Les executive orders du président des États-Unis comme outil alternatif de législation
Depuis le début du XXe siècle, la doctrine américaine semble s’accorder sur le fait qu’il y a une tendance à l’expansion des pouvoirs du président des États-Unis. L’un des facteurs principaux de ce phénomène peut être recherché dans l’utilisation de plus en plus fréquente par le président des États-Unis des executive orders comme outil normatif autonome et concurrent de la législation adoptée par le Congrès. Cette recherche vise à appréhender et mieux comprendre ce phénomène en s’attardant sur les fondements juridiques de ces executive orders ainsi que sur le contrôle dont ils peuvent faire l’objet.
Since the early 20th century, American scholars seem to agree on the fact that the US presidency has strengthened its power overtime. One of the main factors explaining this tendency is the increasing use of executive orders by US presidents as an autonomous and rival lawmaking tool to Acts of Congress. This study seeks to get a better understanding of this phenomenon by focusing on the executive orders legal basis as well as on the way they are checked by the two other branches.
L
es premiers mois d’exercice du pouvoir par le président Donald Trump ont été marqués par la personnalité et le style atypiques du 45e président des États-Unis, ainsi que par sa pratique inhabituelle de la communication par le truchement des réseaux sociaux qui apparaît en rupture avec les usages des précédents titulaires de la fonction. Toutefois, au-delà de ces singularités, le nouveau président américain a su immédiatement s’approprier, dans une grande continuité avec les pratiques antérieures, les outils du pouvoir du chef de l’exécutif américain. En effet, comme Ronald Reagan, George H. Bush, Bill Clinton, George W. Bush ou Barack Obama avant lui, le Président Trump a pris dans les jours suivants son investiture des executive orders. Parmi ceux-ci se trouvent les très contestés executive orders visant à interdire aux ressortissants de certains États étrangers, à majorité musulmane, l’entrée sur le territoire des États-Unis. Plus récemment, les décisions du 8 mars 2018 visant à augmenter les droits de douane perçus sur les importations d’acier et d’aluminium aux États-Unis ont créé de vives tensions entre la première puissance mondiale et ses partenaires économiques. Les débats entourant ces actes ont conduit à mettre au centre de l’actualité un aspect des pouvoirs du président des États-Unis qui a longtemps peu intéressé la doctrine américaine : son pouvoir d’énoncer unilatéralement des prescriptions générales et impersonnelles qui se rapprochent matériellement de la loi et qui s’appliqueront sur l’ensemble du territoire des États-Unis en dehors de tout processus législatif.
En effet, la doctrine américaine a pendant longtemps été influencée par la pensée de Richard Neustadt, exposée dans son ouvrage de référence de 1960 : Presidential Power. Selon cet auteur, le pouvoir du président des États-Unis ne résiderait pas tant dans les pouvoirs formels qui lui sont conférés par la Constitution que dans ses qualités personnelles en matière de leadership et de stratégie politique face aux autres pouvoirs. Richard Neustadt résume cela dans une formule célèbre selon laquelle le pouvoir du président « est le pouvoir de persuader ». Selon cette conception, l’utilisation par le président des États-Unis de ses prérogatives, comme le pouvoir de véto ou celui d’émettre des executive orders, n’est pas une marque de puissance, mais au contraire un signe de faiblesse dans la mesure où cela signifie qu’il a été incapable d’emporter la conviction des autres pouvoirs. Cela a conduit une partie de la doctrine à se désintéresser de l’approche juridique dès lors qu’il s’agissait d’étudier les pouvoirs du président.
Cependant, malgré l’influence considérable de la pensée de Neustadt, la doctrine contemporaine tend depuis quelques années à renouer avec les études juridiques des pouvoirs du président des États-Unis qui avaient cours dans la première partie du xxe siècle. Cette tendance s’explique par les limites de l’approche purement politique de Neustadt. Si cet auteur peut « éclairer les fluctuations à court terme des frontières de l’influence présidentielle […] il ne peut pas expliquer l’expansion généralisée du pouvoir présidentiel ». Effectivement, depuis des décennies les pouvoirs du président américain se sont structurellement renforcés, et ce, indépendamment du titulaire de la fonction présidentielle. Ainsi, ce n’est pas tant la personnalité des différents présidents qui semble favoriser cette tendance, mais plutôt la structure constitutionnelle. Or, s’intéresser à l’influence de la structure constitutionnelle sur les pouvoirs du président suppose nécessairement de porter son attention sur les executive orders.
Les executive orders ont en effet toujours été le support traditionnel de l’expression de la volonté présidentielle, cela explique que leur histoire soit intimement liée à celle du président des États-Unis. Georges Washington fut ainsi, en 1789, l’auteur du premier acte qui s’apparente à un executive orders, même si celui-ci ne porte pas le numéro 1. Comme le note une étude, les premiers executive orders
prenaient parfois la forme d’approbation présidentielle gribouillée hâtivement sur des documents légaux ou sur les marges de cartes. Les présidents écrivaient « Approuvée », « Qu’il en advienne », ou d’autres courts commentaires et ces notes suffisaient à donner à ces propositions l’autorité de l’imprimatur présidentielle.
Il fallut attendre un executive order du président Ulysses Grant en 1873 pour que soient imposées certaines règles visant à uniformiser le style et la structure de ces actes, sans d’ailleurs que ces règles soient toujours respectées.
L’importance des executive orders dans l’histoire des États-Unis est considérable. Certaines des plus grandes controverses politiques et constitutionnelles ont pour origine de tels actes. Ainsi, la Neutrality Proclamation de 1793 de Georges Washington, qui déclare que les États-Unis demeureront neutres dans le conflit entre les puissances européennes et qui interdit aux ressortissants américains de prendre part à cette guerre, a mené à une controverse constitutionnelle importante entre James Madison et Thomas Jefferson sur les pouvoirs constitutionnels respectifs du président et du Congrès en matière de déclaration de guerre et de neutralité. De même, c’est par un executive order que, le 1er janvier 1863, Abraham Lincoln déclara l’émancipation des Noirs dans les États du sud de l’Amérique. C’est encore par un executive order, daté du 19 février 1942, que Franklin Roosevelt ordonna l’internement dans des camps de plus de 117 000 Américains d’origine japonaise durant la Seconde Guerre mondiale. Sur le plan juridique, l’une des décisions les plus célèbres de la Cour suprême, Marbury v. Madison, avait pour origine la contestation de la validité d’un executive order du président Jefferson adressé à son secrétaire d’État, James Madison, lui ordonnant de ne pas notifier sa nomination aux fonctions de juge fédéral à William Marbury. De même, les affaires les plus importantes de la Cour suprême relatives à la séparation des pouvoirs ont souvent eu pour origine la contestation d’un executive order.
L’importance juridique et politique des executive orders s’est nettement accrue au cours du xxe siècle, au point de devenir l’un des facteurs principaux de la puissance présidentielle. Cette tendance peut s’expliquer par un double phénomène. Cette importance est tout d’abord la conséquence de la place centrale qu’occupent les normes issues des executive orders dans l’ordre juridique fédéral américain. D’un point de vue quantitatif, le nombre d’executive orders édictés par le président des États-Unis a fortement augmenté. Ainsi, les vingt-cinq premiers présidents des États-Unis ont pris de manière cumulée 1166 executive orders. Mais le président Théodore Roosevelt (1901-1909) en a pris à lui seul près de 1081. C’est toutefois Franklin Roosevelt (1933-1945) qui à ce jour détient le record avec 3721 executive orders durant ses mandats. Les présidents prennent aujourd’hui en moyenne entre 300 et 400 executive orders pour deux mandats. Ne sont pris en compte ici que les executive orders stricto sensu auxquels il faudrait théoriquement ajouter, notamment, les proclamations et les memoranda, ce qui gonflerait encore considérablement les chiffres. Mais c’est surtout du point de vue qualitatif que les executive orders ont pris une ampleur considérable. Assurément, cet outil s’est imposé aux yeux des présidents américains comme un véritable instrument de législation autonome permettant de contourner le Congrès. Franklin Roosevelt, dans un message au Congrès, déclara par exemple :
Je demande que le Congrès prenne les mesures nécessaires avant le 1er octobre. Votre inaction à cette date me laissera avec la responsabilité incontournable devant le peuple de ce pays de m’assurer que l’effort de guerre n’est mis en péril par la menace d’un chaos économique.
Dans le même sens, Bill Clinton assumait clairement de passer par des executive orders dans l’hypothèse où des propositions de loi qu’il soutenait seraient bloquées par le Congrès. C’est pourquoi de nombreux auteurs affirment que les executive orders s’apparentent souvent à de la législation. Un auteur juge en ce sens que, parmi les milliers d’executive orders pris par le président, beaucoup « créent clairement des “lois” dans tous les sens du terme ».
Cette tendance à l’usage des executive orders comme instrument alternatif de législation est par ailleurs favorisée par les attentes des citoyens américains qui ont, spécialement depuis le New Deal, intériorisé le rôle du gouvernement fédéral en général, et du président en particulier, en matière économique, sociale ou de sécurité. Dès lors, il n’est pas surprenant que « le public attende désormais des présidents qu’ils accomplissent bien plus que ce que leur permettent leurs seuls pouvoirs formels » et pousse ainsi les titulaires de la fonction exécutive à faire un usage de plus en plus large de leurs prérogatives. Ces éléments expliquent la position d’une partie de la doctrine américaine qui estime que les executive orders sont l’un des facteurs principaux à l’origine de ce phénomène d’expansion des pouvoirs présidentiels.
L’étude des executive orders est donc indispensable à une meilleure compréhension des pouvoirs du président des États-Unis et à l’appréhension des dynamiques entre les trois branches du pouvoir fédéral américain. Toutefois, un écueil apparaît immédiatement lorsqu’est entreprise une telle recherche : la difficulté d’identifier l’objet « executive order ». Cette difficulté est tout d’abord liée au fait que la catégorie des executive orders stricto sensu, c’est-à-dire les mesures qualifiées comme telles par le président, n’est pas la seule catégorie d’actes normatifs permettant au président des États-Unis d’agir unilatéralement. Pour reprendre une typologie traditionnelle, notamment élaborée par Philipp J. Cooper, à côté de la catégorie des executive orders se trouvent celles des presidential proclamations, des presidential memoranda et des national security directives. Certains auteurs y ajoutent même la catégorie des signing statements. Or, comme le rappelle un auteur, « il n’existe pas de définition constitutionnelle ou légale des notions de “proclamation”, “executive order,” ou des autres formes de directives présidentielles ». Autrement dit, « l’absence de définition consensuelle signifie que, par essence, un executive order est ce que le président choisit de qualifier ainsi ».
Dans une étude de 1957, une commission de la Chambre des Représentants du Congrès avait tenté d’identifier et de distinguer les executive orders et les proclamations. Cette étude, après avoir défini les executive orders et proclamations comme « des directives ou actions par le président », énonçait que
les executive orders sont généralement dirigés vers, et gouvernent l’action des agents du Gouvernement et des agences. Ils n’affectent habituellement qu’indirectement les personnes privées. Les proclamations affectent dans la plupart des cas principalement les activités des personnes privées.
Toutefois cette distinction fondée sur les destinataires de l’acte est en pratique assez peu opérante dans la mesure où, comme l’ont montré les mesures prises par Donald Trump, le président des États-Unis peut prendre des executive orders qui affectent principalement les activités des personnes privées. En outre, pour les juridictions américaines, il n’existe pas de différence entre ces deux types d’actes. Ainsi, la Cour suprême des États-Unis a pu juger que le fait pour le président de prendre un executive order en exécution d’une loi alors même que celle-ci prévoyait spécifiquement une proclamation n’est pas de nature à remettre en cause la validité d’un tel acte.
La distinction entre executive order et presidential memorandum n’est pas plus aisée. En l’absence de définition légale ou constitutionnelle, la doctrine s’accorde sur la définition selon laquelle un presidential mermorandum est « une déclaration par le chef de l’exécutif directement adressée aux agents du pouvoir exécutif qu’elle désigne nommément et qualifiée de memorandum par la Maison-Blanche ». Compte tenu de la proximité de définitions entre executive order et memorandum, il n’est pas surprenant que « le memorandum soit utilisé comme l’équivalent d’un executive order », mais sans qu’il soit nécessaire de respecter l’obligation légale de publication propre à la catégorie des executive orders. Il arrive d’ailleurs que les deux instruments soient utilisés concomitamment par le président des États-Unis pour mettre en place une politique déterminée. La proximité entre ces outils est telle, qu’elle peut conduire à des confusions au sein même de la Maison-Blanche. Ainsi, dans un discours tenu dans un lycée de Californie en 1994, Bill Clinton, pourtant juriste de formation, avait annoncé qu’il signerait un executive order visant à retenir les fonds des États américains qui n’appliqueraient pas une politique de « tolérance zéro » à l’égard de la présence d’armes dans les écoles. Pourtant, c’est bien un memorandum qui sera pris par le président des États-Unis pour mettre en œuvre cette politique. Du reste, ici aussi les juridictions fédérales américaines ne semblent pas accorder de véritable importance à la dénomination de l’acte. Par exemple, le fait pour le président de déléguer certains pouvoirs à un service de la Maison-Blanche par memorandum et non par executive order est sans incidence sur la validité d’une telle délégation.
Enfin, la national security directive s’apparente, pour reprendre la définition énoncée par le Président Lyndon Johnson, à
une notification formelle adressée au chef d’une administration fédérale ou d’une autre agence gouvernementale l’informant d’une décision présidentielle dans le champ des affaires de sécurité nationale et exigeant généralement des mesures d’exécution de l’administration ou de l’agence concernée.
Ici encore, d’un point de vue matériel, la différence entre les national security directives et les executive orders est souvent malaisée dans la mesure où ces deux types d’actes peuvent avoir le même objet et les mêmes effets. La seule différence fondamentale réside dans le fait que les national security directives sont généralement classifiées secret-défense et qu’elles ne sont donc pas publiées ou même consultables. Le public n’a de ce fait que rarement connaissance de l’existence même de telles national security directives.
Ainsi, en dehors des hypothèses où l’un de ces outils évoqués est rendu spécifiquement nécessaire par la loi, avec les limites évoquées ci-dessus, ou par l’usage, comme la fameuse Thanksgiving proclamation, le président dispose d’une entière discrétion dans le choix du support de sa politique. Les raisons pour lesquelles il choisit tel ou tel instrument au détriment d’un autre sont généralement liées à des considérations politiques et d’opportunité. Si ces différents types d’actes sont clairement interchangeables pour atteindre l’objectif fixé par le président, leur régime juridique n’est pas exactement identique. Il existe par exemple une obligation légale qui impose au président des États-Unis de publier l’ensemble des executive orders et des proclamations au Federal Register. Cette obligation a été instituée à la suite d’une affaire qui avait conduit deux compagnies pétrolières à demander la suspension de certaines dispositions d’un executive order jusque devant la Cour suprême sans que cette dernière, ni les avocats de l’administration, ni les juridictions fédérales du fond saisies ne s’aperçoivent que les dispositions litigieuses de l’executive order avaient été en réalité abrogées par un autre executive order. Le président peut donc être tenté de passer par la voie d’un memorandum de manière à éviter une telle publication et ainsi de réduire les risques contentieux. De même, les règles en matière d’élaboration ne sont pas les mêmes : l’édiction des executive orders est plus encadrée que les autres actes depuis un executive order, pris par le président John Kennedy en 1962 et modifié par ses successeurs, qui prévoit une procédure spécifique. Il arrive enfin fréquemment que le président utilise une combinaison de plusieurs de ces instruments pour mettre en place une politique publique déterminée.
L’absence de véritable critère de distinction entre ces actes et leur identité matérielle justifie que la notion d’« executive order » soit entendue au sens large dans le cadre de cette étude, sans considération de la qualification donnée par le président à ses actes. Ainsi, lato sensu, les executive orders sont toutes les directives du président des États-Unis adressées aux agents et administrations du pouvoir exécutif, qu’elles aient ou non in fine pour objet d’affecter les personnes privées, et qui leur imposent de prendre (ou de s’abstenir de prendre) certaines mesures, de modifier leur pratique, d’appliquer une politique publique déterminée par lui ou d’exécuter la loi selon l’interprétation qu’il en retient. Ces éléments expliquent également le choix qui a été fait dans cet article de conserver la locution originale « executive order » plutôt que de la traduire par « décret présidentiel » comme le fait une partie de la doctrine francophone ou de la presse généraliste française. En effet, il nous semble que la locution « décret présidentiel » crée une perception faussée impliquant que l’executive order serait l’équivalent américain d’un décret pris par le président de la République française. Or, les executive orders se distinguent des décrets présidentiels français aussi bien sur la forme – en ce qu’ils ne renvoient pas à une catégorie formelle d’actes du président mais à un ensemble de mesures aux dénominations variées – que sur le fond, dans la mesure où ils ont une portée qui dépasse largement celle des décrets du président de la République française.
L’ensemble de ces éléments conduit à constater que si les executive orders sont formellement des actes du pouvoir exécutif et se distinguent clairement de la loi du Congrès, une approche matérielle de ces actes mène à grandement relativiser cette distinction. En effet, par leur objet, qui ne se limite en général pas au seul ordre intérieur de la branche exécutive, et leurs effets importants sur les personnes privées, les executive orders se rapprochent très significativement de la loi au point d’intervenir souvent dans le champ de compétence du Congrès. Les executive orders semblent ainsi permettre au président des États-Unis d’accaparer une partie du pouvoir législatif. Or, l’article 1er de la Constitution des États-Unis dispose notamment que « tous les pouvoirs législatifs accordés par la présente Constitution seront attribués à un Congrès des États-Unis ». Dès lors, comment les executive orders peuvent-ils être utilisés par le président des États-Unis comme un outil de législation dans un certain nombre de domaines, alors même que la Constitution n’habilite que le Congrès à prendre des normes législatives et que la séparation des pouvoirs est supposée être stricte aux États-Unis ? On peut identifier deux grands facteurs expliquant ce phénomène : d’une part, les fondements juridiques des executive orders sont relativement incertains ; or cette incertitude profite largement au président des États-Unis (I) ; d’autre part, les executive orders ne font l’objet d’aucun véritable contrôle, ce qui leur donne une portée considérable (II).
I. Des executive orders aux fondements juridiques incertains
Il faut souligner que les executive orders ne sont pas expressément prévus par la Constitution des États-Unis. La section 1 de l’article 2 de la Constitution se limite à énoncer que « le pouvoir exécutif sera confié à un président des États-Unis d’Amérique » et la section 3 du même article dispose notamment qu’« il veillera à ce que les lois soient fidèlement exécutées, et commissionnera tous les fonctionnaires des États-Unis ». Ainsi, en l’absence de définition de la nature et de la portée du pouvoir exécutif du président américain, la seule lecture de la Constitution ne permet pas de déterminer sur quel fondement et dans quel contexte un président peut prendre des executive orders. Ce flou autour de la signification de l’article 2 de la Constitution n’est aujourd’hui que partiellement résolu. En effet, plus de deux siècles après l’entrée en vigueur de la Constitution des États-Unis, les fondements des pouvoirs du président américain font toujours l’objet de « désaccords très considérables ». Cela est parfaitement résumé par le Justice Robert Jackson dans son opinion concordante sur l’arrêt Youngstown de 1952. Après avoir remarqué qu’aucune des conceptions discutées de l’autorité du président des États-Unis ne s’avère utile et claire pour trancher des questions concrètes soulevées par les pouvoirs de l’exécutif, il ajoute qu’
[u]n siècle et demi de débats partisans et de spéculations doctrinales n’ont débouché sur aucun résultat mais ont seulement produit des citations plus ou moins pertinentes de sources respectées […]. Elles se contredisent largement les unes les autres.
L’absence de théorie générale unanimement acceptée ne laisse d’autre choix que de définir ces pouvoirs « implicitement, à travers une série de décisions ad hoc concernant des pratiques déterminées ».
Appréhender ces pouvoirs présidentiels suppose, tout d’abord, de rappeler que le constitutionnalisme est fondé sur l’idée de limitation du pouvoir des gouvernants par la Constitution. Cela implique que les titulaires du pouvoir ne peuvent en principe agir sans avoir été préalablement habilités par celle-ci à le faire. Les dispositions habilitant les gouvernants permettent donc de limiter l’action de ceux-ci dans un cadre prédéterminé. Toutefois, paradoxalement, le fait que la Constitution n’habilite pas spécifiquement le président à prendre des executive orders n’a pas joué au détriment de la capacité d’action du président, mais l’a au contraire largement favorisée. Deux auteurs notent en ce sens que
les pouvoirs d’action unilatérale du président des États-Unis sont une force dans la politique américaine précisément parce qu’ils ne sont pas prévus dans la Constitution. Par fort contraste au véto, au pouvoir de nomination, et aux autres pouvoirs énumérés, ils tirent leur force et résilience de leur ambiguïté.
Historiquement, certains auteurs ont pu tenter d’identifier une filiation directe entre le pouvoir exécutif du président des États-Unis et les prérogatives royales du monarque britannique. Comme le souverain britannique, le président des États-Unis pourrait prendre des mesures fondées sur son pouvoir exécutif sans que celles-ci soient directement conditionnées par une habilitation expresse de la Constitution ou de la loi. Toutefois, une telle approche a été largement déconstruite dans la mesure où les constituants américains ont manifestement refusé de façonner la fonction présidentielle à l’image de celle du roi britannique et que « l’article II confie “le pouvoir exécutif” au président, mais seulement après que l’article I a donné la plupart des “prérogatives royales traditionnelles” au Congrès ».
Des présidents américains ont également pu tenter de justifier certains executive orders en se référant à l’idée de pouvoirs inhérents à l’office du président, en particulier en situation d’urgence, qui supposeraient que le président puisse agir afin de résoudre des crises même lorsqu’il n’est pas expressément habilité en ce sens. Toutefois, cette thèse est largement contestée par une partie de la doctrine qui l’estime notamment « incompatible avec l’objet même d’une constitution limitée et écrite ». Surtout, dans l’arrêt Youngstown précité, la Cour suprême des États-Unis s’est clairement opposée à une telle conception des pouvoirs du président des États-Unis. En l’espèce, en avril 1952, le président Harry Truman avait édicté un executive order ordonnant au secrétaire au Commerce de saisir et de faire fonctionner la plupart des aciéries du pays afin d’empêcher une grève générale des ouvriers qui aurait pu, selon le président, mettre en péril la défense nationale. Pour prendre cet executive order, le président ne s’était pas fondé sur un texte législatif déterminé, mais avait fait référence à l’ensemble des pouvoirs confiés au président par la Constitution et les lois des États-Unis ainsi qu’à sa fonction de commandant en chef des forces armées. Les entreprises propriétaires des aciéries saisies ont introduit un recours devant une juridiction fédérale de premier degré afin, notamment, que l’executive order soit suspendu, ce qu’elles ont obtenu en première instance puis en appel. L’affaire a donc été portée devant la Cour suprême. Pour déterminer si l’executive order en cause était ou non constitutionnel, la juridiction fédérale suprême s’attache à déterminer si le président des États-Unis était habilité par la Constitution ou une loi fédérale à saisir les aciéries. Sous la plume du Justice Hugo Black, la Cour établit en définitive que « l’executive order n’était pas autorisé par la Constitution et les lois des États-Unis, et [qu’]il n’est donc pas constitutionnel ». D’autant plus que, « lors de l’élaboration du Taft-Hartley Act de 1947, le Congrès avait refusé au Président le pouvoir de procéder à une saisie en cas de conflit du travail ». Ainsi, pour la première fois, la Cour suprême des États-Unis affirme clairement que le président des États-Unis ne peut prendre un executive order sans avoir été habilité en ce sens soit par la Constitution, soit par une loi fédérale.
C’est cependant surtout l’opinion concordante du Justice Jackson dans cette décision qui est aujourd’hui considérée comme la grille d’analyse de référence pour l’appréciation de la validité d’un executive order. Celui-ci distingue trois grandes hypothèses :
1o lorsque le président agit en conformité avec une autorisation expresse ou implicite du Congrès, son pouvoir est à son maximum dans la mesure où il dispose non seulement de son autorité constitutionnelle, mais également de tout ce qui lui a été délégué par le Congrès. Si un tel executive order est jugé inconstitutionnel, c’est qu’en réalité l’État fédéral n’était pas compétent pour agir ;
2o lorsque le président agit sans qu’un tel acte ait été autorisé ou rejeté par le Congrès, il ne peut compter que sur ses pouvoirs propres. Toutefois, le Justice Jackson ajoute qu’
il y a une zone de flou dans laquelle le président et le Congrès peuvent avoir une autorité concurrente, ou dans laquelle la répartition est incertaine. Par conséquent, l’inertie du Congrès, son indifférence, ou sa passivité peuvent parfois, au moins en pratique, permettre, si ce n’est impliquer, des mesures prises sous la responsabilité exclusive du président.
3o lorsque le président prend des mesures incompatibles avec la volonté expresse ou implicite du Congrès, son pouvoir est à son point le plus faible dans la mesure où il ne peut compter que sur ses pouvoirs constitutionnels, à l’exclusion des pouvoirs dont le Congrès dispose en la matière.
De cette systématisation du Justice Jackson, il est possible de tirer deux grandes sources qui fondent le président des États-Unis à prendre des executive orders. D’une part, l’article II de la Constitution autorise le président à prendre de tels actes lorsqu’il agit dans le cadre de ses pouvoirs propres visés à cet article. L’article II habilite également le président à prendre des executive orders dans les domaines concurrents avec le Congrès à condition que de tels actes ne contreviennent pas à la volonté implicite ou explicite de ce dernier (A). D’autre part, le président peut être habilité à prendre des executive orders par la loi fédérale, il ne s’agit donc ni plus ni moins que d’une délégation de pouvoirs (B). Toutefois, cette systématisation est en pratique assez peu opérante dans la mesure où le président agrège souvent plusieurs fondements sans qu’il soit possible de véritablement les distinguer (C).
A. Les executive orders fondés sur l’article II de la Constitution
Contrairement à l’article I de la Constitution qui dispose que « tous les pouvoirs législatifs accordés par la présente Constitution seront attribués à un Congrès des États-Unis » et qui énumère expressément l’ensemble des pouvoirs du Congrès, l’article II est beaucoup plus ambigu. En effet, les dispositions de l’article II ne font pas référence à « tous les pouvoirs », mais seulement « au pouvoir exécutif ». La question a donc pu se poser de savoir si le président était ou non le seul titulaire du pouvoir exécutif fédéral, ce à quoi la Cour suprême a répondu par l’affirmative, notamment dans une décision de 1926. Surtout, le problème central est de déterminer à quoi fait référence ce pouvoir exécutif : faut-il se limiter seulement aux pouvoirs expressément évoqués par l’article II ? La théorie des pouvoirs implicites est-elle applicable au pouvoir exécutif ? Autrement dit, le pouvoir exécutif du président s’étend-il à des hypothèses non directement prévues par la Constitution ?
L’article II vise certains pouvoirs qui sont à la disposition du président des États-Unis et pour lesquels il pourra prendre des executive orders sur ce seul fondement. Le président américain est tout d’abord le commandant en chef des armées et, à ce titre, il peut prendre l’ensemble des mesures nécessaires à l’accomplissement de cette mission. Par exemple, George W. Bush ne s’est fondé que sur sa qualité de commandant en chef pour édicter, le 28 mars 2003, un executive order qui vise à modifier les règles d’attribution de la médaille du service de la défense nationale. Dans le même sens, le juge fédéral américain estime qu’un executive order fondé exclusivement sur la qualité de commandant en chef est valide. Par exemple, dans une décision Dooley v. United States, la Cour suprême a jugé que le président des États-Unis peut se fonder sur cette seule qualité pour prendre des executive orders, en période de guerre, imposant des taxes sur les produits importés à Porto Rico depuis les États-Unis. Toutefois, « l’autorité du président en tant que commandant en chef d’imposer des taxes douanières cesse avec la ratification du traité de paix ». De même, c’est en qualité de commandant en chef que Franklin D. Roosevelt a créé un certain nombre d’agences exécutives fédérales. Ce pouvoir est d’autant plus considérable que le président dispose des forces armées. C’est par exemple sur ce fondement que Donald Trump a pu, par exemple, ordonner des frappes en Syrie sans autorisation du Congrès.
Sur le fondement de l’article II, le président est aussi le chef de l’État. Il a en cette qualité l’exclusivité des pouvoirs de direction de la politique étrangère des États-Unis et de négociation des traités et peut donc dans ce cadre prendre des executive orders. Si, en la matière, des executive orders sont fréquemment édictés par le président, ils sont généralement combinés avec des executive agreements et des lois. De plus, les fondements de commandant en chef des armées et de chef de l’État se confondent souvent sans qu’il soit toujours possible, en pratique, de les distinguer. L’article II de la Constitution donne également au président des États-Unis un pouvoir discrétionnaire de grâce. Ce pouvoir est habituellement exercé par le truchement des proclamations. Ainsi, la Cour suprême estime l’article II section 2 de la Constitution autorise, sur ce seul fondement, le président à prendre de tels actes.
C’est cependant au titre de l’article II section 3 – qui dispose que le président « veillera à ce que les lois soient fidèlement exécutées, et commissionnera tous les fonctionnaires des États-Unis » – que les pouvoirs du président sont les plus étendus. C’est en effet sur ce fondement que le président américain peut prendre des executive orders afin de donner des directives et instructions aux administrations fédérales et à leurs agents, qui sont soumis à son autorité, afin de garantir l’exécution fidèle de la loi. Surtout, c’est dans le cadre de cette habilitation qu’a été développée la théorie des pouvoirs implicites du président. En effet, la Cour suprême a admis dès la fin du xixe siècle que la Constitution des États-Unis donnait au président l’ensemble des pouvoirs implicites nécessaires à la réalisation de son obligation d’exécuter fidèlement les lois. Dès lors, le président américain peut prendre des executive orders afin de faire exécuter les lois même si aucune loi ne l’a expressément autorisé à prendre de telles mesures. Par exemple, bien qu’aucune loi n’habilite expressément le président des États-Unis à nommer un marshal afin de protéger un juge de la Cour suprême lorsqu’il voyage, l’obligation constitutionnelle qui pèse sur le président d’exécuter la loi fidèlement l’autorise à prendre une telle mesure. Le président américain dispose donc du « pouvoir d’édicter des règles qui peuvent constituer des formes de législation aussi longtemps que ces règles ne violent aucun des pouvoirs législatifs accordés spécifiquement au Congrès ».
Cette possibilité pour le chef de l’exécutif de prendre des executive orders dans tous domaines dès lors qu’il vise à permettre la pleine exécution de la loi fédérale peut le conduire à intervenir dans la « zone de flou » évoquée par le Justice Jackson dans l’affaire Youngstown, c’est-à-dire les domaines dans lesquels la frontière de partage entre les compétences du pouvoir législatif et du pouvoir exécutif est poreuse ou indéterminée. Ainsi, par la théorie des pouvoirs implicites le président des États-Unis n’est pas confiné à un champ déterminé. Les executive orders peuvent donc réglementer l’ensemble des domaines relevant de la compétence de l’État fédéral dès lors que de telles mesures ne violent aucune disposition législative et sont prises afin de remplir l’obligation générale d’exécuter fidèlement les lois des États-Unis. Du reste, c’est au président qu’il revient de déterminer en premier lieu en quoi consiste cette exécution fidèle de la loi et par quel moyen il peut l’atteindre.
Si l’article II, y compris la théorie des pouvoirs implicites, est un fondement important des executive orders, il n’est pas, statistiquement, le plus invoqué par le chef de l’exécutif. Le président des États-Unis se prévaut effectivement le plus souvent d’une habilitation législative du Congrès l’autorisant à prendre des executive orders.
B. Les executive orders fondés sur une habilitation du Congrès
Il existe dans la jurisprudence de la Cour suprême une doctrine judiciaire ancienne de non-délégation du pouvoir législatif, fondée sur la séparation des pouvoirs, selon laquelle « le Congrès ne peut pas déléguer le pouvoir législatif au Président afin qu’il puisse édicter en toute discrétion toute loi qu’il estime nécessaire ». Il serait dès lors surprenant d’admettre que le Congrès puisse déléguer son pouvoir au président des États-Unis afin que celui-ci prenne, par la voie d’executive orders, des mesures qui devraient relever de la seule législation. En réalité, une telle délégation de pouvoirs au président américain est possible du fait de la conjonction de deux phénomènes. D’une part, la doctrine de non-délégation n’interdit pas au Congrès d’habiliter le président à prendre des mesures qui relèvent exclusivement de la loi fédérale dès lors que le pouvoir législatif encadre une telle habilitation par des « principes intelligibles » qui doivent permettre de guider le pouvoir exécutif et que ce dernier respecte son titre d’habilitation. D’autre part, cette doctrine n’est plus vraiment utilisée par les juges fédéraux depuis le New Deal pour censurer des lois fédérales ; les juges ont progressivement autorisé des délégations de pouvoir de plus en plus importantes au président au point de retirer toute substance à cette doctrine. Il ne fait donc aucun doute que le Congrès peut déléguer certains de ses pouvoirs au chef de l’exécutif afin de l’habiliter à prendre des executive orders qui interviendront dans le domaine exclusif du pouvoir législatif. Ainsi, dans un tel contexte, c’est la loi qui habilite le président à agir et non l’article II de la Constitution. Ce fondement juridique est d’autant plus fondamental que, comme le notent deux auteurs,
parmi les traits les plus saillants de la politique américaine moderne est l’inclination du Congrès à déléguer largement son autorité sur de larges domaines des politiques publiques à l’exécutif, permettant au président et ses administrations d’édicter de manière hautement discrétionnaire des législations.
Cette habilitation du président par délégation du pouvoir législatif par le Congrès peut prendre trois formes.
La première hypothèse est l’habilitation ex ante du président à la prise d’un executive order. Il s’agit de l’hypothèse la plus simple : le Congrès a adopté une disposition législative qui habilite le président des États-Unis à prendre certaines mesures qui, sans cela, seraient illégales. Par exemple, une loi peut explicitement habiliter le président à prendre un executive order afin de déclencher l’application de dispositions législatives déterminées s’il estime discrétionnairement que telles ou telles circonstances sont réunies. La loi peut également prévoir que le président puisse prendre des mesures afin de stabiliser les prix, les loyers et les salaires. La loi peut être plus vague et autoriser plus généralement le chef de l’exécutif à prendre toutes les mesures « que le président considère nécessaire à l’exécution » de la loi. Une habilitation explicite n’est cependant pas obligatoire pour permettre au président d’agir sur le fondement d’une délégation du pouvoir législatif. En effet, les juridictions fédérales admettent également que le Congrès puisse autoriser implicitement le président à prendre des mesures relevant du pouvoir législatif. En général, la question se pose lorsque les textes habilitent le président à prendre certaines mesures, mais demeurent équivoques sur les limites de cette habilitation. Le président aura donc tendance à invoquer de manière stratégique de telles dispositions législatives pour prendre des executive orders alors même que ceux-ci ne sont pas explicitement prévus. Le juge fédéral devra donc déterminer si la mesure prise par le président peut être raisonnablement inférée du texte législatif sur lequel elle est fondée.
La seconde hypothèse est celle de l’habilitation ex post à la prise d’un executive order. Autrement dit, le président des États-Unis a édicté un executive order qui intervient dans le domaine de compétence exclusif du pouvoir législatif, toutefois l’illégalité d’un tel acte est purgée par le Congrès qui prend une disposition législative qui habilite rétroactivement le président à prendre une telle mesure. Le juge fédéral américain s’attache donc à vérifier que l’executive order « a été autorisé, ou, s’il n’avait pas été originellement autorisé, qu’il a été confirmé par le Congrès ». Ainsi, la Cour suprême admet sans difficulté de telles ratifications d’executive orders par le Congrès. Un exemple topique est celui de l’executive order no 9066 du 19 février 1942 par lequel le président F. Roosevelt avait autorisé l’internement des Américains d’origine japonaise dans des « zones militaires ». La question de la constitutionnalité de cet executive order s’est posée lorsqu’un commandant militaire avait imposé un couvre-feu pour les Américains d’origine japonaise. Le requérant avait été condamné pénalement par une juridiction fédérale pour avoir violé ce couvre-feu. La Cour suprême devait donc déterminer si le président des États-Unis pouvait édicter un tel executive order qui avait permis in fine la condamnation du requérant. La juridiction suprême jugea qu’un tel acte est bien constitutionnel dès lors que « par une loi du 21 mars 1942, le Congrès a ratifié et confirmé l’executive order no 9066 ».
La dernière hypothèse est beaucoup plus singulière : il s’agit de la théorie de l’acquiescement du Congrès. Cette théorie recouvre les cas où le Congrès n’a jamais expressément ou implicitement habilité par une loi le président à prendre un executive order dans un domaine relevant du pouvoir législatif. Dans de telles hypothèses, l’executive order en cause n’est pas nécessairement inconstitutionnel si le juge peut établir que le Congrès a entendu autoriser une telle intrusion dans son pouvoir. Il s’agit pour le juge d’identifier l’intention du Congrès dans des éléments autres que la loi. Cette doctrine a été pour la première fois formulée dans un arrêt U.S. v. Midwest Oil Co. de 1915 de la Cour suprême. En l’espèce, le Congrès avait déclaré en 1897 que toutes les parcelles publiques contenant du pétrole pourraient faire l’objet d’occupation libre et gratuite, d’exploration voire être achetées par les citoyens américains. Toutefois, à la suite d’une diminution drastique des réserves de pétrole dans l’État de Californie, le président William Taft prit une proclamation visant à retirer temporairement un grand nombre de parcelles de toute exploitation pétrolière. La société Midwest Oil qui avait acheté certains de ces terrains introduisit un recours devant les juridictions fédérales américaines. La Cour suprême dut donc déterminer si le président pouvait retirer des parcelles de l’exploitation pétrolière alors même que le Congrès avait semblé autoriser de manière générale, et sans exception, une telle exploitation. Pour établir la constitutionnalité de l’acte, la Cour suprême se fonda sur le constat que le Congrès ne s’était jamais opposé à ce que le président des États-Unis retire certaines parcelles de l’exploitation pétrolière alors même que le pouvoir législatif en avait autorisé l’exploitation. Elle en déduisit qu’une
longue pratique consistant à retirer des terrains de toute occupation bien qu’une telle occupation ait été autorisée par le Congrès, connue et acquiescée par le Congrès, crée une présomption qu’un tel pouvoir est exercé sur le fondement d’un consentement du Congrès.
En d’autres termes, partant du présupposé que le Congrès peut toujours invalider un executive order qui interviendrait dans son domaine de compétence, la Cour suprême estime que le fait que le Congrès ne se soit pas opposé à un empiétement du président sur son pouvoir, dont il avait connaissance, est constitutif d’une forme habilitation. Les éléments centraux de l’acquiescement semblent donc être à la fois la connaissance par le Congrès de l’empiétement du président et son inaction à sanctionner une telle intrusion. Toutefois, cette théorie de l’acquiescement n’est pas absolue. En effet, comme le note un auteur,
plus la privation de libertés individuelles par un executive order est potentiellement importante, moins les juridictions auront tendance à découvrir une habilitation ex post dans autre chose qu’une loi explicite.
On notera que la distinction entre les hypothèses de « ratification ex post » et d’« acquiescement » n’est pas claire ou aisée. D’ailleurs, le juge n’est pas toujours très rigoureux dans le vocabulaire utilisé. Tout d’abord, il existe des cas où le Congrès s’est référé dans des textes législatifs ultérieurs à un executive order sans pour autant le ratifier expressément. Pourtant, dans une telle situation, le juge estime que le seul fait que le Congrès reconnaisse l’existence d’un tel executive order, et qu’il ne l’infirme pas, est constitutif d’une habilitation rétroactive du président. Le juge semble donc se fonder sur la théorie de l’habilitation ex post, c’est-à-dire qu’il se fonde sur un texte spécifique habilitant le président, mais avec la méthode utilisée pour l’acquiescement en l’absence de véritable autorisation de la mesure par le Congrès. On retrouve le même raisonnement lorsque le Congrès affecte des fonds nécessaires à l’exécution d’un executive order sans pour autant autoriser expressément une telle mesure. Dans une telle hypothèse, le juge aura tendance à estimer que le Congrès a habilité ex post le président en ce que le financement de la mesure présidentielle manifesterait nécessairement l’accord du Congrès.
Si l’article II de la Constitution et l’habilitation législative (ex ante, ex post et par acquiescement) sont en principe deux fondements distincts et autonomes des executive orders, en pratique ces fondements sont agrégés par le président américain. Cela favorise largement le flou autour de la légalité de ses actes et leur rattachement à un titre de compétence déterminé.
C. L’agrégation des fondements juridiques des executive orders
Lorsque le président des États-Unis édicte un executive order, ce dernier est généralement précédé d’une formule qui indique le fondement juridique qui habilite le chef de l’exécutif à prendre un tel acte. Toutefois, pour s’assurer de la constitutionnalité de leurs actes, les présidents successifs ont eu tendance à utiliser des formules très générales : « Par l’autorité qui m’a été confiée en tant que président par la Constitution et les lois des États-Unis d’Amérique » ou « Par l’autorité qui m’a été confiée en tant que président et commandant en chef des forces armées par la Constitution et les lois des États-Unis d’Amérique ». Certains executive orders mentionnent parfois la loi spécifique qui autoriserait la mesure prise, sans que cela soit une règle générale, ou que la référence soit toujours précise.
L’agrégation peut prendre deux formes : d’une part, le juge fédéral américain peut avoir des difficultés à déterminer si un executive order est fondé sur l’article II de la Constitution ou une habilitation législative, il peut donc choisir de ne pas trancher la question au profit du président ; d’autre part, lorsque le président invoque plusieurs dispositions législatives comme fondement sans qu’aucune ne l’habilite expressément, le juge peut être tenté de rechercher dans cette agrégation une forme d’habilitation implicite du Congrès.
La première hypothèse est illustrée par l’arrêt du 25 juin 1974 Old Dominion Branch v. Austin de la Cour suprême des États-Unis. En l’espèce, un syndicat était poursuivi en diffamation par des individus ayant été qualifiés, dans une lettre d’information dudit syndicat, de « traîtres ». L’une des normes applicables dans le cadre de ce contentieux était un executive order, ayant pour objet de régler les relations de travail pour les employés fédéraux, qui donnait une grande liberté d’expression aux syndicats. La Cour s’est penchée sur la question du fondement d’un tel executive order qui invoquait non seulement l’article II de la Constitution, mais également certaines dispositions législatives. La difficulté pour la Cour suprême était de déterminer si un tel executive order pouvait être raisonnablement inféré des titres de compétences prévus par l’article II de la Constitution ou s’il découlait d’une habilitation législative. Compte tenu de la difficulté à identifier un fondement unique en l’espèce, la juridiction suprême fera le choix de ne pas trancher la question. Elle jugera ainsi que « [l]’executive order est manifestement un exercice raisonnable du pouvoir du président de s’assurer de l’efficacité des opérations du pouvoir exécutif ». En d’autres termes, un tel executive order pourrait être rattaché à l’article II de la Constitution. Elle ajoute cependant que « l’executive order trouve un fondement légal expresse » dans certaines dispositions législatives. Ainsi, l’agrégation des fondements évoqués dissipe tout doute que la juridiction aurait pu avoir sur la constitutionnalité de la mesure prise par le président.
La seconde hypothèse est parfaitement représentée par l’arrêt du 2 juillet 1981 Dames & Moore v. Regan de la Cour suprême. En l’espèce, à la suite de la prise en otage du personnel de l’ambassade américaine de Téhéran soutenue par l’État iranien, le Président Carter avait ordonné, par executive order, le gel de tous les avoirs et le blocage du retrait ou du transfert de toutes les propriétés de l’État iranien qui étaient soumises à la souveraineté des États-Unis. Par ailleurs, sauf autorisation donnée par le chef de l’exécutif, ces biens ne pouvaient faire l’objet d’aucune décision administrative ou jugement, ce qui interdisait en principe tous recours impliquant de tels biens. Toutefois, le président américain accorda un certain nombre d’autorisations permettant à des justiciables de réclamer des sommes d’argent à l’Iran devant les juridictions américaines. Après la libération des otages, le Président Ronald Reagan prit, en application d’accords avec l’Iran, un executive order visant à retirer toutes les autorisations permettant aux justiciables de saisir les juridictions américaines d’un recours contre l’Iran, mettant ainsi fin aux procédures déjà engagées et interdisant aux décisions déjà rendues d’être exécutées. Un certain nombre de justiciables ayant introduit de telles actions ont donc demandé la suspension de cet executive order. L’une des affaires remonta jusqu’à la Cour suprême qui dut trancher la question de savoir si la mesure prise par le président Reagan allait au-delà de l’habilitation législative accordée par le Congrès. En effet, l’executive order du président se fondait sur deux lois. Or, la Cour suprême souligna dans sa décision qu’aucune des deux lois n’habilitait spécifiquement le président à prendre un tel acte. La Cour jugea que ces dispositions législatives n’étaient pas pour autant dépourvues de pertinence dans la détermination de la constitutionnalité de l’executive order. En effet, elle estima que si aucun des deux textes visés par l’executive order
ne donne d’habilitation spécifique au président pour suspendre les recours, ces lois sont hautement pertinentes en tant qu’indication de l’acceptation par le Congrès d’un large champ d’action de l’exécutif dans les circonstances telles que celles présentées dans cette affaire.
En d’autres termes, « la Cour s’en tient à la “teneur générale” de la législation dans un domaine déterminé comme base afin d’en tirer une acceptation par le Congrès de la mesure présidentielle ». Cette doctrine revient donc à qualifier « des indications de l’acception probable du Congrès en autorisation législative ». L’agrégation par le président de sources législatives diverses lui permet donc, même en l’absence d’habilitation spécifique, de fonder un executive order dès lors qu’il peut être tiré de cette agrégation une forme d’habilitation implicite du Congrès à prendre un tel acte. Les hypothèses d’agrégation risquent d’ailleurs de se multiplier dans la mesure où « un siècle de délégations par le Congrès a emmêlé l’entièreté de l’ordre social et économique dans un vaste ensemble d’interdépendances ».
L’agrégation des fondements juridiques favorise ainsi particulièrement l’extension du pouvoir du président et un usage assez libre des executive orders. En effet, en l’absence de dispositions habilitant précisément et explicitement le président, le juge en est souvent réduit à s’assurer que le président pouvait agir sans pouvoir vérifier que son action est bien conforme au titre d’habilitation. Autrement dit, le contrôle du juge se limite davantage à contrôler la capacité d’action du président dans un domaine et un contexte déterminés que la validité sur le fond des mesures prises en l’absence de normes de référence précises permettant un tel contrôle.
Il ressort de l’ensemble des développements précédents qu’il existe un grand flou autour des fondements du pouvoir du président des États-Unis à prendre des executive orders. Mais ce flou est loin de jouer au détriment du président américain, il favorise au contraire largement l’expansion de son pouvoir et de sa capacité d’action. Le juge fédéral américain a en effet une jurisprudence très permissive qui le conduit, au fil des affaires, à découvrir de nouvelles façons de fonder juridiquement a priori ou a posteriori les executive orders du président des États-Unis. Cela est d’autant plus vrai que le juge a tendance à s’intéresser essentiellement à l’intention du Congrès et se préoccupe assez peu de savoir si, au moment où il a pris sa mesure, le président pensait qu’il était habilité à agir. Dans le même sens, lorsque le juge doit interpréter un executive order pris en application d’une loi, il s’intéresse généralement exclusivement à l’interprétation que donne le président de sa mesure, sans référence à la loi qui est censée être exécutée. Ces pratiques conduisent à une conséquence importante : sauf rejet explicite de la compétence présidentielle par le Congrès, le président est présumé être habilité à prendre un executive order. Ainsi, il apparaît que le président dispose en pratique, au même titre que le Congrès, d’une capacité générale à légiférer. La force des executive orders s’explique aussi par le fait que leur portée n’est en pratique que peu limitée.
II. La remarquable portée des executive orders
Les executive orders constituent des instruments puissants à la disposition du président pour mener des politiques sans passer par la voie longue et difficile de la procédure législative. Cela s’explique notamment par le fait que les executive orders ne souffrent que très rarement de limitation par les deux autres pouvoirs. Cette portée considérable des executive orders découle à la fois de la nature particulière des mesures prises qui rend très difficile leur limitation par le pouvoir législatif (A) et de leur injusticiabilité qui empêche souvent le juge américain de pouvoir en apprécier la constitutionnalité, laissant ainsi les précédents présidentiels façonner la portée de ces instruments (B).
A. L’incidence de la nature particulière des executive orders
La portée étendue des executive orders s’explique en premier lieu par le fait que l’objet même de ces mesures n’est pas limité. Le juriste français pourrait avoir du mal à apprécier l’importance de ce facteur dans la portée des décisions du président des États-Unis. En effet, en France, sous la Ve République, il est censé exister une séparation stricte entre le champ matériel de la loi visé à l’article 34 de Constitution et celui du règlement prévu à l’article 37. Le règlement ne peut intervenir dans le domaine législatif et, en théorie, la loi devrait se limiter au domaine législatif. La Constitution de 1958 laisse donc, en principe, une place à des règlements autonomes, c’est-à-dire des mesures qui n’interviendraient pas en application d’une loi mais dans le champ de compétence du seul pouvoir règlementaire. Ce n’est cependant pas cette conception qui préside aux rapports entre la loi et les executive orders aux États-Unis. Comme nous l’avons déjà souligné, les executive orders ne sont pas formellement prévus par la Constitution. Cela s’explique par le fait que les constituants américains ne concevaient pas le pouvoir normatif du président comme autonome par rapport à celui du Congrès : son rôle devait se limiter à « exécuter fidèlement la loi » dans la mesure où le Congrès dispose de « tous les pouvoirs législatifs ». En d’autres termes, la Constitution n’avait pas besoin de déterminer les champs de compétence respectifs de la loi et des « règlements » du président américain en ce que seule la loi fédérale était chargée d’énoncer les règles générales dans l’ensemble des domaines d’attribution de l’État fédéral.
Nous avons démontré, dans la première partie, que le chef de l’exécutif fédéral avait acquis un véritable pouvoir normatif autonome sur le fondement de l’article II de la Constitution américaine, pouvoir qui a été largement étendu par des habilitations législatives plus ou moins explicites et précises. Or, une telle expansion du pouvoir présidentiel par le truchement des executive orders n’a pas été accompagnée d’une limitation du champ matériel dans le cadre duquel le président peut intervenir. Ainsi, le président peut, en principe, prendre un executive order dans n’importe quel domaine de compétence de l’État fédéral dès lors qu’il est habilité en ce sens. Il n’existe donc pas de répartition des compétences déterminée entre loi et executive order. Cela conduit deux auteurs à observer que,
empiriquement, il est clair que les présidents ont souvent eu une formidable marge de manœuvre pour prendre des mesures unilatérales, et ainsi ils sont ceux qui prennent effectivement les décisions clés pour déterminer les contours des politiques nationales dans de nombreux domaines.
Ainsi, relativement à la France, les executive orders s’apparentent davantage, mutatis mutandis, aux ordonnances de l’article 38 de la Constitution qu’à des règlements autonomes de l’article 37.
L’absence de champ matériel circonscrivant l’objet des executive orders pourrait être compensé par la possibilité pour le Congrès de limiter la portée de ces actes soit en étant plus restrictif dans l’habilitation qu’il donne au président, soit en adoptant une disposition législative visant à nier toute base légale aux executive orders intervenant dans un domaine, soit en retirant tout financement à une mesure prise par le président la rendant ainsi inapplicable. Toutefois, les lois refusant explicitement toute compétence du président dans un domaine déterminé sont relativement rares au regard du nombre d’executive orders. Pour l’essentiel, cela semble s’expliquer par la combinaison de deux phénomènes. Tout d’abord, il peut être confortable au pouvoir législatif de laisser le président prendre la responsabilité de certaines politiques publiques sur lesquelles les membres du Congrès n’arrivent pas à se mettre d’accord. Ensuite et surtout, le président des États-Unis pourrait d’autant plus aisément opposer son véto à une loi fédérale qui contiendrait une telle disposition législative que très rares sont les vétos renversés par le Congrès. Il semble donc exister une forme d’intériorisation, par les parlementaires américains, des contraintes entourant l’opposition à une intervention présidentielle qu’ils estimeraient illégitime ou inconstitutionnelle. Il est donc très difficile de tirer de la législation, ou plus généralement de l’attitude du Congrès, une forme de doctrine délimitant les contours d’un champ matériel au sein duquel les executive orders seraient cantonnés.
La portée considérable des executive orders s’explique, en second lieu, par le fait qu’ils s’apparentent à la loi. La Cour suprême a ainsi pu juger qu’un executive order « avait la force d’une loi ». Dans le même sens, les juridictions fédérales jugent traditionnellement que les executive orders « ont la force et l’effet de la loi ». Cette extension du régime juridique, applicable aux lois, aux executive orders a une conséquence importante : ces actes doivent être exécutés, dès lors que leur fondement juridique est valide, de la même manière que les lois du Congrès. En effet, il est acquis depuis un arrêt Armstrong v. United States de la Cour suprême que les executive orders « doivent être pris en compte par l’ensemble des juridictions, et l’ensemble des juridictions doivent leur donner un effet ». Il en résulte que, du point de vue des destinataires des executive orders, ceux-ci ne se distinguent de la loi qu’au regard de l’autorité d’édiction. Il n’est donc pas surprenant que les présidents puissent concevoir l’executive order et la loi comme interchangeables selon les nécessités du contexte politique.
La portée large des executive orders s’explique ensuite par la tendance qu’ont les juridictions américaines à remettre en cause la hiérarchie des normes par la mise en place de techniques visant à éviter tous conflits entre executive orders et lois. Si, en cas de conflit, les executive orders prévalent sur les lois des États fédérés, ils doivent cependant se conformer aux lois fédérales. Il existe donc en théorie une hiérarchie formelle très nette entre les lois du Congrès et les executive orders du président des États-Unis. Cependant, une telle hiérarchie ne prévaut que s’il existe une contradiction entre les termes de la loi et de l’executive order. Or, les juridictions américaines utilisent des techniques qui visent à désamorcer toutes contradictions entre ces normes.
Les juridictions américaines ont ainsi globalement transposé les règles de conflits entre lois aux conflits entre executive orders et lois. Selon une jurisprudence ancienne et constante de la Cour suprême,
les juridictions n’ont pas la liberté de choisir parmi les actes du Congrès, et quand deux lois peuvent coexister, il est du devoir des cours, en l’absence d’une intention claire et expresse contraire du Congrès, de regarder les deux comme effectives.
La Cour suprême estime effectivement que seule une intention claire et manifeste du Congrès d’abroger une loi doit conduire à faire prévaloir les règles de conflits de lois dans le temps. Le juge fédéral américain peut donc être tenté, en cas de contradiction potentielle entre un executive order et une loi, d’interpréter strictement l’un ou l’autre de manière à faire disparaître le conflit et à permettre l’application des deux normes.
Par exemple, dans un arrêt Knauff v. Shaughnessy, la Cour suprême devait trancher la question de savoir si le président des États-Unis pouvait sans audition préalable retenir à la frontière puis interdire l’accès au territoire américain aux épouses étrangères des citoyens américains ayant servi honorablement dans les forces armées pendant la Seconde Guerre mondiale. Pourtant, une loi de 1945 exonérait spécifiquement ces femmes des exigences habituelles auxquelles sont soumis les candidats à l’immigration sur le territoire américain afin de faciliter leur rapprochement avec leur conjoint. Pour juger qu’une telle mesure du président était compatible avec la loi de 1945, la Cour suprême retint une interprétation très stricte de la loi de 1945 en ne la jugeant applicable qu’aux femmes qui étaient par ailleurs admissibles à l’immigration sur le fondement des lois en vigueur, ce qui excluait nécessairement les femmes interdites d’entrée sur le territoire américain par application de la mesure présidentielle. Ainsi, l’interprétation très restrictive du champ d’application de la loi fédérale permit d’éviter tout conflit avec la mesure présidentielle, comme si le juge avait en présence deux normes de valeur équivalente et non deux normes hiérarchisées.
Le juge américain peut aller parfois plus loin en se servant d’un executive order pour déterminer la signification de la loi et ainsi désamorcer tout conflit potentiel. Un auteur considère en ce sens que
même si les executive orders ne sont pas au sommet de la liste des outils interprétatifs du pouvoir judiciaire, ils conservent clairement le pouvoir de façonner l’interprétation par le juge de la signification d’une loi.
Comme le souligne cet auteur, un exemple topique de cette interprétation de la loi par le truchement d’un executive order s’est rencontré dans l’arrêt de la Cour suprême Fleming v. Mohawk Wrecking & Lumber Co. En l’espèce, était contesté un executive order du président des États-Unis qui avait transféré la fonction d’administrateur des prix à une agence fédérale nouvellement créée afin de faire la transition entre une économie de guerre et une économie de paix. Les requérants estimaient qu’une telle mesure était contraire à une loi qui avait confié les fonctions d’administrateur des prix seulement et spécifiquement à une personne nommée par le président américain avec le consentement du Sénat. Pour résoudre une telle contradiction, la Cour observe tout d’abord que la loi en cause « n’autorise pas la création d’une nouvelle agence afin de consolider les fonctions et pouvoirs précédemment exercés par une ou plusieurs autres agences ». Toutefois, elle ajoute que
la loi a été interprétée de manière répétée par le président comme lui conférant une telle autorité. Une telle interprétation par le chef de l’exécutif, qui est à la fois contemporaine et cohérente, a une valeur très importante.
Une telle interprétation de la loi à la lumière d’un executive order conduit donc à ce que ce soit l’autorité d’application, le président des États-Unis, qui donne une signification à la loi que le Congrès n’avait peut-être pas entendu lui donner.
Les hypothèses évoquées ci-dessus de contradiction entre un executive order et une loi fédérale supposent que le juge ait accepté d’examiner la validité d’une telle mesure présidentielle. Cependant, le plus souvent, les recours dirigés par des particuliers contre ces actes sont jugés irrecevables, réduisant ainsi encore davantage les possibilités de limitation de la portée de ces mesures.
B. La difficile contestation des executive orders
La multiplication des références à la jurisprudence dans les développements précédents pourrait laisser penser que le juge américain se trouve fréquemment dans la situation de contrôler la validité d’un executive order ou d’imposer à l’administration d’exécuter un executive order à la demande d’un administré. En réalité, rares sont les affaires qui passent le stade de la recevabilité, le juge estimant le plus souvent que le particulier n’a pas d’intérêt à agir contre ou sur le fondement d’un executive order. Pour comprendre cette position du juge américain, il faut commencer par distinguer la question de l’opposabilité d’un tel acte à l’administration et aux personnes privées de la question de la contestation de la validité même d’un executive order.
Quant à la question de l’opposabilité des executive orders, il faut séparer ceux pris sur le fondement de l’article II de la Constitution et ceux pris en application de la loi. Pour la première catégorie, les juridictions américaines estiment en général que les personnes privées ne sont pas recevables à demander l’exécution d’un executive order à l’encontre du président, d’une administration ou d’une autre personne privée. Si les juridictions fédérales ont pu se fonder sur diverses justifications, il nous semble que deux raisons principales justifient l’impossibilité pour un particulier de fonder un recours sur les executive orders relevant de l’article II de la Constitution.
D’une part, ces actes ont normalement pour objet essentiel la gestion interne de la seule administration. Sur le fondement de la séparation des pouvoirs, le juge n’a pas à s’immiscer dans la gestion interne de la branche exécutive. Ainsi, les juridictions fédérales américaines refusent d’examiner la conformité d’une décision administrative à un executive order qu’elle est supposée exécuter. Le juge considère que le justiciable doit, s’il estime qu’il y a mauvaise exécution de l’executive order, s’adresser directement au président des États-Unis puisque l’organisation de la branche exécutive est en cause.
D’autre part, les juridictions fédérales jugent qu’elles ne sont pas habilitées à statuer sur des affaires nées de l’application d’un executive order. En effet, la compétence des juridictions fédérales est fixée par la loi qui dispose que les « cours fédérales de district auront compétence pour connaître des actions civiles nées de l’application de la Constitution, des lois et des traités des États-Unis ». Or, le juge fédéral estime que les executive orders ne rentrent dans aucune de ces trois catégories et qu’il ne peut donc se prononcer sans habilitation expresse du Congrès sur les contentieux nés à la suite de leur application. Ces deux fondements sont relativement fragiles et n’apparaissent pas être des obstacles véritablement insurmontables au contrôle du juge. En premier lieu, il serait assez aisé de démontrer que les effets d’un executive order débordent très souvent la simple sphère administrative pour s’étendre sur les personnes privées. En second lieu, si les executive orders sont parfois subsumés dans la catégorie générique des lois par les juridictions afin de résoudre certains litiges, il ne serait donc pas difficile d’admettre qu’ils appartiennent également à la catégorie des « lois » qui peuvent faire naître des contentieux civils dont ces juridictions peuvent connaître. Mais, compte tenu de l’agrégation des fondements constitutionnels et législatifs par les executive orders, c’est en général à l’opposabilité de la seconde catégorie d’actes que sont confrontés les justiciables, c’est-à-dire ceux pris en application d’une loi.
La seconde catégorie d’executive orders n’exclut pas en principe leur opposabilité par les personnes privées dans la mesure où leur objet dépasse souvent celui de la seule gestion interne de l’administration. Toutefois, les juridictions soumettent la recevabilité d’un tel recours à deux conditions cumulatives :
le requérant doit démontrer (1) que le président a édicté l’executive order sur le fondement d’un mandat ou d’une délégation d’autorité du Congrès, et (2) que les termes de l’executive order et son objet manifestent l’intention que soit créé un droit au recours pour les personnes privées.
La difficulté que pose cette jurisprudence est de savoir comment le juge va déterminer s’il y avait ou non l’intention de créer un droit au recours pour les personnes privées. Pour apprécier un tel droit au recours, le juge ne va pas se tourner vers la loi qu’applique l’executive order, mais sur les termes de la mesure présidentielle elle-même. Autrement dit, le juge ne se préoccupe pas de savoir si le Congrès avait entendu créer un droit au recours, mais se préoccupe exclusivement de l’intention du président des États-Unis. Or, les executive orders sont systématiquement conclus par une formule standard selon laquelle
cet ordre n’entend donner, et ne crée, aucun droit ou bénéfice, substantiel ou procédural, exécutoire par la loi ou en équité à aucune partie contre les États-Unis, ses départements, agences ou entités, ses officiers, ses employés ou ses agents, ou aucune autre personne.
Les juges excluent donc en général toute possibilité pour les personnes privées de se fonder sur un executive order pour introduire un recours, notamment à l’égard de l’administration qui ne l’aurait pas respectée. Il faut souligner ici un paradoxe : un executive order est opposable par l’administration américaine aux personnes privées, mais ces dernières ne peuvent pas les opposer à l’administration devant les juridictions américaines.
Cette difficulté s’étend à la question de la contestation de la validité d’un executive order par la voie du judicial review. En effet, pour qu’un tel acte soit susceptible de faire l’objet d’un recours, encore faut-il qu’il crée des droits ou obligations à l’égard des personnes privées. Ainsi, comme le rappelle une cour d’appel fédérale,
un executive order ayant pour objet exclusif la gestion interne de la branche exécutive – lorsqu’un tel acte ne crée pas de droits pour les personnes privées – n’est, par exemple, pas susceptible de faire l’objet d’un judicial review.
Comme souligné ci-dessus, les executive orders excluent généralement la création de tout droit procédural ou substantiel créant ainsi une présomption que les administrés auront beaucoup de mal à renverser. Il est en effet très rare que les executive orders violent grossièrement et directement les droits individuels. Le plus souvent, les requérants auront du mal à démontrer que la mesure atteint directement et effectivement leurs droits. Il est ainsi très fréquent que les juridictions américaines jugent que le requérant n’a pas d’intérêt à agir contre l’executive order. Cette absence d’intérêt à agir s’étend également aux membres du Congrès qui ne peuvent en principe, en cette seule qualité, introduire un recours contre une mesure présidentielle. C’est pourquoi la Chambre des représentants du Congrès avait dû habiliter par une résolution du 30 juillet 2014 son président, John Boehner, afin qu’il puisse introduire un recours contre les mesures prises par l’administration afin d’appliquer la réforme de la santé dite « Obamacare ».
Du reste, même lorsque le requérant arrive à passer le stade de la recevabilité du recours, ses chances d’obtenir l’invalidation de l’executive order sont minimes. L’examen des actes présidentiels est mené avec une certaine déférence par les juridictions américaines, ce qui les conduit à estimer que, au même titre que pour les lois, il y a une présomption de validité de l’executive order. Cette position est justifiée par le fait que
quand il est allégué devant une cour fédérale […] qu’un acte du Congrès ou des executive orders pris en application sont inconstitutionnels, la cour doit apprécier un tel conflit avec un scepticisme prudent, car dans un tel cas elle ne fait pas face à des faits bruts, mais à des décisions réfléchies qui sont le produit de membres des autres branches du Gouvernement, qui ont juré, comme les cours, de soutenir et défendre la Constitution.
Ici encore, le cas des executive orders interdisant l’accès au territoire américain à des ressortissants de certains États étrangers est topique de ce phénomène. Le 27 janvier 2017, Donald Trump, qui vient d’entrer en fonction, édicte un executive order qualifié de « muslim ban » en ce qu’il vise essentiellement les ressortissants d’États à majorité musulmane. Le débat très vif entourant ce dernier quant à sa constitutionnalité, ou même à son opportunité, mènera à sa suspension par plusieurs juridictions fédérales. Cela n’empêchera pas le Président Trump de prendre un executive order réitérant ces dispositions (« muslim ban 2.0 »), un peu modifiées, quelques semaines plus tard qui sera également suspendu par des juges fédéraux. Cela conduira le président à prendre un « muslim ban 3.0 » par la voie d’une proclamation le 24 septembre 2017 qui sera elle-même suspendue avant son entrée en vigueur. Toutefois, la Cour suprême des États-Unis a par la suite infirmé cette suspension en faisant droit à la demande de l’administration fédérale visant à ce que le « muslim ban 3.0 » soit remis en application en attendant que l’affaire soit jugée au fond. Puis, dans une décision du 26 juin 2018, la Cour suprême a jugé que cette proclamation n’était pas inconstitutionnelle en ce que le Congrès a attribué au président d’ « amples pouvoirs » en matière d’immigration et de sécurité nationale. Ainsi, la « proclamation entre aisément dans le champ de la large délégation » législative conférée au président des États-Unis.
La Cour suprême retient effectivement, lorsqu’il s’agit d’un executive order du président des États-Unis, une conception bien plus stricte de la balance des intérêts qui permet la suspension d’un tel acte ou d’en déclarer l’invalidité. En effet, pour que le juge estime un executive order invalide, ou susceptible de l’être pour ordonner sa suspension, le requérant doit renverser la présomption de validité en démontrant soit que le président n’était pas habilité à agir, soit qu’un tel acte viole la loi et/ou la Constitution. Or, comme nous l’avons vu précédemment, le juge retient une interprétation très souple des titres de compétence du président américain, au point que le Congrès n’a pas besoin d’adopter un texte habilitant expressément le président pour que celui-ci soit considéré comme agissant sur le fondement d’une habilitation législative. Dans le même sens, le juge désamorce le plus souvent tous conflits potentiels entre un executive order et une norme supérieure en retenant une interprétation compatible des deux normes ou en lisant la seconde à la lumière du premier.
Il n’est donc pas surprenant que dans l’histoire des États-Unis seulement deux executive orders aient été intégralement invalidés par les juridictions fédérales : le premier fut pris par le président Harry Truman et jugé inconstitutionnel par la Cour suprême, le second fut édicté par le président Bill Clinton et jugé invalide par une cour d’appel fédérale. S’il arrive – très rarement – que le juge américain invalide partiellement un executive order ou en suspende l’application, il demeure globalement extrêmement réticent à admettre qu’une mesure du président américain puisse être contraire à une loi ou à la Constitution. L’arrêt du 26 juin 2018, relatif au « muslim ban 3.0 », n’est ainsi pas une véritable surprise en ce qu’il s’insère dans cette ligne jurisprudentielle ancienne de la Cour suprême. Cette réserve du juge américain n’est pas sans conséquence. Deux auteurs constatent en ce sens que
bien que la Cour suprême ait occasionnellement stoppé une action présidentielle ou déclaré un acte présidentiel inconstitutionnel, la Cour a plus fréquemment travaillé à approuver ou légitimer la croissance du pouvoir présidentiel.
Il en résulte que « presque tous les analystes de la relation Cour suprême-président soulignent le rôle de la Cour dans l’expansion des pouvoirs présidentiels ».
Cette absence de véritable contrôle juridictionnel sur les mesures présidentielles a eu pour résultat de donner à la pratique et à l’interprétation que retient chaque président de ses pouvoirs une importance considérable dans l’appréhension des executive orders. La déférence des juridictions américaines et l’inertie du Congrès ont effectivement donné aux précédents présidentiels un rôle central dans la détermination des limites du pouvoir présidentiel. Ainsi, comme le résume Kenneth Mayer, « à chaque fois qu’un président se fonde sur les prérogatives de l’exécutif pour agir, cela rend plus facile pour un futur président de prendre une mesure identique (ou similaire) ». L’absence de réaction du Congrès sera souvent un élément central qui va justifier aux yeux du juge la validité de la mesure. La pratique des executive orders manifeste donc la place importante que conserve le président des États-Unis dans l’interprétation de la Constitution et de la séparation des pouvoirs.
Toutefois, cela ne signifie pas que les executive orders peuvent tout. Ils restent un instrument généralement tributaire du contexte politique. Si l’action unilatérale du président peut ne jamais être sanctionnée par le juge ou expressément remise en cause par le Congrès, le président a cependant souvent besoin des autres pouvoirs constitutionnels pour en assurer l’effectivité. Une mesure présidentielle qui ne serait pas soutenue, notamment par le Congrès, peut rapidement se trouver privée de tout effet. Un tel cas s’est par exemple présenté lorsque le président Obama a souhaité fermer la prison de Guantanamo Bay par executive order. Or, plus d’une décennie après, la prison est toujours ouverte et des individus y sont toujours détenus. Une telle mesure n’a jamais trouvé application du fait des vives critiques et réticences d’une partie du Congrès et de l’opinion à voir ces détenus transférés sur le territoire américain. Cela démontre que si l’executive order est un instrument puissant, il n’est pas nécessairement l’outil le plus adapté aux véritables réformes. En outre, ces mesures peuvent être relativement précaires et tributaires des alternances politiques. En effet, un nouveau président élu peut vouloir abroger une partie des executive orders pris par son prédécesseur, en particulier s’il n’appartient pas à la même tendance politique. Cela est d’autant plus facile pour le nouveau président qu’il n’a qu’à signer un executive order sans avoir à passer par une procédure longue et incertaine comme celle de l’abrogation de la loi, qui a récemment mis en échec le président Trump dans sa tentative de réformer la loi sur la santé adoptée sous l’impulsion du Président Obama. Ainsi, ce ne sont pas tant des limites juridiques ou constitutionnelles qui enferment l’action du président des États-Unis par le biais des executive orders que des limites d’ordre politique.
Samy Benzina
Maître de conférences à l’Université Paris II Panthéon-Assas
Pour citer cet article :
Samy Benzina « Les executive orders du président des États-Unis comme outil alternatif de législation », Jus Politicum, n°21 [https://juspoliticum.com/articles/Les-executive-orders-du-president-des-Etats-Unis-comme-outil-alternatif-de-legislation]