Le Conseil constitutionnel et le principe de séparation des autorités administrative et judiciaire
La répartition des compétences entre la juridiction judiciaire et la juridiction administrative n’avait a priori aucune raison de faire l’objet d’une règle de niveau constitutionnel. Pourtant, l’article 66 de la Constitution de 1958 confie à l’autorité judiciaire la protection de la liberté individuelle, afin d’afficher une orientation libérale assez étrangère au reste du texte. Dans un premier temps, le Conseil constitutionnel a interprété très largement la notion de liberté individuelle, avant de se raviser, pour éviter, précisément, la compétence judiciaire qui y est attachée : il ne s’agit plus désormais que du droit de ne pas être détenu arbitrairement. En 1987, le Conseil a cru devoir consacrer un principe fondamental reconnu par les lois de la République réservant à la juridiction administrative le contentieux de l’annulation et de la réformation des actes pris dans l’exercice de la puissance publique. En 1989, c’est à l’autorité judiciaire qu’un tel principe a dévolu la protection de la propriété immobilière. Dans les deux cas, les fondements de la solution sont contestables et ses conséquences sont imprécises.
There was a priori no reason for a constitutional distribution of jurisdiction between the administrative and ordinary courts. However, Article 66 of the French Constitution of 1958 establishes that ordinary courts will have jurisdiction when the right to individual freedom is involved (habeas corpus clause). The Conseil constitutionnel promoted at first a wide conception of this freedom. Then, they changed their mind, precisely in order to avoid a too wide jurisdiction of the ordinary courts. Then, the Conseil construed unwritten rules (« principe fondamentaux reconnus par les lois de la République ») either to impose the jurisdiction of administrative courts for the review of acts which are part of the very essence of State authority (« puissance publique »), or to impose the jurisdiction of the ordinary courts when protecting rights related to private real estate is needed. In both cases, the decision is questionable, from the point of view of legal argumentation and of the consequences involved.
L
ors des discussions du projet de constitution devant l’Assemblée générale du Conseil d’État, à la fin du mois d’août 1958, René Cassin déclarait : « Il ne faut pas constitutionnaliser la séparation administrative et judiciaire » – il ajoutait, désignant la protection des libertés publiques par la juridiction administrative, « Il ne faut pas que nous ayons l’air de reculer dans ce qui est tout de même un de nos titres ». Pourtant, l’article 66, alors en discussion, de la Constitution du 4 octobre 1958, lorsqu’il dispose : « Nul ne peut être arbitrairement détenu. L’autorité judiciaire, gardienne de la liberté individuelle, assure le respect de ce principe dans les conditions prévues par la loi. », énonce bien une règle relative à la répartition des compétences entre les deux ordres de juridiction. Le fait que le Conseil constitutionnel n’avait nullement été prévu comme devant exercer un contrôle du respect par le Parlement de dispositions autres que les articles 34 et 37 avait conduit à ne pas attacher une importance particulière à ce point. C’est seulement le contrôle de la loi au regard de la liberté individuelle, à partir de la décision du 12 janvier 1977, loi autorisant la visite des véhicules en vue de la recherche et de la prévention des infractions pénales, qui ramènera l’attention sur cet aspect des choses. Ayant tenu pour secondaire, dans un premier temps, l’enjeu de compétence juridictionnelle attaché à la définition de la liberté individuelle, le Conseil constitutionnel ne tarda pas à reconsidérer la question et à opérer une réduction extrême du champ de la liberté individuelle et, partant, de la compétence judiciaire qui s’ensuit. Les controverses récentes sur le contrôle des mesures prises en vertu de l’état d’urgence ont conféré à ces querelles de compétence une actualité tardive mais très vive.
Le moment est peut-être venu de poser la question suivante : faut-il constitutionnaliser des règles régissant la répartition des compétences entre les deux ordres de juridiction ? Le Conseil d’État, Cassin le rappelait dans son allocution au seuil des débats sur le projet de constitution, s’est toujours fait gloire de devoir l’importance de son rôle non à des constitutions changeantes, mais à une tradition qui les surplombe. Il est ainsi resté à l’abri de la lumière constitutionnelle, l’existence même d’une juridiction administrative ne procédant pas directement de la Constitution. Il a reconnu implicitement que ses attributions juridictionnelles n’apparaissent pas dans le texte constitutionnel avant que la révision de 2008 les consacre, en refusant de considérer comme sérieuse la question prioritaire de constitutionnalité portant sur le cumul de fonctions administratives et contentieuses par le Conseil d’État. La décision relève qu’« il résulte des termes mêmes de la Constitution, et notamment de ses articles 37, 38, 39 et 61-1 tels qu’interprétés par le Conseil constitutionnel, que le Conseil d’État est simultanément chargé par la Constitution de l’exercice de fonctions administratives et placé au sommet de l’un des deux ordres de juridiction qu’elle reconnaît ». Le seul des articles cités – et il n’en est pas d’autre utilisable – qui se rapporte aux fonctions juridictionnelles du Conseil est l’article 61-1, qui résulte de la loi constitutionnelle du 23 juillet 2008.
Du fait du silence des textes constitutionnels antérieurs à 2008 sur la juridiction administrative, le Conseil constitutionnel a été contraint, dans sa décision du 22 juillet 1980, de recourir aux principes fondamentaux reconnus par les lois de la République pour en consacrer l’indépendance, invoquant à cette fin la loi du 24 mai 1872. Ainsi, à l’indépendance de l’autorité judiciaire qu’énonce l’article 64 de la Constitution de 1958 répond celle de la juridiction administrative, via les principes fondamentaux. Aux termes de cette décision sont ainsi garantis non seulement l’indépendance des juridictions, mais encore « le caractère spécifique de leurs fonctions sur lesquelles ne peuvent empiéter ni le législateur ni le Gouvernement ». La formule, qui ne brille pas par sa clarté, désigne sans doute possible, dans le contexte qui est celui de la décision, la spécificité de la fonction juridictionnelle par rapport aux autres fonctions de l’État et non celle des attributions dévolues respectivement à chaque ordre de juridiction.
La décision du 22 juillet 1980 signifie nécessairement la constitutionnalisation de l’un des traits structurels du système juridique français, c’est à savoir la dualité des ordres de juridiction. En additionnant les dispositions du titre VIII, intitulé « De l’autorité judiciaire », de la Constitution et l’existence désormais constitutionnellement garantie, elle aussi, d’une juridiction administrative, on obtient bien le chiffre deux… Cette dualité implique-t-elle également la consécration du principe de séparation des autorités administratives et judiciaires ? Tout dépend bien sûr du sens que l’on donne à cette expression. Si elle est synonyme de dualité juridictionnelle, on vient de le voir, la réponse est positive. Mais si elle comporte, par rapport à celle-ci, l’indication supplémentaire d’une interdiction faite aux tribunaux (judiciaires) de connaître sinon de tous les litiges auxquels l’Administration est partie, du moins de ceux qui mettent en jeu ce qui fait sa spécificité, on est obligé de faire porter l’interrogation sur la répartition des compétences entre les deux ordres. C’est ainsi que l’entendait Georges Vedel, rapporteur devant le Conseil de la décision de 1987 dont il va être longuement question : le principe de séparation, déclarait-il, c’est « l’interdiction faite aux tribunaux de connaître des litiges administratifs ».
Abstraction faite, si tant est que ce soit possible, des controverses portant sur l’existence et l’identification du ou des principes qui la commandent, il convient alors de s’interroger sur le statut de la séparation, que les décisions Rotschild et Blanco ont utilisée pour poser l’existence d’un droit public substantiellement différent du droit privé (celle-ci est justifiée par la spécificité des données du litige, qui commande celle du droit applicable par une juridiction particulière à l’Administration, grâce à l’établissement d’une liaison de la compétence et du fond). La décision du Conseil constitutionnel du 23 janvier 1987, loi transférant à la juridiction judiciaire le contentieux des décisions du Conseil de la concurrence, commence par énoncer :
les dispositions des articles 10 et 13 de la loi des 16 et 24 août 1790 et du décret du 16 fructidor an III qui ont posé dans sa généralité le principe de séparation des autorités administratives et judiciaires n’ont pas en elles-mêmes valeur constitutionnelle
… avant de constitutionnaliser aussitôt, on y reviendra, un pan majeur de la répartition des compétences entre les deux ordres de juridiction, « conformément à la conception française de la séparation des pouvoirs ».
Revenons un instant sur la première proposition, celle qui se rapporte au principe de séparation lui-même. On persiste à se demander pourquoi il n’a pas valeur constitutionnelle, tant il est central dans la conception française d’un statut spécifique fait au pouvoir, soustrait, dans ses manifestations les plus importantes, aux juridictions de droit commun et, partant, à ce droit commun, étant observé que les contours exacts de cette soustraction ont toujours été définis par la jurisprudence du juge des conflits, du Conseil d’État et de la Cour de cassation. Que le principe de séparation ne procède pas logiquement, selon les démonstrations rigoureuses qui ont été faites, des textes législatifs mentionnés par le Conseil, mais seulement de l’interprétation qui en a été donnée n’est probablement pas l’explication de la décision. Il eût été facile de trouver dans la formule vague du décret du 16 fructidor an III, soit d’une loi de la République (« Défenses itératives sont faites aux tribunaux de connaître des actes d’administration, de quelque espèce qu’ils soient »), l’élément à partir duquel induire l’existence d’un principe fondamental reconnu par les lois de la République. La réitération d’une règle d’abord posée par une loi de la monarchie plaidait d’ailleurs en ce sens, dans la mesure précisément où elle atteste une continuité assumée par la République, y compris avec l’édit de Saint-Germain de 1641. La combinaison de la loi du 24 mai 1872 avec le décret de fructidor eût de surcroît assuré une continuité avec la décision du 22 juillet 1980 : de la soustraction aux tribunaux des litiges administratifs ne procède plus, depuis 1872, un déni de justice, mais seulement la soumission desdits litiges à un ordre de juridiction spécifique. Mais la phrase précitée de la décision de 1987 ressemble fort à une dénégation : ou bien la répartition des compétences entre les deux ordres n’est pas régie par la Constitution, et le Conseil pouvait se contenter de la consécration, faite en 1980, de l’existence de deux ordres indépendants, ou bien elle est, totalement ou partiellement, assujettie à de telles normes, et il est contradictoire de refuser la constitutionnalisation du principe de séparation pour ensuite la déplacer vers des éléments de celui-ci.
Toujours est-il qu’on aboutit aujourd’hui à ce paradoxe que là où la Constitution affecte explicitement la répartition des compétences, en son article 66, le Conseil donne aujourd’hui à cette disposition une interprétation aussi restrictive que possible, alors que là où la Constitution est muette, il entend obvier à ce silence en ayant recours aux principes fondamentaux reconnus par les lois de la République, afin de promouvoir des solutions fragiles dans leur fondement et imprécises dans leurs implications.
I. Le champ de l’article 66 de la Constitution : de l’expansion au repli
L’interprétation par le Conseil constitutionnel de l’article 66 appelle irrésistiblement une citation : « Le flux les apporta, le reflux les remporte »…
Genèse
Il faut rappeler d’abord l’existence de la loi constitutionnelle du 3 juin 1958, Belle au Bois dormant et Cendrillon tout à la fois de notre histoire constitutionnelle. Destinée à rassurer les républicains inquiets des conditions du retour au pouvoir du général de Gaulle, elle fixait les principes que devait mettre en œuvre, dans le texte constitutionnel qu’il avait mission d’élaborer et de soumettre aux suffrages des Français, le Gouvernement investi le 1er juin 1958 et notamment celui-ci :
4° L’autorité judiciaire doit demeurer indépendante pour être à même d’assurer le respect des libertés essentielles telles qu’elles sont définies par le préambule de la Constitution de 1946 et par la Déclaration des droits de l’homme à laquelle il se réfère.
Son invocation, sous forme de principe servant à l’interprétation de la Constitution rédigée conformément aux prescriptions qu’elle comportait, eût permis des recompositions extrêmement subversives. Prise à la lettre, elle impliquait une forte remise en cause de l’étendue de la compétence de la juridiction administrative : elle revenait à constitutionnaliser la théorie de la voie de fait, bien au-delà de ses conditions restrictives tenant à la gravité de l’illégalité de l’acte attentatoire aux libertés fondamentales.
D’emblée, c’est-à-dire avant même la rédaction de la Constitution de 1958, cette liaison apparente entre le juge judiciaire et les libertés constitutionnelles fut démentie, le 4e point de la loi constitutionnelle étant réduit à un message politique que l’on pourrait énoncer ainsi : le Général ne portera pas la main sur les libertés, dormez tranquilles, républicains (on ne parlait pas encore de « droitsdel’hommistes »). Toujours est-il que nul, durant l’élaboration de la Constitution ensuite soumise au peuple français, ne s’est élevé pour réclamer le respect de la dévolution de compétence en matière de libertés qu’eût emportée la loi constitutionnelle du 3 juin 1958 prise à la lettre : nul n’entendait démolir l’échafaudage des constructions prétoriennes en la matière.
Mais l’article 66 actuel ? Rappelons que son texte – « Nul ne peut être arbitrairement détenu. L’autorité judiciaire, gardienne de la liberté individuelle, assure le respect de ce principe dans les conditions prévues par la loi » – est dû à une initiative de Marcel Waline devant le Comité consultatif constitutionnel. Le 13 août 1958, il suggère l’amendement suivant au préambule de la Constitution : « Aucun citoyen ne peut être arrêté ni détenu sans être présenté dans les vingt-quatre heures au juge d’instruction du lieu de la détention, qui peut ordonner la mise en liberté immédiate », mettant en avant le caractère « tout de même autoritaire » du régime mis en place et suggérant qu’il pourrait s’agir d’un bon argument lors de la campagne référendaire à venir. Marcel Waline souhaitait marquer dès le début du texte « le caractère résolument libéral de la nouvelle Constitution » – on verra que Michel Debré s’emparera de l’argument. À l’objection tirée des risques de voir s’ouvrir une discussion interminable sur les ajouts à faire au préambule, Léon Noël répond par la proposition que la proclamation de l’habeas corpus figure dans le titre « de la Justice » et non dans le préambule. Pierre Marcilhacy soutient l’amendement Waline, en proposant d’en élargir la portée, mais le commissaire du Gouvernement, Janot, s’inquiète du délai de vingt-quatre heures que comporte le texte et met en avant la loi sur les pouvoirs spéciaux en Algérie qui serait contraire à cette exigence. Protestant contre une tentative de contourner son amendement, Marcel Waline obtient un vote favorable à son principe, mais accepte que le texte passe dans le titre VIII consacré à la magistrature. Paul Reynaud, qui présidait le Comité, visiblement hostile à cette proposition, décide que la discussion sur la rédaction aura lieu lors de l’examen de ce titre. Finalement, cette discussion n’aura pas lieu, Waline se voyant avec désinvolture invité à prendre contact avec le secrétaire général (Jean Mamert) pour régler la question… Finalement, les propositions de modifications adressées au Gouvernement ne feront pas mention de ce point, mais l’annexe 2, intitulée « Observations et suggestions non retenues par le Comité consultatif constitutionnel » porte : « Certains membres du Comité ont émis le souhait que soit insérée, soit dans le préambule, soit dans la Constitution elle-même, une disposition dite d’habeas corpus. Le Comité a envisagé favorablement le principe d’une telle disposition. » Ensuite, le choix proposé au Conseil interministériel du 19 août 1958 comporte la brève mention « Art. 62 bis – Habeas corpus » et ce Conseil adopte le même jour un article portant ce numéro et disposant : « Nul ne peut être arbitrairement détenu. La loi détermine les conditions qui permettent à l’autorité judiciaire d’assurer le respect de cette règle. » C’est le texte qui sera transmis au Conseil d’État le 21 août.
Lors de la discussion devant la Commission constitutionnelle du Conseil d’État, il sera affirmé que c’est le Gouvernement qui a tenu à ce texte, sur suggestion du Comité consultatif constitutionnel. Le commissaire du Gouvernement, Raymond Janot, montre clairement sa réticence, soucieux qu’il est de ne pas rendre inconstitutionnelles les dispositions de la loi sur les pouvoirs spéciaux du Gouvernement en Algérie : il qualifie le texte de « panneau-réclame » dont il ne voit pas l’utilité et qu’il impute aux « scrupules qui émanent de différents professeurs de droit qui se sont manifestés », tout en dénonçant « un débat assez confus dont rien n’est sorti ». Le président Cassin préfère insister sur l’indépendance des juges et pose « qu’un des moyens les plus évidents pour les magistrats de montrer leur indépendance est d’assurer les garanties de la liberté individuelle », avant que la rédaction actuelle de l’article 66 soit adoptée, ainsi saluée par Cassin : « Nous suivons de près le texte du Gouvernement en lui donnant un peu plus de vigueur ».
Ce texte, Michel Debré le présente ainsi à l’Assemblée générale :
le gouvernement du général de Gaulle a voulu, pour affirmer la légitimité libérale de la France, aller plus loin qu’on ne l’a fait jusqu’à présent. Après le rappel du principe – nul ne peut être arbitrairement détenu – il donne compétence à la seule justice pour l’appliquer, et renvoie à la loi. Cette loi sera préparée et promulguée en des termes qui essaieront de combiner les exigences fondamentales des droits individuels et les droits de l’État, et d’assurer la sécurité de la nation comme celle des citoyens. Nous pourrons, à cet égard, faire mieux encore que le droit anglo-saxon.
Mais la discussion en Assemblée générale marque le refus de certains (en particulier Delvolvé) d’interdire les internements administratifs, ce qui donne lieu à cette ferme mise au point de Cassin :
c’est cela l’autorité judiciaire ; c’est l’indépendance. Et, ensuite, elle a pour mission de faire respecter l’interdiction d’internement arbitraire. On met sous la surveillance de l’autorité judiciaire la manière dont même les internements administratifs doivent être ordonnés […].
Le président Latournerie intervient alors pour indiquer sa réticence de principe. Il estime que l’idée selon laquelle « l’autorité judiciaire est gardienne des libertés individuelles [on remarquera le pluriel] » n’est que partiellement exacte et ramène à un temps où il n’y avait pas de juridiction administrative. Puis, il insiste sur le fait que sont en cause « des actes administratifs qui relèvent de la juridiction administrative » et indique que
Si ce texte était voté tel qu’il est, il en résulterait qu’on ne pourrait légalement confier à la juridiction administrative la vérification de la régularité des détentions. Si c’est cela que l’on veut faire, je considérerais que c’est une catastrophe. L’autorité judiciaire a les plus grandes qualités, chacun les connaît. Mais quand il s’agit de l’appréciation d’un acte administratif, il y a une juridiction qui a été précisément faite pour apprécier cette légalité, parce que ces actes se présentent sous une forme particulière, dans une conjoncture particulière, avec des fins particulières et devant un juge particulier.
Ces observations préfigurent l’entier domaine de la présente contribution et donne lieu à une mise au point du rapporteur général, Deschamps, qui, une fois encore, marque une mauvaise humeur évidente par rapport à ce texte – les professeurs de droit sont décidément des gens impossibles et il arrive même que le gouvernement les suive ! S’ensuit une discussion à vrai dire assez confuse et marquée par un fort désir, chez certains de ceux qui y participent, de sauvegarder en toute hypothèse la possibilité d’internements administratifs. La crainte que ce texte conduise à une prise en charge par l’autorité judiciaire de « tout le contentieux de l’internement administratif » (Périer de Férail), voire à des solutions plus extrêmes encore, conduit Cassin à suggérer de distinguer la compétence judiciaire pour enjoindre de libérer un détenu et celle qui resterait à la juridiction administrative pour annuler les actes illégaux qui auraient été pris par l’Administration. Cela se terminera par la rédaction, à l’initiative de Marcel Martin, d’un texte évitant de mentionner la seule intervention de l’autorité judiciaire :
L’autorité judiciaire est gardienne de la liberté individuelle. Nul ne peut être arbitrairement détenu. Les juridictions judiciaires et les juridictions administratives assurent, chacune en ce qui les concerne, le respect de ce principe dans les conditions prévues par la loi.
Le Gouvernement ne tiendra aucun compte de cette suggestion et fera disparaître de l’actuel article 66 toute mention de la juridiction administrative. Cela traduit à l’évidence un choix quant à la répartition des compétences entre les deux ordres et oblige à distinguer rigoureusement la protection de la liberté individuelle, réservée à l’autorité judiciaire par cette disposition, et celle des libertés publiques ou des libertés individuelles qui recoupent un domaine beaucoup plus large, non affecté par l’attribution de compétence opérée par l’article 66 – de nombreux étudiants ont été victimes de conséquences négatives, du point de vue de leur notation, liées à cette confusion, qui n’épargne d’ailleurs guère des juristes patentés mais insuffisamment attentifs ou rigoureux…
Expansions et rétractions
Il restait à interpréter l’article 66 de la Constitution. Du titre constitutionnel établissant la compétence de l’autorité judiciaire, le Conseil constitutionnel va donner une interprétation d’abord très large, puis extrêmement restrictive, manifestant ainsi spectaculairement une propension aux revirements non motivés qui est une de ses caractéristiques les plus déplorables.
La décision du 12 janvier 1977, loi autorisant la visite des véhicules en vue de la recherche et de la prévention des infractions pénales, dite « fouille des véhicules », est l’une de celles qui ont contribué à asseoir l’image du Conseil constitutionnel comme gardien des libertés et à établir la confiance de la gauche dans l’institution. On y lit d’abord que
la liberté individuelle constitue l’un des principes fondamentaux reconnus par les lois de la République et proclamés par le Préambule de la Constitution de 1946, confirmé par le Préambule de la Constitution de 1958 ; Considérant que l’article 66 de la Constitution, en réaffirmant ce principe, en confie la garde à l’autorité judiciaire.
Étrange formulation ! Quel besoin y avait-il de faire appel aux principes fondamentaux pour fonder une liberté qui est la seule que l’un des articles de la Constitution de 1958 consacre expressément ? Il est illogique de considérer que le texte de la Constitution réaffirme quelque principe que ce soit, sauf à considérer que ses dispositions novatrices devraient se voir attribuer une autorité moindre, ce qui serait absurde : l’énonciation à laquelle les auteurs de la Constitution procèdent est indivisible. La formule, que l’on doit au rapporteur, Paul Coste-Floret, et qui n’a fait l’objet d’aucune discussion en séance, traduit l’engouement du Conseil des années 1970 pour les principes fondamentaux qui avaient permis son essor. On peut remarquer que la dissociation entre principe fondamental et article 66 permet au Conseil d’insister sur l’attribution de compétence par le second à l’autorité judiciaire : tout rattachement d’une liberté à la liberté individuelle emporte nécessairement la compétence de l’autorité judiciaire qui a la garde de cette dernière.
C’est ce qui, précisément, a entraîné quelques incertitudes dans l’interprétation de la décision de 1977 : il était constant que n’était en cause ni une arrestation (à la rigueur pouvait-on l’évoquer pour caractériser l’opération précédant immédiatement la fouille du véhicule) ni une détention, mais de quoi s’agissait-il au juste ? L’« atteinte aux principes essentiels sur lesquels repose la protection de la liberté individuelle » que censure la décision était caractérisée par l’étendue des pouvoirs conférés aux autorités de police judiciaire et à leurs agents, par l’excessive généralité des cas dans lesquels ces pouvoirs pouvaient s’exercer et par l’imprécision de la portée des contrôles auxquels ils seraient susceptibles de donner lieu, bref par un manquement aux exigences de ce que la Cour européenne des droits appelle la prééminence du droit et le Conseil constitutionnel, à sa suite, la garantie des droits, et non par l’objet de la restriction autorisée. L’explication la plus couramment retenue à l’époque était que la protection de la vie privée, ou au moins de certains éléments de celle-ci, avaient été rattachée à la liberté individuelle. Le rapport de Coste-Flore n’analyse pas très longuement cette question, mais la place sur le terrain de l’inviolabilité du domicile, alors même que la disposition législative déférée prenait soin d’exclure de son champ d’application la visite des « caravanes, roulottes, maisons mobiles ou transportables et des véhicules aménagés pour le séjour » en stationnement et utilisés comme résidence effective ». Le rapporteur se fondait sur un arrêt de la chambre criminelle de la Cour de cassation du 26 février 1963 retenant une conception extensive du domicile pour conclure qu’il y avait lieu d’assimiler en toute hypothèse domicile et véhicule. Ce point n’a donné lieu à aucune discussion en séance, la plupart des intervenants s’accordant à estimer que le législateur était allé trop loin et qu’il y avait une atteinte à la liberté individuelle qu’il convenait de censurer.
Cette décision inaugurait une interprétation large de la liberté individuelle, ajoutant à l’interdiction des détentions arbitraires expressément édictée la protection de la vie privée et la sauvegarde de l’inviolabilité du domicile. Mais le lien que l’article 66 de la Constitution oblige à faire entre expansion de la liberté individuelle et élargissement de la compétence judiciaire allait non seulement freiner ce mouvement, mais encore en provoquer le reflux, jusqu’à ramener cette notion à sa stricte acception originaire : le droit à la liberté et à la sûreté (pour le dire dans les termes de l’article 5 de la Convention européenne des droits de l’homme).
C’est l’invention de la notion de liberté personnelle qui marquera le premier temps de cette rétraction de la liberté individuelle. Surgie de nulle part, le Conseil se bornant à affirmer sa valeur constitutionnelle sans indiquer, même allusivement son fondement, ni du reste sa consistance, celle-ci permet la reconnaissance constitutionnelle de libertés sans avoir à passer par la liberté individuelle et ses contraintes en termes de compétence juridictionnelle. M. Genevois écrit ainsi de la liberté personnelle qu’il s’agit d’« un concept distinct de la liberté individuelle au sens de l’article 66 de la Constitution ». On peut gloser sur cette formule : il s’agit de la liberté de l’individu de disposer de sa personne et de se soustraire aux entreprises d’autrui, collectivités publiques incluses – on dirait de la liberté individuelle si ne s’ensuivait pas de cette qualification une compétence judiciaire que l’on désire précisément éviter. C’est la notion de liberté personnelle qui accueille désormais des éléments qui naguère eussent relevé de la liberté individuelle, comme l’attestent les décisions du 25 juillet 1991, loi autorisant l’approbation de la convention d’application de l’accord de Schengen du 14 juin 1985 (les conditions d’exploitation des données collectées par le « Système d’information Schengen » sont jugées « à même d’assurer le respect de la liberté personnelle ») et du 20 janvier 1993, loi relative à la prévention de la corruption et à la transparence de la vie économique et des procédures publiques (le droit accordé au service central de prévention de la corruption d’obtenir communication de tout document et de procéder à la convocation des personnes est jugé attentatoire à la liberté personnelle – mais d’autres passages de la même décision placent la protection des données personnelles contenues dans des fichiers sous le signe de la liberté individuelle, de sorte que les choses deviennent particulièrement obscures). En effet, cette montée en puissance de la liberté personnelle n’oblitère pas pour autant, à cette époque, la liberté individuelle. En témoigne ainsi la décision des 12 et 13 août 1993, loi relative à la maîtrise de l’immigration, qui énonce que la loi doit respecter les libertés et droits fondamentaux de valeur constitutionnelle reconnus à tous ceux qui résident sur le territoire de la République, parmi lesquels « la liberté individuelle et la sûreté, notamment la liberté d’aller et venir, la liberté du mariage, le droit de mener une vie familiale normale ». La décision juge en conséquence qu’en subordonnant à des restrictions préalables la célébration du mariage, la loi sous examen avait méconnu « le principe de la liberté du mariage qui est une des composantes de la liberté individuelle ». De tels corollaires ramènent à la logique qui était celle de la décision de 1977, peu important la compétence de l’autorité judiciaire qui en résulte nécessairement.
Mais la réduction de la notion de liberté individuelle allait connaître un second temps, celui du recours aux articles 2 et 4 de la Déclaration de 1789 comme impliquant un principe général de liberté au profit de l’individu, qu’il y ait lieu ou non de passer par l’appel à la liberté personnelle. Le résultat sera radical, au point de « sortir » de la liberté individuelle tout ce qui ne relève pas du droit à la sûreté strictement entendu. Seul subsiste alors, de l’article 66 ce que Marcel Waline avait entendu consacrer : l’habeas corpus, soit l’obligation de présenter rapidement à un juge judiciaire toute personne privée de sa liberté, c’est-à-dire détenue. Tout le reste – ce qui est en deçà (la privation de liberté initiale, soit celle qui n’excède pas un certain délai, d’ailleurs variable en fonction des motifs qui ont conduit les autorités à décider ladite privation de liberté, et aussi les atteintes à la liberté d’aller et venir dont l’effet ne peut s’analyser en une atteinte au droit à la liberté et à la sûreté, comme les assignations à résidence) et ce qui est au-delà (les suppléments, pourrait-on dire, au droit de n’être pas arrêté ou détenu arbitrairement, qu’ils se rattachent on non à la liberté personnelle, procèdent directement des articles 2 et 4 de la Déclaration) – relève, notamment lorsqu’est en cause la légalité d’une décision prise par une autorité administrative, de la compétence de la juridiction administrative.
Le désordre affectant la protection de la vie privée, rattachée tantôt à la liberté individuelle, tantôt à la liberté personnelle ne pouvait continuer sans abîmer gravement l’image du Conseil constitutionnel. La décision du 23 juillet 1999, loi portant création d’une couverture maladie universelle, procède à une remise en ordre consistant à rattacher désormais le respect de la vie privée à l’article 2 de la Déclaration de 1789 (« Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l’homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté et la résistance à l’oppression. »). Cette référence comporte une différence faite entre la liberté et la sûreté : si la seconde est mise en œuvre à l’article 66 de la Constitution qui en confie la sauvegarde à l’autorité judiciaire, la première ne comporte par elle-même aucune détermination de l’ordre de juridiction compétent. La jurisprudence est désormais constante sur ce point, mettant un point final à l’expansion de la liberté individuelle.
Le sort de la liberté du mariage sera semblable : la décision du 20 novembre 2003, loi relative à la maîtrise de l’immigration, au séjour des étrangers en France et à la nationalité fait de la liberté du mariage une « composante de la liberté personnelle, protégée par les articles 2 et 4 de la Déclaration de 1789 ». À l’article 2 de la Déclaration s’ajoute donc l’article 4 (« La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui : ainsi, l’exercice des droits naturels de chaque homme n’a de bornes que celles qui assurent aux autres membres de la société la jouissance de ces mêmes droits. Ces bornes ne peuvent être déterminées que par la loi. »), sans qu’il soit possible de comprendre ce qui justifie une double référence. On peut conclure que, aux yeux du Conseil, les deux dispositions, ensemble ou séparément, consacrent un principe général de liberté dont il lui est loisible de mettre en lumière tel ou tel aspect. La décision du 27 juin 2001, loi relative à l’interruption volontaire de grossesse et à la contraception, dite IVG 2, utilise les mots « la liberté de la femme qui découle de l’article 2 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen » pour caractériser la liberté de la femme de décider de ne pas mener la grossesse jusqu’à son terme, laquelle semble devoir relever de la liberté personnelle, quand bien même le terme n’était pas utilisé. On a vu que la décision du 20 novembre 2003 précise, à propos de la liberté du mariage qui lui est rattachée, que la liberté personnelle découle des articles 2 et 4 de la Déclaration, accentuant encore l’incertitude, pour ne pas dire la confusion, quant au fondement exact de ces libertés. La seule chose qui est désormais certaine est qu’il ne s’agit plus de la liberté individuelle au sens de l’article 66 de la Constitution.
Quant à la liberté d’aller et venir, jadis qualifiée de « principe de valeur constitutionnelle » (12 juillet 1979, loi relative à certains ouvrages reliant les voies nationales et départementales), puis considérée comme un corollaire de la liberté individuelle, elle est désormais protégée, elle aussi, par les articles 2 et 4 de la Déclaration, toujours en contraste avec la liberté individuelle inscrite à l’article 66 de la Constitution (décisions du 26 novembre 2010, no 2010-71 QPC et du 10 mars 2011, loi d’orientation et de programmation pour la performance de la sécurité intérieure). L’inviolabilité du domicile suivra le même sort, ainsi que le secret des correspondances, comme l’indique nettement la décision du 23 juillet 2015, loi relative au renseignement.
Les éléments qui, dans un premier temps, avaient été attraits dans la notion de liberté individuelle n’en relèvent plus. En conséquence, leur protection cesse de relever de la compétence exclusive de l’autorité judiciaire appelée par l’article 66 de la Constitution.
La liberté individuelle aujourd’hui
Qu’implique alors cet article ? Il exige « que toute privation de liberté soit placée sous le contrôle de l’autorité judiciaire », ainsi que l’énonce la décision du 26 novembre 2010, no 2010-71 QPC. Mais il ne s’ensuit nullement, comme l’indique la même décision, l’interdiction de priver une personne de sa liberté sans intervention préalable de cette autorité (lorsque les visites domiciliaires se rattachaient à la liberté individuelle, le Conseil constitutionnel exigeait avant tout que les opérations soient placées sous son contrôle effectif : « l’intervention de l’autorité judiciaire doit être prévue pour conserver à celle-ci toute la responsabilité et tout le pouvoir de contrôle qui lui reviennent », énonçait la décision du 29 décembre 1983, loi de finances pour 1984). L’objet essentiel de l’intervention du juge judiciaire est aujourd’hui de décider si une privation de liberté peut ou non se prolonger. Le délai dans lequel cette intervention doit être prévue par la loi varie selon les raisons qui ont conduit à décider de la privation de liberté. Dans le cadre d’une procédure pénale, la garde à vue de droit commun peut être prolongée par décision du procureur de la République, le Conseil constitutionnel ayant ici égard à sa qualité de magistrat, compte tenu du fait que la privation de liberté revêt une durée limitée à 48 heures, tandis que l’intervention d’un magistrat du siège est requise dès lors qu’il s’agit d’une prolongation supérieure à cette durée, dans le cadre des régimes spéciaux instaurés par le législateur (trafic de stupéfiants et terrorisme, puis diverses infractions commises en bande organisée).
Il faut relever que la décision du 10 mars 2011, loi d’orientation et de programmation pour la performance de la sécurité intérieure, tire aussi de la maîtrise que les magistrats de l’ordre judiciaire doivent conserver sur la procédure pénale une autre conséquence importante pour la répartition des compétences : « il résulte de l’article 66 de la Constitution que la police judiciaire doit être placée sous la direction et le contrôle de l’autorité judiciaire » (cons. 59). La solution se rapporte au « contrôle direct et effectif de l’autorité judiciaire sur les officiers de police judiciaire chargés d’exercer les pouvoirs d’enquête judiciaire et de mettre en œuvre les mesures de contrainte nécessaires à leur réalisation », mais la formulation générale de la proposition a pour conséquence de constitutionnaliser, via l’article 66, la séparation du contentieux des polices judiciaire et administrative, en tout cas pour ce qui concerne la première. Le fondement de cette solution est très contestable : en quoi l’article 66, surtout ramené à la portée qu’on a décrite, intéresse-t-il la police judiciaire en général, même dans l’hypothèse, seulement éventuelle où des mesures de contrainte seraient ordonnées ? L’horizon du prononcé d’une peine privative de liberté par les juridictions de jugement est, en toute hypothèse, très lointain. En réalité, c’est l’impératif d’indépendance des magistrats de l’ordre judiciaire dans l’exercice de la justice pénale qui conduit à cette solution : l’article 64 eût fourni à la solution un fondement plus convaincant que l’article 66.
Pour la rétention des étrangers, la durée maximale de 48 heures de la privation de liberté avant intervention de l’autorité judiciaire a longtemps prévalu : dès lors que la rétention des personnes sous le coup d’une mesure d’éloignement du territoire français devait être prolongée au-delà de 48 heures, l’intervention d’un magistrat du siège était requise. Mais la décision du 9 juin 2011, loi relative à l’immigration, à l’intégration et à la nationalité, a considéré « qu’en prévoyant que le juge judiciaire ne sera saisi, aux fins de prolongation de la rétention, qu’après écoulement d’un délai de cinq jours à compter de la décision de placement en rétention, il [le législateur] a assuré entre la protection de la liberté individuelle et les objectifs à valeur constitutionnelle de bonne administration de la justice et de protection de l’ordre public, une conciliation qui n’est pas déséquilibrée », ce qui revient à donner au contrôle traditionnellement effectué par le juge administratif sur la légalité de la décision initiale de maintien en rétention un poids très important et qui nous paraît peu respectueux de l’attribution constitutionnelle de compétence à l’autorité judiciaire.
L’allongement constant de la durée maximale de la rétention pouvant être prononcée sur décision du juge judiciaire, a été, quant à lui, justifié par la circonstance « que l’autorité judiciaire conserve la possibilité d’interrompre à tout moment la prolongation du maintien en rétention, de sa propre initiative ou à la demande de l’étranger, lorsque les circonstances de droit ou de fait le justifient » (décisions du 20 novembre 2003, loi relative à la maîtrise de l’immigration, au séjour des étrangers en France et à la nationalité et du 9 juin 2011). Ici encore, il apparaît que la portée effective de l’article 66 a une regrettable tendance à signifier que l’essentiel réside dans une possible intervention correctrice du juge judiciaire.
En revanche, le Conseil constitutionnel a donné tout son poids à la protection de la liberté individuelle en exigeant, suite à des questions prioritaires de constitutionnalité, que les privations de liberté subies par les personnes faisant l’objet de soins psychiatriques soient placées sous le contrôle, et un contrôle automatique, du juge. La décision du 26 août 2010, no 2010-71 QPC, indique « que la liberté individuelle ne peut être tenue pour sauvegardée que si le juge intervient dans le plus court délai possible ; que toutefois les motifs médicaux et les finalités thérapeutiques qui justifient la privation de liberté des personnes atteintes de troubles mentaux hospitalisées sans leur consentement peuvent être pris en compte pour la fixation de ce délai ; qu’en prévoyant que l’hospitalisation sans consentement peut être maintenue au-delà de quinze jours sans intervention d’une juridiction de l’ordre judiciaire, les dispositions de l’article L. 337 [qui régissaient l’hospitalisation sans consentement à la demande d’un tiers] méconnaissent les exigences de l’article 66 de la Constitution », solution reprise par la décision du 9 juin 2011, no 2011-135/140 QPC, pour l’hospitalisation d’office prononcée par le préfet. Il est remarquable qu’en l’espèce, le Conseil ne se soit pas contenté de la simple possibilité, prévue depuis 1990, de mettre en cause, devant le juge des libertés et de la détention, la privation de liberté motivée par l’état de santé mentale de la personne privée de liberté. Compte tenu de la vulnérabilité et, souvent, de l’isolement des personnes concernées, rarement à même de maîtriser l’univers du symbolique et, en particulier, celui du droit, le respect de la liberté individuelle exigeait bien une présentation des intéressés à un magistrat du siège qui ne fût pas subordonnée à une initiative de leur part ou de celle de leurs proches.
En ce qui concerne les mesures d’assignation à résidence prononcées par l’autorité administrative, le Conseil constitutionnel a estimé que le degré de contrainte qu’elles font peser sur la personne qui en est l’objet n’est normalement pas d’une intensité telle que la liberté individuelle soit en cause. La question qui se pose ici est substantiellement identique à celle que pose, au sein de la Convention européenne des droits de l’homme, la démarcation entre les atteintes portées au droit à la liberté et à la sûreté (article 5 de la Convention) et le droit à la liberté de circulation (article 2 du 4e Protocole) : comme l’a indiqué la Cour européenne des droits de l’homme,
Entre privation et restriction de liberté, il n’y a qu’une différence de degré ou d’intensité, non de nature ou d’essence. Le classement dans l’une ou l’autre de ces catégories se révèle parfois ardu, car dans certains cas marginaux, il s’agit d’une pure affaire d’appréciation (arrêt Guzzardi c. Italie du 6 novembre 1980).
Peu soucieux de telles indications, le Conseil constitutionnel s’est contenté, à propos des mesures d’assignations à résidence que l’Administration peut substituer au placement en rétention des étrangers devant quitter le territoire, d’énoncer « qu’une telle mesure ne comportant aucune privation de la liberté individuelle, le grief tiré de la méconnaissance de l’article 66 de la Constitution est inopérant » (décision du 9 juin 2011, loi relative à l’immigration, à l’intégration et à la nationalité). Cette logique a été intégralement reprise pour les assignations à résidence prononcées dans le cadre de l’état d’urgence dans la décision du 22 décembre 2015, no 2015-527 QPC. Relevant que les assignations à résidence ne peuvent viser, pendant la durée de l’état d’urgence, que des personnes à l’égard desquelles il existe des raisons sérieuses de penser que leur comportement menace l’ordre public, le Conseil estime lapidairement que « tant par leur objet que par leur portée, ces dispositions ne comportent pas de privation de liberté individuelle au sens de l’article 66 de la Constitution », tout en indiquant que la limite de douze heures par vingt-quatre heures fixée pour l’astreinte à domicile « ne saurait être allongée sans que l’assignation à résidence soit alors regardée comme une mesure privative de liberté, dès lors soumise aux exigences de l’article 66 de la Constitution ». Mesure de police administrative par sa finalité, et relevant à ce titre de la compétence de la juridiction administrative, l’assignation à résidence changerait de nature si la lourdeur des contraintes qu’elle impose venait à s’accroître, faisant alors basculer dans le domaine de la liberté individuelle et, partant, de la compétence judiciaire. Dans sa décision du 16 mars 2017, no 2017-624 QPC, le Conseil a maintenu cette analyse, même dans l’hypothèse où la durée d’application de cette mesure viendrait à s’allonger (après douze mois, une prolongation de trois mois pouvait être demandée au juge des référés du Conseil d’État) : « la prolongation dans le temps d’une mesure d’assignation à résidence […] n’a toutefois pas pour effet de modifier sa nature et de la rendre assimilable à une mesure privative de liberté ». Il faut relever que le Conseil d’État, dans sa décision de Section du 11 décembre 2015, M. Cedric Domenjoud, s’est immédiatement mis en mesure, sans attendre la décision du Conseil constitutionnel sur la question prioritaire de constitutionnalité qu’il lui renvoyait, d’effectuer un contrôle entier sur les décisions d’assignation à résidence, y compris sur les aménagements concrets qu’elles prévoient. L’émotion du Premier président et du Procureur général de la Cour de cassation face à ces solutions et à ce qu’elles leur paraissaient traduire de réticence des pouvoirs publics face à l’autorité judiciaire peut se comprendre. Elle est néanmoins tardive par rapport au recul massif que subit depuis longtemps le champ d’application de l’article 66 dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel – remarquons que la régression que représente la décision du 9 juin 2011 en matière de rétention des étrangers, qui nous paraît autrement grave par ses conséquences concrètes, n’avait guère donné lieu à d’aussi solennelles protestations. La question est toujours la même : il y a ceux qui acceptent de considérer les garanties assurées par la juridiction administrative comme au moins équivalentes à celles que procure la juridiction judiciaire (c’est notre position) et d’autres qui persistent à se défier de la juridiction administrative, en raison notamment de sa proximité structurelle avec le pouvoir et qui considèrent que l’autorité judiciaire est seule à même de protéger les libertés (c’est la thèse de Denis Baranger et d’Agnès Roblot-Troizier). Quant au résultat, c’est-à-dire à l’efficacité du contrôle opéré, les avancées réalisées à partir de l’arrêt Domenjoud sont incontestables, même si elles laissent subsister une lacune qu’on pourrait qualifier de structurelle : le contrôle a priori des mesures prises, que seul le juge judiciaire est à même d’assurer et dont la quasi-totalité des membres de la juridiction administrative ne veulent pas (et dont le législateur ne veut d’ailleurs pas en général la doter). Cette lacune est particulièrement criante en matière de perquisitions administratives, parce que l’intervention a posteriori du juge, même très partiellement compensée par de nouvelles innovations jurisprudentielles, est impuissante à assurer une protection effective des libertés.
De telles controverses sur l’opportunité d’attribuer tel contentieux à tel ordre de juridiction ou à l’autre ramènent, encore une fois, au débat portant sur la nécessité, ou non, de la constitutionnalisation de la répartition des compétences entre les deux ordres. L’intervention des principes fondamentaux reconnus par les lois de la République amplifie encore ces interrogations.
II. L’inutile invention de principes fondamentaux au fondement fragile et au contenu imprécis
Deux moments, on le sait, dans cette invention de principes fondamentaux reconnus par les lois de la République : 1987, avec la décision du 23 janvier 1987, loi transférant à la juridiction judiciaire le contentieux des décisions du Conseil de la concurrence et 1989, avec la décision du 25 juillet 1989, loi portant dispositions diverses en matière d’urbanisme et d’agglomérations nouvelles. Disons-le d’emblée : aucune de ces deux décisions ne convainc, qu’il s’agisse de la justification de la « découverte » du principe ou de la détermination de sa consistance.
Quel fondement ?
Si la décision de 1989 est généralement passée sous silence, en tout cas peu étudiée, il n’en va pas de même pour celle de 1987, qui fait dans l’ensemble l’admiration des publicistes.
Cependant, en dépit des tentatives pour faire passer cette construction pour indiscutable (Georges Vedel y a consacré quelques articles), il est permis d’y voir un édifice bancal, un bricolage peu convaincant dans son assise historique comme dans son fondement théorique. Au nom de « la conception française de la séparation des pouvoirs », est érigé en principe fondamental reconnu par les lois de la République, sous réserve d’exceptions, la compétence en dernier ressort de la juridiction administrative pour
l’annulation ou la réformation des décisions prises, dans l’exercice des prérogatives de puissance publique, par les autorités exerçant le pouvoir exécutif, leurs agents, les collectivités territoriales de la République ou les organismes publics placés sous leur autorité ou leur contrôle.
Cette affirmation est à la vérité peu compatible avec les disciplines qui devraient entourer la proclamation d’un principe fondamental : aucune loi de la République n’est invoquée à l’appui de la constitutionnalisation qu’opère l’énonciation du Conseil. Au-delà de cette carence, dont il est d’autres exemples, on ne peut qu’être songeur quant aux lois de la République dans lesquelles ce principe est censé trouver son origine, et sceptique quant à l’utilité d’une constitutionnalisation portant sur ce point.
Le fait que le rapporteur de la décision ait été Georges Vedel n’est certes pas une donnée indifférente en l’espèce. En tant qu’administrativiste, il se rattache à l’École de Toulouse fondée par Maurice Hauriou, c’est-à-dire à la partie de la doctrine qui estime que l’idée de service public est supplantée par celle de puissance publique, dans laquelle se trouverait, à tout le moins, la clé de la répartition des compétences entre les deux ordres de juridiction. De surcroît, Vedel a laissé son nom à une théorie des bases constitutionnelles du droit administratif : ce dernier puiserait au niveau constitutionnel les principes qui l’animent, en particulier, précisément, l’idée de puissance publique. Émise en 1954, reprise dans le classique manuel de droit administratif de l’auteur, celle-ci avait fait l’objet d’une contestation radicale par Charles Eisenmann, qui la réduisit à « un pauvre truisme sans consistance », pour généraliser un jugement porté à propos du principe de légalité vu par Vedel. Il est difficile de penser que ce dernier a pu exercer ses fonctions de rapporteur de la décision de 1987 sans voir dans cette affaire une occasion de faire triompher ses thèses doctrinales, à la fois quant au critère de compétence de la juridiction administrative et quant aux « bases constitutionnelles » de sa discipline de prédilection. La convergence d’intérêts – professoral et juridictionnel – était manifeste et eût dû susciter une motivation particulièrement scrupuleuse d’un tel coup de force doctrinal. Or, le rapporteur procède sur le ton de l’évidence et ne laisse guère soupçonner ni qu’une position autre que la sienne eût été concevable, ni qu’il pût être lui-même, en tant que théoricien, concerné par ce débat. Le noyau dur du principe de séparation, dit-il, doit se voir reconnaître valeur constitutionnelle – mais il laisse soigneusement dans l’ombre la question de la reconnaissance de celui-ci par des lois de la République et l’opportunité de cette constitutionnalisation, en particulier autour de l’idée de puissance publique. Magistral, lui répond l’écho, l’un des membres du Conseil se déclarant rajeuni par cet exposé, entendre ramené à l’époque où il était étudiant, tandis qu’un autre affirme que le rapporteur lui a appris bien des choses. Le président Badinter, de son côté, salue un exposé qu’il qualifie de « tout à fait remarquable et très approfondi ». Ces réactions révèlent que pas un membre du Conseil constitutionnel ne s’est senti en mesure de ou disposé à discuter, si peu que ce soit, les propositions faites par Vedel.
Le secrétaire général du Conseil constitutionnel de l’époque, Bruno Genevois, s’est employé à préciser les choses. Reconnaissant à demi-mots le caractère insatisfaisant, sinon rhétoriquement, de la référence à la conception française de la séparation des pouvoirs, il invoque des solutions diverses, plus prétoriennes que législatives, consacrant l’importance de l’intervention du Conseil d’État comme garant des libertés publiques à l’encontre de l’Administration ou des textes aussi généraux que la loi du 3 mars 1849 ou celle du 24 mai 1872. Or, privilégier l’attribution au Conseil d’État, par ce dernier texte, du contentieux de l’excès de pouvoir apparaît assez artificiel : d’une part n’est pas en cause la seule compétence dévolue au Conseil, d’autre part, la portée de sa mention dans la loi doit être relativisée. Il est, au surplus, manifeste qu’on a constitutionnalisé le seul contentieux de l’excès de pouvoir, faute de pouvoir étendre l’opération au plein contentieux, en raison du trop grand nombre de lois démentant la compétence administrative dans ce domaine.
En réalité, ce n’est pas la loi de 1872, mais l’interprétation faite de la compétence du Conseil d’État à l’égard des actes administratifs qui a conféré à celle-ci son rôle éminent, en tant que noyau dur d’une compétence dévolue à la seule juridiction administrative. La chose est particulièrement nette dans la célèbre affaire Pelletier. Dans ses conclusions, le commissaire du gouvernement David apparaît avant tout soucieux de soustraire au moins la question de la légalité des actes administratifs au risque d’une dilatation de la compétence judiciaire en matière de responsabilité, qui résultait du décret de 1870 abolissant la garantie des fonctionnaires. Ce raisonnement conduit le Tribunal des conflits, dans sa décision, à sacraliser l’interdiction faite à l’autorité judiciaire de se prononcer sur la légalité d’un acte administratif : de la loi de 1790 et du décret de l’an III résulte « la prohibition faite aux tribunaux civils de connaître des actes administratifs », celle-ci étant ensuite qualifiée de « règle de compétence absolue et d’ordre public ». Dès lors, « la demande de Pelletier se fonde exclusivement sur cet acte de haute police administrative ; qu’en dehors de cet acte il n’impute aux défendeurs aucun fait personnel de nature à engager leur responsabilité particulière, et qu’en réalité la poursuite est dirigée contre cet acte lui-même, dans la personne des fonctionnaires qui l’ont ordonné ou qui y ont coopéré » : la distinction entre faute personnelle et faute de service était née sous la figure d’une distinction entre fait personnel et mise en cause de la légalité d’un acte administratif sous couvert d’une action en responsabilité visant l’agent. Il est significatif qu’après que l’essentiel avait été sauvegardé en 1873, le second terme fut élargi par la jurisprudence, de sorte que la faute « de service » s’entendra de celle mise en cause par une action en responsabilité dont la résolution supposerait, de la part du juge judiciaire, qu’il se prononçât sur la manière dont un service public administratif a fonctionné.
Ainsi, le principe dégagé en 1987 apparaît moins comme un principe fondamental reconnu par les lois de la République que comme un principe constitutionnel issu de la synthèse faite par le doyen Vedel de la jurisprudence relative au principe de séparation : puissance publique et bases constitutionnelles se trouvaient d’un seul coup consacrées.
La décision du 25 juillet 1989, loi portant dispositions diverses en matière d’urbanisme et d’agglomérations nouvelles, comporte, quant à elle, une innovation symétrique : « L’importance des attributions conférées à l’autorité judiciaire en matière de protection de la propriété immobilière par les principes fondamentaux reconnus par les lois de la République ». De même qu’à la décision sur les nationalisations a répondu, de manière un peu forcée et sans que la décision de principe semble avoir été soigneusement pesée, la décision sur les privatisations consacrant un droit de propriété des personnes publiques, y compris l’État, on a ici l’impression que l’équilibre entre les deux ordres exigeait qu’au principe fondamental énoncé en 1987 en faveur de la juridiction administrative correspondît un principe de même rang, favorable cette fois-ci à l’autorité judiciaire. La faiblesse du soubassement législatif du principe dégagé en 1989 est, une nouvelle fois, manifeste.
Quelle est l’origine assignée à ce dernier ? Ici encore, aucune indication ne se trouve dans la décision. Il faut d’ailleurs relever que rien, dans le compte-rendu des délibérations, ne permet d’apprendre quoi que ce soit quant au principe fondamental en question, dont il n’est à aucun moment question. L’invocation de la loi de 1810 sur l’expropriation, qui a fixé la compétence judiciaire pour prononcer le transfert de propriété et pour fixer le montant de l’indemnité, est impossible, s’agissant d’une loi de l’Empire. L’utilité des lois de 1833 et 1841, lois de la Monarchie de Juillet, n’est guère plus grande. La seule ressource argumentative consiste alors à recenser des lois de la République qui n’ont pas remis en cause ces solutions ou en ont étendu l’application et qui sont, de ce fait, censées les avoir reconduites – la justification d’une constitutionnalisation ainsi opérée quasiment en contrebande n’emporte guère la conviction. Il en va d’autant plus ainsi que l’histoire du principe selon lequel l’autorité judiciaire est gardienne de la propriété immobilière est pour le moins différente de celle qu’accrédite sa relecture à l’aune d’un libéralisme rétroactif. Simon Gilbert a précisément retracé dans sa thèse, à laquelle on ne peut que renvoyer le lecteur, les paradoxes qui parsèment la consécration de ce principe, d’une volonté de Napoléon de sauvegarder l’ordre politique impérial en ne cédant en réalité que très peu de terrain à l’autorité judiciaire à une bataille acharnée entre les deux ordres autour de cette question, avec des concessions et des résistances réciproques. Ici encore se vérifie d’ailleurs le rôle finalement assez secondaire du législateur au regard de l’importance des solutions prétoriennes intéressant la propriété immobilière. La valeur juridique du principe fondamental – ou plutôt des principes fondamentaux, le pluriel traduit également un certain embarras du Conseil – issu de la décision du 25 juillet 1989 apparaît donc bien « incertaine et fragile », pour reprendre les termes de Simon Gilbert.
L’observateur extérieur ne peut qu’être frappé par le fait que le compte-rendu de la délibération du Conseil constitutionnel ne permet absolument pas de savoir pourquoi il a été décidé de consacrer le principe fondamental reconnu par les lois de la République relatif à la protection de la propriété immobilière : il n’en est, tout simplement, pas question. La justification habituellement avancée consiste à le présenter comme ayant en réalité déjà été consacré ou supposé par la jurisprudence antérieure – la décision du 13 décembre 1985, loi modifiant la loi du 29 juillet 1982 et portant diverses dispositions relatives à la communication audiovisuelle, se contentait cependant d’affirmer « qu’aucun principe de valeur constitutionnelle n’impose que, en l’absence de dépossession, l’indemnisation des préjudices causés par les travaux ou l’ouvrage public dont l’installation est prévue par l’article 3-II relève de la compétence du juge judiciaire ». L’argument a contrario permettant d’en déduire que cette compétence se fût imposée en cas de dépossession ne résout en rien la question du fondement de cette solution : il est difficile de conclure à la consécration d’un principe fondamental reconnu par les lois de la République qui n’aurait pas été désigné comme tel – encore moins justifié d’une manière quelconque.
On peut ajouter que cantonner le champ du principe fondamental ainsi découvert à la seule protection de la propriété immobilière peut apparaître en contradiction avec l’indication, déjà contenue dans la décision de 1982 sur les nationalisations et reprise par la décision du 25 juillet 1989, qu’il importe de tenir compte des évolutions ayant affecté, depuis 1789, tant le principe que les implications du droit de propriété. L’explication réside-t-elle dans les sources législatives à partir desquelles les principes fondamentaux sont mis au jour ? Ici encore, l’explication ne peut convaincre tant elles sont minces, on l’a vu, pour ce qui concerne la République. Il eût alors été envisageable de faire de l’autorité judiciaire le gardien de la propriété en général, au prix d’un effort supplémentaire d’émancipation somme toutes assez léger au regard des sources législatives textuelles. Le vieil adage res mobilis, res vilis se retrouve cependant reflété dans le principe consacré, ce qui contribue à cantonner à l’extrême la portée du « nouveau » principe constitutionnel.
Quelle portée ?
La question est évidente à propos de la décision de 1987, grevée quant à ses implications, d’une exception et d’une possibilité de dérogation. En effet, le principe est susceptible de relativisation au nom d’une bonne administration de la justice (admission de la technique des « blocs de compétence », destinée à unifier un contentieux pour éviter les complications et les divergences de jurisprudence) et sa formulation laisse place à l’exception des matières réservées « par nature » (il faut entendre par cette expression incongrue : par la tradition) à l’autorité judiciaire.
La proclamation du principe fondamental est en réalité fragilisée par ces réserves. Si l’idée d’une compétence exclusive de la juridiction administrative en matière d’annulation et de réformation des actes de puissance publique avait été aussi indiscutable que le suggérait le rapporteur de la décision, comment se fût-elle accompagnée d’exceptions, alors même qu’il est toujours rappelé qu’un principe auquel le législateur a opposé, avant l’entrée en vigueur du préambule de la Constitution de 1946, des démentis ne peut recevoir une consécration constitutionnelle ? Quelles seront ces matières qui incombent à l’autorité judiciaire avec une évidence telle qu’elle paralyse le jeu du nouveau principe fondamental ? Les premières qui viennent à l’esprit sont bien sûr l’état et la capacité des personnes et la protection de la propriété immobilière. S’agissant de cette dernière, on sait que la décision de 1989 la consacre par un principe fondamental concurrent. Faudra-t-il à chaque fois passer par un principe ayant rang constitutionnel pour compenser l’effet du principe de 1987 – autrement dit, le Conseil se référera-t-il, lorsque le problème se posera, à l’importance des pouvoirs reconnus à l’autorité judiciaire en matière d’état et de capacité des personnes par les principes fondamentaux reconnus par les lois de la République ?
Quant à la relativisation, elle permet, de manière fort circonspecte, de laisser le principe de côté lorsque cela paraîtra rationnel :
lorsque l’application d’une législation ou d’une réglementation spécifique pourrait engendrer des contestations contentieuses diverses qui se répartiraient, selon les règles habituelles de compétence, entre la juridiction administrative et la juridiction judiciaire, il est loisible au législateur, dans l’intérêt d’une bonne administration de la justice, d’unifier les règles de compétence juridictionnelle au sein de l’ordre juridictionnel principalement intéressé[.]
C’est l’hypothèse des « blocs de compétence », destinés à éviter une trop grande complexité des règles de répartition des compétences dans une matière donnée, ainsi que les risques d’incohérence propres à une trop forte imbrication de ces compétences. En somme, le principe ne joue que dans la mesure où son application s’avérerait trop gênante – cela comble le vœu exprimé par le président Badinter lors des discussions auxquelles a donné lieu le rapport de Vedel, lorsqu’il insistait sur l’importance de la décision à intervenir, « compte tenu, tout à la fois, de la tradition, des limites à y apporter et de l’expérience de souplesse requise en cette matière ». Qu’apporte alors concrètement la constitutionnalisation opérée ? Essentiellement, sans doute, la possibilité, pour le Conseil constitutionnel, de faire planer sur les choix du législateur l’ombre de son contrôle.
Dans la décision de 1987 et s’agissant du droit de la concurrence, la volonté d’« unifier, sous l’autorité de la Cour de cassation, l’ensemble de ce contentieux spécifique » est considérée comme ne méconnaissant pas le principe fondamental, au vu de la multiplicité des chefs de compétence de chacun des deux ordres et de la légitimité, en conséquence, du désir du législateur d’« éviter ou […] supprimer des divergences qui pourraient apparaître dans l’application et dans l’interprétation du droit de la concurrence ».
En revanche, la décision du 28 juillet 1989, loi relative aux conditions de séjour et d’entrée des étrangers en France censure bel et bien la solution adoptée par le législateur en ce qui concerne le contentieux de la reconduite à la frontière. La loi sous examen avait prévu que les recours contre les arrêtés préfectoraux de reconduite à la frontière frappant les étrangers en situation irrégulière devaient être intentés devant le président du tribunal de grande instance ou son délégué, qui avait obligation de statuer dans les 48 heures selon les formes applicables au référé. Cette solution avait été adoptée en raison des facilités qu’offrait l’organisation territoriale de la juridiction judiciaire pour un contentieux que le législateur souhaitait voir réglé dans des délais très brefs. Le Conseil constitutionnel a néanmoins déclaré cette disposition contraire à la Constitution en application du principe fondamental dégagé en 1987. Le Conseil indique que les décisions prises par l’autorité administrative en matière de police des étrangers (refus d’entrée sur le territoire national, décisions se prononçant sur l’octroi d’une carte de séjour ou la délivrance d’une carte de résident, arrêté de reconduite à la frontière, expulsion, assignation à résidence) « constituent l’exercice de prérogatives de puissance publique ». Il n’admet ni le rattachement de la matière aux compétences réservées à l’autorité judiciaire (les contestations portant sur la nationalité de l’intéressé sont rares), ni l’invocation des exigences d’une bonne administration de la justice (la possibilité d’utiliser des structures déjà existantes au sein de la juridiction judiciaire n’est pas considérée comme un argument suffisant). À ce dernier titre, le Conseil souligne « que la bonne administration de la justice commande que l’exercice d’une voie de recours appropriée assure la garantie effective des droits des intéressés », mais estime que cette exigence peut être satisfaite aussi bien par les deux ordres de juridiction. Le principe fondamental s’avère en l’espèce fort contraignant pour le législateur, comme le confirme encore, en matière de sécurité sociale, la décision du 27 novembre 2001, loi portant amélioration de la couverture des non-salariés agricoles, dans laquelle le moyen est soulevé d’office. La décision de 1989 impose nettement la compétence administrative pour les recours en annulation d’actes pris dans l’exercice d’une compétence de police administrative. La législation de l’état d’urgence sera l’occasion de vérifier la force de l’attraction exercée par cette source constitutionnelle de compétence de la juridiction administrative.
Concernant la décision de 1989, il est difficile de connaître l’étendue exacte de la compétence judiciaire garantie par le principe fondamental : la seule certitude dont on dispose est qu’elle joue pour la fixation de l’indemnité due en cas de dépossession, donc principalement en cas d’expropriation. En l’absence de dépossession, la compétence judiciaire ne s’impose pas, comme l’indiquait déjà la décision du 13 juillet 1985, loi modifiant la loi du 29 juillet 1982 et portant diverses dispositions relatives à la communication audiovisuelle. Le Conseil d’État en a d’ailleurs tiré la conséquence que l’indemnisation des dommages résultant de l’institution d’une servitude administrative relève, sauf disposition législative contraire, de la compétence de la juridiction administrative. Limité aux cas de dépossession immobilière, le principe impose-t-il la compétence judiciaire pour prononcer le transfert de propriété à l’issue de la phase administrative de l’expropriation ? On sait que le maintien de celle-ci avait été discuté lors de l’examen de la loi d’orientation foncière de 1967. Compte tenu du caractère quasi automatique du prononcé de l’ordonnance, la garantie apportée aux intéressés est, au demeurant, faible et une constitutionnalisation de la compétence judiciaire serait d’autant plus inutile que la loi du 2 février 1995 relative au renforcement de la protection de l’environnement a fort opportunément supprimé l’autorité de chose jugée qui s’attachait à l’ordonnance et donc probablement sa nature juridictionnelle. Par ailleurs, le Conseil d’État a considéré comme dépourvue de caractère sérieux la question de la compétence de la juridiction administrative pour connaître des recours dirigés contre les déclarations d’utilité publique et contre les arrêtés de cessibilité en matière d’expropriation, ce qui confirme le faible impact du principe énoncé en 1989.
En définitive, les constitutionnalisations opérées en 1958 (liberté individuelle), en 1987 (annulation et réformation des actes de puissance publique) et en 1989 (sauvegarde de la propriété immobilière) prennent avant tout sens par l’écho qui leur a été donné, pas immédiatement d’ailleurs, par le Tribunal des conflits et les deux ordres de juridiction. À cet égard, la décision Bergoend constitue une sorte de synthèse de toutes les solutions qu’on a étudiées, marquée par un net regain du principe de séparation, entraînant un rétrécissement considérable de la compétence judiciaire liée à la voie de fait. Le Tribunal des conflits énonce
qu’il n’y a voie de fait de la part de l’administration, justifiant, par exception au principe de séparation des autorités administratives et judiciaires, la compétence des juridictions de l’ordre judiciaire pour en ordonner la cessation ou la réparation, que dans la mesure où l’administration soit a procédé à l’exécution forcée, dans des conditions irrégulières, d’une décision, même régulière, portant atteinte à la liberté individuelle ou aboutissant à l’extinction d’un droit de propriété, soit a pris une décision qui a les mêmes effets d’atteinte à la liberté individuelle ou d’extinction d’un droit de propriété et qui est manifestement insusceptible d’être rattachée à un pouvoir appartenant à l’autorité administrative[.]
On peut traduire ce considérant de principe de la manière suivante : sauf titre précis de compétence judiciaire, d’ailleurs interprété restrictivement (atteinte à la liberté individuelle stricto sensu ou au principe même du droit de propriété), l’autorité judiciaire ne peut juger l’Administration et en particulier se prononcer sur la légalité des actes qu’elle prend. Mais cette dernière précision ne doit pas induire en erreur : la priorité accordée au principe de séparation déborde le seul cas des actes administratifs. Dit autrement : tout se passe comme si c’était bien le principe de séparation lui-même qu’avait en définitive constitutionnalisé la décision de 1987. Mais il reste permis de s’interroger sur la justification – en droit et en opportunité – de la constitutionnalisation opérée, comme l’épisode du refus d’un contrôle judiciaire préalable des perquisitions en période d’état d’urgence l’a fâcheusement illustré.
Patrick Wachsmann
Professeur à l’Université de Strasbourg, Institut de recherches Carré de Malberg.
Pour citer cet article :
Patrick Wachsmann « Le Conseil constitutionnel et le principe de séparation des autorités administrative et judiciaire », Jus Politicum, n°21 [https://juspoliticum.com/articles/Le-Conseil-constitutionnel-et-le-principe-de-separation-des-autorites-administrative-et-judiciaire]