire. Les circonstances et les conditions de l’application de la peine de mort ont radicalement changé depuis. Compte tenu de ces changements, je crois qu’il est temps de rouvrir le débat.

En 1976, la Cour pensait que les déficiences constitutionnelles de la peine de mort pouvaient être soignées ; elle a dans la pratique délégué une importante responsabilité aux États pour le développement de procédures qui les protègeraient contre ces problèmes constitutionnels. Presque quarante ans d’études, d’enquêtes et de pratique indiquent fermement que cette entreprise a néanmoins échoué. Aujourd’hui, l’administration de la peine de mort entraîne trois vices constitutionnels majeurs : (1) Un manque réel de fiabilité, (2) Une application arbitraire et (3) Des délais déraisonnablement longs qui ébranlent l’objectif pénologique de la peine de mort. Peut-être par voie de conséquence, (4) de nombreux lieux aux États-Unis ont renoncé à son utilisation.

Je vais développer chacun de ces éléments, en insistant sur les changements qui sont intervenus durant les quatre dernières décennies. Ce sont ces changements, combinés à mes vingt ans d’expérience au sein de cette Cour, qui m’amènent à penser que la peine de mort, en elle-même, constitue probablement à présent un « châtiment cruel et exceptionnel » juridiquement interdit (Huitième amendement de la Constitution).

 

I. « Cruel » – manque de fiabilité

 

Cette Cour a précisé que la finalité de la peine de mort créait une « différence qualitative » entre elle et les autres peines (telle que la perpétuité). Cette « différence qualitative » crée « une différence correspondante dans le besoin de fiabilité de la proposition selon laquelle la mort est le châtiment adapté dans un cas spécifique ». Cependant, il est évident que la peine de mort, telle qu’elle est en ce moment appliquée, est dénuée de cette fiabilité requise. D’une part, malgré la difficulté d’enquêter sur les circonstances entourant l’exécution pour un crime commis il y a longtemps, les chercheurs ont apporté la preuve convaincante selon laquelle, au cours des trois dernières décennies, des personnes innocentes avaient été exécutées. D’autre part, la preuve que la peine de mort a été injustement prononcée (qu’elle ait été ou non exécutée) est frappante. Comme en 2002, cette Cour a utilisé le terme « troublant » pour décrire le nombre de cas dans lesquels des individus avaient été condamnés à mort puis innocentés. À cette époque, environ soixante disculpations dans des cas de peine capitale furent prouvées (j’utilise le terme « disculpation » pour faire référence aux diminutions de toutes les conséquences juridiques d’une condamnation à mort par un procureur, un gouverneur ou un tribunal, après qu’une nouvelle preuve de l’innocence du défendant fut apportée). Depuis 2002, le nombre de disculpations dans les condamnations à mort a augmenté de 115. L’an passé, en 2014, six détenus du couloir de la mort furent disculpés sur le fondement d’une innocence réelle. Tous avaient été emprisonnés pendant plus de trente années (pour l’un pendant presque quarante ans) au moment de leur disculpation.

Les histoires des trois hommes disculpés l’an passé sont éclairantes. La preuve ADN démontra que Henry Lee McCollum n’avait pas commis le viol et le meurtre pour lesquels il avait été condamné à mort. Lors de la dernière session, cette Cour demanda qu’Anthony Ray Hinton, qui avait été accusé de meurtre, bénéficie de nouvelles audiences devant la Cour d’État ; il a été disculpé plus tôt cette année car la preuve médico-légale utilisée contre lui était insuffisante. Et quand Glenn Ford, également condamné pour meurtre, fut disculpé, le procureur admit que même « à l’époque où le cas avait été jugé, il y avait une preuve qui aurait pu innocenter Glenn Ford ». Ces trois hommes passèrent trente ans dans le couloir de la mort avant d’être disculpés. Je reviendrai plus loin sur ces exemples.

En outre, les disculpations ont lieu bien plus souvent dans des cas de condamnations à mort que pour des condamnations pénales ordinaires. Des chercheurs ont calculé que les tribunaux (ou les Gouverneurs des États) sont cent trente fois plus enclins à disculper un défendant quand la peine de mort est en cause. Ils sont neuf fois plus enclins à disculper dans un cas de meurtre qualifié, plutôt que de meurtre non qualifié.

Comment cela est-il possible ? Dans une certaine mesure, ce doit être parce que le droit qui régit les condamnations à mort est plus complexe. Dans une certaine mesure, cela doit refléter le fait que les tribunaux examinent les condamnations à mort de manière plus attentive. Mais, dans une certaine mesure, cela reflète aussi sans doute une plus grande probabilité d’une erreur judiciaire initiale.

Comment peut-il en être ainsi ? D’après les chercheurs qui ont mené ces études, ce pourrait être parce que les crimes en cause dans les affaires de peine capitale sont typiquement des meurtres horribles, accompagnés d’une forte pression sociale mise sur la police, les procureurs et les jurés pour obtenir une condamnation. Cette pression entraîne une plus grande probabilité de condamnation de la mauvaise personne.

Dans l’affaire Cameron Todd Willingham, par exemple, qui – comme précisé plus haut – fut exécuté malgré sa probable innocence, le Barreau du Texas a récemment formellement intenté un recours contre les agissements du Procureur Général pour faute professionnelle – lesquels avaient pu contribuer à la condamnation à mort de Willingham. Dans l’affaire Glenn Ford, le procureur admit qu’il était en partie responsable de sa condamnation à tort, lui présentant des excuses publiques et expliquant que, à l’époque de sa condamnation, il était « plus attiré par la victoire que par la justice ».

D’autres facteurs peuvent aussi jouer un rôle. L’un d’entre eux est la pratique de « la compétence pour prononcer la mort » ; personne ne peut siéger dans un jury s’il n’est pas prêt à imposer la peine capitale. Un autre concerne le problème plus général de la preuve scientifique défaillante. Le FBI, par exemple, a récemment découvert qu’une analyse capillaire microscopique erronée avait été utilisée dans trente-trois des trente-cinq affaires de peines capitales considérées ; neuf sur les trente-trois ont déjà conduit à des exécutions.

À la lumière de ces facteurs et d’autres, les chercheurs estiment qu’environ 4 % des condamnés à mort sont en réalité innocents.

Finalement, si nous étendons notre définition de la « disculpation » (que nous limitons aux erreurs laissant supposer l’innocence des défendeurs) aux cas « erronés » dans lesquels les Cours n’ont pas suivi les procédures légales régulières, leur nombre explose. Entre 1973 et 1995, ces dernières ont identifié des erreurs préjudiciables dans 68 % des affaires de condamnations à mort qu’elles ont eu à juger. Les tribunaux des États, sur des recours directs contre les déclarations de culpabilité, ont infirmé 47 % des jugements. Les Cours fédérales, statuant sur des cas de peines capitales dans le cadre d’une procédure d’habeas corpus, conclurent à des erreurs dans 40 % desdits cas.

Cette recherche et ces statistiques sont sans doute discutables. Un rapport complet nous permettrait de les examiner avec plus grand soin. Mais, au minimum, elles signalent un sérieux problème de fiabilité. Elles indiquent qu’il y a de trop nombreux cas dans lesquels les Cours condamnent à mort les défendeurs sans respecter les procédures exigées ; et elles montrent que, dans un nombre sensible de cas, la peine de mort est prononcée à l’encontre d’une personne qui n’a pas commis le crime. Contrairement à ce qu’il se passait il y a quarante ans, nous avons aujourd’hui une preuve plausible du manque de fiabilité (peut-être grâce aux preuves ADN) plus forte que celle que nous avions auparavant. En résumé, il y a de nos jours une preuve plus significative fondée sur la recherche indiquant que les décisions judiciaires condamnent à mort des personnes qui peuvent être en réalité innocentes ou dont les condamnations (dans le sens juridique) ne justifient pas l’application de la peine capitale.

 

II. « Cruel » – Arbitraire

 

Le fait d’infliger un châtiment de manière arbitraire est l’antithèse de la règle de droit. Pour cette raison, le juge Potter Stewart (qui a exprimé des votes cruciaux dans les décisions Furman v Georgia et Gregg), estima que la peine de mort, telle qu’administrée en 1972, était inconstitutionnelle :

Ces condamnations à mort sont cruelles et exceptionnelles dans le sens où elles ont été frappées par la foudre du cruel et de l’exceptionnel. De toutes les personnes ayant commis un crime passible de la peine de mort, dont beaucoup sont tout aussi répréhensibles qu’eux, ces requérants se trouvent au sein d’une poignée de sélectionnés de manière capricieuse et aléatoire à l’encontre desquels la peine de mort a été en fait prononcée.

Quand la peine de mort fut rétablie en 1976, cette Cour admit qu’elle était (et devrait être) inconstitutionnelle « si elle était infligée de manière arbitraire et capricieuse ».

La Cour a en conséquence cherché à appliquer la peine de mort de manière moins arbitraire en limitant son usage à ceux que le juge Souter appela les « pires d’entre les pires ».

Malgré l’espoir de la Cour dans l’arrêt Gregg pour une administration équitable de la peine de mort, quarante ans d’expérience supplémentaire ont rendu de plus en plus évident son caractère arbitraire, c’est-à-dire dépourvu d’une « cohérence logique » juridique qui rendrait son usage compatible avec les commandements constitutionnels.

Les analyses approfondies des décisions relatives à la peine de mort confortent cette conclusion. Par exemple, une étude récente a passé en revue tous les jugements prononçant la peine capitale entre 1973 et 2007 au Connecticut, État qui l’a abolie en 2012. L’étude a réexaminé le traitement de personnes accusées d’homicides. Elle a trouvé deux cent cinq cas dans lesquels la loi du Connecticut plaçait ces personnes sous le coup d’une possible condamnation à mort. Les tribunaux ont prononcé la peine de mort dans douze des deux cent cinq cas, dont neuf furent suspendus par le biais d’un appel. L’étude a ensuite mesuré la « monstruosité » du comportement du meurtrier dans ces neuf cas, développant pour ce faire un système de mesures. Elle a enfin comparé ladite monstruosité du comportement des neuf meurtriers condamnés à mort à celle des cent quatre-vingt-seize cas restants (ceux dans lesquels le défendeur, bien que jugé coupable pour un crime passible de la peine capitale, ne fut finalement pas condamné à mort). L’interprétation de cette étude de mesures rend clair le fait que seulement un des neuf défendeurs était en réalité « le pire d’entre les pires » (ou était, du moins, parmi les 15 % des personnes considérées comme les plus « odieuses »). Les huit autres ne l’étaient pas. Leur comportement n’était pas pire que celui d’au moins des trente-trois, voire des cent soixante-dix autres défendeurs (sur un total de deux cent cinq) qui n’ont pas été condamnés à mort.

Ces études soulignent que les facteurs qui devraient agir le plus clairement sur l’application de la peine capitale – c’est-à-dire comparativement à la monstruosité du crime – ne le font souvent pas. D’autres études montrent que les circonstances qui en principe n’influencent pas l’application de la peine de mort, comme la race, le genre, ou la géographie, le font en réalité.

De nombreuses études ont par exemple conclu que les individus accusés de meurtre sur des Blancs, contrairement aux victimes Noires ou appartenant à une autre minorité, ont plus de risque d’être condamnés à mort.

Dans une moindre mais néanmoins importante proportion, des études ont montré que le genre du défendeur ou celui de la victime établissait une différence qui ne se justifiait pas autrement.

La géographie joue également un rôle dans la détermination du condamné à mort. Ce n’est pas simple car certains États permettent la peine capitale pendant que d’autres l’interdisent. Au sein des premiers, le fait d’infliger la peine de mort dépend fortement du comté dans lequel un défendeur est jugé. Entre 2004 et 2009, par exemple, seulement vingt-neuf comtés (soit moins de 1 % de ceux du pays) ont représenté environ la moitié de toutes les condamnations à mort prononcées dans tout le pays. Et en 2012, seulement cinquante-neuf comtés (moins de 2 % de ceux du pays) ont enregistré toutes les condamnations à mort pour l’ensemble du territoire.

Comment expliquer cette disparité d’un comté à l’autre ? Certaines études indiquent qu’elle reflète la force de l’autorité décisionnelle, du pouvoir juridique discrétionnaire et, finalement, de la puissance du procureur local. D’autres suggèrent que la possibilité de financer un avocat (ou son absence) peut expliquer les disparités géographiques. D’autres encore indiquent que la composition et répartition raciale au sein d’un comté jouent un rôle important. Enfin, certaines études relèvent que les pressions politiques, y compris celles exercées sur les juges qui doivent se présenter aux élections, peuvent faire la différence.

Par conséquent, si on examine les études indiquant que les facteurs non pertinents ou inopportuns – tels que la race, le genre, la géographie et les financements – ne déterminent pas de manière significative qui peut être condamné à mort, ou celles qui mettent en relief le fait que les facteurs appropriés – comme la « monstruosité » – ne déterminent pas plus la cible, la conclusion juridique doit être identique : les études révèlent fermement que la peine de mort est infligée de manière arbitraire.

Le juge Thomas répertorie des détails tragiques de plusieurs affaires capitales, plus haut, dans son opinion concordante, en ignorant mon argumentaire. Chaque meurtre est tragique, mais à moins de revenir à la peine de mort obligatoire déclarée inconstitutionnelle dans l’arrêt Woodson, la constitutionnalité de la peine capitale doit se limiter à une application aux pires d’entre les pires (voir supra), et ces très nombreuses preuves indiquent qu’il n’en est rien.

Il y a quatre décennies, la Cour pensait qu’il était possible d’interpréter le Huitième amendement en un sens qui limiterait de manière significative l’application arbitraire de la peine de mort. Il semble que ce n’est vraisemblablement plus le cas.

La Constitution n’interdit pas l’usage du pouvoir discrétionnaire. Il s’est avéré impossible d’augmenter sensiblement le nombre de défenseurs des personnes passibles de la peine de mort, et les tribunaux ne peuvent pas facilement l’exiger à travers la motivation judiciaire.

Par ailleurs, les biais de la race et du genre peuvent, malheureusement, refléter des préjugés communautaires profondément enracinés (consciemment ou non), qui, malgré leur défaut de pertinence juridique, peuvent affecter l’évaluation par un jury d’une circonstance atténuante. Cependant, il demeure que le rôle du jury dans l’évaluation individualisée des circonstances atténuantes du défendeur le conduise à la clémence.

Enfin, depuis que cette Cour a jugé que le contrôle de proportionnalité comparatif n’était pas une exigence constitutionnelle, il semble peu probable que les recours puissent prévenir l’arbitraire que j’ai décrit.

Les études confirment ma propre opinion, obtenue après l’examen de milliers de cas de condamnations à mort et de requêtes de dernière minute sur une période de plus de vingt ans. Je vois des incohérences que je ne peux pas expliquer de manière rationnelle. Pourquoi un défendeur qui a commis un crime sur une seule victime fut condamné à la peine capitale (à cause de facteurs aggravants – condamnation antérieure et vol postérieur), alors que ce ne fut pas le cas d’un autre malgré l’enlèvement, le viol et le meurtre d’une jeune mère, laissant son bébé mourir sur la scène de crime ? Pourquoi un défendeur qui a commis un crime sur une seule victime est condamné à mort (à cause de facteurs aggravants – condamnation antérieure et agissant imprudemment avec une arme), alors que ne le fut pas un défendeur ayant pourtant commis un triple meurtre sur un jeune homme et sa femme enceinte ? Par ailleurs, pourquoi un tueur à gages ayant tué une personne (crime suivi d’un vol) fut-il condamné à mort pendant qu’un autre, qui a poignardé à soixante reprises sa femme et tué sa fille de six ans et son fils de trois ans dans leur sommeil ne le fut pas ? Dans chaque affaire, les décisions comparées furent rendues dans le même État, environ au même moment.

La question soulevée par ces exemples (et tant d’autres que je pourrais donner), comme par les études que j’ai citées, est la même que celle posée par les juges Stewart, Powell, et d’autres tout au long de plusieurs décennies : l’application et l’exécution de la peine de mort semblent capricieuses, aléatoires et donc arbitraires. Du point de vue des défendeurs, se voir infliger une telle condamnation, et savoir qu’ils la subiront avec certitude, équivaut à être foudroyé. Comment pouvons-nous alors réconcilier la peine de mort avec les exigences d’une Constitution qui impose avant tout et de manière essentielle l’empire du droit ?

 

III. « Cruel » – Délais excessifs

 

Les problèmes de la fiabilité et de l’iniquité conduisent presque inévitablement à un troisième problème distinct : le temps excessivement long que les individus passent généralement dans le couloir de la mort, vivants mais sous le coup d’une peine capitale. Autrement dit, le délai est en partie un problème créé par les propres exigences de la Constitution. En imposant les nécessités de fiabilité et l’équité dans les cas de peine de mort, le Huitième amendement s’applique, et doit s’appliquer, « avec une force particulière » à la peine capitale. Ceux qui sont confrontés « à la plus sévère des sanctions doivent avoir une juste opportunité de démontrer que la Constitution interdit leur exécution ». Dans le même temps, la Constitution insiste sur le fait que « chaque garantie » doit « être respectée » quand « la vie d’un défendeur est en jeu ».

La mise en œuvre de ces garanties procédurales prend du temps. Et, à moins que nous abandonnions les exigences procédurales qui assurent l’équité et la fiabilité, nous sommes obligés de nous attaquer au problème des délais de plus en plus longs dans les cas de peine de mort. En fin de compte, même si ces causes juridiques peuvent nous aider à expliquer les choses, elles ne diminuent pas les préjudices causés par le délai lui-même.

 

A.

 

Examinons tout d’abord les statistiques. En 2014, trente-cinq individus furent exécutés. Ces exécutions ont eu lieu, en moyenne, dix-huit ans après la première condamnation à mort par les tribunaux. Dans certains États appliquant la peine de mort, le délai moyen est plus long. L’an passé par exemple, au cours d’un exposé oral des arguments, l’État a admis que les dix derniers prisonniers exécutés en Floride avaient passé en moyenne presque vingt-cinq ans dans les couloirs de la mort avant l’exécution. La longueur du délai moyen a dramatiquement augmenté au fil des ans. En 1960, le délai moyen entre la condamnation et l’exécution était de deux ans. Dix ans plus tard (en 2004), ledit délai moyen était d’environ onze ans. L’an passé, la moyenne était d’environ dix-huit ans. À peu près la moitié des trois mille prisonniers actuellement dans les couloirs de la mort y sont depuis plus de quinze ans. Et le taux des exécutions à ce jour impliquerait plus de soixante-quinze ans pour mettre en œuvre ces trois mille condamnations à mort ; par conséquent, un détenu du couloir de la mort pourrait en moyenne passer 37,5 années de plus en attendant son exécution.

Je n’ai aucune raison de croire que la tendance sera bientôt renversée.

 

B.

 

Ces longs délais créent deux difficultés constitutionnelles particulières. Premièrement, un long délai est en lui-même spécialement cruel car « il soumet les détenus du couloir de la mort à des décennies de conditions de confinement particulièrement sévères et inhumaines ». Deuxièmement, la longue durée détruit la logique de la pénologie de la peine de mort.

1. Revenons sur la première difficulté constitutionnelle. Presque tous les États appliquant la peine capitale maintiennent les détenus du couloir de la mort en isolement pendant vingt-deux heures voire plus par jour. Et ce, bien que l’Association américaine des avocats ait suggéré que les prisonniers du couloir de la mort soient détenus dans des conditions similaires à celles des autres, et que le commissaire spécial des Nations Unies pour la torture ait demandé une interdiction mondiale de l’isolement au-delà de quinze jours. Et il a été démontré qu’un tel prolongement de l’isolement entrainait de nombreux et lourds préjudices.

L’effet déshumanisant de l’isolement cellulaire est aggravé par l’incertitude attachée à l’exécution de la peine. En 1890, cette Cour a reconnu que « lorsqu’un prisonnier a été condamné à mort par un tribunal est isolé dans la prison en attendant l’exécution de sa peine, l’un des plus horribles sentiments qu’il peut ressentir est l’incertitude pesant sur toute cette période ». Dans cette affaire, la Cour évoquait un délai de seulement quatre semaines. En cent vingt-cinq ans, peu de choses ont changé dans ce domaine – excepté pour la durée. Aujourd’hui, nous devons décrire les délais en termes, non de semaines, mais de décennies.

Par ailleurs, nous devons prendre en compte les ordres d’exécution qui ont été délivrés puis retirés, non une fois, mais de manière répétée. Plusieurs prisonniers ont vécu les heures du jour de leur exécution avant d’être innocentés. Willie Manning était à quatre heures de la programmation de son exécution avant que la Cour suprême du Mississippi ne la suspende. Deux ans plus tard, il fut innocenté après que les éléments à charge, dont le témoignage erroné à propos d’une analyse capillaire du légiste du FBI, furent sérieusement remis en doute. Et le cas Manning n’est même pas extrême.

En outre, compte tenu des effets négatifs de l’isolement et de l’incertitude, il n’est guère surprenant que de nombreux prisonniers aient préféré être exécutés, abandonnant l’idée d’intenter d’autres recours. Ainsi, un prisonnier du couloir de la mort, qui en fut plus tard dispensé, disait toujours qu’il aurait préféré mourir plutôt que de passer des années dans ledit couloir à se battre pour établir son innocence. Il n’est dès lors guère surprenant que de nombreux détenus envisagent ou commettent un suicide.

Certains ont écrit, avec une longueur d’avance, sur les problèmes constitutionnels que les délais engendrent et, plutôt que de répéter les faits, leurs arguments et conclusions, je renvoie uniquement ici à certains de leurs écrits.

2. La seconde difficulté constitutionnelle engendrée par la longueur des délais d’attente est que lesdits délais mettent à mal la logique pénologique de la peine de mort, sans doute de manière irrémédiable. Cette logique, comme pour tout châtiment, repose classiquement sur le besoin de la société de garantir la dissuasion, la neutralisation, la punition ou la réhabilitation. La peine de mort, par définition, ne permet pas cette dernière. Elle neutralise, bien sûr, le délinquant. Mais la plus importante alternative à la peine capitale – à savoir la perpétuité sans possibilité de libération conditionnelle – le neutralise tout autant.

En conséquence, comme la Cour l’a reconnu, la logique de la pénologie de la peine de mort repose presque exclusivement sur la croyance en sa tendance à dissuader et sur sa capacité à satisfaire l’intérêt de la communauté pour la punition. Récemment, le Conseil National de la Recherche (dont les membres sont issus des conseils de l’Académie Nationale des Sciences, de l’Académie Nationale de Technologie et de l’Institut de Médecine) a examiné trente années de cas empiriques et a conclu qu’ils étaient insuffisants pour établir un effet dissuasif et que, par conséquent, ils ne pouvaient « être utilisés pour éclairer » une discussion sur la valeur dissuasive de la peine de mort.

Je reconnais que l’« absence de preuve » d’une proposition ne prouve pas la proposition contraire. Mais supposons que nous ajoutions à ces études le fait que, de nos jours, très peu de condamnations à mort sont en réalité exécutées, et que même ces exécutions ont lieu, en moyenne, environ deux décennies après l’emprisonnement dans le couloir de la mort. Semble-t-il alors toujours probable que la peine de mort ait un effet dissuasif ?

Prenons l’exemple de ce qui est réellement arrivé aux cent quatre-vingt-trois condamnés à mort en 1978. Jusqu’en 2013 (trente-cinq ans plus tard), trente-huit (ou 21 % d’entre eux) ont été exécutés ; 132 (72 %) ont vu leur condamnation ou peine annulées ou commuées ; et sept (4 %) sont décédés autrement (probablement de mort naturelle). Six (3 %) étaient toujours dans le couloir de la mort. L’exemple illustre une tendance générale. Sur les huit mille soixante-six détenus sous le coup d’une condamnation à mort, à un moment donné entre 1978 et 2013, 16 % ont été exécutés, 42 % ont vu leur condamnation ou peine annulées ou commuées et 6 % décédèrent de causes différentes ; les restants (35 %) sont toujours dans le couloir de la mort. Par conséquent, un défenseur condamné à mort a deux ou trois fois plus de chance de voir sa peine annulée ou commuée que d’être exécuté ; et il a une chance de mourir de cause naturelle avant que l’exécution (ou la disculpation) n’ait lieu. En un mot, les exécutions sont rares. Et un individu qui projette un crime tout en mesurant la punition potentielle devrait savoir, qu’en tout état de cause, il risque la perpétuité incompressible.

Quand ils se répètent, ces faits doivent avoir un certain effet compensatoire sur la peur qu’ont les criminels de la peine capitale. Et même si cet effet n’est que très léger, il rend difficile le fait de croire (au vu des études sur la dissuasion citées plus haut) qu’un tel évènement si rare empêche de manière significative les crimes odieux.

Mais qu’en est-il de la punition ? Elle est un objectif pénologique valable. Je reconnais que les victimes qui survivent à un crime odieux, ou peut-être la communauté elle-même, peuvent revendiquer une exécution. Et une communauté en faveur de la peine de mort a un intérêt légitime à exprimer les voix de ses membres. La question ici essentielle est cependant de savoir si « l’idée du châtiment pour la communauté » peut s’exprimer dans une « mort imminente », ou le cas échéant « seulement plusieurs décennies après la commission du crime ». À ce moment-là, la communauté est autre ; il s’agit d’un groupe de personnes différent. Les criminels et les familles des victimes ont beaucoup vieilli. Les sentiments d’indignation peuvent s’être estompés. Le criminel peut avoir trouvé lui-même le moyen d’être un homme différent. Parfois la repentance et même le pardon peuvent redonner un sens aux vies autrefois ruinées. Dans le même temps, la communauté et les familles des victimes sauront que sans une mort supplémentaire, le criminel passera des décennies en prison sans la possibilité de bénéficier d’une libération conditionnelle.

Je reconnais, bien sûr, que ce ne peut pas toujours être le cas, et que parfois la communauté croit qu’une exécution peut aider à faire le deuil. Néanmoins, les délais et la faible probabilité d’une exécution doivent jouer un certain rôle dans tout calcul qui conduit la société à considérer la mort comme une punition. Comme je l’ai déjà suggéré, ils peuvent très bien atténuer l’intérêt de la communauté pour le châtiment au point de ne pouvoir le considérer comme une justification valable de la peine de mort. Je crois que tout intérêt pour la punition ne peut en aucun cas être satisfait par la peine de mort telle qu’elle est actuellement administrée, que cet intérêt peut être presque aussi bien contenté par la prison à perpétuité incompressible.

Enfin, la lenteur des délais détruit tous les efforts pour justifier la peine de mort au regard de son importance à l’époque de la rédaction du Huitième amendement par les Fondateurs. Quand ceux-ci rédigèrent la Constitution, il n’y avait pas d’attente de vingt ou trente ans. L’exécution avait lieu rapidement après la condamnation. Et, pour les raisons que je vais développer ci-dessous, nous ne pouvons retourner aux exécutions rapides de l’ère fondatrice.

3. Le résultat est que cette lenteur des délais à la fois aggrave la cruauté de la peine de mort et remet en cause sa logique jurisprudentielle. Et cette Cour a dit que, si la peine capitale ne satisfaisait pas l’objectif de dissuasion ou de punition, « elle n’était pas autre chose que l’application inutile et sans raison de la peine et la souffrance et donc, un châtiment inconstitutionnel ». De fait, le juge Lewis Powell (qui émit un vote crucial dans l’affaire Gregg) parvint à la même conclusion, alors même qu’il s’était retiré de cette Cour. Le juge Powell était arrivé à la Cour convaincu que la Constitution fédérale n’interdisait pas la peine de mort mais laissait plutôt la matière à la discrétion de chaque État. Peu de temps après le retrait du juge Powell, le Chief Justice Rehnquist le nomma pour présider un comité chargé de répondre aux préoccupations relatives aux délais dans les affaires de peines capitales, le « Comité ad hoc sur les recours en habeas corpus dans les affaires de peine de mort ». Le comité présenta un rapport au Congrès, et le juge Powell déclara que « les délais privaient la peine d’une grande part de sa fonction dissuasive ». À suivre son biographe officiel, le juge Powell a finalement conclu que la peine capitale

… « ne poursuit pas une finalité utile ». Les États-Unis étaient « la seule des nations occidentales industrialisées à maintenir la peine de mort », et elle a été appliquée si rarement qu’elle ne pouvait avoir un effet dissuasif. Plus important, le marchandage, le délai, les procédures sans fin dans chaque affaire de peine de mort ont conduit le droit lui-même dans le discrédit.

En résumé, le problème des délais excessifs a conduit le juge Powell, au moins en partie, à conclure que la peine de mort était inconstitutionnelle.

Comme je l’ai dit, les délais sont de nos jours bien pires. Quand le Chief Justice Rehnquist nomma le juge Powell au comité, le délai moyen entre la condamnation et l’exécution était de sept ans et onze mois, contre dix-sept ans et sept mois aujourd’hui.

 

C.

 

Nous pourrions nous demander pourquoi le Congrès ou les États ne s’attaquent pas directement au problème du délai. Pourquoi ne prennent-ils pas des mesures pour réduire le temps entre la décision et l’exécution, permettant par conséquent d’atténuer les problèmes à l’instant soulevés ? La réponse réside dans le fait que la réduction des délais est bien plus difficile que certains ne le pensent. Et elle l’est en partie parce que les efforts à faire risquent d’entraîner des préjudices procéduraux qui, eux aussi, mettent à mal la constitutionnalité de la peine de mort.

Pour commencer, les délais ont permis à l’application de la peine de mort d’être plus fiable. Souvenons-nous de l’affaire de Henry Lee McCollum, que la preuve ADN a permis d’innocenter trente ans après sa condamnation. Si McCollum avait été exécuté plus tôt, il n’aurait pas pu vivre assez pour voir le jour où une preuve ADN le disculpa et dénonça un autre homme ; homme qui purge toujours une condamnation à perpétuité pour un viol et un meurtre commis juste quelques semaines après que McCollum fut accusé de meurtre. D’ailleurs, cette Cour a plus tard refusé d’examiner la plainte de McCollum, un seul juge ayant rédigé une opinion dissidente. Et pourtant, vingt années entières après que la Cour a refusé ce recours, McCollum fut innocenté grâce à une preuve ADN. Il existe un nombre d’affaires similaires significatif, dont certaines ont été évoquées plus haut.

Il faut ajouter à ceux qui ont été épargnés au motif qu’ils étaient innocents les personnes dont les condamnations ont été annulées pour d’autres raisons (comme vu plus haut, les tribunaux fédéraux et des États ont relevé des erreurs dans 68 % des cas qu’ils ont réexaminés entre 1973 et 1995). Dans plusieurs desdits cas, une Cour a pu estimer que, pour des raisons particulières, un individu ne méritait pas la peine de mort – c’est-à-dire qu’il n’avait pas réussi à bénéficier de toutes les garanties procédurales que le droit impose pour l’application de la peine de mort. En éliminant certaines de ces garanties, certains pourraient probablement réduire le délai. Mais lesquelles de ces protections pourraient être supprimées ? Devrions-nous éliminer les garanties procédurales accessoires qui ont été établies pour les personnes passibles de la peine de mort : celles qui leur permettent de présenter au juge d’application des peines ou au jury toutes les circonstances atténuantes ; celles qui permettent à l’État de donner des indications adéquates pour réserver la peine de mort à des crimes particulièrement graves ; celles qui offrent à l’État la possibilité de fournir un conseil adapté et, si besoin, une assistance spécialisée ; ou celles qui font qu’un jury doit prouver les circonstances aggravantes nécessaires pour imposer la peine de mort ? Devrions-nous cesser de nous assurer que l’État n’exécute pas des handicapés mentaux ? Devrions-nous supprimer l’exigence de la constitutionnalité de la modalité de l’exécution ? Ou l’exigence selon laquelle le condamné doit être en possession de ses facultés mentales au moment de son exécution ? Ou devrions-nous nous débarrasser des garanties de droit pénal dont bénéficient tous les prévenus – par exemple, les défendeurs qui invoquent la violation des garanties constitutionnelles (due process of law) peuvent-ils demander une ordonnance d’habeas corpus devant les cours fédérales ? Ma réponse à ces questions est : « certainement pas ».

Certains, bien sûr, avancent l’argument selon lequel ces Cours, particulièrement les Cours fédérales qui assurent un degré supplémentaire de juridiction, appliquent ces exigences et d’autres trop strictement, d’où les retards. Mais il est difficile pour les juges, comme ce serait difficile pour n’importe qui, de ne pas appliquer les exigences légales de manière pointilleuse quand la conséquence de leur échec pourrait bien être la mort, particulièrement la mort d’une personne innocente.

En outre, l’examen par les tribunaux à chaque niveau aide à assurer la fiabilité ; si cette Cour n’avait pas décidé qu’Anthony Ray Hinton devait bénéficier d’auditions supplémentaires devant une cour de l’État, il aurait été exécuté plutôt que d’être épargné. À mon avis, la complexité de notre système juridique, notre schéma fédéral distinguant les juridictions fédérales de celles des États, nos garanties constitutionnelles, notre attachement à la procédure équitable, et, surtout, un besoin particulier de fiabilité et équité dans les affaires de peine capitale, rendent une importante « réforme » procédurale pour réduire les délais à un niveau acceptable peu probable en pratique.

Et cet état de fait crée un dilemme : un système appliquant la peine de mort qui recherche l’équité procédurale et la fiabilité entraîne avec sa lenteur une aggravation considérable de la cruauté de la peine capitale et atteint de manière significative la logique qui impose la peine de mort comme la première des punitions. Mais un système de peine capitale qui minimise les délais anéantirait les efforts du système juridique pour assurer la fiabilité et l’équité des procédures.

Dans ce monde, ou au moins dans cette Nation, nous pouvons avoir une peine de mort qui poursuit potentiellement au minimum une finalité pénologique légitime ou un système procédural qui vise potentiellement au minimum la fiabilité et l’équité dans l’application de la peine de mort. Nous ne pouvons avoir les deux. Et ce simple fait, démontré de manière convaincante au fil des quarante dernières années, appuie fortement l’affirmation selon laquelle la peine de mort viole le Huitième amendement. Un système de peine capitale qui est ou peu fiable ou injuste sur le plan procédural violerait le Huitième amendement. Il en va de même pour un système qui, s’il est fiable et équitable dans l’application de la peine de mort, ne poursuivrait pas un objectif pénologique légitime.

 

 

IV. « Exceptionnel » – Le déclin du recours à la peine de mort

 

 

Le Huitième amendement interdit les châtiments qui sont cruels et exceptionnels. L’an passé, en 2014, sept États seulement ont procédé à une exécution. Peut-être plus significatif encore, au cours des deux dernières décennies, l’application et l’exécution de la peine de mort sont devenues progressivement exceptionnelles. Je peux illustrer ce déclin significatif de l’utilisation de la peine de mort de plusieurs manières.

L’étude de la trajectoire du nombre des condamnations à mort annuelles dans l’ensemble du pays de 1970 à nos jours est un bon point de départ. En 1977 – juste après que la Cour suprême a affirmé clairement que, en modifiant leurs lois, les États pouvaient réinstaurer la peine de mort –, cent trente-sept personnes ont été condamnées à la peine capitale. Le nombre de condamnations à mort a augmenté après que de nombreux États ont modifié leurs lois sur la peine de mort pour répondre aux exigences de l’arrêt Furman. Entre 1986 et 1999, deux cent quatre-vingt-six personnes en moyenne ont été condamnées à mort chaque année. Mais, il y a environ quinze ans, les nombres ont commencé à baisser, et ils ont rapidement décliné depuis. En 1999, deux cent soixante-dix-neuf personnes furent condamnées à mort. L’an passé, seules soixante-treize personnes l’ont été.

Cette tendance à une baisse significative au cours des quinze dernières années se vérifie aussi au regard du nombre des exécutions annuelles. En 1999, quatre-vingt-dix-huit personnes furent exécutées. L’an passé, ce nombre n’était que de trente-cinq.

Nous pouvons ensuite examiner les données au niveau des États. Quand elle a souvent observé si une pratique de châtiment était, en un sens constitutionnel, « exceptionnelle », cette Cour a pris en compte le nombre d’États engagés dans cette pratique. À cet égard, le nombre des États actifs du point de vue des exécutions a considérablement chuté. En 1972, quand la Cour a rendu l’arrêt Furman, la peine de mort était en vigueur dans quarante-et-un États. Neuf États l’ont abolie. À l’heure actuelle, dix-neuf États ont aboli la peine capitale (de même que le District de Columbia), bien que certains ne l’aient fait que de manière prospective. Dans onze autres États qui maintiennent la peine dans les textes, aucune exécution n’a eu lieu depuis plus de huit ans : Arkansas (dernière exécution en 2005) ; Californie (2006) ; Colorado (1997) ; Kansas (aucune exécution depuis que la peine de mort a été réinstaurée en 1976) ; Montana (2006) ; Nevada (2006) ; New Hampshire (aucune exécution depuis que la peine de mort a été réinstaurée en 1976) ; Caroline du Nord (2006) ; Oregon (1997) ; Pennsylvanie (1999) et le Wyoming (1992).

En conséquence, trente États ont aboli formellement la peine de mort ou n’ont pas procédé à des exécutions depuis plus de huit ans. Sur les vingt États qui ont procédé à au moins une exécution au cours des huit dernières années, neuf en ont réalisé moins de cinq au cours de la même période, faisant de l’exécution dans ces États un événement plutôt rare. Il est donc juste d’affirmer que la peine de mort n’est pas « exceptionnelle » dans seulement onze États. Et seuls trois d’entre d’eux (Texas, Missouri et Floride) procèdent à 80 % de l’ensemble des exécutions nationales (vingt-huit sur les trente-cinq) en 2014. De fait, l’an passé, sept États seulement ont procédé à des exécutions. En d’autres termes, dans quarante-trois États, personne n’a été exécuté.

Sur le plan démographique, si nous nous demandons combien d’Américains vivent dans un État qui, au moins occasionnellement, pratique une exécution (au moins une au cours des trois précédentes années), la réponse était de 60 % ou 70 % il y a vingt ans. Aujourd’hui, ce chiffre est de 33 %.

Dans le même temps, l’utilisation de la peine de mort est devenue géographiquement toujours plus concentrée. Les données comté par comté sont édifiantes pour les décisions de condamnation à mort qui sont généralement prononcées au niveau d’un comté. Les statistiques des décisions rendues à ce niveau montrent que, entre 1973 et 1997, soixante-six des trois mille cent quarante-trois comtés américains ont représenté environ 50 % de toutes les condamnations à mort prononcées. Au début des années 2000, la peine de mort était pratiquée de manière active dans un très faible nombre de comtés ; entre 2004 et 2009, trente-cinq comtés seulement ont prononcé au moins cinq condamnations, c’est-à-dire environ une par an. Et les données les plus récentes montrent que la pratique a encore diminué : entre 2010 et 2015 (jusqu’au 22 juin), seuls quinze comtés ont prononcé au moins cinq condamnations à mort. En résumé, le nombre des comtés actifs en matière de peine de mort est faible et tend à baisser encore. Et les statistiques globales des exécutions au niveau des comtés le confirment. Entre 1976 et 2007, il n’y eu aucune exécution dans 86 % des comtés Américains.

En résumé, si nous observons les États, il n’y a pas de peine de mort effective dans plus de 60 % d’entre eux, dans 18 % l’exécution est rare et exceptionnelle, et 6 %, c’est-à-dire trois États, procèdent à 80 % des exécutions. Si nous observons la population, environ 66 % de la Nation vit dans un État qui n’a pas procédé à une exécution dans les trois dernières années. Et si nous observons les comtés, dans 86 % d’entre eux la peine de mort n’est pas effective. Il semble exact d’affirmer que la peine de mort aux États-Unis est aujourd’hui exceptionnelle, du moins si on considère la Nation comme un tout.

Par ailleurs, nous avons estimé que « ce n’est pas tant le nombre de ces États qui est significatif, que la cohérence du sens de l’évolution ». Ainsi jugée, la peine de mort est devenue exceptionnelle. Sept États l’ont abolie dans les dix dernières années, dont le Nebraska récemment. Et plusieurs États ont failli éliminer la peine de mort à une voix près. Onze États, comme noté plus haut, n’ont exécuté personne en huit ans ; de nombreux autres ont formellement arrêté d’exécuter des prisonniers.

Le sens de l’évolution est en outre cohérent. Dans les deux dernières décennies, aucun État abolitionniste n’a voté une loi pour la réinstaurer. En réalité, même dans de nombreux États les plus souvent associés à la peine de mort, des changements remarquables se sont produits. Au Texas, l’État qui a procédé au plus grand nombre d’exécutions, le nombre de ces dernières est passé de quarante en 2000 à dix en 2014, et le nombre des condamnations à mort est passé de quarante-huit en 1999 à neuf en 2013 (et aucune jusqu’en 2015).

Peut-être ces données reflètent-elles le fait que les Américains, amenés à choisir entre la peine de mort et la perpétuité incompressible, choisissent aujourd’hui la seconde.

Je m’appuie essentiellement sur des évènements nationaux et non étrangers pour souligner les évolutions et éléments qui tendent à justifier l’argument selon lequel la peine de mort, sur le plan constitutionnel, est « exceptionnelle ». Ces données sont suffisantes pour reconsidérer la constitutionnalité de la peine capitale. Je note, par ailleurs, que de nombreuses nations – quatre-vingt-quinze des cent quatre-vingt-treize membres des Nations Unies – ont formellement aboli la peine de mort et quarante-deux autres l’ont fait en pratique. En 2013, seuls vingt-deux pays dans le monde ont procédé à des exécutions. Aucune n’a eu lieu en Europe ou en Asie centrale, les États-Unis étant le seul pays du continent américain à exécuter un prisonnier en 2013. Seuls huit pays ont donné la mort à plus de dix personnes (les États-Unis, la Chine, l’Iran, l’Iraq, et l’Arabie Saoudite). Et près de 80 % de toutes les exécutions répertoriées ont eu lieu dans trois pays : l’Iran, l’Iraq et l’Arabie Saoudite.

 

V.

 

Je reconnais qu’un important contre-argument favorise la théorie de la constitutionnalité. Nous sommes un tribunal. Pourquoi ne devrions-nous pas laisser ce domaine au peuple agissant démocratiquement à travers les pouvoirs législatifs ? La Constitution régit un pays qui doit prendre les décisions plus importantes de manière démocratique. La plupart des Nations qui ont aboli la peine de mort l’ont fait par une loi, non par une décision judiciaire. Et les parlementaires, contrairement aux juges, sont libres de prendre en compte des éléments tels que les coûts financiers, dont je ne prétends pas qu’ils ne sont pas pertinents en l’espèce.

La réponse est que les questions que nous avons évoquées, comme l’absence de fiabilité, l’application arbitraire d’un grave et irréversible châtiment, la souffrance engendrée par la longueur des délais et l’absence d’une finalité pénologique sont par essence des questions judiciaires. Elles concernent l’infliction – en réalité, une infliction injuste, cruelle et exceptionnelle – d’un châtiment grave sur un individu. Je reconnais qu’en 1972 cette Cour, en un certain sens, s’est tournée vers le Congrès et les lois des États dans sa recherche de standards qui auraient pu améliorer l’équité et la fiabilité de l’application de la peine de mort. Les Congrès des États ont réagi. Mais, dans les quarante dernières années, l’accumulation de nombreuses données ont prouvé que ces réponses n’avaient pas fonctionné.

Nous sommes donc face à une responsabilité juridictionnelle. Le Huitième amendement formule le droit pertinent, et nous devons interpréter le droit. Nous avons clairement jugé que « la Constitution prévoit qu’à la fin, notre propre jugement sera utilisé pour la question de l’acceptabilité de la peine de mort sous l’empire du Huitième amendement ».

Pour les raisons qui expliquent que j’ai formulé cette opinion, je crois que la peine de mort viole le Huitième amendement de façon hautement probable. La Cour devrait à tout le moins faire un état des lieux complet sur cette question fondamentale.

Avec respect, je suis dissident.

 

Pour citer cet article :

Stephen Breyer « Glossip et al. v. Grosset al. No. 14-7955, 576 U.S. (2015) - Opinion dissidente », Jus Politicum, n°18 [https://juspoliticum.com/articles/Glossip-et-al-v-Grosset-al-No-14-7955-576-U-S-2015-Opinion-dissidente]