La chose est enseignée dans tous les manuels : les normes de référence du contrôle de constitutionnalité constitueraient un « bloc de constitutionnalité » qui se substitue à la « constitution formelle ». Cet article examine de plus près cette notion à la lumière des évolutions contemporaines du droit constitutionnel, et en particulier la prévalence de l’idée de « norme ». Cet examen fait apparaître les mécanismes à l’œuvre dans la fabrication de ce « bloc », ce qui permet de se convaincre que beaucoup de normes effectivement utilisées par le juge constitutionnel ne sont pas incluses dans le bloc de constitutionnalité tel qu’il est habituellement délimité. Dans le même temps, l’usage par le Conseil constitutionnel des normes rattachées au « bloc » se signale par une grande opacité. L’article parvient à la conclusion que la finalité première de la doctrine du bloc de constitutionnalité est de permettre l’assimilation entre les normes énoncées par le juge constitutionnel et les sources issues du pouvoir constituant ou rattachées à son exercice.

This article aims at debunking the dominant myth of a « bloc de constitutionnalité » that would have – according to most textbooks – extended the norms contained the entrenched constitution in France.

D

ans un article consacré au bloc de constitutionnalité, et qui commençait par affirmer que celui-ci « n’exist[ait] pas » mais était pourtant « fort utile », Jean-Michel Blanquer avait pu relever que l’expression renvoyait à « une notion étiquette » regroupant « sous un même terme des acceptions très diverses, et qui compense l’indétermination du sens par la banalité de l’évidence ». L’auteur relevait que l’idée de bloc impliquait celle d’homogénéité alors que le bloc de constitutionnalité, qu’il qualifiait opportunément de « système de références », avait toujours recouvert « une pluralité d’éléments dissemblables ». Avant et après cet article, d’autres études ont pu insister sur l’hétérogénéité et les fragilités de l’idée de bloc de constitutionnalité. Mais la première caractéristique de la notion, relevée par la plupart des études critiques en question, consiste dans sa robustesse et sa force pédagogique. Quiconque prétend revenir sur le bloc de constitutionnalité semble donc se condamner, tout à la fois, à répéter des vérités déjà dévoilées par d’autres et à ne parvenir à rien, car la notion semble imperméable à toute critique.

Il se peut bien. Mais, dans le même temps, est-il permis de s’arrêter à ce dogme du bloc de constitutionnalité comme à ce qu’il est convenu d’appeler un horizon indépassable ? Si l’on prend le parti contraire, la première démarche qui s’impose consiste à essayer de comprendre la philosophie sous-jacente au triomphe de cette idée de bloc de constitutionnalité. Tel sera l’objet de la première partie de cet article (I). Dans les trois parties qui suivent, je me propose de clarifier en quoi consiste le bloc de constitutionnalité et de faire apparaître l’imprécision – et ultimement l’inutilité, voire la nocivité – de cette notion. En premier lieu, il importera de faire apparaître le bloc de constitutionnalité comme le résultat d’opérations visant à convertir des ressources juridiques en véritables sources, c’est-à-dire à les transformer en droit positif (II). Si cette opération de conversion ne suscite pas d’objection, le résultat n’en est pas pour autant clair. Loin que l’on puisse prétendre des normes de référence du contrôle de constitutionnalité qu’elles constituent un « bloc », force est de dire que leur périmètre est particulièrement incertain, beaucoup de normes effectivement utilisées n’étant pas incluses dans le bloc de constitutionnalité tel qu’il est habituellement délimité (III). Il n’y a pas plus de netteté du point de vue ce qui se passe à l’intérieur du « bloc » : sa finalité première est de permettre l’assimilation entre des normes énoncées par le juge constitutionnel et des sources issues du pouvoir constituant ou rattachées à son exercice, ce qui est à l’origine d’un rapport de forte indétermination entre les premières et les secondes (IV).

 

I. Le bloc de constitutionnalité et le changement de théorie constitutionnelle

 

A. Le cas français : une constitution à géométrie variable

 

Louis Favoreu avait proposé de ne plus parler de « bloc de constitutionnalité » mais tout simplement de « constitution ». L’affirmation avait le mérite de la simplicité, mais elle posait évidemment un problème majeur : ne voit-on pas d’emblée que le bloc dit « de constitutionnalité » contient, justement, des règles qui ne sont pas constitutionnelles (lois et ordonnances organiques, directives communautaires, voire dispositions législatives ordinaires) ? Peut-on se contenter, à ce sujet, de prétendre paisiblement que l’on se trouve dès lors confronté à une « constitutionnalité entendue au sens large » ? Que penser ainsi de l’opinion, venant d’un commentateur particulièrement autorisé, selon laquelle certaines des dispositions organiques ainsi prises en compte (qui plus est adoptées par voie d’ordonnances sur le fondement de l’ancien article 92 de la Constitution) devaient être « regardée[s] comme ayant une valeur quasi constitutionnelle » ? Sur quel fondement ? Comment faut-il repenser la théorie du pouvoir constituant et le rôle attribué au peuple dans l’adoption de la constitution pour la rendre compatible avec une telle affirmation ? Ne voit-on pas aussi, au moins intuitivement, que le bouleversement opéré est tel que le mot « constitution », à supposer qu’il mérite d’être conservé pour décrire la nouvelle réalité, prend un sens radicalement différent ? Ces questions ont déjà souvent été posées, et on ne s’autorise pour les poser encore que de l’absence, non pas même de réponse, mais de véritable débat à leur sujet.

On se trouve donc dans une situation insatisfaisante, et pour en sortir, il faut essayer de comprendre la philosophie qui a présidé au triomphe de cette idée de bloc de constitutionnalité. Cette philosophie peut se résumer de manière suivante : le juge constitutionnel a élaboré un ensemble de normes de référence à géométrie variable en vue de contrôler la loi (ordinaire ou organique), les règlements des assemblées, et accessoirement, via l’article 54, les traités qui lui sont soumis. Cette idée de « géométrie variable » est très apparente dans les écrits de Louis Favoreu : il pouvait ainsi parler d’une « composition du bloc [qui] varie selon la nature des actes soumis au contrôle » et se contenter, en guise d’explication, de décrire dans des rubriques séparées les « règles [sic] » s’imposant dans le contrôle des différents types d’actes. La véritable logique de la chose est, à notre sens, exprimée par Bruno Genevois, qui a présenté l’extension des normes de référence du contrôle effectué par le Conseil constitutionnel comme résultant « des exigences inhérentes à la hiérarchie des actes juridiques ». L’existence du bloc de constitutionnalité, qui résulte de la diversification des normes de référence en considération de l’acte contrôlé, s’explique par la diversité des compétences confiées au Conseil constitutionnel par la Constitution de 1958. Ce respect « des exigences de la hiérarchie des normes » va au-delà de la garantie par le juge du principe de constitutionnalité. La preuve en est que le pseudo-bloc de constitutionnalité inclut désormais bien des normes qui, comme le reconnaît le même auteur, « ne peuvent se réduire à la seule Constitution ». Dès lors, on serait même tenté de dire qu’à la lumière du phénomène résumé par la métaphore du bloc de constitutionnalité, le Conseil constitutionnel apparaît comme autre chose qu’un simple juge de la constitutionnalité des lois : ne serait-il pas désormais un organe de contrôle de la primauté sur la loi des règles supra-législatives, avec la considérable – mais désormais fortement écornée – exception du contrôle de la conventionnalité, en principe laissé aux juridictions ordinaires du fait de la jurisprudence « IVG » de 1975 ? Lorsque le Conseil constitutionnel censure une loi de finance sur le fondement d’une méconnaissance de la LOLF, ou qu’il censure une disposition du règlement d’une assemblée du fait de la violation d’une loi organique, est-il à proprement parler encore un juge constitutionnel ? Il est permis de voir les choses différemment. Il est, pour s’inspirer de la formule de Bruno Genevois, le garant des exigences de la hiérarchie des normes dans les limites des compétences que lui attribue la constitution. Il est, par exemple, dans les cas qu’on vient de voir, le juge de la « légalité organique ». Il est ainsi intéressant de relever que, dans la configuration « élargie » du bloc de constitutionnalité, certaines normes de référence sont issues d’actes ayant auparavant été soumis au contrôle obligatoire du Conseil constitutionnel. Ce point mériterait d’être plus développé, mais pourquoi faire du Conseil constitutionnel un juge de la constitution quand il contrôle en réalité le respect de normes infra-constitutionnelles ? Faire du respect de ces normes infra-constitutionnelles une condition de constitutionnalité – c’est-à-dire que la constitution n’est censée être respectée que si, par assimilation en quelque sorte, des normes inférieures le sont également – est-il toujours suffisant ? Il y a là, même si on prend en compte le fait que la constitution impose la prise en compte de telles normes inférieures, une forme d’artifice. Ne vaudrait-il pas mieux dire que le Conseil constitutionnel exerce différentes sortes de compétences en matière de contrôle du respect de la hiérarchie des normes et qu’il est, selon les cas, juge de la constitution, juge de la légalité organique, voire marginalement (voir supra) de la conventionnalité ? Ramener tous ces contrôles à un contrôle de constitutionnalité n’est-il pas trop englobant ? Est-ce tout simplement réaliste ou est-ce une manière de masquer ce qui se passe réellement en termes de rapports normatifs ?

 

B. Le reflet d’une mutation globale du droit constitutionnel

 

À un niveau plus élevé de généralité, le bloc de constitutionnalité n’est autre qu’une manifestation d’une orientation contemporaine majeure du droit constitutionnel, selon laquelle il n’y a plus – il ne doit plus y avoir de différence entre ce qu’énonce le juge et ce que contient la constitution. D’où le fait que la notion de constitution, en France, ait évolué sous l’empire d’une mutation de ce qu’il est convenu d’appeler les normes de référence du contrôle de constitutionnalité. Cette confusion ou cet amalgame, comme on voudra, ne va pas de soi. Elle est le résultat d’une élaboration patiente dont il faut dénouer l’écheveau. Il peut sembler utile de présenter cette évolution comme le résultat d’une assimilation systématique entre deux idées distinctes : celle de « norme » et celle de « source ». À la norme issue de l’interprétation juridictionnelle on attribue des caractères de la règle écrite : en particulier les caractères de stabilité et de systématicité formelle (notamment le fait de s’insérer dans une hiérarchie). Ce processus n’est pas propre à la France, et si on en cherche l’origine récente, on peut la faire remonter au moins jusqu’à la polémique née de la décision Cooper v. Aaron (1958) de la Cour Suprême des États-Unis. L’importance de Cooper est grande, car ce cas montre comment on est passé à un nouveau régime de positivité : celui dans lequel le texte et l’interprétation se confondent. Par une formule forte, la Cour avait dit en 1958 que « l’interprétation du XIVe amendement énoncée par cette cour dans l’affaire Brown est la loi suprême de ce pays » au sens de l’article VI de la Constitution, encore connu sous le nom de « clause de suprématie ».

En France, malgré une culture juridique et politique très différente, on peut repérer une mutation comparable, qui remonte au moins aux prises de positions de Georges Vedel sur les bases constitutionnelles du droit administratif. La tentation d’identifier source constitutionnelle et norme dégagée par le juge est très apparente dans le fameux article éponyme de 1954 : « ce n’est pas à des spéculations théoriques, écrivait alors l’éminent auteur, mais à la jurisprudence que nous demanderons de nous indiquer la base constitutionnelle du droit administratif. En vertu de quel titre constitutionnel existe-t-il une administration [et] les administrateurs exercent-ils leurs compétences ? » Georges Vedel s’appuyait spécialement sur deux grandes jurisprudences du Conseil d’État : Heyriès et Labonne. Ainsi, l’interprétation livrée par le juge se voyait-elle revêtue de l’autorité et de la majesté de la source elle-même, c’est-à-dire de la constitution écrite.

La même manière de procéder se rencontre également chez Louis Favoreu. Dans son étude sur le « Principe de constitutionnalité », où il consacre une partie entière au bloc de constitutionnalité, l’auteur remonte à la décision du 8 juillet 1966 par laquelle le Conseil constitutionnel avait énoncé que

la conformité à la Constitution du règlement des assemblées parlementaires doit s’apprécier tant au regard de la Constitution elle-même que des lois organiques prévues par elle, ainsi que des mesures législatives nécessaires à la mise en place des institutions prises en vertu de l’al. 1er de l’article 92 de la Constitution.

Louis Favoreu commente ainsi cette formule :

cette déclaration de principe ajoute au texte de la constitution bien d’autres éléments […] la conformité à la constitution englobe la conformité à des dispositions expresses mais incluses dans des textes extérieurs à la Constitution ; mais surtout le fait que la conformité est vérifiée à l’égard de principes fondamentaux ou généraux que le juge constitutionnel définit lui-même à partir des textes dont ils sont issus.

L’intérêt du propos de Louis Favoreu réside dans sa prétention exclusivement descriptive : il entend exposer le changement qui a eu lieu dans la jurisprudence. Plusieurs points méritent ici l’attention: 1o C’est ce changement dans la jurisprudence qui conduit à la redéfinition de la constitution, d’où le fait, de la part de cet auteur, de traiter longuement du bloc de constitutionnalité dans une étude consacrée au « principe de constitutionnalité » sans s’en expliquer le moins du monde. 2o C’est dans l’opération de comparaison en question – le contrôle de constitutionnalité – qu’est déterminé le contenu de « l’instrument de référence » de la comparaison – la constitution – qui n’est donc « plus déterminé[e] une fois pour toutes » mais « varie selon la nature des actes soumis au contrôle ». 3o Enfin, l’auteur ne parvient nullement à une conclusion philosophiquement « réaliste », sur le modèle du « réalisme américain » ou sur celui de la « Théorie réaliste de l’interprétation » défendue par Michel Troper (selon laquelle, en résumé, le juge définit librement la majeure de son syllogisme juridictionnel). Au contraire, et telle est la signature de sa pensée, Louis Favoreu en conclut que si, en effet, « le juge définit lui-même » les normes de référence de son contrôle, il le fait cependant « à partir des textes dont […] sont issu[e]s » les normes de référence en question. De la sorte, il peut en même temps insister sur le rôle créateur du juge, défendre l’idée d’un contrôle à géométrie variable et cependant citer avec approbation à de nombreuses reprises Georges Vedel selon qui « le Conseil constitutionnel ne s’estime pas maître des sources du droit constitutionnel ».

Rien n’est accidentel dans tout cela. Pour ne pas conclure que le juge constitutionnel aurait excédé ses pouvoirs, il était nécessaire pour la doctrine de parvenir à formuler une sorte d’oxymore. Il fallait que les normes de référence restassent appelées « constitution » ou que, par convention, l’on appelât « constitution » les normes de référence. Il fallait en effet dire tout à la fois, et comme si cela relevait de l’évidence, que le juge produit des normes de valeur constitutionnelle et que ces normes ne sont pas son œuvre, mais qu’elles sont directement tirées de la source positive qu’est la constitution formelle.

Ainsi, dans les écrits de Louis Favoreu, on trouve des passages continuels de l’une à l’autre notion, par exemple lorsqu’il écrit que :

le juge constitutionnel français doit s’appuyer sur les dispositions contenues dans les textes constitutionnels […] On peut constater en effet, en se livrant à une étude de la jurisprudence, qu’à partir de 1980, il y a un resserrement des catégories de normes de référence.

La contradiction n’engendre pas d’embarras de la part de l’éminent constitutionnaliste. Au contraire, il s’en félicite. La constitution, devenue bloc de constitutionnalité, est rigide comme une source : à l’idée de source, le bloc de constitutionnalité vient prendre la « valeur objective et permanente » du droit écrit. Elle est en même temps souple comme une norme. Ne relève-t-il pas « un phénomène de densification des normes de référence lorsque le Conseil constitutionnel enrichit progressivement la signification et la portée d’une disposition constitutionnelle par une interprétation constructive » ? L’arbre des textes constitutionnels écrits « s’alourdit » sans cesse, au cours d’un éternel printemps jurisprudentiel, de fruits toujours plus nombreux et pleins de suc. Ce n’est pas autre chose qui fut dit plus tard par Louis Favoreu, quand il estima que le système des sources constitutionnelles n’était pas autre chose que la hiérarchie des normes :

On désigne par sources du droit les catégories de normes […] d’où procèdent les normes juridiques qui composent un ordre juridique déterminé […] [D]ans tous les cas, le système des sources procède fondamentalement de la constitution.

La stratégie ici à l’œuvre – affirmer que le bloc de constitutionnalité n’est pas autre chose que la constitution elle-même – revient à faire comme si les normes dégagées par le juge constitutionnel étaient en même temps des sources, c’est-à-dire qu’elles revêtent un caractère de stabilité qui dépasse le moment où l’interprétation est opérée. Elles ne sont pas seulement les composantes d’un syllogisme dont l’énoncé est nécessaire à la solution d’un litige. Elles sont – et demeurent – la constitution elle-même. Elles peuvent, si on nous pardonne l’expression, « resservir » et s’insérer dans une hiérarchie stable et connaissable par tous. Ainsi, le processus connu sous le nom de constitutionnalisation des branches du droit résulte-t-il selon Louis Favoreu de « l’accumulation » des « normes jurisprudentielles ». Nulle difficulté à raisonner ainsi, puisque le même auteur a pu juger par ailleurs que le « système des sources » consistait en des « catégories de normes » composant l’« ordre juridique ».

 

C. Normes, sources, ressources

 

Si la logique profonde du droit constitutionnel moderne consiste dans l’identification de l’autorité de la constitution écrite à celle des interprétations qu’en donne le juge, ce mouvement suppose un glissement assez profond du sens des concepts qu’on emploie. Il faut dire, en résumé, que les caractères usuellement attribués à la règle écrite (stabilité, imputation au souverain ou à son représentant) sont désormais transférés sur la norme interprétée. On fait « comme si » ce qu’a dit le juge ne se distinguait pas de ce qu’a dit le constituant ou le législateur ordinaire, mais au contraire s’y incorporait totalement. Dans le langage courant des juges et des professionnels du droit, on ne fait même plus la différence entre les deux et cela ne préoccupe personne. Cette pratique se traduit par des figures stylistiques s’apparentant à des oxymores : un auteur traitant des objectifs de valeur constitutionnelle n’hésitera pas ainsi à les qualifier de « normes écrites » qui sont le fruit « d’une démarche interprétative » sans que la contradiction interne à l’expression ne semble susciter son embarras. La raison en est que les objectifs de valeur constitutionnelle sont une création du juge (une norme), mais qu’il est bon de les rattacher, là où cela est possible, à des textes du bloc de constitutionnalité (des sources) pour les légitimer. Les formules de ce type ne sont donc pas accidentelles : elles résultent de la logique même du bloc de constitutionnalité. Je me propose d’interpréter cette logique du droit constitutionnel à partir d’une distinction entre normes et sources : tout est fait pour que nous confondions les unes et les autres. La politique du juge constitutionnel est tout entière renfermée dans cette prétention. Et pour comprendre cette politique du juge, il faut en construire, sans son aide, la philosophie du droit sous-jacente. Pour commencer, il faut donc poser quelques définitions qui me serviront ultérieurement.

1) La norme. J’entends par « norme » une unité d’interprétation du sens d’un énoncé de langage contenu dans un acte. La norme n’est pas dissociable de l’opération ponctuelle d’interprétation. Elle peut entrer dans des relations hiérarchiques avec d’autres normes, mais seulement dans les limites de l’opération en question (exemple : une décision juridictionnelle) : « La norme est la portion de signification [composée] à partir des divers énoncés produits par les acteurs du droit ».

Mais à propos de la norme ainsi définie, deux choses doivent être dites. 1o Ce que l’on ne comprend pas, c’est en quoi elle peut survivre à l’acte d’interprétation. 2o L’acte juridique qui est objet de l’interprétation joue un rôle dans ladite interprétation : sinon il ne serait pas question d’une interprétation, mais d’une libre création de sens. Ainsi, il me semble très peu vraisemblable – et conceptuellement contradictoire – de considérer que l’interprétation est totalement libre, et que l’interprète est souverain vis-à-vis du texte interprété. Ce texte, qui joue un rôle – comme facteur de détermination – dans l’interprétation, a une vertu de stabilité qui est indéniable et que, par définition, la norme ne peut pas avoir. En d’autres termes, l’acte (l’instrumentum) doit être appréhendé en tant qu’il est une « source ».

2) La source. La fonction de l’idée de source est double. 1o « Source » veut d’abord dire pedigree, c’est-à-dire format de validité d’un acte donné, en fonction de critères juridiques (le plus souvent formels en droit moderne) qui opèrent comme des tests de validité. Le pedigree permet de distinguer droit et non-droit, donc ce qui a valeur de source et ce qui n’a pas une telle valeur.

2o « Source » veut dire ensuite qu’il existe un instrumentum et que cet instrumentum contient une règle. C’est à ce stade, et à cette fin, que je penserais souhaitable de redonner cours au terme de « règle », longtemps utilisé par la science du droit avant la victoire triomphale, presque universelle, du mot « norme ». Il pourrait en effet être utile de conserver le terme de « règle » pour décrire la norme potentielle, ou issue de l’intention « brute » du législateur, et qui est latente dans le texte juridique valide non encore appliqué, non encore soumis à interprétation par les organes d’application. La source désigne donc ici ce qui sert de référence ou disons de « cible » pour l’acte d’interprétation.

Il est parfaitement possible de dire que la source est un acte, ou qu’elle en suppose un. On dira ainsi couramment que « la Constitution de 1958 », au sens de la loi constitutionnelle du 4 octobre 1958, est une « source du droit ». Mais en même temps, on voit que les définitions modernes de la norme la rendent indépendante de tout support et de toute origine. L’indépendance à l’égard de tout support est liée à la distinction entre acte et norme : la norme est la signification, une réalité intellectuelle. L’acte est un support matériel, une réalité sensible (écrit, parole, etc.). Or, le phénomène juridique revêt un caractère normatif et non matériel. Cette émancipation du raisonnement à l’égard de tout support pour la norme juridique est perceptible dans la théorie réaliste de l’interprétation : la norme est le fait de l’interprète, qui ne doit rien (est-il affirmé) à ce qu’il interprète, puisqu’il procède à un acte de volonté, non de connaissance. Par conséquent, pour conserver un sens à l’idée de source, il faut distinguer entre la source et la norme. La source est potentiellement normative. Elle contient d’ores et déjà des énoncés relatifs à des obligations touchant à la conduite humaine. Mais elle ne contient que des normes « en attente » d’une interprétation qui permettra de les appliquer à des cas particuliers. C’est souvent à cela que renvoie le mot « règle » : la règle de l’article 1134 du Code civil, la règle de l’article 62 de la Constitution, etc. La règle existe – et a un contenu intellectuel effectif, c’est-à-dire qu’elle est déjà une norme – avant toute interprétation, et l’existence de ce contenu normatif de la règle est un des facteurs qui conditionnent l’interprétation. Autrement dit, l’interprétation juridictionnelle (ou administrative, souvent oubliée par la théorie du droit) est une production de norme qui porte sur une norme pré-existante, celle que j’appelle ici « règle ». C’est pour cela que le juge est un « lawfinder » (quelqu’un qui dit le droit) et non un « lawgiver » (quelqu’un qui donne le droit).

3) La ressource. En dernier lieu, je propose d’associer à l’idée de source du droit celle de ressource juridique. Il faut parler de ressources juridiques lorsqu’il est question de contenus ou de « matériau » qui servent dans deux contextes : 1o Dans le processus conduisant à la formation d’une source. Une source du droit vient à l’existence par le fait qu’on en vient à considérer comme légalement impératives certaines assertions pour lesquelles n’étaient émises jusque-là qu’une prétention à (une revendication de) la normativité juridique. Elles étaient des “ressources” du raisonnement juridique, et elles deviennent des « sources ». 2o En vue de permettre un raisonnement juridique lorsqu’une source n’est pas disponible.

Sur la base de ces propositions de vocabulaire, mon propos visera maintenant à interpréter cette notion de bloc de constitutionnalité. Le fil directeur de cette interprétation consistera à dire que le bloc de constitutionnalité recouvre, selon la formule de Jean-Michel Blanquer, un « système de références » (ou de renvois) entre sources, plutôt que, comme on le dit en général, un ensemble de « normes », ce qui me semble inadéquat. Il s’agira en outre de montrer que l’expression « bloc de constitutionnalité » désigne une méthodologie et une série de principes de comportement du juge à l’égard de ces sources bien plutôt qu’un ensemble cohérent et homogène de normes.

 

II. Le bloc de constitutionnalité et la conversion de ressources en sources

 

A. Les opérations de conversion

 

Une ressource est donc un énoncé n’ayant pas de pedigree adéquat – ou dont le pedigree est contesté –, mais pouvant néanmoins recevoir une interprétation et donc être le support de normes. Le raisonnement juridique n’a pas toujours une source à sa disposition. On ne peut pas poser comme principe qu’à toute question de droit correspond une réponse dans l’ordre juridique. En revanche, les autorités productrices du droit ont à leur disposition des ressources intellectuelles et argumentatives qui leur permettent de résoudre les problèmes qui leurs sont soumis. Or, le bloc de constitutionnalité se comprend avant tout, historiquement, comme le processus par lequel le statut de source, l’octroi d’un pedigree, a été conféré à des dispositions qui étaient jusque-là, non pas extra-juridiques, mais dépourvues de ce statut de source.

L’insertion de la Déclaration de 1789 dans le bloc de constitutionnalité en est l’exemple le plus frappant. En 1973, le Conseil constitutionnel a pour la première fois rangé la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 au nombre des normes de référence de son contrôle au titre de l’article 61, al. 2 de la Constitution.

C’est l’effet de la décision dite « taxation d’office » et de son second considérant :

Considérant, toutefois, que la dernière disposition de l’alinéa ajouté à l’article 180 du code général des impôts par l’article 62 de la loi de finances pour 1974, tend à instituer une discrimination entre les citoyens au regard de la possibilité d’apporter une preuve contraire à une décision de taxation d’office de l’administration les concernant ; qu’ainsi ladite disposition porte atteinte au principe de l’égalité devant la loi contenu dans la Déclaration des Droits de l’Homme de 1789 et solennellement réaffirmé par le préambule de la Constitution…

Auparavant, de 1789 à 1973, la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 (DDHC) n’était pas une des sources du droit constitutionnel positif. Malgré une discussion doctrinale active sous la IIIe République, elle ne s’était jamais vue reconnaître ce statut. Mais, pour autant, la DDHC était indiscutablement tenue pour une ressource du raisonnement en droit public. Cela avait été reconnu très clairement par le commissaire du gouvernement Corneille dans ses conclusions sur l’arrêt Baldy de 1917 : « La Déclaration des droits de l’homme est, explicitement ou implicitement, au frontispice des constitutions républicaines ».

Et plus tôt encore, Gaston Jèze, quand il avait commenté l’arrêt Roubeau (9 mai 1913) – par lequel le Conseil d’État avait dégagé le principe de l’égalité devant la loi – en avait conclu que la Déclaration de 1789 était présente à l’arrière-plan de cette décision, et qu’il faudrait désormais lui reconnaître une pleine valeur juridique :

[…] il ne faut pas dire que les Déclarations des droits, les Garanties des droits sont dénuées d’efficacité juridique […]. Ce sont vraiment des règles juridiques, dont la violation peut entraîner la nullité des actes juridiques accomplis par les agents administratifs.

L’histoire de la conversion en sources de ces ressources, de ces règles potentielles, contenues dans la Déclaration de 1789 est assez longue et repose, comme on le sait, sur l’intervention de la juridiction administrative. Bien avant 1971, le Conseil d’État, spécialement, a fait usage de ces ressources en les convertissant en principes généraux du droit. Le Conseil constitutionnel n’a pas procédé autrement (c’est-à-dire par voie de conversion de ressources en sources) à l’occasion de sa décision du 16 juillet 1971. La référence du Préambule de 1946 aux principes fondamentaux reconnus par les lois de la République permet désormais au juge de « dégager » de nouveaux principes tout en garantissant un ancrage dans un texte écrit. Le verbe « dégager » est– dans le langage de la doctrine de contentieux constitutionnel et tel que je l’emploie ici à mon tour – un terme conventionnel, absolument vide de sens et qu’on pourrait remplacer par n’importe quel autre : constater, créer, reconnaître, etc. Louis Favoreu dit par exemple des principes fondamentaux reconnus par les lois de la République qu’ils sont « des normes constatées par le Conseil constitutionnel à partir de textes législatifs ». Ce que recouvre en réalité ce vocabulaire objectiviste – qui tend à présenter la référence aux principes fondamentaux reconnus par les lois de la République comme un acte de pure connaissance – n’est autre que l’identification de la norme interprétée par le juge avec la source écrite. Un mathématicien écrirait simplement sur son tableau noir : norme = source.

Dans le cas des principes fondamentaux reconnus par les lois de la République, cette source écrite est double : le Préambule de 1946 au niveau constitutionnel et – en principe – une ou plusieurs lois adoptées sous des régimes républicains. Il semble plus adéquat de dire, comme Louis Favoreu en 1980, que « le Conseil constitutionnel a donné valeur de droit positif à des dispositions ou des principes que l’on croyait “endormis” à jamais ou insusceptibles d’application ».

Le cas des principes fondamentaux reconnus par les lois de la République nous montre que le processus est encore plus complexe que cela, car il conduit le juge à créer de nouvelles catégories de sources, au sens où il détermine les conditions génériques auxquelles certains énoncés acquièrent un certain statut de droit positif. En d’autres termes, il définit leur pedigree, c’est-à-dire les critères formels de leur validité. Par sa jurisprudence relative aux principes fondamentaux reconnus par les lois de la République, le Conseil constitutionnel n’avait rien fait d’autre que d’élaborer une batterie de tests qui constituent le « pedigree » de cette catégorie de source. C’est ce qui est généralement déduit des termes de la décision no 88−244 DC du 20 juillet 1988, Loi portant amnistie. Mais ce thème des décisions semblant contenir une batterie de critères pour les décisions futures – les « leçons de droit » données par le juge, si chères à une certaine doctrine – pose quelque peu problème. D’abord, le Conseil constitutionnel ne donne pas toujours de telles leçons de droit (consistant à déterminer les critères d’identification de telle ou telle catégorie normative). Ainsi, il n’en a pas donné, pour prendre ce seul exemple, concernant les objectifs de valeur constitutionnelle. Ensuite, même quand il se livre à un tel exercice, notre juge constitutionnel est loin de toujours s’y tenir, comme le montre le cas des principes fondamentaux reconnus par les lois de la République. La définition scolaire des principes fondamentaux reconnus par les lois de la République consistant à égrener les termes mêmes qui composent l’expression (ce sont des principes ; ils sont reconnus dans des lois ; ces lois doivent être des lois républicaines ; lesdits principes ont le caractère de fondamentalité, etc.) ne procure ainsi en aucun cas une typologie adéquate des critères effectivement appliqués par le juge pour « accepter » ou « rejeter » un tel principe. Ainsi, et cela est bien connu, contrairement à ce que semble imposer cette critériologie, certains principes fondamentaux reconnus par les lois de la République ne sont reliés par la décision qui les « reconnaît » à aucune loi républicaine. En réalité, on se confronte ici à un problème complexe qui sera abordé plus loin : celui de l’indétermination du rapport entre, d’une part, les normes « dégagées » par le juge et, d’autre part, les sources dans lesquelles ces normes sont censées être ancrées.

 

B. Conversion ou refus de conversion ?

 

La conversion de la ressource en source ne va pas de soi : elle résulte d’une décision de l’interprète. Citons deux cas allant en sens opposé.

1) Les cas positifs. Le considérant no 11 de la décision no 88-244 DC du 20 juillet 1988 se lit comme une formule de conversion d’une ressource – laissée à l’extérieur du bloc de constitutionnalité – en une catégorie de sources :

11. Considérant que la tradition républicaine ne saurait être utilement invoquée pour soutenir qu’un texte législatif qui la contredit serait contraire à la Constitution qu’autant que cette tradition aurait donné naissance à un principe fondamental reconnu par les lois de la République.

Si le Conseil constitutionnel refuse de traiter la tradition républicaine comme une source du droit, il admet que celle-ci puisse justifier une annulation si elle a « donné naissance » à un principe fondamental reconnu par une loi de la République. La tradition républicaine reste une ressource, mais elle doit être convertible en principes fondamentaux reconnus par les lois de la République pour être convertie en source.

Un autre exemple se trouve dans l’alinéa 14 du Préambule de 1946 : « La République française, fidèle à ses traditions, se conforme aux règles du droit public international ».

Cette formule se comprend comme une « porte d’entrée » ménagée pour accueillir le droit international coutumier en droit interne. Par le biais de cette catégorie normative des « règles du droit public international », le bloc de constitutionnalité a été rendu perméable à des sources internationales elles-mêmes marquées par une forte indétermination. Le lien a pu être établi doctrinalement entre cette catégorie constitutionnelle interne et les « les principes généraux de droit reconnus par les nations civilisées » auxquels se réfère l’article 38 du statut de la Cour internationale de justice. L’alinéa 14, comme les principes fondamentaux reconnus par les lois de la République, permet donc de convertir des ressources du droit international en sources du droit interne. Qu’il s’agisse de « ressources » se justifie ici par le statut qu’occupent ces principes du droit international relativement au droit interne.

2) Les refus de conversion : l’exemple du droit naturel. Le juge peut être amené à ne pas retenir des ressources qui auraient pu sembler de bonnes « candidates » au statut de droit positif. Il opère alors ce qu’on pourrait appeler un refus de conversion. Ainsi, dans la décision « mariage pour tous » (2013-669 DC) du 17 mai 2013, le Conseil constitutionnel a-t-il refusé de prendre en considération l’idée

que, par son caractère fondamental, la définition du mariage relèverait de la compétence du constituant ; que le mariage entre personnes de même sexe méconnaîtrait un « enracinement naturel du droit civil » selon lequel l’altérité sexuelle est le fondement du mariage ; que l’ouverture du mariage à des couples de même sexe « détournerait l’institution du mariage à des fins étrangères à l’institution matrimoniale ».

Il a répondu par une motivation sommaire : « Qu’en outre, doit en tout état de cause être écarté le grief tiré de ce que le mariage serait “naturellement” l’union d’un homme et d’une femme ».

Cette position n’est nullement inattendue. Le juge français a toujours tenu le droit naturel soigneusement à l’écart. On le voit clairement à la position adoptée par lui relativement à la notion de supraconstitutionnalité, fréquemment rattachée par la doctrine orthodoxe (et notamment par Georges Vedel) à celle de droit naturel. Le droit naturel se comprend dans ce contexte comme un nom donné à un ensemble indéfini de prétentions (injustifiées) de certaines ressources juridiques à être converties en sources.

Les opérations de conversion de ressources en source font partie, à n’en pas douter, de l’essence même de l’activité juridictionnelle. Cela soulève le point intéressant – pour le théoricien du droit – des conditions de la « positivation » : autrement dit le passage de normes « candidates » à la positivité en normes « reçues » dans le droit positif. En particulier, cela nous apprend que ces conditions de positivation ne sont pas d’avance fixées par le constituant ou par toute autre autorité « faisant le droit ». Au contraire, une partie importante de ce qui se passe là relève – et c’est certainement là un invariant dans tous les systèmes juridiques quelque peu complexes – des autorités « disant le droit ». Dire le droit, cela commence par dire ce qu’est le droit : déterminer ce qui est et ce qui n’est pas du droit. C’est là une des fonctions de la théorie des sources du droit et de son usage concret dans les systèmes juridiques.

On se doit cependant de distinguer ce qui se passe de ce point de vue de ce qui va nous occuper dans la suite de cette étude. Le bloc de constitutionnalité ne sert pas seulement à permettre la positivation de ce qui auparavant n’était pas positif. Il permet aussi de faire apparaître comme règle écrite – ou rattachée à elle – ce qui relève de la manifestation de volonté du juge.

 

III. Les normes de référence utilisées par le juge mais non incluses dans le bloc de constitutionnalité

 

« Toute la constitution, rien que la constitution, tel paraît être le champ des règles applicables par le juge constitutionnel français ». Cette formule rassurante du doyen Vedel visait à faire apparaître le caractère à la fois exhaustif et limitatif du bloc de constitutionnalité : un bloc en quelque sorte « hermétiquement clos », parfaitement scellé et dont les frontières sont à la fois correctement délimitées et parfaitement protégées contre les incursions extérieures. À y regarder de plus près, la formule suscite quelque interrogation. L’esprit même du bloc de constitutionnalité n’était-il pas d’élargir et de fluidifier la définition même de la constitution ? Ce point a déjà été abordé au début de cet article : en admettant même que certains textes constitutionnels du passé aient vocation à revivre, que dire des textes de valeur organique, voire de certaines lois ordinaires rangées au nombre des normes de référence du contrôle de constitutionnalité ? Sont-ils « toute la constitution et rien que la constitution » ? Qui plus est, la frontière est-elle si étanche que cela ? En admettant que désormais il faille tenir pour acquis que « la constitution est un bloc », ses limites nouvelles sont-elles au moins correctement définies et gardées contre des intrusions clandestines, c’est-à-dire des énoncés juridiques employés comme normes de référence sans être officiellement rangés dans le « bloc » ?

 

A. Le statut des « textes » constitutifs du bloc de constitutionnalité

 

Le Conseil constitutionnel a, pour l’essentiel, maintenu une certaine continuité dans la manière dont il a délimité les textes du bloc de constitutionnalité. On ne compte que de rares exceptions, comme celle se trouvant dans la décision no 91-290 DC du 9 mai 1992 (loi portant statut de la collectivité territoriale de Corse, Rec., p. 50) et dans laquelle, pour établir l’existence et la valeur constitutionnelle du « concept de peuple français », le juge avait énoncé que : « la référence au “peuple français” figure d’ailleurs depuis deux siècles dans de nombreux textes constitutionnels ».

Le Conseil semblait renoncer ainsi à ne retenir que les textes « républicains ». Mais cette référence – qui a pu être qualifiée de « dictum » par la doctrine – ne faisait que compléter un faisceau de citations textuelles tirées des textes habituels : la Déclaration de 1789 et les deux préambules de 1946 et 1958.

Dans l’ensemble, donc, le problème ne vient pas tant de la propension du juge à étendre le périmètre des textes utilisés – sinon lorsque le constituant autorise expressément cette extension comme il l’a fait en 2005 s’agissant de la Charte de l’environnement – qu’à créer des standards qui lui permettent, dans le respect de principe de son attachement aux sources écrites, de s’émanciper des contraintes qui semblent résulter de ce « textualisme ». Plusieurs catégories de normes de référence du contrôle de constitutionnalité n’ont pas été incluses par la doctrine autorisée dans le bloc de constitutionnalité du fait qu’elles étaient « non écrites ». Ainsi en a-t-il été des principes de valeur constitutionnelle et d’autres standards jurisprudentiels. À chaque fois, comme on va le voir, la raison doit en être trouvée dans la nécessité de rapprocher les normes du juge des sources du constituant « politique », c’est-à-dire des textes positifs. Là où le juge crée des normes qui ne se rattachent pas à ces textes, il n’est nullement désavoué. Il suffit de prétendre que ces exceptions n’en sont pas. Comme on le verra, elles sont pourtant loin d’être quantitativement ou qualitativement négligeables.

 

B. Le statut des standards jurisprudentiels ne pouvant pas être rattachés à un texte du « bloc »

 

Se pose la question de la présence au nombre des normes de référence du contrôle de constitutionnalité de standards jurisprudentiels qui n’existent que du fait de l’interprétation du juge constitutionnel. Cette catégorie est bien remplie et n’a fait que s’alourdir depuis les années 1970. Ce phénomène aux multiples facettes est de nature à affaiblir la thèse de la complétude – ou si l’on préfère de l’exhaustivité – du bloc de constitutionnalité, qui n’a pas lieu d’être s’il n’est pas exhaustif.

 

1. Les principes de valeur constitutionnelle dépourvus de référence à un texte

On rencontre couramment l’affirmation selon laquelle l’existence de certains « principes de valeur constitutionnelle » ne se rattachant à aucun texte n’est pas de nature à fragiliser la doctrine Vedel (la position textualiste) ou la théorie du bloc de constitutionnalité. Selon Louis Favoreu, il n’est pas question d’inclure dans le bloc de constitutionnalité « les principes généraux du droit à valeur constitutionnelle » qui en auraient constitué une cinquième composante. Il n’en existerait à vrai dire qu’un seul cas véritable : celui du principe de continuité des services publics dans la décision no 79-105 DC du 25 juillet 1979. Encore, volant au secours du juge, plusieurs auteurs ont-ils proposé de rattacher ce principe à l’article 5 de la Constitution. Il est intéressant de relever que ce lien serait alors d’origine doctrinale, le juge n’ayant pas cru bon de l’affirmer explicitement. Et, s’agissant de la notion de continuité, il faut remarquer que le juge l’a utilisée à plusieurs reprises sans lien avec l’article 5 : ainsi lorsque le Conseil a jugé qu’il « appartenait au Parlement et au Gouvernement, dans la sphère de leurs compétences respectives, de prendre toutes les mesures d’ordre financier nécessaires pour assurer la continuité de la vie nationale » en vue de résoudre les difficultés nées de la censure d’une loi de finances. L’article 5 n’explique donc pas tout. Il vaudrait mieux, pour cela, aller chercher du côté d’une théorie de l’État sous-jacente à ces usages de l’idée de continuité. Ce qui doit persister, ce dont la continuité doit être assurée, par-delà les services publics, la vie nationale, etc., c’est bien l’État lui-même.

Par ailleurs, il est permis de douter que cela soit le seul cas. Citons par exemple le considérant no 26 de la décision no 87-232 DC du 7 janvier 1988, qui mentionne les « principes de valeur constitutionnelle relatifs au prix des entreprises transférées du secteur public au secteur privé » selon lesquels l’évaluation de ce prix doit être « opérée de façon objective et impartiale dans le respect des techniques appropriées ». D’autres cas sont moins nets, comme celui du principe de dignité de la personne humaine, dont on verra plus loin qu’il constitue plutôt un exemple de lien diffus avec un texte.

 

2. Les conditions essentielles d’exercice de la souveraineté nationale

Louis Favoreu n’avait pas hésité à interpréter la décision Maastricht I no 92-308 DC du 9 avril 1992, comme une vérification de sa thèse selon laquelle le bloc de constitutionnalité ne contenait que quatre composantes (Déclaration de 1789, Préambule de 1946, Constitution de 1958, principes fondamentaux reconnus par les lois de la République). Or, il est bien connu que la décision Maastricht I avait vérifié la conformité du traité contrôlé avec « les conditions essentielles d’exercice de la souveraineté nationale » en distinguant celles-ci de « la constitution » : « au cas où des engagements internationaux contiennent une clause contraire à la constitution ou portent atteinte aux conditions essentielles, etc. » (cons. 14). L’explication donnée par l’auteur pour maintenir malgré tout sa définition rigoureuse du bloc de constitutionnalité était la suivante : la première formule renverrait à « des clauses directement contraires à des normes contenues dans l’un des quatre éléments du bloc de constitutionnalité et individualisable ». Au contraire, et de manière plus surprenante, les « conditions essentielles » seraient une « formule générale recouvrant des atteintes à des normes non individualisables ou identifiables par référence à une disposition précise de la constitution », sauf à tout rattacher à l’article 3 de la Déclaration de 1789 et à celui de la Constitution de 1958. En un mot : il y aurait des normes individualisables et d’autres secrètes ou invisibles. Mais même en l’admettant, ces normes clandestines – comparables au droit secret des systèmes juridiques archaïques – ne sont-elles pas néanmoins des normes de référence du contrôle de constitutionnalité ? Il est bien évident que c’est le cas, puisqu’elles ont pu, comme en 1992, justifier le prononcé de déclarations d’incompatibilité de la part du Conseil constitutionnel.

 

3. Les standards innommés employés par le Conseil constitutionnel

 

a) Les standards liés à l’intérêt général

Enfin, le juge constitutionnel français est aussi un abondant producteur de standards jurisprudentiels qui ne sont rattachés à rien, ne serait-ce que parce qu’ils ne sont jamais considérés comme jouant un rôle dans le raisonnement juridictionnel, alors que tel est manifestement le cas. Ils ne sont pas explicitement catégorisés par le juge et la doctrine ne s’y intéresse guère. On ne les range donc pas dans le bloc de constitutionnalité et on ne recherche pas de lien avec des textes le composant. Le propre de ces standards est de n’exister souvent qu’à l’état de bribe (de morceau de phrase) et de n’être rangés dans aucune des catégories habituellement utilisées pour recenser les normes de référence du contrôle de constitutionnalité. Spécialement, ils ne sont pas (à notre connaissance) classés parmi les objectifs de valeur constitutionnelle, qui leur ressemblent à certains égards. Ainsi, dans la décision no 81-141 DC, qui vit naître les objectifs de valeur constitutionnelle, le Conseil constitutionnel les avait rapprochés d’un autre impératif qu’il incombait au législateur de concilier avec l’exercice de la liberté de communication : les « contraintes techniques inhérentes aux moyens de la communication audiovisuelle » (cons. 5). Ces « contraintes » ressemblent d’assez près à une réalité purement factuelle, mais ce n’est pas comme cela que le juge les a utilisées, puisqu’elles sont entrées en ligne de compte dans une opération de « conciliation » normative entre des libertés et différents impératifs. Elles revêtaient donc un caractère normatif, même si la nature de cette normativité est difficile à caractériser. Le juge avait pu parler à ce sujet, sans les distinguer d’avec les objectif de valeur constitutionnelle cités juste après, « d’impératifs » auxquels la loi satisfaisait à ses yeux, même s’il n’avait pas jugé utile de dire pourquoi.

Ce cas où le juge se souciait de préoccupations touchant à la conduite des politiques publiques, et où il intégrait ces préoccupations dans un raisonnement normatif, n’est pas resté isolé. Citons par exemple le « but d’apaisement politique ou social » justifiant une amnistie en 1988, ou encore les « exigences de la conscription » qui servirent en 1993 à écarter la reconnaissance d’un principe fondamental reconnu par les lois de la République en matière de nationalité, ou, enfin, plus récemment, « la complexité juridique du régime de l’application des peines » qui fut mobilisée en vue d’interdire « que les citoyens assesseurs participent au jugement de toute question autre » que « l’appréciation, par les juridictions de l’application des peines, des conditions de fond qui déterminent l’aménagement des peines ». Beaucoup d’entre eux sont liés à la définition de l’intérêt général et s’apparentent à des policy arguments. Ainsi, près de vingt ans avant l’avènement de la Charte de l’Environnement, le Conseil constitutionnel avait classé un certain nombre de préoccupations environnementales (« le caractère naturel des espaces, la qualité des paysages ou le maintien des équilibres biologiques ») sous la bannière assez accommodante des « fins d’intérêt général ». On pourrait d’ailleurs dire que tous les policy arguments ou presque qu’on identifie dans la jurisprudence constitutionnelle française pourraient être ramenés à un seul : l’intérêt général (ou, selon l’expression employée dans la décision no 86-218 DC, un « impératif d’intérêt général »).

 

b) Les standards institutionnels

De ces standards, on pourrait rapprocher d’autres énoncés normatifs du juge, tenant lieu de référence pour son contrôle de constitutionnalité, et qu’il a progressivement égrenés dans ses arrêts sans souci apparent de les relier à des textes du bloc de constitutionnalité. Ces standards apportent des éclairages sur les institutions et sur ce que la décision 62-20 DC du 6 novembre 1962 appelle leur « esprit ». Pour écarter sa compétence s’agissant d’un éventuel contrôle des lois référendaires sur la base de l’article 61 de la Constitution, le juge constitutionnel avait pu dire que :

Il résulte de l’esprit de la Constitution qui a fait du Conseil constitutionnel un organe régulateur de l’activité des pouvoirs publics que les lois que la Constitution a entendu viser dans son article 61 sont uniquement les lois votées par le Parlement et non point celles qui, adoptées par le Peuple à la suite d’un référendum, constituent l’expression directe de la souveraineté nationale. (cons. 3)

De manière relativement rare, le Conseil constitutionnel avait alors, dans le considérant suivant (no 4), pris soin de dire que cette « interprétation » se trouvait « expressément confirmée » par l’article 17 de la loi organique du 7 novembre 1958. C’était là reconnaître de manière éclatante que les standards énoncés dans le considérant précédent (no 3) n’étaient pas exprès et ne se rattachaient à aucune disposition écrite, ce que renforce le fait de les qualifier d’« interprétations ». La catégorie des standards institutionnels non écrits s’est trouvée augmentée en 2001 dans la décision par laquelle le Conseil constitutionnel a déclaré conforme à la Constitution la loi organique modifiant la date d’expiration des pouvoirs de l’Assemblée nationale de manière à permettre que les élections législatives se déroulent après l’élection du Président de la République et non avant. Le juge avait alors justifié cette inversion du calendrier des deux scrutins, entre autres choses, par « la place de l’élection du Président de la République au suffrage universel direct dans le fonctionnement des institutions de la cinquième République ».

Des énoncés tout à fait comparables se retrouvent en dehors du contrôle de constitutionnalité proprement dit, et particulièrement dans le cadre de la compétence du Conseil en matière de votations référendaires. Le type s’en trouve dans les exigences formulées par la décision « Hauchemaille » de 2000 :

En vertu de la mission générale de contrôle de la régularité des opérations référendaires qui lui est conférée par l’article 60 de la Constitution, il appartient au Conseil constitutionnel de statuer sur les requêtes mettant en cause la régularité d’opérations à venir dans les cas où l’irrecevabilité qui serait opposée à ces requêtes risquerait de compromettre gravement l’efficacité de son contrôle des opérations référendaires, vicierait le déroulement général du vote ou porterait atteinte au fonctionnement normal des pouvoirs publics.

Dans tous ces cas, il s’agit pour le juge – de manière au total très compréhensible et probablement nécessaire – de procéder à une interprétation systémique de la Constitution. Beaucoup de juges constitutionnels étrangers – par exemple le juge allemand – se livrent à des interprétations comparables. On peut apprécier diversement les interprétations portées par le Conseil constitutionnel sur la nature du régime né en 1958, mais le fait qu’il se livre à de telles appréciations n’est pas en lui-même critiquable. C’est même très probablement indispensable et cela relève d’une fonction interprétative tout à fait ordinaire de la part d’un « gardien de la constitution ». Mais quand il est question de faire le tableau complet des normes de référence du contrôle de constitutionnalité, ces énoncés sont prudemment laissés à l’écart. Ces personnages restent toujours hors du cadre. Ils ne sont jamais sur la photo.

 

C. Une exclusion de plus en plus fragile : les règles d’origine internationale

 

1. Les limites de la jurisprudence « IVG »

La notion de bloc de constitutionnalité date d’une période où prévalait dans toute sa rigueur la formule de principe de la décision no 74-54 DC « Interruption Volontaire de Grossesse », selon laquelle « il n’appartient pas au Conseil constitutionnel, lorsqu’il est saisi en application de l’article 61 de la Constitution, d’examiner la conformité d’une loi aux stipulations d’un traité ou d’un accord international » (cons. 7). Mais à partir des années 1990, le contrôle de constitutionnalité des lois a pris en considération de manière croissante des sources internationales.

Dès lors, l’exclusion pure et simple des traités internationaux du « bloc de constitutionnalité » – proposée par Georges Vedel et également préconisée par Louis Favoreu – ne se justifie certainement plus. Il a en effet été démontré que le Conseil constitutionnel n’hésitait pas à inclure, en tant que de besoin, des dispositions issues de traités internationaux au nombre des normes de référence de son contrôle. L’incorporation des traités internationaux au nombre des sources du contrôle de constitutionnalité ne résulte semble-t-il pas de l’article 55 de la Constitution ni de la formule du Préambule de 1946 (al. 14), selon laquelle « La République française, fidèle à ses traditions, se conforme aux règles du droit public international ». Ces deux dispositions ne sont pas à l’origine d’une sorte de « clause générale d’incorporation » des sources conventionnelles dans le « bloc » des sources constitutionnelles. C’est ce qui ressort de la jurisprudence « IVG » de 1975 : « une loi contraire à un traité ne serait pas, pour autant, contraire à la Constitution ». Dans la logique de cette jurisprudence, contrôle de conventionnalité et contrôle de constitutionnalité sont mutuellement exclusifs. De ce point de vue, la jurisprudence de 1975 n’est pas périmée et ses effets continuent à se faire sentir.

En revanche, le juge constitutionnel a fini par admettre en pratique – sans le reconnaître explicitement – que « les traités […] expressément visés par la Constitution conditionnent la constitutionnalité des lois entrant dans leur champ d’application ou les mettant en œuvre ». Lesdits traités deviennent alors, par l’effet de ce renvoi, des sources du contrôle de constitutionnalité. Un exemple de cette inclusion d’un traité dans les sources du contrôle de constitutionnalité se trouve dans la décision no 98-400 DC du 20 mai 1998 (Loi organique relative à l’exercice par les citoyens de l’Union européenne résidant en France, autres que les ressortissants français, du droit de vote et d’éligibilité aux élections municipales). Les visas de la décision faisaient référence à « la Constitution, dans sa rédaction résultant, notamment, de la loi constitutionnelle no 92-554 du 25 juin 1992 » qui, entre autres choses, a créé dans la Constitution un titre XIV : « Des Communautés européennes et de l’Union Européenne » contenant les articles 88-1 à 88-4. C’est l’article 88-3 qui était pertinent en l’espèce, en tant qu’il prévoyait que « sous réserve de réciprocité et selon les modalités prévues par le Traité sur l’Union européenne signé le 7 février 1992, le droit de vote et d’éligibilité aux élections municipales peut être accordé aux seuls citoyens de l’Union résidant en France » et renvoyait à une loi organique pour déterminer ses conditions d’application. Cette disposition constitutionnelle faisait donc de la conformité au Traité sur l’Union Européenne (TUE) une condition de la constitutionnalité de la loi organique (« selon les modalités prévues par le TUE »). C’est pourquoi le traité était cité, en seconde place, dans les visas de la décision. Le Conseil constitutionnel était donc fondé à vérifier le respect par le législateur organique des dispositions de ce traité. Or, il se trouve que l’article 8 B du traité de Rome, ajouté à ce dernier par le TUE en 1992, renvoyait pour sa part à une directive fixant les modalités de l’exercice du droit de vote et d’éligibilité aux élections municipales pour les citoyens de l’Union. C’est la raison pour laquelle le Conseil constitutionnel a pu considérer que le renvoi de l’article 88-3 s’étendait non seulement aux traités de Rome et de Maastricht, mais encore à cette directive, qui est donc à son tour citée (en 3e lieu) dans les visas de la décision.

Il est à noter que, dans sa décision 98-400 DC, le Conseil constitutionnel a pris soin de relever que l’article 88-3 avait « expressément subordonné la constitutionnalité de la loi organique […] aux normes communautaires ». Ainsi, l’inclusion du TUE et de la directive prise pour son application dans les sources du contrôle de constitutionnalité de la loi organique se présente comme une exception, résultant de la volonté expresse du constituant, au principe posé par la décision no 74-54 DC du 15 janvier 1975.

 

2. Renvoi à un traité et constitutionnalisation

On a pu considérer que de telles clauses constitutionnelle de renvoi à des instruments internationaux, comme celle contenue dans l’article 88-3 de la Constitution mais aussi celle contenue dans l’article 53-2 de la Constitution, n’avait pas pour effet de constitutionnaliser lesdits traités, puisque ces derniers n’acquièrent pas de ce seul fait valeur constitutionnelle : « le pouvoir constituant se contente d’en imposer le respect par une disposition constitutionnelle qui y renvoie ». Cette position est compréhensible, puisque, à chaque fois, la disposition constitutionnelle a été insérée dans la Constitution en vue de faire cesser une incompatibilité entre celle-ci et un traité, et afin de rendre possible la ratification dudit traité. Mais, d’un autre côté, une telle analyse nous semble sous-estimer la portée normative des clauses constitutionnelles concernées, dites de révision-adjonction. Ainsi, que fait l’article 88-3, sinon de décider que « le droit de vote et d’éligibilité aux élections municipales peut être accordé aux seuls citoyens de l’Union résidant en France » et que « ces citoyens ne peuvent exercer les fonctions de maire ou d’adjoint ni participer à la désignation des électeurs sénatoriaux et à l’élection des sénateurs » ? Le fait que ces normes soient désormais constitutionnalisées se fait certes « sous réserve de réciprocité et selon les modalités prévues par le Traité sur l’Union européenne ». Mais il n’en reste pas moins que la Constitution contient désormais des normes nouvelles, et non un simple renvoi à un traité international. On le voit d’ailleurs au fait que le pouvoir constituant a habilité au passage le législateur organique en vue de déterminer les conditions d’application du nouvel article. On peut dire la même chose au sujet de l’article 53-2 de la Constitution : « La République peut reconnaître la juridiction de la Cour pénale internationale dans les conditions prévues par le traité signé le 18 juillet 1998 ».

Il faut probablement opérer ici une distinction. En effet, les traités, instruments de droit international, ne sont pas en eux-mêmes constitutionnalisés. Mais il semble impossible de nier que des contenus normatifs issus de ces traités ou pouvant en être déduits (il est créé une cour pénale internationale et son existence doit être prise en compte en droit interne français; le droit de vote et d’éligibilité aux élections municipales peut être accordé aux citoyens de l’Union résidant en France) sont en quelque sorte prélevés par le législateur constituant et insérés dans la constitution nationale. Il y a transfert de contenu normatif et donc constitutionnalisation de normes issues de sources internationales. Certes les traités visés « n’intègrent pas […] le bloc de constitutionnalité ». Mais, d’un autre côté, celui-ci voit sa composition changer du fait de l’adjonction de nouvelles règles (au sens proposé pour ce terme au début de cet article) dont le contenu provient du traité et se trouve incorporé dans la Constitution.

 

3. Les règles du droit public international

Les « règles du droit public international » visées dans l’alinéa 14 du Préambule de la Constitution de 1946 constituent un cas assez différent du précédent. Elles sont mentionnées dans une disposition du bloc de constitutionnalité : ledit alinéa du Préambule, qui a valeur constitutionnelle et qui se trouve dans une source constitutionnelle écrite. Mais il ne s’agit pas ici d’un renvoi exprès à un ou plusieurs instruments de droit international, comme dans le cas des traités explicitement cités par une disposition constitutionnelle. En réalité, le cas est assez proche de celui des principes fondamentaux reconnus par les lois de la République. Le Préambule annonce l’existence d’une catégorie normative sans en énoncer le contenu. Longtemps, le juge constitutionnel n’a pas fait usage de cette catégorie : soit il a écarté un moyen tiré de leur violation par une formule ambiguë et procédant par voie de prétérition (« que les dispositions de la loi déférée au Conseil constitutionnel qui concernent [l’île de Mayotte] ne mettent en cause aucune règle du droit public international ») ; soit encore le contrôle n’avait pas lieu d’être s’agissant d’une mesure législative n’ayant pas l’effet visé par les requérants (82-139 DC, nationalisations) ou d’une disposition « sans contenu normatif » (8 août 1985, 85-196 DC, évolution de la Nouvelle Calédonie, no 1). Puis, dans un second temps, à partir de 1992, le Conseil constitutionnel a fait usage de la catégorie normative annoncée mais non énoncée par le Préambule de 1946 d’une manière plus large. Dans sa décision 92-308 DC (Maastricht I), il a placé « au nombre » – une formule, relevons-le au passage, identique à celle employée concernant les principes fondamentaux reconnus par les lois de la République dans la décision no 71-44 DC (liberté d’association) – des règles du droit public international visées par l’al. 14, « la règle “Pacta sunt servanda” qui implique que tout traité en vigueur lie les parties et doit être exécuté par elles de bonne foi ». Dans sa décision no 98-408 DC, il a ensuite rapproché l’al. 14 du Préambule de 1946 et l’al. 15 du même texte, ainsi que les articles 53 et 55 de la Constitution de 1958 et l’article 26 de la Constitution de 1946 pour considérer qu’il résultait de ces « textes de valeur constitutionnelle » que la France pouvait « conclure des engagements internationaux en vue de favoriser la paix et la sécurité du monde et d’assurer le respect des principes généraux de droit international public ». En particulier, le juge en a déduit que la France pouvait participer à un engagement prévoyant la création d’une « juridiction internationale permanente destinée à protéger les droits fondamentaux ». Par ailleurs, de manière implicite, la même décision semble établir un lien entre ces « règles du droit public international » ou encore les « principes généraux » du même droit public international et la « la règle “Pacta sunt servanda”, en application de laquelle tout traité en vigueur lie les parties et doit être exécuté par elles de bonne foi ». Un lecteur avisé de la jurisprudence constitutionnelle a pu regretter que cette « promotion » des «principes généraux du droit public international » ait manqué dans cette jurisprudence d’un « ancrage constitutionnel […] plus clairement explicité ».

On s’est contenté ici de recenser un certain nombre de cas dans lesquels l’idée de bloc de constitutionnalité ne semble pas adéquatement couvrir toute l’étendue des normes créées par le juge constitutionnel. Tous les efforts sont pourtant faits pour rattacher, de manière plus ou moins plausible, ces normes aux sources répertoriées dans le « bloc ». Mais il arrive aussi, ce qui semble être le cas des arguments d’intérêt général, que certains éléments soient purement et simplement ignorés en tant que composantes normatives de l’argumentation du juge.

Après avoir tenté de compléter – au moins partiellement – ce tableau des normes de référence du contrôle de constitutionnalité pour montrer qu’il contient « plus de choses » (pour s’inspirer de la fameuse phrase de Hamlet) que ce que donne à voir la liste restreinte des composantes du bloc de constitutionnalité, il faut maintenant, et pour finir, se tourner vers ce dernier. Il importe en effet de comprendre ce qui se passe « à l’intérieur » du bloc de constitutionnalité, à savoir le rapport qui s’établit entre les règles contenues dans le bloc (les sources) et les énoncés normatifs produits par le juge. Le fond du problème en ce qui concerne le bloc de constitutionnalité est l’identification entre les normes dégagées par le juge constitutionnel et la Constitution elle-même. Tout le problème est là : la notion même de bloc de constitutionnalité vise à opérer une telle identification, laquelle n’est pas entièrement vraisemblable, pour des raisons que l’on va tenter maintenant d’esquisser.

 

IV. Le « bloc de constitutionnalité » et l’amalgame entre sources et normes

 

Il est de l’essence même de la doctrine du bloc de constitutionnalité que de le présenter comme un ensemble de règles clairement délimitées et présidant à un contrôle aux fondements rigoureux. L’extension des normes de référence du contrôle de constitutionnalité n’ouvrirait pas une boite de Pandore, mais constituerait une garantie d’un meilleur respect de l’état de droit, c’est-à-dire de la soumission au droit des organes supérieurs de l’État et spécialement du législateur. Pour que la théorie du bloc de constitutionnalité joue adéquatement son rôle explicatif – c’est-à-dire décrive correctement ce que fait le Conseil constitutionnel – deux conditions devraient en effet être satisfaites. D’abord, il faudrait que le périmètre des normes de référence du contrôle de constitutionnalité soit clairement délimité et clos. On vient de voir que c’était loin d’être le cas. Ensuite, il faudrait que les sources recensées dans le bloc déterminent effectivement et de manière constante les solutions adoptées par le juge. Or, ce n’est pas plus le cas, ce dont on va désormais exposer les raisons.

 

A. Un juge qui « ne s’estime pas maître des sources » ?

 

Il est difficile de ne pas relever la nature tautologique de la formule si fréquemment citée de Georges Vedel selon laquelle le Conseil constitutionnel « ne s’estime pas maître des sources du droit constitutionnel ». En effet, outre le fait qu’on imagine mal un juge constitutionnel se réclamant de la position contraire, le propre d’une source est bien sûr d’être objective et d’être précisément ce dont l’interprète ne saurait se rendre maître. En un mot, le propos précité revient à dire : « une source est une source » et « un juge est un juge ». Il n’apprend rien de précis, hormis éventuellement, comme avait pu le relever Véronique Champeil-Desplats, un certain virage stratégique de la part d’une juridiction désireuse de conforter sa légitimité après le début des années 1980 au terme d’une phase expansionniste caractérisée, précisément, par l’élargissement des normes de référence de son contrôle.

L’idée d’une source dont le juge ne peut se rendre maître ne signifie pas nécessairement que l’interprète se rend transparent par rapport à l’énoncé qui tient lieu de source à son raisonnement. Elle signifie que la source est une référence stable, qu’elle « dit toujours la même chose » – comme l’affirme Platon au sujet de la loi – et que c’est toujours la même source qui est sollicitée lorsque la chose en question doit être dite. Elle signifie également – en lien avec la maxime vedélienne selon laquelle le bloc de constitutionnalité n’est « rien que la constitution » mais « toute la constitution » – qu’il existe une référence dans une source pour tout ce qui est dit par le juge et que cette référence est stable. En d’autres termes, le rapport entre la source et la norme issue de l’œuvre d’interprétation du juge doit être toujours le même. On pourrait parler à propos de cette situation idéale d’un lien déterminé entre la source et la norme, ou disons d’un lien de forte détermination de la norme juridictionnelle par la source et les énoncés qu’elle contient.

Il existe pourtant des raisons de penser que cette forte détermination n’existe pas, ou du moins que les exemples de la situation contraire – un lien de détermination « faible » ou de relative indétermination – ne sont pas rares. De ce point de vue, on ne prétendra d’ailleurs pas fournir autre chose, dans les lignes qui suivent, que des pistes en vue d’une présentation satisfaisante.

 

B. La force des liens faibles : l’indétermination de la relation entre normes jurisprudentielles et textes de référence

 

Nombreux sont en effet les cas où le problème provient, non pas de l’absence totale de texte, mais du caractère vague – fortement indéterminé – du lien effectué par le Conseil entre ce(s) texte(s) et le principe énoncé. Cette liaison à forte indétermination semble en effet assez courante et c’est elle qui mérite l’attention si l’on veut comprendre ce qui se passe sous le label accommodant du « bloc de constitutionnalité » ou sous couvert de la « doctrine Vedel » de la référence systématique à un texte. On se contentera ici d’identifier trois phénomènes jurisprudentiels qui illustrent cet état de chose : les assemblages de sources ; les influences à distance ; et les liens « évanescents ».

1) Les assemblages de sources. Le juge constitutionnel français n’hésite pas, dans un certain nombre de cas, à composer un assemblage de références tirées du bloc de constitutionnalité pour justifier l’existence d’une norme issue de son activité de création prétorienne.

Certaines combinaisons de textes – comme celle des articles 2 et 17 de la DDHC en ce qui concerne le droit de propriété – sont assez homogènes d’un point de vue thématique. Toutefois, que dire par exemple de « l’objectif de valeur constitutionnelle d’accessibilité et d’intelligibilité de la loi », qui impose au législateur, selon le Conseil constitutionnel, d’adopter des dispositions suffisamment précises et des formules dépourvues d’équivoques et « découle des articles 4, 5, 6 et 16 de la Déclaration de 1789 » ? Mais d’autres sont à l’évidence beaucoup plus « constructives » et dans de tels cas on voit comment les cocktails de sources servent pour le juge à « mettre à jour » la Constitution dans le sens d’une interprétation « vivante » de celle-ci (living constitution). Ainsi en est-il du « droit pour toute personne de posséder un logement décent » qui a été relié par le juge – de manière aussi claire et convaincante que possible – aux alinéas 10 et 11 du Préambule de 1946 par la décision no 94-359 DC du 19 janvier 1995. De manière plus générale, la pratique est structurelle dans le cas des objectifs de valeur constitutionnelle qui sont « construits » à partir d’un cocktail de textes si nombreux que la variété des principes fondés sur leur base est à peu près illimitée. On peut toujours, si on le souhaite, approuver la chose et conclure que « le juge constitutionnel utilise la part de création que comporte son pouvoir d’appréciation pour épaissir les exigences normatives [sic]. Mais cette création est étroitement liée à la norme écrite ». Encore faut-il avoir une conception assez souple de l’idée de « lien étroit » pour parvenir à une telle conclusion… Le problème ne se pose évidemment pas lorsque le Conseil constitutionnel a choisi de qualifier d’objectif de valeur constitutionnelle des énoncés se trouvant directement dans le texte de la loi constitutionnelle de 1958 (tel l’équilibre financier de la sécurité sociale).

Bien d’autres cas pourraient encore être recensés en dehors de la catégorie des objectifs de valeur constitutionnelle. Ainsi, la décision no 98-408 DC – déjà analysée dans cet article – montre comment le Conseil constitutionnel tend, assez fréquemment, à construire des faisceaux de normes de référence pour en tirer des déductions relativement floues : ici, ce sont plusieurs textes constitutionnels écrits qui furent mobilisés pour parvenir à une solution ad hoc. Pourquoi en effet ajouter la catégorie des « principes généraux du droit public international » à celle des « règles » du même droit public international ? Cet assemblage visait à justifier, sans lien de connexité logique très fort, la création de la cour pénale internationale à partir de dispositions générales relatives, pour l’essentiel, aux sources et à l’autorité du droit international. Par ailleurs, comme le même auteur a pu le relever, pourquoi en appeler à un tel faisceau de références pour reconnaître une règle (pacta sunt servanda) appuyée dans la décision no 92-308 DC du 9 avril 1992 sur le seul alinéa 14 du Préambule de 1946 ?

Mais le « record » des participations appartient sans nul doute à l’article 16 de la Déclaration de 1789. Ce texte se trouve souvent incorporé dans ces assemblages jurisprudentiels qui ont pour effet de dissoudre pratiquement tout lien de connexité logique entre la solution retenue et le texte issu du bloc de constitutionnalité qui lui sert de « base ». Ainsi l’article 16 a-t-il pu être utilisé par exemple en liaison avec d’autres articles de la DDHC, tel l’article 4 de la DDHC pour établir le principe selon lequel « le législateur ne saurait porter aux contrats légalement conclus une atteinte qui ne soit justifiée par un motif d’intérêt général suffisant sans méconnaître les exigences résultant des articles 4 et 16 de la Déclaration de 1789 ». Mais il a aussi été assemblé avec les articles (2 et 17) relatifs au droit de propriété, avec l’article 7, l’article 9, l’article 11, etc. Il constitue aussi une base pour plusieurs objectifs de valeur constitutionnelle : ainsi en est-il de l’objectif d’intelligibilité et d’accessibilité de la loi (du moins dans la décision no 2006-540 DC du 27 juillet 2016, Loi relative au droit d’auteur et aux droits voisins dans la société de l’information), ou de l’objectif de valeur constitutionnelle de bonne administration de la justice (décision no 2013-235 QPC). Et l’article 16 est aussi « marié » à des dispositions du texte de 1958, par exemple les articles 5 et 20, en vue de faire échec à une disposition d’une loi de finance modifiant le traitement du président de la République et du Premier ministre (décision no 2016-635 DC, cons. 80). Le même article 16 DDHC est encore associé avec l’article 13 C en vue de censurer un dispositif permettant aux assemblées d’opposer leur véto à la nomination de présidents de chaines par le CSA (décision no 2009-577 DC, Loi relative à la communication audiovisuelle et au nouveau service public de la télévision, cons. 13).

2) Les influences à distance. Dans cette dernière décision (no 2009-577 DC), on pourrait aller jusqu’à penser que la séparation des pouvoirs est devenue un principe non écrit, puisque, dans le considérant déjà évoqué (no 13), elle est mentionnée sans référence à l’article 16 DDHC. Mais il est vrai que celui-ci fait son apparition un peu plus loin, dans le cons. 30 :

30. Considérant qu’aux termes de l’article 16 de la Déclaration de 1789 : “Toute société dans laquelle la garantie des droits n’est pas assurée, ni la séparation des pouvoirs déterminée, n’a point de Constitution” ; que la Constitution attribue au Gouvernement, d’une part, et au Parlement, d’autre part, des compétences qui leur sont propres…

Cela conduit à repérer l’existence d’un autre phénomène : celui des influences de sources écrites « à distance ». En effet, le juge est loin de toujours placer à proximité l’une de l’autre la source relevant du bloc de constitutionnalité et l’énoncé de la norme de référence qui en procède, ou du moins semble en procéder. On a pu ainsi relever que le principe de valeur constitutionnelle de sauvegarde de la dignité de la personne humaine contre toutes sortes d’asservissements et de dégradation ne semblait, dans la décision « bioéthique » de 1994, rattaché directement à aucun alinéa précis du Préambule de 1946 (décision no 94-343-344 DC du 27 juillet 1994, rec. p. 100). Mais, à la lecture de l’ensemble du considérant concerné, on voit que le juge associe clairement ledit principe avec la formule par laquelle le Préambule de 1946 énonce que,

Au lendemain de la victoire remportée par les peuples libres sur les régimes qui ont tenté d’asservir et de dégrader la personne humaine, le peuple français proclame à nouveau que tout être humain, sans distinction de race, de religion ni de croyance, possède des droits inaliénables et sacrés.

En réalité, le phénomène est assez courant et il pourrait expliquer le cas d’un certain nombre de principes constitutionnels semblant ne se rattacher à aucun texte. En effet, le texte n’est pas toujours aussi absent qu’il y paraît. Ainsi, dans le cas de l’objectif de valeur constitutionnelle de « caractère pluraliste des courants d’expression socioculturelle », une partie de la doctrine a pu considérer que le fondement écrit en était l’article 11 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789. Ce fondement n’est pas explicite dans la décision no 82-141 DC. Mais, dans la même décision, cette composante du bloc de constitutionnalité est présente à quelques phrases de distance et peut être assez logiquement reliée à l’objectif : tout le monde comprend ou peut comprendre que la liberté de communication des pensées et des opinions est mieux garantie si une diversité de médias peut exister et s’exprimer. Textuellement, l’article 11 est présent à distance, mais cette présente éclaire le sens de l’objectif constitutionnel reconnu un peu plus loin. Le problème se complique du fait que, dans des décisions ultérieures, le même objectif de valeur constitutionnelle a été rattaché non pas à un, mais à plusieurs textes du bloc de constitutionnalité autres que l’article 11 Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789.

3) Les liens évanescents. Enfin, le juge constitutionnel français est loin de maintenir toujours un lien constant entre une certaine source et une certaine norme de contrôle. Dans la décision considérée comme ayant inauguré la catégorie des objectif de valeur constitutionnelle (no 81-141 DC communication audiovisuelle), le juge ne citait aucune source du bloc de constitutionnalité pour faire exister les objectifs de « sauvegarde de l’ordre public », de « respect de la liberté d’autrui » et de « préservation du caractère pluraliste des courants d’expression socioculturels ». Par la suite, il semble que le silence ait perduré concernant la sauvegarde de l’ordre public. Mais l’objectif de valeur constitutionnelle de pluralisme, etc., a, comme on l’a vu, été rattaché à un cocktail de références du bloc de constitutionnalité.

On peut aussi prendre l’exemple du principe « selon lequel l’autorité judiciaire comprend à la fois les magistrats du siège et du parquet ». Le Conseil constitutionnel l’a d’abord rattaché plus ou moins directement à l’article 66 de la Constitution en 1993. Puis, en 2004, il l’a énoncé sans rattachement clair à aucun article d’un texte du bloc de constitutionnalité, même s’il semblait alors être envisagé dans l’orbite du principe de séparation des pouvoirs (lequel trouve son fondement dans l’article 16 de la Déclaration de 1789). Le juge l’a rangé alors parmi les « principes ou règles de valeur constitutionnelle », sans autre précision. Enfin, on le trouve encore, par exemple, dans la QPC « garde à vue » de 2010, énoncé sans aucune référence textuelle, même si le juge conclut son raisonnement en écartant toute violation de l’article 66 de la Constitution. On n’est dès lors plus très loin d’une influence « à distance ».

Au bout du compte, les phénomènes d’assemblages, d’influence à distance, ou d’évanescence ne sont pas rares. Le plus frappant est que les mêmes normes de référence du contrôle de constitutionnalité peuvent relever cumulativement de plusieurs pratiques de ce type, souvent parce que le juge évolue dans la façon dont il les rattache à des dispositions de droit écrit.

 

Conclusion

 

La plupart des procédés analysés dans cet article pourraient être considérés comme relevant d’une indispensable et incompressible marge de discrétionnalité qui fait partie intégrante de l’activité juridictionnelle et doit être reconnue à tout juge constitutionnel. La difficulté réside toutefois dans le fait que ces techniques juridictionnelles – assez classiques – ne sont pas conformes à ce que le juge et la doctrine justificative qui commente son activité ont à dire sur les normes de référence du contrôle de constitutionnalité. Rien de tout cela ne paraît en parfaite adéquation avec l’idée d’un « bloc de constitutionnalité » ni avec le formalisme et le textualisme très marqués qui sont des traits distinctifs de la doctrine publiciste française. Le bloc de constitutionnalité ne délimite donc nullement le périmètre des normes de référence du contrôle de constitutionnalité. Il n’explique pas plus l’usage que fait le juge de ces normes de références qui sont, pour leur part, contenues dans le « bloc ». Il n’y a pas de « bloc », puisqu’il se passe des choses à l’extérieur de la frontière imaginaire qu’il est censé délimiter et que ce qui se passe à l’intérieur est obscur, ne recouvrant aucun lien déterminé entre la source et la façon dont elle est interprétée. Ce qui est désigné par « bloc de constitutionnalité » n’est pas une donnée objective du droit positif. C’est l’idéologie du contentieux constitutionnel français. Il n’est pas question pour nous de dire qu’il reste possible de penser la constitution en dehors des interprétations qu’en donne le juge. Le courant de l’histoire du droit constitutionnel a pris à l’évidence un sens contraire. Mais encore faut-il disposer d’une théorie réaliste – au sens le plus ordinaire du terme – de la manière dont le juge constitutionnel utilise la constitution. En France, nous n’en sommes pas encore là.

 

Denis Baranger

Professeur de droit public à l’Université Paris II Panthéon-Assas.

 

 

Pour citer cet article :

Denis Baranger « Comprendre le « bloc de constitutionnalité » », Jus Politicum, n°21 [https://juspoliticum.com/articles/Comprendre-le-bloc-de-constitutionnalite]