Journal de la présidence
30 juin 1894
Je me suis décidé à confier à Dupuy le soin de constituer le cabinet, ce n’était pas ma première pensée, mais j’ai fait venir le médecin de Burdeau qui a déclaré que la présidence du Conseil serait au-dessus des forces de Burdeau ; ni Raynal ni Jonnart ne sont en situation de prendre la présidence du Conseil. Poincaré est trop jeune, Félix Faure a une autorité insuffisante. Du moment que je ne pouvais pas prendre Burdeau, ne valait-il pas mieux conserver un cabinet qui m’engage et me découvre moins, que de faire du nouveau médiocre ? Dupuy acceptera, il m’enverra sa réponse à 10 h.
2 juillet
Mme Carnot m’a demandé de renoncer au projet de suivre à pied le cercueil de son malheureux mari ; je lui ai dit que je ne pouvais déférer à son désir.
8 juillet
Je songe à demander à Waldeck-Rousseau s’il ne veut pas rentrer dans le parlement et se présenter à ma place à Nogent-sur-Seine. C’est un homme de valeur, un grand orateur à peu près exactement dans mes idées politiques, il n’y a pas dans la chambre beaucoup d’hommes de sa trempe. Il serait pour moi un président du Conseil possible.
21 juillet
Les choses ne vont pas brillamment à la chambre. Le ministère s’est affaibli par quelques concessions et a été atteint par quelques petits chocs ; j’espère encore que la loi contre les anarchistes sera votée telle que le cabinet la désire ; si une crise ministérielle éclatait à l’heure présente et à l’occasion des mesures législatives réclamées, ce serait un fort gâchis. Dupuy n’a pas beaucoup d’autorité sur la Chambre. Il a cependant bien parlé ces jours-ci.
Il paraît que la Libre Parole veut entamer contre moi une campagne à propos de mon administration comme sous-secrétaire d’État à la guerre. J’aurais favorisé une société qui sans doute en échange m’aurait versé un pot-de-vin.
23 juillet
Il y a un sénateur à nommer dans la Loire, je fais agir sur Waldeck qui lorsqu’il a refusé de se présenter à Nogent, m’a dit qu’il songeait au Sénat. Il serait un ministre brillant à la tribune et d’une bonne nuance politique.
30 juillet
Les ministres me prennent pour une machine à signer, et du ministère de l’Intérieur on m’a envoyé à 4 heures un décret à signer pour les décorations du mois de Juillet. À 5 heures bien avant que j’aie pu voir le décret, le journal Le Temps annonçait la plupart de ces décorations ; j’en parlerai demain à Dupuy ; mes griefs s’accumulent.
7 août
Le Président de la République d’Orange est venu déjeuner – il est Hollandais d’origine – c’est en anglais que j’ai causé avec lui. Il est instruit et fort aimable.
12 août
J’ai reçu M. de Tolder et le B[aron] Goffinet envoyés par le roi des Belges pour négocier relativement aux affaires du Congo. […]
25 août
Pour la seconde fois les ministres m’envoient de Paris des décrets à signer. Ils communiquent à la presse le contenu de ces décrets sans que je les aie retournés signés. Je vais refuser de les signer.
30 août
Le Général Mercier a pris une mesure déplorable dont toute l’armée se plaint – pour obtenir des économies il renvoie en congé avant la fin de leurs 3 ans des soldats de deux classes ; je crois bien que cette décision remonte à une époque antérieure à mon élection, mais elle porte la date du 1er Août et vis-à-vis de l’armée, vis-à-vis de l’opinion publique, j’en apparais comme responsable.
1er septembre
J’ai écrit une lettre assez sèche au ministre de la guerre sur le renvoi de la classe 1891-1892. Je lui demande s’il ne peut rapporter cette décision prise sans que j’en aie entendu parler.
4 septembre
Sans qu’il y ait un incident grave à Madagascar, la situation y est mauvaise et devient inquiétante pour nos nationaux.
8 septembre
Le Conseil [des ministres] qui s’est réuni ici aujourd’hui a été long. Le ministre de la Guerre tenant compte des observations que je lui avais faites a entretenu le conseil de la question du renvoi des hommes des classes 1891-1892. La mesure prise va être modifiée et au lieu de renvoyer 36 000 h[ommes] on n’en renverra que 12 000. Mais les choses ne vont pas à Madagascar et je crains bien que d’ici à peu de temps on soit acculé à la nécessité de faire une expédition.
9 septembre
Élection dans l’arrondissement [de Nogent-sur-Seine]. Robert arrive en tête ; mais le candidat radical et le candidat socialiste ont ensemble plus de voix. Tout ceci prouve mon impuissance.
11 septembre
Les journaux radicaux et socialistes font grand bruit de l’élection de dimanche. Dans la pensée de Dupuy on donnerait à Constant l’Algérie ou une ambassade. Ce n’est pas moi qui pousserai à la roue mais je n’irai pas non plus jusqu’à refuser ma signature, ce serait grossir démesurément le personnage. J’espérais il y a quelques mois que nous pourrions éviter une expédition à Madagascar ; j’ai bien peur qu’elle ne soit nécessaire dans quelques mois. On dépensera là beaucoup d’argent et on y perdra beaucoup d’hommes sans profit pour la richesse nationale. Le gros argument c’est que les Anglais s’y installeront si nous en partons et l’effet produit serait désastreux.
14 septembre
Le Temps de ce soir donne tous les projets du ministre des Finances sur la réforme des boissons ; le projet a été envoyé aux membres de la commission du Budget, il ne peut être imprimé qu’avec mon nom. Or non seulement le projet ne m’a pas été exposé, mais je ne l’ai pas signé, il ne m’a même pas été soumis ; de même le ministre de la Guerre a avisé Galliffet des décorations que je dois donner à Châteaudun et les décrets attribuant ces décorations sont non signés. Les attaques de la Libre Parole, Petite République etc., sont constantes. Si on ne change pas la loi sur la presse je ne consentirai pas à rester. [...]
19 septembre
Châteaudun. Tout s’est bien passé.
23 septembre
Voici Robert battu, Bachimont élu ; je puis mesurer mon crédit sur le suffrage universel.
24 septembre
Guérin Ministre de la Justice est absent. Poincaré qui fait l’intérim ne se refuse pas à poursuivre les articles injurieux contre moi. Il m’en a apporté toute une collection. Les plus perfides ne sont pas ceux qui cherchent à me rendre ridicule comme ceux de l’Intransigeant, Libre Parole, La Lanterne etc., mais les articles où on me représente comme un égoïste adversaire de la démocratie, ennemi de la liberté ; ceux-là, il est impossible de les poursuivre, et si le jury les acquitte ? Le ministre m’a fait ressentir tout cela.
1er octobre
Le Temps avec la meilleure intention du monde explique que la P[résidence] de la R[épublique] n’est rien dans la marche des choses publiques. L’article vient tout à fait à propos pour justifier ma lassitude et mon dégoût.
Burdeau ne va pas. Dupuy aura du mal même physiquement à tenir tête aux orages. Waldeck R[ousseau] ne paraît pas se décider à rentrer dans la vie publique. Quand ce ministère sera par terre, à qui confier la barque ?
3 octobre
Paris. Retour à l’Élysée. Je m’y sens en prison.
5 octobre
Nous inaugurerons Dimanche le grand prix d’Auteuil. Après une conversation avec le préfet de police, j’ai décidé d’aller aux courses sans faire précéder la voiture par le piqueur.
7 octobre
Lourdes. Tout s’y est bien passé. Voilà Waldeck élu [au Sénat] à une belle majorité.
11 octobre
Les journaux annoncent un mouvement judiciaire important et donnent le nom de M. Chenest comme futur Procureur de la R[épublique à Paris]. Ils ajoutent que c’est samedi que je signerai la nomination ; comme je n’en ai même pas été entretenu, je viens d’aviser le garde des sceaux que je ne signerai pas le mouvement ; j’ajoute que le refus de ma signature est le seul moyen que j’aie de faire cesser ces indiscrétions et de défendre la dignité des fonctions que je remplis. Samedi je m’expliquerai devant les Ministres sur des procédés que je n’admets pas.
15 octobre
Goblet m’a pris à partie. Cavaignac a fait un discours mauvais et perfide. La rentrée des Chambres s’annonce mal.
16 octobre
J’ai reçu le Gd Duc Wladimir. Jeudi nous offrirons un déjeuner à Verdi ; c’est moi qui lui remettrai le grand cordon. [...]
21 octobre
Si le Czar meurt bientôt, ce qui est certain, Hanotaux songe à aller lui-même aux obsèques. Cela ne va guère à Montebello qui sera un peu effacé, mais comme je crois que l’empereur Guillaume ira lui-même aux obsèques, je suis d’avis d’envoyer un gros personnage et l’idée d’Hanotaux mérite examen.
22 octobre
Voilà Boulanger, mon ancien ministre qui passe comme premier président à la Cour des comptes et qui devient inutilisable pour la politique active, voilà Jonnart qui dégoûté comme moi des hommes et des choses, s’inscrit au barreau et veut plaider ne réservant à la Chambre que le temps qu’il pourra perdre. Burdeau ne va pas mieux, Cavaignac tend la main aux radicaux. J’ai déterminé le docteur Roux à accepter la croix de commandeur, qu’il refusait tout d’abord.
25 octobre
Les nouvelles de Madagascar ne sont pas fameuses – il paraît certain que Le Myre de Villers [sic] n’obtiendra rien par la voie diplomatique et en ce cas il quittera Tananarive samedi prochain. Il faudra alors se lancer dans l’expédition qui me trouble et m’afflige beaucoup.
26 octobre
J’ai marché avec le Général Cavaignac et Romanet. On ne m’a pas beaucoup reconnu. Les séances aux Chambres ne sont pas trop agitées ; c’est le budget qui sera la grosse bataille.
27 octobre
Ce matin au Conseil [des ministres] Poincaré et Hanotaux se sont querellés ; les torts au moins dans la forme étaient du côté du premier. Il est clair que l’un et l’autre prévoient la chute du cabinet et voudraient s’en aller en choisissant leur moment et le terrain de la chute.
29 octobre
La séance de la Chambre a été mauvaise, le cabinet a été d’une faiblesse extrême. Les choses ne peuvent durer longtemps ainsi.
31 octobre
Voici 2 journaux acquittés qui ont injurié et traîné dans la boue la magistrature. On ne peut pas vivre avec cette loi sur la presse et la Chambre n’aura pas le courage de la changer.
1er novembre
[Mort du Tzar] […]
2 novembre
Je suis allé à l’Église Russe et de là au Panthéon. Hanotaux comptait se rendre personnellement à la rue Daru et me conseillait de me borner à me faire représenter, j’ai dû exposer ce matin au Conseil les inconvénients de ce système et faire ressortir tous les avantages intérieurs et extérieurs de la visite au Panthéon. Sur ce terrain on n’a rien trouvé à m’objecter et tous les ministres plutôt vexés que contrits ont adhéré à ma proposition. Les nouvelles de Madagascar seront communiquées Lundi aux Chambres ; elles ne sont pas bonnes.
4 novembre
Reinach me conseille d’aller moi-même aux obsèques du Czar ; l’idée me paraît folle et je ne m’y arrête pas.
5 novembre
La commission de l’armée est à l’unanimité en désaccord avec le ministre de la Guerre à propos du renvoi partiel des 2 classes. La commission demande qu’on revienne sur cette mesure. Le ministre ne paraît pas vouloir s’y prêter ; il doit être interpellé demain à ce sujet. Quelle sera l’issue de ce débat ? Quelle qu’elle soit la situation de Mercier qui est déjà mauvaise deviendra impossible. C’est à Waldeck Rousseau que je pense si Dupuy est renversé.
6 novembre
C’est Boisdeffre qui ira aux obsèques du Czar. J’enverrai aussi Berruyer et Germinet – ils ont bonne tournure et sont bien élevés tous les deux. Les négociations poursuivies par Le Myre de Villers [sic] à Madagascar ne réussissent pas et d’ici à quelques jours le Parlement sera saisi de la question de recevoir la demande de crédits. 75 millions environ. Burdeau va moins bien.
10 novembre
À plusieurs reprises j’ai vu des articles désobligeants pour moi dans des journaux qui soutiennent – pour cause – le président du conseil. Avant-hier j’ai fait signaler au Ministre de l’Intérieur un article du Courrier du soir où l’on me prêtait mille noirs desseins et cet article suivait un éloge dithyrambique de Dupuy. On a paru un peu vexé de cette communication et ce matin à l’issue du conseil, Dupuy m’a demandé de le recevoir.
11 novembre
Dupuy est arrivé. C’est de Madagascar qu’il désirait me parler et il n’a pas été question des journaux. Je lui ai dit qu’il me semblait préférable que la direction des opérations militaires soit confiée à la guerre plutôt qu’à la marine ; c’est une question qui sera tranchée au prochain conseil.
13 novembre
Ce matin au conseil la discussion a été assez chaude. Il s’agissait de savoir si on donnerait à la guerre ou à la marine la direction des opérations à terre une fois les troupes débarquées à Madagascar. Le bon sens et la sagesse étaient pour la guerre. Félix Faure Ministre de la Marine n’a pas donné de bien bonnes raisons en sens contraire mais il a cru que l’amour propre de la marine était engagé et il a déclaré qu’il donnerait sa démission si on enlevait la direction à la marine. Cela ne m’a pas empêché de faire valoir des arguments en faveur de la guerre. Le conseil a été retourné et s’est prononcé dans mon sens. C’est la guerre qui dirigera les opérations dès que les troupes seront débarquées. On me dit que c’est Constant qui me fait attaquer dans les journaux.
J’ai su que Waldeck R. préférait ne pas prendre le pouvoir avant un an, dans aucun cas avant que le budget ne soit voté.
18 novembre
Depuis que j’ai décidé de ne plus publier le nom des personnes qui viennent me voir, il me vient plus de monde, plus de membres du Parlement – comme c’est à l’honneur de leur courage et comme cela prouve que la province est peu disposée à approuver ceux qui viennent me voir.
19 novembre
Je suis de plus en plus fatigué de la situation fausse et inacceptable dans laquelle je suis placé, mon impuissance à rien faire, le manque absolu d’hommes, l’égoïsme ou la trahison de tous ceux qui ont été, sont ou peuvent être ministres et je n’ai pas laissé ignorer aux miens que je chercherai, que je provoquerai la première occasion de sortir de cette impasse.
20 novembre
J’ai signalé ce matin au conseil ce fait que plusieurs journaux ont parlé du désaccord qui s’était manifesté à une séance récente du conseil entre les Ministres de la guerre et de la marine au sujet de la direction des opérations de Madagascar. J’ai fait remarquer que ces indiscrétions sont bien regrettables. Félix Faure a pris alors la parole pour dire que ce n’était pas à la marine qu’on avait parlé et qu’il savait d’où venait l’indiscrétion. On l’a invité à le dire et il a déclaré que Monsieur Haussmann directeur au ministère des colonies avait raconté l’incident survenu au conseil. « Je m’attendais à ce coup là a riposté Delcassé. En effet, M. Haussmann m’en a parlé comme un homme au courant. Il m’a avoué tenir le récit détaillé de M. Blondel, secrétaire particulier de M. le ministre de la Marine ». Le pauvre F. Faure n’a rien trouvé à répondre.
21 novembre
L’Ambassadeur d’Espagne a déjeuné ce matin. J’avais à lui parler d’une affaire dont on m’a parlé au nom de la Reine Régente.
23 novembre
Ce matin pendant mes audiences Hanotaux m’a fait demander au téléphone. Comme je ne puis admettre que les ministres recourent à ce procédé je lui ai fait répondre que j’avais du monde et ne pouvais me déranger.
24 novembre
Je vais avoir probablement une difficulté avec Mercier. Le Lt Colonel Deport qui a inventé un canon perfectionné en essai à Bourges veut quitter l’armée, attiré dans une entreprise privée par un gros traitement. La coïncidence entre son invention et son départ est déjà fâcheuse, mais il y a mieux, Mercier voudrait lui donner la croix de commandeur ; je me refuserai à signer. Je ne consentirai pas une récompense à un Lt Colonel pour quitter l’armée et porter à l’industrie privée le fruit d’études et d’expériences faites dans les établissements et avec l’argent de l’État.
J’ai reçu il y a quelques jours une lettre du ministre de la Guerre m’expliquant que quelque chose que je lui avais recommandé est impossible, et quelques jours après j’apprends indirectement que cela a été accordé sur l’intervention d’un autre.
27 novembre
J’ai reçu Constant. La conversation a porté sur les préfets – on croit qu’ils sont détournés de venir me voir et que la Place Beauvau pourrait faire taire beaucoup de ceux qui aboient contre moi.
29 novembre
Le Ministre de la guerre a fait une gaffe énorme avec son intervention au Figaro sur l’affaire Dreyfus. Le Garde des Sceaux a pataugé à la Chambre aujourd’hui. Hanotaux m’a écrit qu’il ne peut venir chasser à Marly étant donnés les incidents qui se sont passés hier. C’est une devinette, je ne sais de quoi il parle, je ne sais rien. Plus les jours passent, plus j’ai de motifs pour juger que la position n’est pas tenable ici ; elle est ridicule. Quelqu’un de sérieux est encore venu dire à Lafargue, que Dupuy me trahit au moins 3 fois par jour. [...]
1er décembre
L’affaire du Cne Dreyfus est fort ennuyeuse. Je crains qu’on n’ait pas contre lui des preuves suffisantes et s’il n’est pas condamné il ne manquera pas de gens pour dire qu’on a voulu le sauver.
Le bruit court que je dois recevoir une décoration Russe.
2 décembre
Plus je réfléchis à ma situation et plus je conclus qu’elle ne peut se prolonger. Si on savait dans quelle ignorance de toute chose je suis laissé, on en serait stupéfait. On a semé la défiance autour de moi, les réactionnaires me compromettent par leurs propos ; moi qui ai inversé ce que peut par les renseignements qu’il a, par la parole, par l’action, un président du conseil, je me sens ici inutile et ridicule. Je vois le mal et n’ai aucun moyen d’y porter remède.
3 décembre
Dupuy m’a parlé de son désir de se débarrasser de Mercier. Il trouve qu’il est une cause de faiblesse pour le cabinet. Il craint cependant que l’opinion publique ne comprenne guère le changement de ministre à la guerre au moment où on vient de remettre à la guerre la direction des affaires de Madagascar. Il est probable qu’on dirait aussi qu’il y a un lien entre le départ de Mercier et l’affaire Dreyfus. En résumé Dupuy venait pour avoir mon avis et je ne le lui ai pas donné. Poincaré aurait déclaré qu’il s’en irait si Mercier se retirait. Je me figure que Mercier ne serait pas fâché en prévision d’une chute prochaine, de prendre en janvier le commandement du 6e corps.
4 décembre
Poincaré a bien parlé aujourd’hui à la Chambre ; ce n’est pas l’intelligence qui lui manque, mais je le crois personnel et peu franc.
9 décembre
Cette affaire Dreyfus me préoccupe. C’est le 19 que siégera le conseil de guerre. Le huis clos serait nécessaire au point de vue de l’étranger – l’opinion en France le comprendra difficilement et quelle que soit l’issue du procès on se figurera qu’on a caché quelque chose.
10 décembre
Je suis allé voir ce malheureux Burdeau. Il se sent perdu ; il m’a parlé, m’a très bien reconnu. Cette entrevue, la dernière, m’a été fort pénible.
L’élection d’un nouveau président sera une grosse difficulté. Je ne vois que Méline, Bourgeois, Brisson. Je souhaiterais le premier, quoiqu’il préside fort mal.
11 décembre
Hanotaux fait le malade je crois, pour éviter d’avoir demain Mercredi sa réception diplomatique et échapper aux questions de Munster sur l’aff. Dreyfus.
12 décembre
Burdeau est mort. Quelle perte pour la République.
13 décembre
J’ai reçu Waldeck Rousseau. Plus je le vois, plus je me persuade qu’il ne nous serait pas très facile d’être d’accord, et moins j’apprécie son jugement. Demain je recevrai l’Ambassadeur d’Allemagne qui vient au nom de l’Empereur, me dire combien il s’associe à la pensée de ceux qui pleurent Burdeau. Burdeau avait été il y a quelque 4 ou 5 ans avec J. Simon en Allemagne pour une conférence internationale et j’avais su que son intelligence avait frappé l’Empereur.
15 décembre
Avant le Conseil F. Faure est venu me voir et m’a parlé de sa candidature éventuelle à la présidence de la Chambre. Il ne veut pas faire acte de candidat ni rien qui décourage ceux qui pensent à lui. Il ne veut pas donner sa démission préalable de Ministre et m’a demandé mon sentiment. Je lui ai dit que je verrais avec regret l’élection de Brisson, et que le meilleur candidat serait celui qui aurait le plus de chances. Le Conseil a eu lieu après mon entretien avec F. Faure et Dupuy a interpellé Faure en lui demandant ce que signifient les bruits qui le concernent. F. Faure a expliqué comme il l’avait fait avec moi son attitude, mais Poincaré, Barthou, Leygues, Dupuy lui ont dit qu’il ne peut être candidat, s’il ne donne pas sa démission ; que s’il est battu c’est le cabinet tout entier que se trouverait atteint.
16 décembre
Voilà Faure qui n’est plus candidat, c’est par les journaux que je l’apprends. Il aurait pu se donner la peine de m’en aviser.
18 décembre
Brisson est élu. Le ministère a eu une attitude extraordinaire – 4 des ministres Hanotaux, Poincaré, Leygues et Barthou étaient ouvertement pour Brisson. Les journaux que paie Dupuy le soutenaient aussi.
19 décembre
L’affaire du Cap. Dreyfus sera probablement terminée demain. L’interrogatoire de l’accusé a été assez bref. On a entendu 4 ou 5 témoins. Demange a fait de grands efforts pour empêcher le huis clos ; il n’a pas réussi. À la Chambre on voudrait discuter le budget de la guerre avant la séparation des Chambres pour atteindre Mercier et disloquer le cabinet. Il est certain que l’élection de Brisson a mis les radicaux en appétit.
Le Général Tcherkoff vient ici comme ambassadeur extraordinaire me notifier l’avènement du nouveau Czar.
22 décembre
L’affaire Dreyfus sera terminée ce soir – une condamnation est probable.
(suite) On m’annonce la condamnation de Dreyfus. Il y a eu unanimité dans le conseil de guerre. À la Chambre il s’en est fallu de 4 voix que le Ministère ne fut renversé. J’espère que l’affaire Dreyfus ne nous attirera aucun ennui avec l’Allemagne. Jusqu’ici je n’ai entendu parler de rien.
25 décembre
Le Gal Tcherkoff m’a remis une lettre de l’Empereur. Les termes en sont satisfaisants. Des motifs sérieux m’obligent à rappeler de l’Indo-Chine le gouverneur général Lanessan.
28 décembre
La révocation de Lanessan fait quelque bruit. Les Novosti journal russe disent que depuis l’élection de Brisson il y a un conflit latent entre la Chambre et moi et qu’étant donné mon caractère je me retirerais plutôt que d’abandonner mes idées.
30 décembre […]
2 janvier 1895
J’ai été voir Mme Carnot.
4 janvier
Dupuy m’attendait ici quand je suis rentré. F. Faure ne sera pas candidat à la présidence de la Chambre, et comme en dehors du Ministère il n’y a pas de concurrent sérieux pour Brisson, ni Ribot, ni Develle ne pourront lutter. Il sera élu dès Mardi soir avec une belle majorité. Je crois que Dupuy a été sincère, je n’en suis jamais sûr. Il était cette fois d’avis de livrer bataille. Il a rencontré des résistances étonnantes de la part de plusieurs de ses ministres. Je n’ai pas dissimulé à Dupuy combien je trouve grave de laisser Brisson prendre possession définitive du fauteuil sans même le lui disputer. Il comprend que c’est une menace pour le cabinet et pour moi-même ai-je ajouté car je ne vois pas depuis la mort de Burdeau quel cabinet il me sera possible de constituer. Dupuy n’a pas paru trop surpris ; peut-être se voit-il déjà à ma place.
5 janvier
L’épilogue du procès Dreyfus me donne quelques ennuis. Le départ de [illisible] me contrarie. Il part précipitamment. Il me semble que Crispi perd un peu la tête, au milieu des difficultés qui l’entourent.
7 janvier
Que fera la Chambre, que fera le cabinet en présence de l’élection Gérault-Richard ? Le conseil des ministres décidera-t-il la mise en liberté de ce député actuellement sous les verrous ; c’est bien possible. L’élection de Gérault-Richard est déjà un désagrément pour moi, mais le vote par lequel la Chambre réclame sa mise en liberté devient dans les circonstances présentes un vote monstrueux. J’y répondrais par ma démission.
8 janvier
Voilà Brisson élu. On pense en général que le cabinet l’emportera demain parce qu’il s’agira d’une question où la Présidence est en cause. Mais Dupuy a beaucoup perdu. L’affaire est arrangée avec l’Allemagne comme je le désirais. L’agence Havas publie une note qui sera aussi dans les journaux de demain.
11 janvier
Ribot est venu me voir. Il ne voit pas les choses en bien.
12 janvier
La violence des journaux socialistes dépasse toute mesure. Pelletan a été interrogé par le juge d’instruction au sujet du chantage organisé par le journal dans lequel il écrit.
13 janvier
Barthou donne sa démission à la suite de l’arrêt du Conseil d’État favorable aux grandes compagnies de chemins de fer. Il y aura demain conseil exceptionnel pour examiner la situation qui est faite au cabinet par cette retraite. L’arrêt du Cl d’État est un coup de massue pour ce malheureux Raynal qui a fait les conventions de 1883. Ce n’est pas son honorabilité mais son imprévoyance qui sera sévèrement jugée.
Pour citer cet article :
Jean Casimir-Perier « Journal de la présidence », Jus Politicum, n°21 [https://juspoliticum.com/articles/Journal-de-la-presidence]