Le droit des affaires à l’épreuve de la jurisprudence du Conseil constitutionnel
1. Contrôle de constitutionnalité et droit des affaires. Le droit des affaires ne fait pas de la figuration en matière de contrôle de constitutionnalité puisque c’est l’une des branches du droit qui donne lieu aux contestations les plus nombreuses de la conformité aux droits fondamentaux des lois qu’elle fédère. Depuis la décision du 16 janvier 1982 sur la loi de nationalisation, la plupart des grandes lois intéressant l’entreprise ont fait l’objet d’un contrôle a priori, exercé au titre de la saisine parlementaire de l’article 61, al. 2, de la Constitution. Ce fut le cas des lois du 1er mars 1984 et du 25 janvier 1985 réformant le droit des entreprises en difficulté, de loi du 26 juillet 2005 de sauvegarde des entreprises, de la loi du 15 juin 2010 relative à l’entrepreneur individuel à responsabilité limitée (EIRL), de la loi du 29 mars 2014 visant à reconquérir l’économie réelle, dite loi Florange, de la loi du 6 août 2015 pour la croissance, l’activité et l’égalité des chances économiques, dite loi Macron, et de la loi du 27 mars 2017 relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre. Le phénomène s’est accentué avec l’irruption de la question prioritaire de constitutionnalité (QPC), posée dans les conditions de l’article 61-1 de la Constitution, qui a permis de soulever d’autres questions intéressant le droit des affaires. Si, pour la plupart, elles n’ont pas passé le filtre de la Cour de cassation, une vingtaine n’en a pas moins été transmise au Conseil constitutionnel qui les a tranchées par autant de décisions qui seront ici examinées. Il est intéressant de relever que toutes les branches du droit des affaires n’ont pas suscité le même intérêt. Aucune décision n’a ainsi été rendue au sujet du fonds de commerce ou du régime des actes de commerce ou en matière de contrats commerciaux. Un contrat aussi important que le bail commercial a pu donner lieu à plusieurs QPC, mais aucune n’a été transmise au Conseil. Une question seulement a porté sur les tribunaux de commerce, une autre sur le droit de la concurrence (et encore il s’agissait plus d’une question procédurale portant sur la possibilité pour l’Autorité de la concurrence de se saisir d’office) et trois sur le droit des sociétés. Tout le reste, c’est-à-dire la quasi-totalité des décisions rendues en réponse à une QPC, intéresse le droit des entreprises en difficulté.
2. Artificielle invocation des droits de l’homme. Quand il porte sur des textes qui, par leur nature même, sont susceptibles de mettre en cause des droits ou libertés que la Constitution garantit, le contrôle qu’exerce le Conseil constitutionnel constitue une pièce essentielle du dispositif garantissant l’État de droit. Encore faut-il que soit véritablement en cause la défense d’authentiques droits de l’homme, ce qui, le plus souvent, n’a guère de sens dans le domaine du droit des affaires (à la différence du droit pénal ou de la procédure pénale, matières dans lesquelles la protection contre l’arbitraire prend tout son sens et avec elle le contrôle de constitutionnalité). Conçu comme instrument de résistance à la tyrannie et à l’oppression, le contrôle de conformité aux droits fondamentaux ne devrait pas avoir vocation à être utilisé en vue de réécrire les lois mal faites (ou jugées telles) ou de contrarier une jurisprudence inopportune. Les droits de l’homme méritent mieux que d’être mobilisés aux fins de critiquer les règles applicables aux opérateurs économiques, qui, aussi malheureuses qu’elles puissent être parfois, se prêtent mal à une critique sur le terrain des grands principes. Or, le principal enseignement qu’il y a lieu de tirer de l’analyse des décisions rendues par le Conseil constitutionnel en matière de droit des affaires est que, par l’effet d’un glissement auquel on ne prend pas suffisamment garde, les dispositions soumises à sa censure ne mettent nullement en cause des droits fondamentaux ou des libertés publiques, mais un débat d’opportunité sur la qualité de la réponse que le droit positif apporte à une question technique. L’évolution est préoccupante, parce qu’elle conduit le contrôle à perdre en légitimité. Si l’on veut bien admettre, au nom de la résistance à la barbarie et à l’oppression, que s’exerce un contrôle de la conformité de la loi à des principes supérieurs dont le législateur ne peut faire abstraction, ce n’est pas pour que ce contrôle s’affadisse au point de ne plus porter en définitive que sur la question de savoir qui peut déclencher un redressement judiciaire ou à quelle date un juge doit se placer pour évaluer des parts ou des actions, pour ne prendre que deux exemples de réponses à des QPC particulièrement révélatrices de cette mutation.
Ainsi, la première observation qu’inspire la lecture des décisions du Conseil constitutionnel en matière de droit des affaires est qu’elles sortent trop souvent du domaine étroit qui devrait être celui du contrôle qu’exerce cette haute juridiction. Les seules à se rattacher à un authentique et légitime contrôle de conformité aux droits fondamentaux sont celles relatives à l’expropriation que réaliserait une disposition de droit des sociétés imposant la cession de ses titres à un actionnaire et la seule décision vraiment convaincante est celle rendue en 1982 au sujet des nationalisations, décision respectueuse de la souveraineté du Parlement, puisque, quoi qu’aient pu penser les membres du Conseil constitutionnel de ces nationalisations, ils ne les ont pas remises en cause au nom de la protection du droit de propriété – ce à quoi un contrôle de proportionnalité aurait pu aboutir –, mais ont censuré les seules dispositions relatives aux modalités d’indemnisation des actionnaires expropriés. La protection du droit de propriété étant véritablement en cause, le Conseil était fondé à exercer sa censure, ce qu’il a fait de manière prudente.
3. Dévoiement du contrôle opéré. Les autres décisions du Conseil constitutionnel relatives à des textes relevant du droit des affaires ne suscitent guère l’enthousiasme. Au-delà de la piètre qualité de la plupart des questions et de l’insuffisance tant de la réponse que de sa motivation, il y a lieu de déplorer le glissement vers une appréciation des choix du législateur au nom d’un contrôle de proportionnalité, qui permet au Conseil, devant qui sont invoqués des principes vagues et imprécis, sans rapport avec la disposition technique examinée, à laquelle on reproche de méconnaître « la liberté », « la propriété » ou encore « l’égalité », de se livrer à un contrôle d’opportunité. Les perspectives qu’ouvre ce contrôle sont infinies dès lors que tout encadrement de la vie des affaires porte atteinte à la liberté d’entreprendre et au droit de propriété. Par ailleurs, reprocher à une règle de droit de limiter la liberté et les droits de ceux à qui elle s’applique ou de porter atteinte à l’égalité en ce qu’elle distingue entre ceux qui bénéficient ou pas de son application, revient à lui reprocher d’être une règle de droit.
Le vrai contrôle de proportionnalité, le seul qui devrait valoir, c’est celui qu’a réalisé le législateur en jugeant devoir adopter la loi. Il a pour cela arbitré entre des libertés et des droits particuliers, qu’il a également confrontés à l’intérêt général, parvenant à une conciliation qu’exprime le texte finalement voté. Cet arbitrage du législateur, à l’issue de travaux parlementaires lui procurant une vue panoramique de la question, apparaît plus convaincant que celui, bien rustique, du Conseil constitutionnel, ramenant la question à une équation juridique de quelques droits fondamentaux en conflit. Il est surtout plus légitime, car, sur aucun des sujets techniques qui seront ici examinés, on ne voit à quel titre le juge constitutionnel est fondé remettre en cause les choix du législateur et pourquoi son analyse devrait être plus valable que celle qu’exprime le vote du Parlement. En s’aventurant sur ce terrain, au nom du contrôle de proportionnalité, le Conseil constitutionnel méconnait son office, péché d’orgueil du juge qui veut à tout prix sortir de sa mission pour se faire législateur. Ce constat, qu’inspirent les décisions du Conseil constitutionnel rendues en matière de droit des affaires, est d’autant plus surprenant que, dans d’autres domaines, le droit de la famille par exemple, le même fait preuve d’une grande prudence et s’interdit de porter atteinte à la souveraineté de la loi au motif que, ne disposant pas « d’un pouvoir général d’appréciation et de décision de même nature que celui du Parlement », il ne lui appartient pas « de substituer son appréciation à celle du législateur ».
Sous le bénéfice de ces quelques observations, il y a lieu de faire apparaître que, si la contribution du Conseil constitutionnel à l’amélioration du droit des affaires apparaît modeste, c’est tantôt parce que les questions qui lui sont posées sont d’un intérêt limité (I), tantôt parce que la réponse qu’il y apporte est peu argumentée et partant décevante (II).
I. Les mauvaises questions
Le reproche que nous adressons au Conseil constitutionnel de rendre des décisions de médiocre qualité est injuste si l’on veut bien considérer que, le plus souvent, il lui revient de répondre à des questions, qui ne lui permettent pas de donner toute sa mesure. La faute en revient aux juridictions de l’ordre judiciaire et en particulier à la Cour de cassation qui n’exerce pas suffisamment son rôle de filtre, du moins en ce que les questions portent sur le droit des affaires. La vérité est que bien peu des questions transmises n’auraient dû l’être. Posées par des avocats retors, compliquant à souhait un dossier pour des raisons stratégiques, le plus souvent dilatoires, ces QPC en droit des affaires ne présentent pas le moindre intérêt et dès lors les réponses qui y ont été apportées ne peuvent qu’être décevantes. On le voit qu’il s’agisse du grief tiré d’une atteinte à l’impartialité du juge (A) ou d’un outrage à la liberté, à l’égalité ou à la propriété (B).
A. Méconnaissance du principe d’impartialité des juridictions
Plusieurs QPC ont été transmises au Conseil constitutionnel pour contester la conformité aux droits fondamentaux de règles gouvernant le contentieux de la vie économique, qu’il s’agisse de celui des procédures collectives ou du droit de la concurrence (2) ou qu’il s’agisse tout bonnement de douter de l’impartialité des tribunaux de commerce (1).
1. La désobligeante question relative à l’impartialité des tribunaux de commerce
4. Question étrangère à l’office du juge constitutionnel. La première décision rendue pour répondre à des inquiétudes exprimées au sujet de l’impartialité des juges intervenant en matière économique est celle qui l’a été en réponse à une QPC, posée à l’occasion d’une procédure collective, par un débiteur qui s’inquiétait de l’impartialité du tribunal de commerce ayant à en connaître. Mettant en doute la conformité aux droits et libertés que la Constitution garantit des dispositions des articles L. 722-6 à L. 722-16 et L. 724-1 à L. 724-6 du Code de commerce, qui gouvernent le fonctionnement des tribunaux de commerce et le statut des juges consulaires, cette QPC remettait en réalité en cause le principe même de l’existence de ces juridictions. La principale critique articulée dans la requête visait en effet à démontrer que les dispositions relatives au mandat des juges des tribunaux de commerce méconnaissent les principes d’impartialité et d’indépendance de la justice et de la séparation des pouvoirs, ainsi que l’exigence de capacité qui résulte du principe d’égal accès aux emplois publics. Une telle question aurait pu et dû être jugée non sérieuse par la Cour de cassation. Étrangement, ce ne fut pas le cas et le Conseil constitutionnel eut à répondre à cette question, aussi surprenante que désobligeante, doutant de la conformité aux droits fondamentaux de ces juridictions consulaires créées par un édit de Charles IX de l’an 1563, édit il est vrai non soumis en son temps à un contrôle de constitutionnalité…
Le Conseil répond laconiquement que les dispositions relatives au mandat des juges des tribunaux de commerce instituent les garanties prohibant qu’un juge participe à l’examen d’une affaire dans laquelle il a un intérêt, même indirect, de sorte que l’ensemble de ces dispositions ne porte atteinte « ni aux principes d’impartialité et d’indépendance des juridictions ni à la séparation des pouvoirs ». Quant au grief reposant sur l’exigence d’un égal accès aux emplois publics, il ne le juge pas plus fondé dès lors que c’est pour tenir compte de la singularité du contentieux en matière commerciale que la loi a institué ces juridictions spécialisées, composées de juges élus par leurs pairs parmi des personnes disposant d’une expérience professionnelle dans le domaine économique et commercial, et qu’elle a pris soin de réserver les fonctions les plus importantes de ces tribunaux aux juges disposant d’une expérience juridictionnelle.
Cette réponse n’est pas plus satisfaisante que la question à laquelle elle répond. Ces quelques lignes de motivation ne suffisent pas à conjurer les inquiétudes formulées au sujet de la juridiction consulaire et il est difficile de s’en tenir à cet argumentaire rudimentaire. C’est trop ou trop peu. Où l’on comprend que le problème ne tient pas tant à la réponse qu’à la question, qui jamais n’aurait dû être transmise au Conseil constitutionnel, car si elle présente un indéniable intérêt, ce n’est que du point de vue politique et non au titre d’un contrôle de constitutionnalité hors de propos. On peut bien sûr s’interroger sur notre organisation judiciaire et sur le fonctionnement de certaines de nos juridictions, et notamment des tribunaux de commerce, juridictions singulières puisqu’elles sont composées exclusivement de juges élus par les commerçants (au sens large) en leur sein. On peut bien sûr juger ces juridictions anachroniques pour appliquer un droit des affaires toujours plus sophistiqué ou au contraire se féliciter que ce soit à elles que revienne d’avoir à traiter un contentieux qui requiert de connaître tout autant que le droit l’environnement de l’entreprise au sein de laquelle ce droit a vocation à s’appliquer. On peut bien sûr être partisan de leur maintien, de leur suppression ou de leur évolution vers un échevinage, probablement souhaitable dans les dossiers les plus importants et complexes. Mais le choix entre ces différentes analyses et propositions est éminemment politique et il apparaît artificiel de le ramener à un prétendu contentieux constitutionnel reposant sur une contestation de la conformité aux droits fondamentaux des textes gouvernant le statut des tribunaux de commerce.
Comme l’on pouvait le redouter au vu de cette question incongrue, la contribution du Conseil constitutionnel à ce débat important se révèle d’un intérêt modeste, les quelques propositions alignées pour justifier l’existence des tribunaux de commerce apparaissant sans rapport avec l’importance de l’enjeu, essentiellement politique, qui s’attache à toute discussion relative à l’évolution de l’organisation judiciaire. Il n’est guère satisfaisant que la QPC ait pu être ainsi instrumentalisée en vue de prendre part à ce débat étranger au contrôle de constitutionnalité.
2. L’interminable feuilleton du contentieux né de la saisine d’office
5. Réponses variées à une question unique. Cette première QPC relative à l’impartialité d’une juridiction connaissant du contentieux de la vie des affaires a été suivie par plusieurs autres portant sur ce même thème, ayant en commun de s’inquiéter de la conformité aux droits fondamentaux de différents dispositifs permettant au juge de se saisir d’office d’une demande sur laquelle il lui revenait ensuite de statuer. Pas moins de sept décisions intéressant la saisine d’office d’une juridiction ont ainsi été rendues par le Conseil constitutionnel et même plus si l’on tient compte du fait que ces mêmes questions ont été posées au regard du droit applicable en Polynésie.
La première a porté sur l’article L. 631-5 du Code de commerce, autorisant un tribunal à se saisir d’office en vue de déclencher une procédure de redressement judiciaire à l’encontre d’un débiteur. La règle avait beau être classique et couramment mise en œuvre, le Conseil constitutionnel l’a jugée non conforme au principe d’impartialité découlant de l’article 16 de la Déclaration de 1789, analyse qu’il a ensuite transposée à l’hypothèse de l’ouverture d’une liquidation judiciaire sur saisine d’office. D’autres ont suivi, tantôt pour sauver la saisine d’office permettant de prendre certaines initiatives procédurales, tantôt pour la condamner.
6. Condamnation inopportune. Certes, il est peu satisfaisant qu’une juridiction se saisisse elle-même d’une demande qu’elle va ensuite examiner et la saisine d’office fait figure de bizarrerie procédurale que l’on peut juger peu compatible avec l’exigence d’impartialité du juge. Pourtant, le Conseil constitutionnel ne la condamne pas par principe puisqu’il la juge acceptable lorsque la procédure n’a pas pour objet le prononcé de sanctions ayant le caractère d’une punition, et à la double condition qu’elle soit fondée sur un motif d’intérêt général et que soient instituées par la loi des garanties propres à assurer le respect du principe d’impartialité. C’est cette dernière exigence qui l’a conduit à déclarer contraires à la Constitution les textes permettant à un tribunal de se saisir d’office en vue d’ouvrir une procédure de redressement ou de liquidation judiciaire ou en vue de résoudre un plan de restructuration que le débiteur n’exécute plus. Le Conseil constitutionnel a considéré que ces dispositifs de saisine d’office étaient justifiés par l’intérêt général, qui commande de traiter la défaillance d’un débiteur, mais il a jugé qu’aucunes garanties légales ne donnaient l’assurance « qu’en se saisissant d’office, le tribunal ne préjuge pas sa position lorsque, à l’issue de la procédure contradictoire, il sera appelé à statuer sur le fond du dossier au vu de l’ensemble des éléments verses au débat par les parties ».
Au soutien de cette solution, on peut faire valoir qu’une distinction plus nette aurait pu et sans doute dû être instituée par les textes autorisant la saisine d’office entre l’organe y procédant au sein du tribunal et la formation de jugement connaissant ensuite de l’affaire. Cette séparation claire des fonctions de saisine et de jugement aurait permis de poser en principe que celui-là ne pouvait pas participer à celle-ci. La difficulté aurait ainsi été résolue puisqu’en interdisant au juge ayant été à l’origine de la saisine du tribunal de connaître ensuite de l’affaire au fond, la loi aurait désarmé tout reproche fondé sur le défaut d’impartialité de la juridiction. Il aurait été d’autant plus judicieux de suggérer une telle modification des textes qu’elle se serait inscrite dans un courant de réformes ayant déjà rendu incompatibles certaines fonctions qu’un juge ne saurait occuper successivement à l’occasion du traitement des difficultés d’une entreprise, qu’il s’agisse de connaître d’une procédure amiable, puis d’une procédure collective ou qu’il s’agisse d’occuper les fonctions de juge-commissaire ou de juge commis puis de siéger au sein de la formation collégiale du tribunal.
Jugeant que la saisine d’office faisait naître un risque d’atteinte à l’impartialité du tribunal, le Conseil constitutionnel aurait pu se borner à le signaler, tout en en affirmant la conformité à la Constitution des dispositions considérées, au prix d’une réserve d’interprétation visant à garantir aux plaideurs que, en dépit de sa saisine d’office, l’impartialité du tribunal ne sera pas affectée dès lors que tout juge ayant été à l’origine de la procédure collective ne pourra en connaître après son ouverture.
7. Insuffisante prise en compte de la singularité des procédures collectives. La solution radicale, retenue par le Conseil, de juger contraires à la Constitution les mots « se saisir d’office ou » aux articles L. 631-5 et L. 640-5 du Code de commerce est malheureuse, car l’abrogation qui en résulte aboutit à priver les juridictions d’un mode de déclenchement des procédures collectives particulièrement utile dans tous les cas où nul ne se préoccupe d’ouvrir un redressement ou une liquidation judiciaire à l’encontre d’un débiteur en cessation des paiements qui, dès lors va pouvoir poursuivre son activité alors qu’il ne paie plus ses dettes et représente un danger pour son environnement économique. L’utilité de la saisine d’office était de permettre, lorsqu’un tel débiteur en cessation des paiements était identifié – par le greffe, via le registre du commerce et des sociétés le plus souvent – de le soumettre à une procédure collective qu’il ne sollicitait pas lui-même et que nul ne réclamait pour lui. Bienvenue, cette saisine d’office ne portait pas atteinte à l’impartialité du tribunal si l’on veut bien considérer l’originalité de la procédure collective qui, à la différence d’une instance ordinaire, n’oppose pas un demandeur et un défendeur, mais constitue une mesure d’ordre public, de nature prophylactique, qui doit impérativement s’ouvrir à l’encontre d’un débiteur ayant cessé ses paiements depuis 45 jours. La question n’est donc pas tant de savoir qui déclenche le redressement ou la liquidation judiciaire, mais de savoir si le débiteur a ou non cessé ses paiements, situation qui, une fois caractérisée, impose de manière automatique l’ouverture de la procédure et fait perdre au tribunal toute liberté d’appréciation à cet égard.
Ainsi voit-on que, loin d’être dangereuse pour les libertés et les droits fondamentaux, la saisine d’office est appropriée pour déclencher une procédure collective, contentieux qui s’inscrit dans une magistrature économique pour laquelle il est parfaitement normal que le tribunal prenne des initiatives. C’est si vrai que, une fois la procédure collective ouverte, le tribunal, et le juge-commissaire qui, en son sein, connaît plus spécialement de la procédure collective, vont multiplier les initiatives procédurales à l’encontre du débiteur, lequel va être placé sous une étroite tutelle judiciaire pendant des mois et parfois des années s’il s’agit d’une liquidation judiciaire. Ces juges seront ainsi conduits à prendre un nombre important de décisions à l’égard et souvent aux dépens du même débiteur. Pour s’en tenir aux plus importantes, on signalera que le tribunal qui ouvre la procédure va ensuite statuer sur le sort de l’entreprise, sur une éventuelle conversion d’une procédure en une autre plus menaçante, sur la responsabilité de ses dirigeants. Il va pouvoir annuler certains actes passés par le débiteur, étendre la procédure à l’un de ses proches, infliger au dirigeant une interdiction de gérer ou une mesure de faillite personnelle et statuer sur une foule d’autres questions lourdes de conséquences pour le débiteur. Ce sont les mêmes juges qui vont prendre parti sur toutes ces demandes et connaître à de multiples reprises d’un dossier qui, au fil du temps, leur devient familier et sur lequel ils ont des idées précises avant même d’avoir à l’examiner une nouvelle fois. L’impartialité de ces juges est-elle pour autant menacée ? Nous ne le pensons pas, car l’impartialité du juge prend un tour particulier lorsqu’on l’envisage à l’occasion d’une procédure collective qu’il lui revient de traiter. Dans une telle situation, la connaissance de la situation du débiteur, loin d’être une circonstance permettant de douter de l’impartialité du juge, est une nécessité et le gage que ce juge prendra les mesures les plus conformes aux intérêts de l’entreprise et de ses créanciers. En matière de procédure collective, non seulement il ne faut pas s’inquiéter d’un risque de pré-jugement qui naîtrait de ce que le même juge a connu de la situation du débiteur en plusieurs occasions successivement, où il lui a été donné de juger à différents stades de cette pièce qui se joue sur une période de plusieurs mois, voire plusieurs années, mais il faut au contraire se féliciter que ce soient les mêmes juges qui connaissent des différentes étapes de la faillite et tranchent toutes les difficultés intéressant une entreprise dont ils connaîtront d’autant mieux les difficultés qu’ils les auront traitées tout au long de la procédure. Ce rappel de la singularité de la procédure collective permet de comprendre pourquoi la question posée au Conseil constitutionnel à propos de la saisine d’office n’était pas pertinente. Il incline à considérer que, si le Conseil constitutionnel avait mieux pris en compte cette singularité, il aurait sans doute statué différemment et n’aurait pas abrogé ce dispositif de saisine d’office que les spécialistes de la matière s’accordent à regretter, déplorant le vide que cette abrogation a laissé dans tous les cas où ni le débiteur en cessation des paiements ni l’un de ses créanciers ne se préoccupe de déclencher la procédure collective.
Il n’est d’ailleurs pas exclu que le Conseil constitutionnel lui-même ait regretté sa décision puisque, par la suite, lorsqu’il lui a été demandé de dire non conformes à la constitution d’autres hypothèses de saisine d’office du tribunal à l’occasion d’une procédure collective, il s’y est refusé par deux fois, n’y trouvant plus rien à redire. Certes, il a justifié cette différence d’analyse en faisant valoir qu’à chaque fois il ne s’agissait pas d’introduire une nouvelle instance, puisque la procédure collective était déjà ouverte, mais d’en modifier le cours, en convertissant la procédure en une autre procédure ou en prononçant la résolution d’un plan. L’argument peine toutefois à convaincre, car ce sont les conséquences produites par la saisine d’office qui doivent être considérées. Or, convertir une sauvegarde en redressement judiciaire ou un redressement judiciaire en liquidation judiciaire n’est pas moins grave pour un débiteur qu’ouvrir d’office à son égard une telle procédure. Cet argument tiré de l’unité d’instance est d’autant moins décisif que le Conseil constitutionnel a également affirmé la pureté, au regard de l’exigence d’impartialité, de l’auto-saisine de l’Autorité de la concurrence, prévue par l’article L. 462-5 du Code de commerce, et ce alors que ce texte permet de déclencher une instance et même une instance pouvant déboucher sur une sanction. En se saisissant d’office de certaines pratiques anticoncurrentielles qu’elle va ensuite pouvoir sanctionner, l’Autorité de la concurrence se voit reconnaître un pouvoir exorbitant peu soucieux de la séparation des pouvoirs de poursuite et de sanction de ces pratiques, ce dont le Conseil constitutionnel ne s’est pas ému. On peut ne pas être convaincu et être d’avis que, s’il est bien un cas dans lequel la saisine d’office aurait dû ne pas être admise, c’est lorsqu’il s’agit d’infliger des sanctions (lesquelles peuvent être considérables lorsque sont en cause des pratiques anticoncurrentielles), l’autorité qui punit ne pouvant être l’autorité qui poursuit. Où l’on voit que l’évangélique inquiétude de Jean Rivero de voir « filtrer le moustique et laisser passer le chameau » conserve toute son actualité.
8. Condamnation déroutante. Le rapprochement de ces décisions du Conseil est troublant à deux égards. Il l’est d’abord en ce qu’il fait apparaître qu’une hypothèse de saisine d’office véritablement problématique au regard de l’exigence d’impartialité, celle permettant à l’Autorité de la concurrence de se saisir d’office en vue de prononcer une sanction, a été jugée acceptable, là où l’innocente saisine d’office d’un tribunal qui déclenche une procédure collective à l’égard d’un débiteur qui, étant en cessation des paiements, ne peut qu’être soumis à un redressement ou à une liquidation judiciaire, a été jugée contraire à la constitution. Comprenne qui pourra. L’incohérence des différentes décisions rendues par le Conseil constitutionnel au sujet de la saisine d’office apparaît d’autant mieux que l’on signale qu’il a affirmé que le dispositif autorisant un juge, lorsqu’il est informé du défaut de dépôt des comptes d’une société commerciale par ses dirigeants, à se saisir d’office puis à prononcer une injonction sous astreinte d’avoir à procéder à ce dépôt puis à liquider cette astreinte, ne méconnaît pas le principe d’impartialité, au motif, notamment, que cette constatation du non-dépôt des comptes, qui permet au juge de se saisir d’office, « présente un caractère objectif ». Pourquoi pas ? La même affirmation aurait pu sauver l’ouverture, sur saisine d’office, du redressement ou de la liquidation judiciaire, qui présente un caractère objectif une fois établie la cessation des paiements, au sens où le tribunal est alors tenu d’ouvrir la procédure collective.
La mise en perspective de ces décisions est enfin troublante par le sentiment d’insatisfaction que procure leur lecture, qu’elles concluent ou non à la violation des droits fondamentaux. Dans les deux cas en effet, la question est tranchée sur la foi d’une motivation de quelques lignes, là où la question aurait mérité plus que cela. On en revient ici à une critique de fond souvent adressée au Conseil constitutionnel pour déplorer la superficialité de ses analyses. Cette critique en nourrit une autre tenant à la composition et aux méthodes de travail du Conseil constitutionnel. Le droit de la concurrence et le droit de la faillite ont en commun d’être des univers complexes, des systèmes clos et peu accessibles, ce qui s’explique par l’extrême technicité des règles qu’il s’agit d’appliquer, par leur caractère pluridisciplinaire et la part importante que l’économie prend dans ces matières où elle se mêle intimement au droit. Examiner la conformité aux droits fondamentaux de la procédure suivie en matière de procédures collectives ou de sanction des pratiques anticoncurrentielles nécessite une bonne compréhension de ces branches du droit et un investissement que le Conseil constitutionnel n’a manifestement pas réalisé pour les besoins du traitement de ces QPC. Aussi, entre autres réflexions, ce feuilleton de la saisine d’office nourrit-il celle parfois exprimée pour déplorer les maigres moyens matériels et humains dont dispose cette juridiction, qui ne restent pas sans conséquence sur la qualité des décisions qu’elle rend.
B. Liberté, égalité, propriété
Au-delà de ces questions d’ordre procédural posées au Conseil constitutionnel, la conformité à la constitution de règles intéressant le droit des affaires a aussi pu être mise en doute en s’appuyant sur ces piliers constitutionnels que sont la propriété ou la liberté d’entreprendre (1) ou encore l’égalité devant la loi (2).
1. L’invocation de la protection du droit de propriété et de la liberté d’entreprendre
9. Improbable contrôle de la privation de droit de vote pour défaut de déclaration de franchissement de seuil. La protection du droit de propriété et celle de la liberté d’entreprendre ont pu être invoquées de manière conjointe pour contester la conformité aux droits fondamentaux que la Constitution garantit de l’article L. 233-14 du Code de commerce, en ce que ce texte prive temporairement de droit de vote l’actionnaire d’une société cotée qui n’a pas régulièrement déclaré un franchissement de seuil, comme la loi le lui impose. Un tel grief ne présentait pas la moindre pertinence, dès lors que la privation temporaire de droit de vote n’emporte aucune atteinte au droit de propriété, comme le juge le Conseil constitutionnel sans avoir à le justifier. Sa réponse n’est au demeurant guère plus satisfaisante que la question, compte tenu du glissement qu’elle traduit vers un contrôle d’opportunité présenté comme un contrôle de proportionnalité. Le Conseil constitutionnel, en appréciant la proportionnalité de l’atteinte alléguée aux différents droits fondamentaux invoqués, se livre à une appréciation politique, substituant la sienne à celle opérée par le Parlement lorsqu’il avait voté la loi attaquée. À cet égard, la décision est intéressante, car elle illustre parfaitement le dévoiement du contrôle de constitutionnalité que permet le débat sur la proportionnalité de l’atteinte aux droits fondamentaux.
En l’espèce, aucun droit fondamental n’étant en cause, le contrôle exercé par le Conseil constitutionnel cesse de porter sur la conformité du texte à la constitution pour porter sur l’appréciation des mérites de l’arbitrage opéré par le législateur entre les différents objectifs et intérêts qu’il y avait lieu de concilier. Si le souci d’assurer la transparence du marché boursier justifie que l’on impose aux actionnaires des obligations, et notamment celle d’avoir à déclarer le franchissement de certains seuils de détention du capital de la société cotée, et que l’on les sanctionne s’ils les méconnaissent, la mesure de ces obligations et de cette sanction dépend des égards que l’on accorde à la transparence des marchés, question d’ordre politique que le Conseil constitutionnel n’est nullement légitime à réexaminer en se livrant à un contrôle de proportionnalité, qui n’est autre qu’un contrôle d’opportunité. Peu importe ici, puisque le grief est rejeté, le Conseil constitutionnel jugeant que « compte tenu de l’encadrement dans le temps et de la portée limitée de cette privation des droits de vote, l’atteinte à l’exercice du droit de propriété de l’actionnaire qui résulte des dispositions contestées ne revêt pas un caractère disproportionné au regard du but poursuivi ». Mais le simple fait qu’une telle question – étrangère à la protection des droits fondamentaux – ait pu lui être posée et qu’il ait cru devoir y répondre est problématique.
10. Injustifiable censure de la loi Florange. Un autre exemple de ces questions auxquelles le Conseil constitutionnel n’aurait jamais dû répondre est offert par celle qui lui a été posée au sujet de la loi visant à reconquérir l’économie réelle, dite Loi Florange, texte très politique, loi de combat, conçue après la fermeture du site industriel de Florange, pour limiter la liberté d’un exploitant de fermer un établissement rentable, qui aurait pour conséquence un projet de licenciement collectif, en lui imposant, lorsqu’il entend ne plus l’exploiter personnellement, de se trouver un successeur acceptant de reprendre l’exploitation. Le dispositif conçu à cette fin par les articles L. 1233-57-9 et suivants du Code du travail et L. 771-1 à L. 773-3 du Code de commerce, était assorti de sanctions auxquelles s’exposait l’employeur ne respectant pas ces obligations ou refusant une offre de reprise sérieuse sans motif légitime. Les parlementaires auteurs de la saisine reprochaient à un tel contrôle judiciaire, assorti d’une sanction, de porter une atteinte au droit de propriété et à la liberté d’entreprendre, mais aussi de méconnaître les principes de légalité des délits et des peines ainsi que les principes de nécessité et de proportionnalité des peines. Cette fois, le grief est accueilli et le texte déclaré contraire à la Constitution, le Conseil constitutionnel jugeant que l’obligation d’accepter une offre de reprise sérieuse en l’absence de motif légitime et la compétence confiée à la juridiction commerciale pour réprimer la violation de cette obligation faisaient peser sur les choix économiques de l’entreprise et sur sa gestion des contraintes portant une atteinte manifestement disproportionnée tant au droit de propriété qu’à la liberté d’entreprendre au regard de l’objectif poursuivi. On ne saurait mieux que par cette décision illustrer le dévoiement du contrôle de constitutionnalité, qui ne se traduit plus par un contrôle de la conformité d’un texte à des droits fondamentaux que la Constitution garantit, mais qui conduit le Conseil constitutionnel, au nom d’un contrôle de la proportionnalité entre la finalité du texte et les atteintes à la liberté et à la propriété, à se faire juge de l’opportunité de la règle.
Même si, en l’espèce, elle aboutit à empêcher l’édiction d’un texte peu convaincant, la déclaration par le Conseil de son inconstitutionnalité est éminemment contestable car, jusqu’à preuve du contraire, il n’existe pas de dispositif de censure des lois ineptes, mais seulement des lois portant une telle atteinte aux droits fondamentaux que l’on peut douter qu’il puisse s’agir de lois. Rien de tel en l’espèce. Que l’on approuve ce texte en jugeant qu’il offrait le moyen d’apporter une réponse politique et courageuse au préoccupant mouvement de délocalisation d’entreprises hors de France ou que l’on s’en afflige en considérant qu’une telle usine à gaz ne pouvait enrayer lesdites délocalisations, regardées avec faveur par un droit européen ayant la liberté de circulation pour seul horizon, mais qu’elle risquait en revanche de transformer notre droit en épouvantail à investisseurs, on ne pouvait que lui reconnaître force de loi.
Les motifs qui conduisent à déclarer ce dispositif contraire à la Constitution ne résistent pas à l’analyse et l’on peut être d’avis que l’invocation vague et imprécise de la liberté et de la propriété – lesquelles n’étaient ici pas plus en cause que dans n’importe quelle autre disposition imposant des obligations à un employeur… – ne devrait pas pouvoir être utilisée comme instrument de censure de la loi votée par le Parlement. De fait, tout texte qui crée une obligation assortie d’une sanction limite la liberté de ceux à qui il s’applique ainsi que leur droit de propriété lorsque la sanction est pécuniaire. De là à en déduire que tout texte créant une obligation sanctionnée est exposé au contrôle de constitutionnalité, il y a un pas qu’il faut se garder de franchir si ce contrôle ne repose que sur une prétendue atteinte à la liberté et à la propriété et s’il ne se traduit que par une appréciation de la proportionnalité de ladite atteinte au but poursuivi. Autoriser le Conseil à exercer une censure qui n’a plus rien à voir avec l’appréciation de la conformité du texte litigieux aux droits fondamentaux, mais qui, traduisant un contrôle de l’opportunité d’une loi votée par le Parlement, prend un tour exclusivement politique, est un dévoiement manifeste.
11. Proportionnalité ? Deux poids, deux mesures. Cette censure, très politique, peut être jugée d’autant plus lourde de sens que l’on se souvient que, quelques années plus tôt, le Conseil constitutionnel avait refusé d’accueillir le recours formé contre l’article L. 650-1 du Code de commerce, introduit par la loi de sauvegarde des entreprises du 26 juillet 2005, qui, en accordant une large immunité aux créanciers du fait des préjudices qu’ils auraient pu causer au titre des crédits consentis à une entreprise par la suite soumise à une procédure collective, se voyait reprocher de méconnaître tant le principe de responsabilité que le droit au recours. Un contrôle de proportionnalité savamment manié aurait pu conduire à déclarer contraire à la constitution ce texte objectivement choquant, en considérant que l’immunité accordée aux créanciers dispensateurs de crédit portait atteinte au droit pour les victimes d’obtenir réparation et à l’obligation pour les fautifs de répondre de leurs fautes et que ces atteintes n’étaient pas proportionnées au but assigné à cet article L. 650-1 de favoriser le financement par les banques des entreprises, notamment celles rencontrant des difficultés. Étonnamment, cet argument n’a pas été retenu et il n’a pas été question de proportionnalité, de sorte que la faveur ainsi réservée aux banquiers – car c’est d’eux qu’il s’agit, disons-le tout net, au risque de pimenter la discussion d’une dimension polémique… – a été jugée conforme à la Constitution, le Conseil retenant que le législateur n’avait cherché qu’à « clarifier » le cadre juridique de la mise en jeu de la responsabilité bancaire, clarification justifiée par un objectif d’intérêt général puisque visant à lever un obstacle à l’octroi des apports financiers nécessaires à la pérennité des entreprises en difficulté. Autrement dit, vu de la rue de Montpensier, il vaut mieux être banquier dispensateur de crédit que salarié délocalisé…
2. La navrante invocation de l’égalité
12. Surenchère de QPC saugrenues. Parmi les questions les plus navrantes posées au Conseil constitutionnel – et qu’il a bien voulu examiner faute d’avoir forgé un dispositif de non admission qui le dispenserait de répondre doctement à des questions dépourvues de sens, on y reviendra – se trouvent incontestablement celles qui reposent sur l’invocation d’un principe d’égalité, dont tout juriste connaît la portée incertaine, mais que certains requérants absolutisent en vue de critiquer un texte. Ainsi de la décision statuant sur un grief parfaitement inintelligible, reprochant aux dispositions combinées des articles L. 351-8 du code rural et de la pêche maritime et L. 626-12 du Code de commerce de violer le principe d’égalité devant la loi au motif que le plan de sauvegarde d’une entreprise agricole peut aboutir à un rééchelonnement de sa dette non pas sur dix ans, ce qui constitue le délai maximum qu’un tribunal peut en principe imposer à des créanciers à l’occasion d’un plan, mais sur quinze ans, délai pouvant être accordé à un agriculteur. Selon la requête, il en résulterait une discrimination entre les entreprises agricoles selon qu’elles sont exploitées par une personne morale ou par une personne physique, car seul l’agriculteur personne physique serait justiciable des dispositions portant la durée du plan à 15 ans. Aussi attaquait-elle l’article L. 351-8 du Code rural et de la pêche maritime définissant le terme « agriculteur ».
Manifestant une bienveillance qui force l’admiration, le Conseil prend la peine de répondre à cette requête dépourvue de sens, jugeant que le texte attaqué se bornant à poser une définition ne créait, en lui-même, aucune différence de traitement entre les agriculteurs personnes physiques et les agriculteurs personnes morales. Autrement dit, la requête reposait sur un grief imaginaire, faute d’établir la rupture d’égalité qu’elle prétendait dénoncer entre les personnes morales et les personnes physiques exerçant une activité agricole et bénéficiant d’un plan. Il poursuit en indiquant que « La différence de traitement alléguée par la société requérante, à supposer qu’elle existe, ne pourrait résulter que de l’article L. 626-12 du Code de commerce, qui n’a pas enté soumis au Conseil constitutionnel. Dès lors, le grief dirigé contre la seconde phrase de l’article L. 351-8 du code rural et de la pêche maritime doit être écarté », texte qui « ne méconnait aucun autre droit ou liberté que la Constitution garantit ». Le Conseil aurait pu ajouter que, au demeurant, quand bien même une différence de régime existerait entre les plans bénéficiant à un agriculteur selon qu’il s’agit d’une personne physique ou morale, il n’y aurait là aucune atteinte à l’égalité. Selon la formule consacrée, le principe d’égalité ne s’oppose ni à ce que le législateur règle de façon différente des situations différentes ni à ce qu’il déroge à l’égalité pour des raisons d’intérêt général, pourvu que, dans l’un et l’autre cas, la différence de traitement qui en résulte soit en rapport direct avec l’objet de la loi qui l’établit. Il est donc parfaitement loisible au législateur de réserver, à l’occasion d’une procédure collective, un traitement différent à un débiteur selon qu’il est un commerçant ou un agriculteur ou selon qu’il est une personne physique ou une personne morale. Le droit de la faillite repose à vrai dire exclusivement sur ce type de distinctions entre des débiteurs, qui ne se voient pas réserver le même sort selon qu’ils exercent telle ou telle activité, atteignent ou non certains seuils d’effectifs salariés, de chiffre d’affaires, de total de bilan, etc. La prétendue rupture d’égalité dénoncée par cette requête constituait véritablement le degré zéro de l’argumentaire juridique et elle n’aurait jamais dû être transmise au Conseil constitutionnel. Qu’une telle question – qui n’en était pas une et qui ne présentait pas le moindre intérêt pratique ou théorique – ait pu lui être posée est préoccupant, comme l’est le fait qu’il n’existe pas de moyen pour le Conseil d’écarter sans examen au fond une requête aussi absurde transmise suite à une erreur d’appréciation de la Cour de cassation.
13. QPC découvrant que la caution simple n’est pas la caution solidaire. L’inanité d’une telle argumentation fondée sur l’égalité fait regretter qu’elle se révèle être celle la plus souvent invoquée devant le Conseil constitutionnel pour contester la conformité à la constitution de textes intéressant le droit des affaires. Ce fut à nouveau le cas avec la QPC transmise pour s’émouvoir de ce que l’article 64 de la loi du 25 janvier 1985 puisse prévoir que les dispositions d’un plan de redressement judiciaire sont opposables à tous à l’exception des cautions solidaires et des coobligés et pour en déduire l’existence d’une rupture d’égalité entre la caution simple et la caution solidaire. Le Conseil constitutionnel écarte l’objection en jugeant « que le principe d’égalité devant la loi n’impose pas d’uniformiser les régimes juridiques de la caution simple et de la caution solidaire » et qu’il en résulte « que le grief tiré de ce que la disposition contestée méconnait le principe d’égalité doit être écarté ». On reste confondu par l’insondable nullité d’une telle question, mais surtout par le désolant constat qu’une réponse a pu y être apportée. À la protestation d’un plaideur candide faisant valoir que la caution simple et la caution solidaire ne sont pas soumises au même régime, le Conseil répond avec une certaine bonhommie que l’explication d’une telle différence de traitement tient à ce que l’un des contrats est un cautionnement simple, là où l’autre est un cautionnement solidaire, ce qui est différent. Et comme c’est différent, ce n’est pas pareil, d’où la différence de régime… Qu’il ait fallu mobiliser la Cour de cassation puis le Conseil constitutionnel pour permettre à cette question lunaire d’être transmise à notre juge constitutionnel et que celui-ci ait cru devoir y répondre est proprement stupéfiant.
14. QPC découvrant qu’un privilège rompt l’égalité. Les mêmes regrets peuvent être exprimés à l’égard de la décision relative au privilège accordé, par la loi du 26 juillet 2005 de sauvegarde des entreprises, aux créanciers finançant un débiteur soumis à une procédure de conciliation et leur conférant un rang de classement très favorable pour le cas où ce débiteur serait ultérieurement soumis à une procédure collective. L’article L. 611-11 instituant ce privilège s’est vu reprocher de méconnaître le principe d’égalité au motif qu’il ne bénéficiait qu’aux créances nées d’un nouvel apport en trésorerie. À nouveau, le commentateur reste interdit à la lecture d’une telle objection. Peut-on imaginer plus indigent que l’argument reprochant à un privilège d’emporter une rupture d’égalité entre des créanciers, là où c’est précisément l’objet d’un privilège de reconnaître à un créancier le droit d’être préféré aux autres créanciers, en raison de la qualité de la créance (C. civ., art. 2095) ? Tel était pourtant l’unique grief justifiant la saisine du Conseil constitutionnel, lequel se borne à relever que le privilège contesté vise à inciter les créanciers d’une entreprise en difficulté, quel que soit leur statut, à lui apporter les concours nécessaires à sa pérennité, de sorte que, au regard de cet objectif, ceux qui prennent le risque de consentir de nouveaux concours, sous forme d’apports en trésorerie ou de fourniture de biens ou services, se trouvent dans une situation différente de celle des autres créanciers.
15. Ultime QPC déroutante invoquant une atteinte à l’égalité. L’invocation du principe d’égalité pour attaquer l’article 1843-4 du Code civil ne convainc pas plus. Ce texte prévoit le recours à un expert pour évaluer les parts ou actions d’un associé dont la cession est imposée dans des conditions qui ne permettent pas de s’entendre sur leur valeur (retrait imposé à l'associé, rachat forcé, exclusion). Dans une QPC étonnante, le requérant soutenait que, en retenant que la valeur des droits sociaux de l’associé cédant, retrayant ou exclu doit être déterminée en se plaçant à la date la plus proche du remboursement de ceux-ci, cet article était à l’origine d’une différence de traitement dont il résultait une méconnaissance du principe d’égalité devant la loi. Une nouvelle fois c’est une objection incompréhensible et absurde qui était transmise au Conseil constitutionnel, qui l’écarte par une décision non motivée, se bornant à affirmer que les dispositions contestées « n’introduisent aucune différence de traitement » et que le grief tiré de la méconnaissance du principe d’égalité devant la loi doit donc être écarté. La requête invoquait également une atteinte au droit de propriété, reproche écarté par le Conseil constitutionnel, qui relève que, tant que dure l’expertise litigieuse en vue de permettre le rachat des parts ou actions, l’associé concerné conserve ses droits patrimoniaux et perçoit notamment les dividendes procurés par ses titres. Il en reste donc bien propriétaire et le grief apparaît dépourvu de toute pertinence, au point qu’une nouvelle fois l’on se demande comment des questions aussi absurdes peuvent être transmises au Conseil constitutionnel et comment celui-ci peut-il prendre la peine d’y répondre.
II. Les mauvaises réponses
Les différentes critiques qui viennent d’être formulées à l’encontre du contrôle de la constitutionnalité des textes relevant du droit des affaires tiennent pour l’essentiel au médiocre intérêt des questions posées, quand ce n’est pas leur caractère totalement extravagant, qui explique la pauvreté de la contribution du Conseil constitutionnel à un débat alors vide de sens. D’autres regrets peuvent être exprimés, plus graves à vrai dire, car ils portent alors sur la mauvaise qualité des réponses que reçoivent des questions parfaitement pertinentes. Ce fut le cas lorsque fut contestée la conformité aux droits fondamentaux que la Constitution garantit de l’expropriation des associés à l’occasion d’une procédure collective (A) et de certaines atteintes portées aux droits des créanciers (B).
A. L’expropriation des associés d’une société soumise à une procédure collective
Il n’est en principe pas possible d’exclure un associé d’une société, rien ne pouvant justifier qu’on le prive tout à la fois de sa qualité de partie au contrat de société et de son droit de propriété sur ses parts sociales ou actions. La survenance d’une procédure collective peut toutefois modifier cette analyse, car l’objectif de sauvetage de l’entreprise exploitée par la société débitrice peut alors permettre d’évincer ses associés si telle est la condition du redressement. Deux textes permettent de parvenir à ce résultat, qui l’un et l’autre ont été soumis au Conseil constitutionnel.
1. La dilution ou l’exclusion d’un associé dans le cadre d’une procédure de redressement judiciaire
16. Élimination de l’associé opposé au plan de redressement. L’article 238 de la loi du 6 août 2015 pour la croissance, l’activité et l’égalité des chances économiques a introduit un nouvel article L. 631-19-2 dans le Code de commerce permettant au tribunal saisi d’une procédure de redressement judiciaire d’ordonner une augmentation de capital ou une cession des parts des associés opposés au plan de redressement, de façon à éliminer leur influence, soit en les excluant purement et simplement soit en diluant leur participation en leur imposant une augmentation de capital réservée à un repreneur. Saisi, dans les conditions prévues à l’article 61, al. 2, de la Constitution, le Conseil constitutionnel a eu à se prononcer sur la conformité aux droits fondamentaux de cette disposition, se voyant offrir l’occasion de rendre pour la première fois une décision apportant une réelle contribution au droit de la faillite et à l’arbitrage entre les intérêts en présence que ce droit nécessite. Cette occasion n’a pas été saisie et la décision rendue le 5 août 2015 inspire une déception à la mesure de l’intérêt théorique et pratique qui s’attache à la question posée et aux enjeux qui en découlent. En effet, si l’utilité de cette nouvelle règle, permettant de surmonter l’obstruction d’associés d’une société en redressement judiciaire refusant de voter les résolutions pourtant indispensables à sa restructuration, apparaît évidente, sa légitimité ne l’est pas, car, ramené à l’essentiel, ce texte vise à exproprier les associés opposés à la mise en œuvre du plan de restructuration, tout particulièrement lorsqu’il permet au tribunal d’ordonner la cession de leurs titres au profit de repreneurs. Les requérants soutenaient que ce dispositif d’éviction des associés opposés au plan de redressement portait atteinte à leur droit de propriété, grief qui méritait la considération si l’on se souvient que l’article 17 de la Déclaration de 1789 ne permet de priver une personne de ce droit inviolable et sacré que « lorsque la nécessité publique, légalement constatée, l’exige évidemment, et sous la condition d’une juste et préalable indemnité ».
Pour écarter ce grief, le Conseil constitutionnel commence par énoncer que la disposition querellée vise à encourager la poursuite d’activité des entreprises, de sorte qu’elle poursuit un objectif d’intérêt général, ce dont on peut lui donner acte. Il relève ensuite que le texte pose des conditions relativement strictes à son application, ce qui aboutit à la réserver à des sociétés de dimension importante, que la cession forcée ne vise que les actionnaires opposés au plan, et encore à la condition qu’ils détiennent la majorité des droits de vote ou une minorité de blocage, et enfin que ce rachat forcé donne lieu au versement d’un prix fixé, en cas de contestation, à dire d’expert. Muni de ce triple constat exprimé en quelques lignes de motivation, il en conclut que « dans ces conditions [sic], les deux dispositifs de “dilution forcée” et de “cession forcée” institués par le législateur, qui contribuent par ailleurs à préserver les droits des créanciers de l’entreprise, ne portent pas une atteinte manifestement disproportionnée au droit de propriété des associés et actionnaires ».
17. Indigence du contrôle opéré. Si les enjeux n’étaient pas si importants, une telle motivation pourrait produire un effet comique tant les motifs avancés apparaissent étrangers au dispositif qu’ils prétendent justifier. Nos « sages » du Conseil constitutionnel évoquent ici furieusement ceux des pièces de Molière qui, coiffés de leurs chapeaux pointus, expliquent que l’opium fait dormir en raison de ses vertus dormitives. La scène a fait rire aux larmes des générations d’écoliers. Elle nous revient à l’esprit en relisant cette décision qui juge, en substance, que l’article L. 631-19-2 n’est pas anticonstitutionnel, car il n’est pas contraire à la Constitution.
Une telle décision discrédite d’autant plus le (non) contrôle exercé par le Conseil constitutionnel que la question posée était extrêmement sérieuse et qu’elle appelait une réponse argumentée et pas un Nihil obstat asséné sans la moindre explication. Aucune des trois considérations relevées par le Conseil constitutionnel pour en déduire l’absence d’atteinte disproportionnée au droit de propriété des associés ne présente la moindre valeur explicative. Peu importe en effet que la règle ne s’applique que dans certaines sociétés importantes et seulement à des associés détenant une participation significative. Peu importe également que l’associé contraint d’avoir à vendre ses titres perçoive un prix. Une telle indemnisation ne suffit pas à sauver le dispositif litigieux, car une expropriation ne peut être admise qu’à la double condition que le propriétaire reçoive une juste et préalable indemnité mais aussi « que la nécessité publique, légalement constatée, exige évidemment [cette expropriation] », ce que le Conseil n’offre aucunement d’établir. Ce qui ne l’empêche pas de juger que la disposition litigieuse ne porte pas atteinte au droit de propriété.
18. Justification pouvant être avancée. Le comparatiste est d’autant plus affligé par la lecture d’un tel arrêt ne comportant pas une ligne de motivation, du moins si l’on désigne comme tel un enchaînement logique de propositions, articulées pour fonder et justifier une décision, que, sur cette question de savoir quelles sont les atteintes qu’un plan de restructuration, arrêté par un tribunal pour sauver une société en difficulté, peut imposer à ses actionnaires, la Cour suprême des États-Unis a rendu plusieurs arrêts où elle développe une analyse juridique fine et argumentée de la condition respective de l’actionnaire et du créancier pour préciser les sacrifices qui peuvent être imposés à l’un et à l’autre. La motivation de sa décision à cet égard s’étend sur de nombreuses pages, mettant en perspective le droit positif, les précédents, la doctrine, la dimension économique de la question, etc. La comparaison avec la décision du Conseil constitutionnel français sur le même sujet ne tourne pas à l’avantage de notre haute juridiction… Saisi de cette question de savoir si l’expropriation, par le tribunal, de l’actionnaire opposé au plan porte atteinte à son droit de propriété, garanti par l’article 17 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, le Conseil constitutionnel se contente de répondre que non. Il le sait, il le sent et il n’a pas à nous en exposer les raisons : la déclaration de constitutionnalité sans phrase.
Une telle décision – que l’on qualifiera de décevante, pour ne pas dire plus – constitue une illustration éclatante de la faiblesse du contrôle exercé par le Conseil constitutionnel, lorsque sont en cause des questions relevant du droit des affaires, qui ne lui sont pas familières. Plutôt que d’en approfondir l’étude en vue de répondre au recours dont il est saisi, le Conseil pratique l’esquive et rejette le recours sans l’examiner véritablement. La réponse à cette question cruciale aurait pourtant pu être apportée en s’inspirant de la méthode convaincante consacrée par la Cour suprême américaine, consistant à subordonner l’élimination de l’actionnaire au constat que ses actions ont perdu toute valeur et qu’il est légitime de lui faire perdre sa qualité d’associé dès lors que la société a, du fait de ses pertes successives, perdu la totalité des capitaux propres que lui avaient apportés ses associés, lesquels n’ont alors plus aucun titre à se maintenir au capital et à tenir en échec la restructuration au moyen d’un vote d’obstruction. Un telle analyse permet de considérer que, en cas de perte des capitaux propres et partant des apports réalisés par les associés, en éliminant ces derniers à l’occasion de l’adoption du plan, on ne les exproprie pas. Il n’y a plus de propriété à protéger, celle-ci ayant disparu en se consumant sous l’effet de l’accumulation des pertes. L’élimination de l’associé ne traduit pas alors une atteinte à son droit de propriété, mais tout simplement son obligation de contribuer aux pertes sociales, celle à laquelle il s’est engagé en entrant dans la société (C. civ., art. 1832, al. 3) et qu’il est parfaitement légitime de mettre en œuvre. Faute d’avoir avancé une telle justification, et faute à vrai dire d’en avoir proposé aucune, le Conseil constitutionnel a rendu une décision dépourvue de vertu explicative et dès lors de toute portée. S’il avait analysé cet article L. 631-19-2 du Code de commerce et fait apparaître les ressorts qui permettent d’éliminer un associé, il aurait dû se rendre à l’évidence qu’en laissant tout pouvoir au tribunal d’ordonner l’expropriation d’un actionnaire, sans qu’il soit établi que la nécessité publique, légalement constatée, l’exige évidemment et sans avoir avancé une autre justification, qui aurait pourtant pu être trouvée dans l’obligation de contribuer aux pertes pesant sur l’associé, les exigences constitutionnelles relatives au droit de propriété n’étaient pas garanties par cette disposition. L’article L. 631-19-2 aurait donc dû être déclaré contraire à la Constitution.
2. La cession forcée des droits sociaux d’un dirigeant d’une société en redressement judiciaire
19. Expropriation de l’associé dirigeant. Le second dispositif d’éviction d’un associé soumis au Conseil constitutionnel est celui qui permet au tribunal connaissant d’une procédure de redressement judiciaire, sur la demande du ministère public et lorsque le redressement de l’entreprise le requiert, de subordonner l’adoption du plan à différentes mesures prises à l’encontre des dirigeants sociaux, y compris la cession forcée de leurs titres, ce qui revient à les exproprier. Il était reproché à ce texte de méconnaître le droit de propriété de l’associé dirigeant et de porter atteinte au principe d’égalité devant la loi en ce que se trouvaient exclus de son champ d’application les débiteurs exerçant une activité professionnelle libérale soumise à un statut législatif ou réglementaire. À nouveau, la critique ne convainc pas et le texte est jugé conforme à la Constitution. On ne s’arrêtera pas sur la prétendue atteinte au principe d’égalité devant la loi que le Conseil constitutionnel écarte en jugeant la différence de traitement réservée aux professionnels libéraux fondée sur un critère objectif et rationnel en rapport avec l’objet de la loi, et partant acceptable. En revanche, on se dira peu convaincu par l’affirmation de l’absence d’atteinte au droit de propriété et ce pour des motifs assez proches de ceux qui nous ont conduit à critiquer la décision du 5 août 2015.
20. Médiocrité de la motivation. Pour affirmer la conformité à la constitution du dispositif permettant d’exproprier un associé à l’occasion de l’adoption d’un plan, le Conseil constitutionnel fait valoir, en premier lieu, qu’il ne s’applique que si l’associé n’a pas renoncé à l’exercice de ses fonctions de direction, suggérant ainsi que le dirigeant conserve la possibilité d’éviter la cession forcée de ses droits sociaux en démissionnant, ce dont le Conseil déduit que l’article L. 631-19-1 n’entraîne pas une privation de propriété au sens de l’article 17 de la Déclaration de 1789. La proposition paraît astucieuse. À l’analyse, elle relève plus de l’esquive que de l’argument. C’est un pur expédient que de tenir pour négligeable le risque d’expropriation au motif qu’il suffit au dirigeant de démissionner pour y échapper. En pratique, nombreux sont ceux qui, n’ayant pas profité de cette échappatoire, ont subi l’application de ce dispositif permettant de les exclure. Il y a donc bien lieu de s’interroger sur sa conformité aux droits fondamentaux. Enfin, l’argument tiré de la possibilité de démissionner est un peu court, car il ne suffit pas à protéger les dirigeants de fait, qui, eux-aussi visés par les dispositions litigieuses, ne sauraient y échapper en démissionnant, car on ne démissionne pas d’une direction de fait. La justification avancée par le Conseil constitutionnel apparaît donc impropre à établir que le texte serait respectueux du droit de propriété.
S’étant un peu rapidement convaincu de l’absence de « privation de propriété au sens de l’article 17 de la Déclaration de 1789 », le Conseil constitutionnel poursuit son examen du texte et, ayant relevé qu’il poursuit un objectif d’intérêt général et que des conditions strictes sont posées à sa mise en œuvre, « il en résulte que les dispositions contestées ne portent pas d’atteinte disproportionnée au droit de propriété du dirigeant et, par suite, ne méconnaissent pas l’article 2 de la Déclaration de 1789 ». Là encore, on peut ne pas être convaincu par ce contrôle exercé sur le terrain de la proportionnalité. Le fait que la cession des droits sociaux ne peut être ordonnée par le tribunal que si l’entreprise fait l’objet d’une procédure de redressement judiciaire et si le redressement de cette entreprise le requiert, le fait que cette mesure ne peut être prise qu’à la demande du ministère public et seulement à l’égard des dirigeants de droit ou de fait qui le sont encore à la date à laquelle le tribunal statue et le fait que le prix de la cession forcée est fixé « à dire d’expert » sont des limites bienvenues à la mise en œuvre du dispositif d’expropriation mais qui ne suffisent pas à le faire échapper au convaincant grief tiré d’une méconnaissance du droit de propriété.
L’absence de réponse à cette question sérieuse est d’autant plus à déplorer qu’il aurait été aisé de justifier le texte litigieux, non pas avec cette malicieuse et en définitive vaine invitation à démissionner, mais en expliquant que précisément les conditions de l’expropriation, posées par l’article 17 de la Déclaration de 1789 se trouvent remplies s’agissant de l’article L. 631-19-1, à savoir que le dirigeant associé va pouvoir être privé de la propriété de ses droits sociaux tout simplement parce que la nécessité publique, légalement constatée, l’exige évidemment, et parce qu’une juste et préalable indemnité lui est garantie par l’expert qui intervient pour fixer la valeur de rachat de ses titres. C’est l’argument de la nécessité publique de procéder à l’expropriation que le Conseil constitutionnel aurait pu avancer pour affirmer la conformité à la Constitution du texte examiné plutôt que de statuer par une décision non motivée.
B. L’atteinte aux droits des créanciers
La dernière série de décisions décevantes rendues par le Conseil constitutionnel en réponse à des questions pourtant pertinentes a trait à la situation de créanciers dont les droits peuvent se trouver affectés par de nouvelles dispositions adoptées pour protéger les débiteurs. Deux textes conçus au service des entrepreneurs exposés du fait de leur endettement ont ainsi vu leur conformité à la Constitution contestée devant le Conseil constitutionnel.
21. Institution rétroactive d’un privilège. Le premier est la loi du 25 janvier 1985 relative au redressement et à la liquidation judiciaire des entreprises, dont l’article 40 s’est vu reprocher de méconnaître les principes d’égalité devant la loi et de non-rétroactivité. Cette disposition – l’une des plus emblématiques de cette loi de 1985 conçue au service du redressement des entreprises en difficulté – introduit une règle destinée à restaurer le crédit d’une entreprise soumise à une procédure collective, en créant un nouveau privilège au bénéfice des créanciers acceptant de lui prêter des fonds ou de lui consentir des délais de paiement. L’idée qui préside à la création de ce privilège est que les créanciers qui continuent à financer une entreprise en dépit de l’ouverture à son encontre d’une procédure collective doivent se voir réserver un traitement de faveur et, autant que possible, la garantie du paiement de leur créance. D’où le privilège institué par l’article 40 de la loi de 1985 au bénéfice de ces créanciers ayant accepté de le devenir à une époque où l’entreprise est déjà défaillante, et qui leur garantit d’être payés à l’occasion d’une répartition, dans un rang très favorable puisque seules les créances salariales super-privilégiées et les créances de frais de justice leur sont préférées. Favorable au débiteur en difficulté et propre à favoriser le financement de sa poursuite d’activité et ainsi à permettre son sauvetage, ce privilège dit « de procédure », institué par ledit article 40, présente pour les créanciers dits « antérieurs », ceux dont la créance est née avant l’ouverture de la procédure collective, le grave inconvénient de limiter leurs chances d’être payés. Il tombe en effet sous le sens que, dans la situation de pénurie, voire d’insolvabilité qui caractérise le débiteur, les faveurs accordées à ses nouveaux créanciers ne peuvent l’être qu’aux dépens des anciens, de sorte que ce nouveau privilège qui fait son apparition lors d’une procédure collective pour garantir le paiement de certaines créances nouvelles ne peut que porter atteinte aux droits des autres créanciers et en particulier de ceux bénéficiant de sûretés réelles. L’article 40 a en effet prévu que les créanciers éligibles au privilège général qu’il institue priment les créanciers titulaires de sûretés réelles, ce qui leur permet d’être payés par préférence sur le prix de vente d’un bien gagé ou hypothéqué.
C’est cette atteinte aux sûretés réelles traditionnelles qui a valu à l’article 40 d’être déféré au Conseil constitutionnel pour qu’il le juge contraire aux principes d’égalité devant la loi et de non-rétroactivité. Les auteurs de la saisine faisaient valoir que les droits réels d’hypothèque et de gage constitués avant le vote de la loi se trouvaient anéantis par celle-ci et leurs titulaires rétroactivement privés de la garantie de leurs créances. Ils en déduisaient que, faute de prévoir un droit à indemnisation, cet anéantissement de droits réels – sorte d’expropriation – au profit de nouveaux créanciers était contraire aux principe de non-rétroactivité et d’égalité devant la loi et les charges publiques. L’argument était impressionnant. Le Conseil le rejette pourtant en faisant valoir que l’article 40 de la loi ne comporte aucun anéantissement de droits réels mais qu’il se borne à modifier l’ordre de priorité des paiements qu’ils garantissent, uniquement dans les procédures ouvertes postérieurement à l’entrée en vigueur de la loi.
22. Fragilité de la motivation. Le Conseil distingue ainsi entre l’anéantissement et l’atteinte aux droits des créanciers munis de sûretés réelles. De fait, les gages et les hypothèques ne sont pas anéantis, au sens où ils demeurent, seule leur efficacité se trouvant affectée. L’argument est toutefois bien artificiel, puisque dans tous les cas où un privilège de l’article 40 va apparaître à l’occasion d’une procédure collective, ce privilège s’exercera aux dépens des autres créanciers et tout particulièrement de ceux titulaires d’une hypothèque ou d’un gage, dont l’assiette de la sûreté ne servira plus à les désintéresser mais sera affectée prioritairement au règlement du privilège de l’article 40. Quant à l’argument tiré du caractère rétroactif de cette règle nouvelle portant atteinte aux sûretés, c’est peu dire qu’il méritait la considération et que la réponse apportée ne suffit pas à y répondre. Pour que l’article 40 ne produise pas d’effet rétroactif, il aurait fallu prévoir, non seulement qu’il s’appliquait dans les seules procédures collectives ouvertes après l’entrée en vigueur de la loi du 25 janvier 1985, précision qui au demeurant est dénuée de portée car elle ne fait qu’appliquer l’article 2 du Code civil selon lequel la loi ne dispose que pour l’avenir, mais il aurait surtout fallu préciser que ce nouveau privilège ne pouvait porter atteinte à l’efficacité de sûretés réelles constituées avant l’entrée en vigueur de cet article 40. Seule une telle règle transitoire respectueuse des situations contractuelles antérieurement constituées aurait pu échapper au reproche de produire un effet rétroactif.
En prévoyant que, dans toutes les procédures collectives ouvertes à compter de son entrée en vigueur, les créanciers garantis par le privilège de l’article 40 seraient payés par préférence sur le prix de vente des biens gagés ou hypothéqués, la loi du 25 janvier 1985 a ruiné l’efficacité des gages et des hypothèques antérieurement constitués et c’est peu dire que l’argument tiré de l’effet rétroactif d’une telle réforme aurait, pour être réfuté, mérité mieux que les trois lignes de motivation que le Conseil constitutionnel y consacre. On ne saurait mieux exprimer que par une telle réponse le refus de considérer les arguments des requérants et en définitive de procéder au contrôle de constitutionnalité sollicité par les parlementaires auteurs de la saisine. La réponse du Conseil constitutionnel tient en deux mots « Dura lex ». La proposition s’entend parfaitement, mais on peine à comprendre pourquoi le Conseil décide ici que force doit rester à la loi, dont la brutale logique s’exerce sur les créanciers qui en ont fait les frais et sans qu’il y ait lieu de s’émouvoir que ce soit de façon rétroactive.
23. Conclusion. À l’issue de cet examen des décisions du Conseil constitutionnel rendues en matière de droit des affaires, la première conclusion que l’on peut en tirer est que le filtre limitant la liberté de transmettre une QPC au Conseil ne fonctionne pas, car la plupart des questions qui lui ont été transmises n’auraient pas dû l’être. Beaucoup de ces questions sont si absurdes que l’on a peine à imaginer qu’un mémoire a été rédigé pour les formuler et qu’une Haute juridiction a eu à y répondre. L’innocuité des arguments agités est telle que l’on a le sentiment d’assister à un simulacre de recours. Tout le monde fait semblant, le Conseil d’être une cour suprême et les avocats d’avoir des arguments à faire valoir… Le résultat est navrant, car, pour l’essentiel, ce contrôle de la constitutionnalité des lois en droit des affaires suscite un contentieux stérile et dilatoire, dépourvu de pertinence.
Pour remédier à ce constat malheureux, le Conseil gagnerait à adopter un dispositif de non-admission ou d’éviction sans examen des moyens qui soit sont dépourvus de toute pertinence, soit, sous couvert du grief d’inconstitutionnalité, ne visent qu’à remettre en cause l’appréciation du législateur. Lorsque les moyens invoqués ne sont pas de nature à permettre le contrôle de constitutionnalité, le Conseil constitutionnel ne devrait pas même les examiner, mais forger une réponse standardisée, semblable à celle qu’apporte la Cour de cassation lorsqu’elle est saisie d’un pourvoi qui n’en est pas un. Elle répond alors que, sous couvert d’un grief de violation de la loi, le moyen ne tend qu’à contester l’appréciation souveraine par les premiers juges des faits de la cause, de sorte que le moyen n’est pas fondé. Le Conseil constitutionnel gagnerait à utiliser une formule semblable lorsqu’il est rendu destinataire de moyens qui n’ont aucune chance de déboucher sur une abrogation et qui ne méritent pas mieux qu’une réponse signalant le caractère non pertinent de la contestation soulevée.
François-Xavier Lucas
Professeur à l’École de droit de la Sorbonne
Pour citer cet article :
François-Xavier Lucas « Le droit des affaires à l’épreuve de la jurisprudence du Conseil constitutionnel », Jus Politicum, n°21 [https://juspoliticum.com/articles/Le-droit-des-affaires-a-l-epreuve-de-la-jurisprudence-du-Conseil-constitutionnel]