Constitution, constitutionnalisation, constitutionnalisme globaux – et la compétence dans tout cela ?
Curieusement, le « constitutionnalisme global » est, nonobstant quelques exceptions, peu prolixe sur les règles de compétence. Sur la base de ce constat, l’article défend l’hypothèse qu’un retour sur les règles de compétence présente un intérêt heuristique : mieux éclairer les lieux de pouvoir contemporains, de natures diverses (publique et/ou privée). Pour autant, ces règles ne semblent pas à ce jour ordonner la gouvernance mondiale de manière cohérente et aisément connaissable.
Surprisingly, with some exceptions, « global constitutionalism » is not prolific on rules of jurisdiction. Departing from this assessment, the present article supports the hypothesis that reconsidering rules on jurisdiction is of interest from a heuristic standpoint: It helps better illuminate contemporary places of power, which are of different natures (public and/or private). However, these rules are not so far apt to organize global governance in a consistent and easily cognizable manner.
S
i le droit constitutionnel se définit comme « le droit qui constitue les institutions », pour reprendre en la détournant un peu, une formule de Jean-Marie Denquin, peut-il demeurer enfermé dans les frontières de l’État ou ne les franchir que pour les besoins de la comparaison ? Tant qu’étaient réputés ne coexister dans la société internationale que des États, la question pouvait encore être esquivée. Le moment de la constitution de l’État étant tenu pour anté-juridique, une fois l’État constitué, le droit constitutionnel s’intéressait à son organisation interne, à la loi qu’il se donnait à lui-même, y compris pour en changer, tandis que le droit international fixait les modalités de coexistence de cet État avec ses pairs, leur naissance respective étant pour lui un pur fait. Si l’existence de l’un était indispensable à l’autre et réciproquement, leurs logiques et développements propres devaient demeurer indépendants. Justifiée par des objets distincts, cette césure disciplinaire sinuant aux frontières des États et des ordres juridiques ne préjudiciait qu’à la marge à la compréhension du pouvoir par les juristes ou les sujets de l’État qui auraient sollicité leurs lumières.
L’État ouvert partage dorénavant le pouvoir avec des institutions publiques, privées, hybrides situées au-delà de son imperium. Internationalistes et constitutionnalistes doivent en convenir et réviser leurs habitudes de pensée : du pouvoir, l’État n’a plus le monopole, ni dans l’ordre international (où il appartenait en réalité indivis aux États), ni dans son propre ordre pour peu qu’il soit ouvert sur la vie institutionnelle internationale. Sans doute chaque discipline conserve-t-elle sa pertinence à l’égard de ses objets traditionnels, aussi disputés soient-ils. Cependant, l’agrégation de ces approches raffinées en deux siècles et demi ne suffit plus à expliquer comment ces institutions s’ordonnent, ni où passe le pouvoir.
La « gouvernance mondiale » ou « mondialisée » ou « globale » lance son premier défi aux disciplines juridiques dont la puissance explicative dépend pour partie de leur délimitation et de la construction de leur objet. Au-delà, le défi est hautement politique. En dépit de sa trivialité, l’expression « où passe le pouvoir » a été choisie à dessein en écho à deux questions récurrentes : à qui profite la déperdition de pouvoir qui affecterait l’État ? Quels sont ces canaux que le pouvoir emprunterait aujourd’hui, ici plus spécifiquement lorsqu’il se matérialise dans des actes normatifs lato sensu ou des actes d’exécution-sanction non juridictionnelle ? Ces questionnements intéressent finalement la théorie du pouvoir. Autant l’État pouvait être envisagé comme un ensemble de fonctions et d’organes intégré grâce à des règles assurant la liaison des fonctions et des organes, autant la « gouvernance multi-acteurs » qui se joue, au moins pour partie, des frontières, s’apparente prima facie à un enchevêtrement d’institutions étatiques et non étatiques dans lequel fonctions et organes se différencient suivant des lois disparates (par exemple la fonction de sanctionner les manquements au droit se distribue de manière différente dans les systèmes internes et internationaux), sont morcelés (le pouvoir de prendre des actes de même nature revient par exemple à des institutions nationales ou internationales qui s’excluent ou œuvrent en commun) et parfois démembrés (les organes parlementaires paraissent, par exemple, sans prise réelle sur l’institution qui tient le rôle clé dans la chaîne décisionnelle). Les observateurs, qui ne sont pas tous constitutionnalistes au sens classique du terme, en tirent des conclusions contrastées. Aux uns, il semble que fasse défaut
ce point d’imputation unique vers lequel convergent les voies de formation de l’intérêt commun, mais au niveau intersubjectif, les participants n’auront pas non plus la perspective commune du « nous », ni le lieu de l’engagement à partir duquel il est possible de répondre à toutes les questions de l’intérêt commun.
Aux autres, il paraîtra qu’une « gouvernance multi-niveaux » adaptée à l’interdépendance ressentie et recherchée, incorporant la garantie des droits fondamentaux, s’est déjà installée en place de l’ordonnancement ancien du pouvoir ou doit et peut être instaurée. Mais d’autres encore nieront que la puissance de l’État se dilue – ou doive se laisser diluer – dans un chaos institutionnel que nulle constitution, internationale, supranationale ou transnationale ne peut ordonner ni remembrer.
Si la discipline « droit constitutionnel » a « des objets historiques plutôt qu’un objet transhistorique » (J.-M. Denquin), rien ne s’oppose a priori à ce qu’il appréhende ce conundrum des lieux de pouvoir caractéristique de l’ère post-moderne, quel que soit le constat final d’ailleurs : perte de cohérence du pouvoir ou cohérence restaurée grâce à la diffusion dans/entre les lieux de pouvoir d’une rationalité, d’un modèle communs, ou possible restauration du pouvoir de l’État dans sa plénitude. Quoique les temporalités varient d’un point à l’autre de la planète, la discipline du droit constitutionnel pourrait s’élargir à ce que les constitutionnalistes classiques ignorent souvent dans leurs études – et les internationalistes parfois aussi sous prétexte qu’une institution n’est ni un État, ni une organisation intergouvernementale. La littérature qui fleurit se choisit d’autres titres et préfère souvent un autre concept : le « constitutionnalisme global ».
Une lecture trop rapide sans doute et assurément non exhaustive d’écrits déclinant les concepts de constitution/constitutionnalisation/constitutionnalisme à l’échelle globale révèle que les discours, descriptifs, prescriptifs, ou déceptifs sur ces objets font souvent – mais pas toujours – l’économie d’une réflexion sur la compétence, celle de l’État ou des États pris deux à deux, celle des institutions internationales, celle que revendiquent certains acteurs privés. C’est un peu la part, ou une part, du droit international, à savoir les règles relatives à la compétence des titulaires ou délégataires d’une fonction d’intérêt public, qui se trouve ainsi sacrifiée. La suite de cette contribution « hors colloque » vise à suggérer, depuis le droit international et sur le fondement de travaux personnels qui se situaient en dehors du paradigme constitutionnaliste, qu’envisager les règles relatives à la compétence comme des règles constitutionnelles a une valeur heuristique.
I. Variations conceptuelles
Le concept de « constitutionnalisation du système international » peut évoquer, en première approche, un mouvement ou processus qui transformerait, graduellement, un système international anarchique cependant doté d’une norme fondamentale, pacta sunt servanda, en un ensemble coordonné et hiérarchisé d’institutions et de normes d’origine internationale, c’est-à-dire plus ou moins lointainement rattachables à un accord entre sujets du droit international et entées, toujours, sur cette même norme fondamentale. D’aucuns pourraient alors penser que l’idée de « constitutionnalisation » gît déjà sous la notion de « système international ». Ce serait, par souci exclusif des formes juridiques ou des structures logiques, perdre de vue que la « constitutionnalisation du système international » est aussi, en deuxième approche, un concept porteur d’une révolution des valeurs censées informer déjà, transformer si nécessaire, les institutions et les normes internationales. Le concept de « constitutionnalisation du système international » prétend en effet décrire ou prescrire la réorganisation structurelle du milieu international en fonction de valeurs traduites en principes juridiques. L’ambition est en réalité souvent de décrire et non pas seulement de prescrire, parce que ces valeurs ne seraient plus le propre de la société des États, réputée par la doctrine dominante s’être constituée à partir des Traités de Westphalie sur le fondement du principe de l’égalité souveraine des États qui se consolida et s’universalisa lentement dans le droit positif à partir de 1648.
Cette révolution paradigmatique n’est pas d’hier puisque des auteurs majeurs avaient tôt exprimé leur dissidence par rapport au positivisme volontariste et dualiste qui remporta la bataille serrée des idées et des pratiques entre la toute fin du xixe siècle et les années 1930. À communauté internationale, constitution internationale, car la conscience, fût-elle primitive, d’un bien commun va de pair avec le dépassement du solipsisme étatique puis du bilatéralisme dans des rapports internationaux traditionnellement enserrés dans des rapports conventionnels – étant rappelé que la coutume elle-même n’a pas toujours échappé à une lecture contractualiste. Ainsi Verdross développa-t-il dès 1926 dans Die Verfassung der Völkerrechtsgemeinschaft l’idée que l’État se forme dans la matrice d’une communauté internationale, d’abord conçue comme une communauté de droit, interétatique, scellée par une norme fondamentale (pacta sunt servanda), au-delà de laquelle il aperçut un ensemble de valeurs, de principes de justice, accordés à la nature de la communauté internationale, qui se réaliseraient par le moyen de l’accord des États. Dans cette variante, la constitution internationale se passait fort bien d’institutionnalisation et ne se confondait certainement pas avec le Pacte de la Société des Nations. Plus tard, dans un article de 1937 à l’American Journal of International Law, il exposa que sont nuls les traités contra bonos mores, ceux qui contredisent des normes impératives alors notamment conçues, de manière symptomatique, comme celles qui préservent la capacité de l’État à remplir sa fonction de protection de la population.
Sans sombrer totalement dans l’oubli pendant les années qui suivirent la Seconde Guerre mondiale, l’idée de constitution internationale rejaillit avec une force nouvelle à partir des années 1990 pour connaître une grande fortune. On en doit la mémoire puis le renouveau, pour l’essentiel, à une doctrine allemande (H. Mosler, A. Verdross, B. Simma) qui continue de puiser aux sources de la philosophie kantienne. En sus des travaux de C. Tomuschat, qui évoquent un « constitutionnalisme diffus », les premières tentatives de reconceptualisation trahissent une véritable fascination pour la Charte des Nations Unies dont on s’est doctement demandé si elle ne donnait pas à la communauté internationale une constitution mondiale. Elles se sont d’abord un peu enlisées dans des discussions sur la possibilité de comparer la Charte des Nations Unies à l’idéal-type de la « constitution de l’État » ou à l’idéal-type de la « constitution », laissant dans l’ombre, au moins dans un premier temps, quelques autres questions essentielles comme l’observation par l’ONU elle-même du droit international des droits de l’homme qu’elle promeut. Cet épisode, aujourd’hui clos, met en lumière une hésitation face à deux conceptions du constitutionnalisme, l’une inclinant au renforcement de l’autorité propre et inconditionnelle des institutions internationales (en particulier le Conseil de sécurité des Nations Unies), manifestation d’une centralisation tardive du système international ; l’autre tirant vers un modèle libéral qui subordonne l’autorité des institutions internationales au respect des droits de l’homme. La discussion autour de la Charte des Nations Unies connut un rebond philosophique déclenché par le texte de J. Habermas, Hat die Konstitutionalisierung des Völkerrechts noch eine Chance? (2004), dans lequel le philosophe envisage une réorganisation institutionnelle de la communauté internationale pour donner corps et force aux valeurs communes de l’humanité, et esquisse une combinaison des deux modèles constitutionnalistes en concentrant entre les mains des Nations Unies – dont il reconnaît toutefois qu’elles ne sont pas en situation de monopole – le pouvoir de faire vivre la paix et de faire respecter les droits de l’homme.
Essaimant loin de cette tradition germanique, l’idée de « constitutionnalisation du système international » s’est banalisée, jusqu’à être galvaudée parfois. Certains auteurs se sont appliqués à traquer les preuves ou exalter les vertus d’une constitutionnalisation des institutions internationales ou par les institutions internationales les plus variées : l’ONU toujours, l’Union européenne bien sûr, mais aussi, de manière plus surprenante, l’OMC et finalement les organisations internationales en général sans que soient toujours bien distingués les deux sens possibles de « constitutionnalisation » en tant que procédure ou processus : la constitutionnalisation du fonctionnement de l’organisation, soumise aux réquisits du constitutionnalisme (respect de l’autorité de la loi, respect des droits fondamentaux, séparation des pouvoirs et respect de l’indépendance de la justice, etc.) ; la constitutionnalisation, à travers l’institution et le fonctionnement de l’organisation, de certains domaines de politiques publiques (économiques notamment) qui prive les États de leur liberté de modifier des choix politiques, seuls, mais aussi, le cas échéant, ensemble, en raison de la rigidité des instruments de base de ces régimes.
De manière plus synthétique, voire syncrétique, des auteurs ont cherché à penser et encourager le mouvement qu’ils croyaient observer en contemplant l’ordre juridique international ou les ordres juridiques (international et internes) dans leur ensemble, sans spéculer sur une constitution internationale formelle. Se retrouvent parmi eux des auteurs pour qui constitution(nalisation) du système international et constitutionalisme, étatique à l’origine, se rejoindraient par asymptote dans le constitutionnalisme global. Selon l’inclination des auteurs au réformisme ou à la révolution, se seraient ajoutés ou substitués aux valeurs westphaliennes et à celles qui s’accordent à la nature de la communauté internationale (du caractère non appropriable des espaces internationaux jusqu’à la prohibition de l’agression) les valeurs et principes de toute société politique qui n’institue le pouvoir que pour garantir la vie et les droits des personnes privées et le limite, dans le temps, dans l’espace, dans ses prérogatives, par le droit.
Les manifestations dans le système international d’une révolution des valeurs et de l’adaptation corrélative des principes juridiques sont pour certaines spectaculaires et bien connues : consolidation d’un noyau dur de droits de l’homme protégés par la coutume internationale en toutes circonstances, définition et répression de crimes internationaux confiée à la justice pénale internationale et nationale, enrichissement progressif du corpus des normes erga omnes et, parmi elles, des normes de jus cogens qui ne sont pas toutes étrangères aux principes les plus élevés dans la hiérarchie des normes internes, responsabilité de protéger les populations civiles contre certains crimes internationaux qui exhume la fonction première de l’État – protéger les populations civiles contre la violence –, sauf à ce qu’il soit subrogé par la communauté internationale en cas de défaillance, juridictionnalisation du règlement des différends, mécanismes non juridictionnels de suivi, de contrôle, de sanction des manquements à des normes de comportement qui comprimeraient tendanciellement la marge d’appréciation des États, incorporation jusque dans les résolutions du Conseil de sécurité des Nations Unies de références, inégalement précises, aux normes protectrices des droits des personnes privées à respecter...
À prendre ces phénomènes au sérieux, à considérer le maillage serré de conventions internationales qui ont pour objet les relations entre l’État et les personnes privées, le temps semble lointain où la seule limitation structurelle imposée par le droit international au pouvoir de l’État découlait de la souveraineté des autres États : le droit international partage avec le droit constitutionnel la double fonction de consacrer et limiter le pouvoir de l’État. Est-ce à dire pour autant qu’il le « constitutionnalise » ? À la question de savoir si le principe de la rule of law s’est substitué à la souveraineté de l’État comme principe cardinal de l’ordre international, quatre grands types de réponses sont envisagés :
(1) il existe une constitution mondiale (non écrite) qui scelle l’unité entre les hommes et repose sur le postulat, moniste, de l’unicité de la norme fondamentale et corrélativement de la primauté de la norme internationale ;
(2) des rapports de nature constitutionnelle s’établissent entre ordre juridique international et ordres juridiques internes sur un mode qui n’est pas celui du monisme : le pluralisme des ordres juridiques est tempéré par des principes constitutionnels qui lui sont propres (principes de cohérence, best fit, subsidiarité, équivalence des protections, etc.) et des valeurs constitutionnelles protectrices des droits de l’homme ;
(3) une constitution cosmopolitique qui dépasse l’exigence de la rule of law est envisageable, voire déjà en germe dans le droit positif ;
(4) le constitutionnalisme imprègne le système international, au sens où celui-ci s’articule autour de droits fondamentaux des États et des individus, hiérarchisés grâce, notamment, à la distinction entre les normes dispositives et les normes impératives, et plus généralement grâce à des normes constitutionnelles dispersées dans le système. Selon la manière dont il est conçu et l’extension qui lui est prêtée, le droit international nouveau est traversé par les mêmes tensions que le droit constitutionnel entre protection des prérogatives de l’État et protection des droits de l’homme. Leur résolution est susceptible aussi bien de redoubler le constitutionnalisme national que de le fragiliser ou de trahir ses limites à son contact. Le principe classique dit de l’autonomie constitutionnelle de l’État ou dit autrement de l’indifférence du droit international à l’organisation constitutionnelle de l’État ne peut qu’en être ébranlé. L’issue se trouve dans une approche globale ou l’avènement d’un droit global, en ce sens aussi qu’il doit exister une correspondance dynamique entre les principes qui gouvernent les différentes sphères et les différents niveaux de pouvoir.
II. Fonctions des discours : description, prescription, occultation
L’effervescence doctrinale des deux dernières décennies autour des concepts de « constitutionnalisation »/« constitutionnalisme global » s’explique assez aisément par un mélange d’enthousiasme, à l’idée que le nouvel ordre promis en 1945 puisse enfin se réaliser à partir du tournant des années 1990 en dépassant allègrement ces obstacles que constituent le réalisme et le dualisme, voire le volontarisme, et de préoccupation croissante devant les processus de déformalisation du droit international, de fragmentation de ce droit, devant le recours récurrent à des arguments de légitimité plutôt que de légalité de l’action extérieure des États, devant l’unilatéralisme persistant des États ou l’extension sans garde-fous des compétences des organisations internationales. En d’autres termes, démontrer ou exalter la constitutionnalisation du système international ou le constitutionnalisme global reviendrait à arracher enfin le droit international au paradigme de l’accord général ou ponctuel susceptible de tous les arrangements, de toutes les réserves, de toutes les exceptions, de toutes les exonérations, de toutes les dérogations, sous réserve d’un ordre public international étique, pour l’ancrer dans un paradigme publiciste. Public par son objet, qui serait d’orienter et de domestiquer le pouvoir de l’État, le droit international devrait l’être aussi dans ses structures. Devrait… Toute l’ambiguïté du constitutionnalisme global, déjà relevée dans les actes du colloque de l’Institut Villey, est dans ce verbe « devoir » au conditionnel.
Le discours sur le constitutionnalisme global prétend en première part avoir une valeur descriptive de l’évolution historique des règles d’organisation d’une société ou d’une communauté internationale qui accueille en son sein dorénavant États, organisations internationales diverses, personnes privées. Malgré les vicissitudes de l’histoire des idées et des institutions, la fonction du droit international se réaliserait inéluctablement parce qu’elle correspondrait à la plus puissante des logiques sociales, celle qui rapproche les groupes humains et les relie dans des rapports d’interdépendance concurrentielle, conflictuelle ou coopératifs. Les institutions juridiques porteraient déjà l’empreinte de cette nécessité sociale. En creux, la résistance de la doctrine positiviste volontariste aux changements avérés et en cours est dénoncée.
D’autre part, il s’avoue comme un discours prescriptif. Pour une part, ce discours entretient une tradition idéaliste qui investit les règles internationales d’une valeur positive a priori et veut voir dans leur progrès, jusqu’au cœur des rapports entre l’État et la personne privée, un signe de progrès de la rule of law, un signe du triomphe ultime du droit sur la puissance de l’État et des individus ordinaires, envisagés comme sujets de droit et comme citoyens, sur les puissants dans l’État. En somme, l’idéal du constitutionnalisme aurait vocation à se parachever au plan universel. Ce discours revêt une double fonction dans ce cadre : celle d’idéal politique vers lequel le système international doit se diriger et qui motive la résistance aux régressions nationalistes, populistes, unilatéralistes ; celle d’idéal-type grâce auquel mesurer l’écart entre ce qui est et devrait être. Pour une part, ce discours se détourne de la réalisation d’idéaux cosmopolitiques au bénéfice de l’adaptation du constitutionnalisme. A. Peters défend ainsi finalement un « constitutionnalisme compensateur » plus modeste. À en juger par les évolutions récentes du droit des organisations internationales, la fonction prescriptive du discours constitutionnaliste n’est pas sans effets d’entraînement sur le réel, quoiqu’ils soient circonscrits et… sélectifs. Les effets de la « compensation », ponctuelle, se font sentir dans le domaine des droits fondamentaux davantage que dans les processus de légitimation démocratique du pouvoir redistribué à travers les frontières.
Or, ce type de discours produit des effets bien au-delà de ces adaptations. Dans sa version la plus lénifiante, le discours constitutionnaliste entretient, en s’en nourrissant, une illusion. Quel que soit le domaine considéré, fût-ce le droit de l’Organisation mondiale du commerce ou celui des investissements, le perfectionnement des mécanismes de mise en œuvre de la règle de droit international serait un progrès du droit et de l’humanité, et ce pour deux raisons : la conduite conforme à la règle internationale négociée est présumée voire postulée meilleure que la règle de conduite qu’un État se donne à lui-même ; les procédures de règlement des différends internationaux ou transnationaux, a fortiori si elles sont juridictionnelles, sont vantées comme un progrès par rapport au règlement anarchique des différends par recours croisé à des actions unilatérales, fussent-elles pacifiques. L’ininvocabilité du droit (constitutionnel) interne pour justifier un comportement de l’État contraire à l’une de ses obligations internationales acquerrait une fonction supérieure : de condition sine qua non d’existence de la norme internationale comme norme juridique, elle deviendrait la condition de réalisation des effets de la norme bonne en soi ou du moins meilleure par nature, parce qu’internationale. Échappent ainsi largement à la discussion les conditions d’élaboration des normes internationales tout comme les biais des mécanismes qui les garantissent, indépendamment de leurs qualités intrinsèques.
Il n’y a pas loin de là à un discours qui occulte, à dessein ou non, des pans entiers de la réalité du pouvoir, voire mystifie le droit international et la réorganisation en cours du pouvoir. Inutile d’y insister longuement : en l’état des processus d’élaboration des normes internationales (profondément inégalitaires depuis toujours et de plus en plus poreux aux intérêts privés) et des notions fondamentales du droit international (la protection des intérêts essentiels des États l’emportant encore largement sur la logique des biens communs), toute norme internationale n’est pas parée des vertus du cosmopolitisme. Des normes internationales servent des intérêts très particuliers dont l’équilibre est discutable. En outre, les mécanismes de mise en œuvre ou de surveillance les plus efficaces prospèrent aux marges des systèmes constitutionnels nationaux et « disciplinent » implacablement les États dans des domaines que le droit international a tardivement investis (domaines privilégiés de l’action de l’État providence, de l’État régulateur, de l’État garant des intérêts des générations futures). Ces mécanismes concurrencent certains organes de l’État : que l’on songe au choix offert aux investisseurs étrangers entre solliciter les tribunaux internes et solliciter le recours à l’arbitrage d’un différend les opposant à l’État hôte. Ils les contraignent : que l’on songe aux discussions en droit international économique en général sur le droit de réglementer de l’État, en son principe et selon sa portée alors qu’il participe de l’essence de l’État, ou aussi bien, à la vogue de la convergence normative et réglementaire, recherchée notamment dans les accords commerciaux de nouvelle génération, à travers l’action de comités peu contraignants, formellement, et peu transparents, dont les préconisations viendraient devant les parlements nationaux.
Finalement, la puissante pression que ces mécanismes exercent de l’extérieur sur les systèmes constitutionnels nationaux est escamotée dans l’apologie de la constitutionnalisation de régimes internationaux, dont on dit qu’elle serait parfois plus aboutie que celle de régimes nationaux demeurée par trop rudimentaire. Pis, certaines formes usuellement enserrées dans l’État constitutionnel sont transplantées dans le système international, y conservent leur aura constitutionnelle ou la confèrent aux régimes internationaux dans lesquels elles se greffent, « constitutionnalisant » au passage des normes, économiques notamment, dorénavant soustraites aux fluctuations majoritaires qui s’expriment à l’intérieur d’un seul État. Cette transmutation se produit sans que soient toujours clairement questionnés le rattachement de ces mécanismes à et leur impact sur les « systèmes constitutionnels complets » des États, non plus que l’équilibre des pouvoirs au sein des régimes internationaux « constitutionnalisés » et « constitutionnalisants ». Le discours constitutionnaliste se banalise et se globalise paradoxalement au fur et à mesure que le pouvoir, se dispersant, sort du champ de vision des citoyens et de leurs représentants élus et s’entoure de garanties pas toujours accordées à sa légitimité.
Un contre-discours s’efforce de ressaisir le pouvoir, justement à partir du concept de légitimité. Une critique radicale de l’idée de constitutionnalisation du système international consiste à faire la somme des propriétés du constitutionnalisme qui ne se retrouvent pas dans le système international puis, au vu notamment de l’absence de « pouvoir constituant » entre les mains des peuples, des lacunes du système représentatif ou des incertitudes nimbant la consistance et la nature des règles de compétence, à la rejeter au rayon des utopies, voire des discours qui font fallacieusement passer ce qui est pour ce qui doit être. Dressant le constat que le périmètre des pouvoirs publics soumis à l’autorité de la constitution et celui des normes sur lesquelles elle prime effectivement se réduit, au détriment de la légitimation démocratique du pouvoir, D. Grimm rejette le discours et le projet de constitutionnalisation du système international. Les institutions internationales se prêteraient à un processus de légalisation, non de constitutionnalisation. Elles sont en tout état de cause trop éloignées des citoyens pour devenir des instances de pouvoir démocratique autonome. L’État, dont le monopole du pouvoir de contrainte ne s’est pas érodé, devrait demeurer la source de légitimation démocratique du pouvoir des institutions internationales (à travers le consentement initial, mais aussi un contrôle effectif sur leurs activités). Reste à savoir si et comment un contrôle qui ne soit pas purement formel est possible sur les activités dispersées et les actions parfois contradictoires des institutions internationales. Le contrôle par défaut sur les actes de l’État qui met en œuvre les actions prescrites par les institutions internationales produit certains résultats en matière de protection des droits fondamentaux. Quant à la cohérence et la lisibilité des choix politiques, cela reste à explorer. Une critique plus modérée inclinera à des infléchissements du constitutionnalisme, en un sens cosmopolitique par exemple, comme suggéré par M. Kumm. Il ne s’agit alors pas plus de « globaliser » les formes historiques du constitutionnalisme ou de les sauver là où elles sont nées, mais de retravailler en profondeur les conditions d’exercice légitime du pouvoir de l’État.
Des concepts, des théories qui se raffinent en se différenciant, des noms d’auteurs qui reviennent et circulent d’une discipline juridique à l’autre… toutes les conditions sont bien réunies d’une « conversation » polyglotte sur les transformations du pouvoir à l’ère de la globalisation et, corrélativement, des concepts (ou notions) de constitution, constitutionnalisme, constitutionnalisation. Mais il s’agit de bien plus que de l’une de ces conversations ondulantes que les cercles académiques affectionnent. Dans un même moment se condensent en effet une interrogation sur la valeur heuristique des concepts essentiels du droit constitutionnel et du droit international – que l’on hésite à dire encore « respectifs » car certains leur sont sans doute devenus communs – et une interrogation sur la refondation-redistribution des pouvoirs devenue politiquement nécessaire.
Cette nécessité découle, selon les points de vue, de l’obsolescence du paradigme westphalien qui, faisant coïncider l’origine du pouvoir exclusif de l’État et son extension, offrit un cadre stable à la construction du constitutionnalisme national, ou, tout à l’opposé, de la dispersion du pouvoir, voire de son démembrement, suivant un constat qui procède en deux temps : l’internationalisation des politiques publiques, dictée par les interdépendances de fait ou des choix politiques plus ou moins articulés s’opère entre différents lieux dans l’État et au-delà ; les mieux identifiés et reliés à une vie politique publique ne sont pas nécessairement les lieux du pouvoir réel, les plus rayonnants ne sont pas toujours les mieux contrôlés. Le désaccord sur le diagnostic, et donc les remèdes, est d’autant plus vif que le contexte international est tendu comme il ne l’était pas à l’ouverture de la décennie heureuse du droit international : une partie du monde réclame officiellement le retour aux fondamentaux de l’ordre westphalien (avec quelques adaptations) et de l’État-nation, pas toujours constitutionnel.
Il serait bien présomptueux de prédire que le moment d’une révolution conjointe des esprits, des concepts, des méthodes et des pouvoirs approche – qu’elle ait une traduction radicale ou tempérée selon la force contraire qui l’emportera. Non sans une once de mélancolie, V. Champeil-Desplats s’aventurait pourtant dans cette direction en 2016 :
The inventiveness that is at work in establishing new forms of power is a challenge not only for the old power, but also for those who undertake to grasp and understand it. It should be noted that nearly two centuries have passed between the emergence of the « modern State » and the thoughts on its limitation by contemporary constitutionalists. Therefore let us show enthusiasm for the work ahead awaiting legal thought, although one may not share the same enthusiasm for the phenomena that defy it.
L’une des limites du constitutionnalisme global réside probablement en ceci qu’il se préoccupe fort de la limitation du pouvoir imposée par le respect des droits fondamentaux et éventuellement des conditions de légitimation (lorsque celle-ci est distinguée de celle-là) qui doivent entourer les déplacements du pouvoir (décliné en pouvoirs de définir des normes, de les appliquer, de les faire observer) de la sphère nationale vers la sphère internationale ou au sein de la sphère internationale seulement, mais pas assez de suivre ces déplacements eux-mêmes. Sans ce travail préalable, le diagnostic risque d’être faussé par la confusion entre un phénomène global et des épiphénomènes semblables mais localisés, aussi bien que par la sous-estimation soit de la résistance de l’infrastructure westphalienne, soit de la migration du pouvoir originellement ancré dans l’État vers des lieux qui lui sont structurellement étrangers et parfois idéologiquement hostiles.
III. Une notion discrète : la compétence
La relative discrétion de la notion juridique de compétence dans la littérature contemporaine sur le constitutionnalisme global, O. de Frouville faisant notablement exception dans le colloque organisé par l’Institut Villey, ne laisse pas de surprendre. Elle étonne d’abord au regard de la présentation usuelle de l’État comme sujet souverain de droit international doté d’une compétence exclusive, plénière et protégée en tant que telle sur son propre territoire. Comment ne pas s’interroger sur son actualité, soit que des segments de cette compétence lui échappent au profit d’autres autorités publiques ou d’entités privées, soit que la compétence d’exécution ne soit plus pratiquement, dans les États les plus ouverts, que le reliquat de la quasi omni-compétence de l’État qui fut ?
Elle surprend ensuite au regard de l’histoire des idées « constitutionnalistes ». Dès 1926, Verdross comptait ainsi au nombre des règles de la communauté internationale celles qui délèguent ou répartissent des compétences entre les États – ce sont des règles structurelles en effet qui organisent les rapports entre les parties d’un tout. En résumant grossièrement, sans nier le principe de l’autonomie constitutionnelle des États, Verdross pensa la communauté internationale d’une manière telle qu’elle pourrait accueillir les individus et opérer la conciliation entre compétences et prérogatives respectives des États et droits des populations et individus, les premières n’existant qu’en vue des seconds. Dans son Précis de droit des gens, dont le tome II s’intitule « Droit constitutionnel international », G. Scelle corrélait en 1934 l’existence d’une constitution d’un milieu intersocial – société universelle d’individus « appartenant en même temps à d’autres et innombrables sociétés politiques » – à celle de règles de répartition et de délimitation des compétences, fonction essentielle du droit selon lui, sans s’effrayer de l’hétérogénéité de ce milieu.
L’intérêt pour les règles de compétence et leur valorisation comme règles constitutionnelles du système international devait refluer par la suite sous la puissance des formules concises de la Cour permanente de justice internationale dans l’affaire du Lotus (1927) :
Loin de défendre d’une manière générale aux États d’étendre leurs lois et leur juridiction à des personnes, des biens et des actes hors du territoire, [le droit international] leur laisse, à cet égard, une large liberté qui n’est limitée que dans quelques cas par des règles prohibitives […].
La première de ces règles prohibitives protège l’exclusivité de la compétence d’exécution de l’État sur son territoire. Le Lotus a marqué la victoire du principe de souveraineté-liberté sur le principe de l’attribution des compétences par le droit international – même si des auteurs francophones ont continué de défendre cette représentation du droit international et de l’État. Or, le principe de liberté découlant de la souveraineté de l’État est antinomique aussi bien de l’existence d’une communauté interétatique régie par des règles structurelles, et non pas toutes particulières, que d’une communauté internationale élargie aux individus, ici tenus pour étrangers aux considérations qui règlent le flux et le reflux de la compétence des États. Avec lui, une certaine tradition constitutionnaliste se trouve contredite : il est bien difficile d’envisager qu’une constitution internationale puisse organiser les relations interinstitutionnelles (interétatiques à l’origine) autour du seul principe de liberté et, a fortiori, que la notion de compétence de l’État, à laquelle on ne connaîtrait pas de limite a priori, y occupe une place centrale. En parallèle du Lotus, les réminiscences de controverses relevant de la théorie du droit autour de l’importance respective des notions d’obligation et de compétence, ont pu contribuer à détourner les esprits de cette notion. L’opposition de vues entre Kelsen et Scelle, révélée tardivement, est exemplaire à cet égard. Scelle a pu entraîner dans sa disgrâce la compétence comme notion centrale, constitutive du droit international. L’hypothèse peut en tout cas être avancée d’un paradigme constitutionnaliste reposant sur le postulat que, dans une perspective prédominante de garantie des droits individuels, la compétence perd son caractère primordial au bénéfice de l’obligation qui encadre ou oriente son exercice.
IV. Le prisme utile de la compétence
Sans chercher à vider la querelle de l’antécédence ou de la prééminence de l’obligation sur la compétence, il peut être avancé que la notion et les règles de compétence sont constitutionnelles par nature et que les usages faits de leurs compétences par les États et autres institutions informent sur la (re)distribution du pouvoir peut-être en cours.
Pour ce, il convient de se déprendre temporairement du sens que la notion de constitution revêt dans le droit dit constitutionnel – ou mieux dit droit constitutionnel de l’État –, tout en laissant aux constitutionnalistes le soin de préciser le rôle qu’ils assignent à la compétence dans leur champ. À se reporter au Trésor informatisé de la langue française, le verbe « constituer » renvoie à une série d’opérations juridiques fondamentales pour l’organisation d’une société (ou communauté) : établir un pouvoir, conférer une responsabilité, créer conformément à la loi, « former un tout (concret ou abstrait) en rassemblant des éléments suivant une loi d’organisation », donner son fondement (à un ordre juridique, à un pouvoir)… L’attention s’est concentrée sur les éléments constitutifs de l’État, les caractères distinctifs de la constitution de l’État, le ou les détenteurs du pouvoir constituant, les qualités constitutionnelles du bon gouvernement et leur transposabilité à l’échelle internationale ou globale.
Or, un sens neutre, premier, de la notion de constitution se laisse dégager. « An initial way of thinking about the constitutional idea outside of the State is to conceive it as a way of power structuring, irrespective of its form », écrit V. Champeil-Desplats empruntant à O. Beaud qui, lui-même, remonte à l’ouvrage d’E.W. Böckenförde. Le terme souffre alors parfaitement le passage au pluriel : là où il y a du pouvoir, là est une constitution, que ce pouvoir soit public ou privé ; là où deux pouvoirs ou plus prétendent s’exercer, là aussi se fait ressentir le besoin de normes constitutionnelles pour les articuler ou les départager. Au sens primaire et le plus neutre du terme, sont dites constitutionnelles les normes relatives à l’institution, la délimitation, la coordination ou la hiérarchisation du « pouvoir d’établir des situations juridiques » – mais aussi à la mutation de ces pouvoirs.
Un tempérament doit être apporté à l’acception largo sensu de la constitution par E.W. Böckenförde : la distinction est difficile, mais indispensable, entre les pouvoirs de fait, qui n’ont point de constitution parce qu’ils ne s’établissent que sur la base d’un différentiel de puissance, et les pouvoirs légaux, qui en ont nécessairement une, écrite ou non, par laquelle est scellée juridiquement leur opposabilité aux assujettis. La dichotomie entre pouvoirs constitués et pouvoirs de fait ne recoupe pas exactement la dichotomie entre pouvoirs publics et pouvoirs privés, les seconds pouvant être autorisés ou habilités par les premiers à fonctionner comme des pouvoirs constitués dans une sphère d’activité, voire s’auto-constitutionnaliser sans aucune forme d’habilitation émanant d’une autorité publique, ou devant être compris comme des éléments de la structure du pouvoir. Cette opération de discrimination entre pouvoirs constitués et pouvoirs de fait est d’autant plus délicate à mener que les normes constitutionnelles en un second sens – celles qui assurent la garantie des droits contre le pouvoir légalement constitué – sont parfois trop vite réintroduites dans les discours constitutionnalistes globaux, si bien qu’un pouvoir de fait qui s’incorporerait certaines exigences fondamentales du constitutionnalisme étatique passerait pour (bien) constitué. Pourtant, les normes qui conditionnent l’exercice d’un pouvoir et celles qui l’établissent sont à distinguer.
Parmi celles-ci, il conviendrait d’envisager, d’une part, les normes relatives à l’apparition de l’État et des autres sujets de droit international dotés de prérogatives à l’égard de tiers sujets (à commencer par les organisations internationales de toutes natures), d’autre part, celles qui délimitent le domaine de validité des actes pris par ces pouvoirs constitués et arbitrent, ou laissent subsister, les conflits, positifs ou négatifs, de compétences. Les premières, désignées comme règles relatives à l’établissement d’un pouvoir, peuvent demeurer étrangères à toute préoccupation de garantie des droits ou l’incorporer. Les règles qui délimitent la sphère de validité des actes des pouvoirs légalement constitués regroupent, elles, toutes les règles relatives à la compétence de prendre certains types d’actes (couramment envisagés comme la manifestation de pouvoirs normatif, exécutif, juridictionnel, etc.) : identification/sélection des titres à agir, règles de résolution des conflits de compétences, domaine de validité des actes, etc.
Extérieure à ce corps de règles, la garantie des droits doit nécessairement, dans une perspective constitutionnaliste, être réintroduite dans un second temps. Dans la pratique de certains États et organisations internationales, elle l’est incontestablement. Si son effet le plus voyant est d’encadrer l’exercice du pouvoir, il est vrai qu’elle peut aussi influer sur le déplacement du pouvoir : le transfert horizontal de compétences entre États ou l’institution de nouveaux pouvoirs privés ou publics peuvent être subordonnés à l’équivalence des protections offertes aux personnes privées. Il importe toutefois, dans un premier temps, d’isoler conceptuellement deux corps de normes structurelles, de ces normes qui donnent au système international son armature.
Pour la suite, on considérera surtout la catégorie des normes relatives à la compétence, sans préjudice de la pertinence et de l’urgence d’un questionnement sur les processus, les procédures ou les simples procédés qui président à l’établissement de nouveaux pouvoirs par des voies que les constitutions nationales ignorent parfois, questionnement essentiel à la discrimination entre les pouvoirs légaux et légitimes, et les autres.
La proposition formulée ici consisterait à se donner une définition aussi neutre que possible des règles constitutionnelles – neutre, parce que large, libérée de toutes les surdéterminations liées à la constitution de l’État. Seraient ainsi mises de côté, du moins pour un temps, les disputes autour de la souveraineté de l’État opposée au caractère dérivé des autres sujets de droit international, de l’existence d’un pouvoir constituant national qui opposerait une résistance inexpugnable à l’apparition d’un pouvoir constituant international, de la constitution (de l’État) distinguée de l’acte constitutif (de l’organisation internationale), de la garantie des droits dans l’État contrastant avec leur ineffectivité au-delà, de la séparation des pouvoirs dans l’État tranchant avec la confusion des fonctions dans le chef des mêmes sujets de l’ordre international, de l’existence d’une norme fondamentale unique ou de normes fondamentales distinctes des ordres juridiques internes et internationaux.
L’hypothèse est que ce qui se donnerait alors à voir, ce ne serait pas une communauté internationale surplombante distribuant (rationnellement) le pouvoir entre ses composantes, sûrement pas une constitution internationale, moins encore une réplique dans le système international de la trinité fonctionnelle (pouvoirs/fonctions législatifs, exécutifs, judiciaires savamment balancés), mais l’esquisse d’une cartographie des lieux de pouvoirs, certes hétérogènes, et de leurs interrelations à l’ère de la globalisation, avec certes des blancs, des vides, des insuffisances. À l’inverse, en faisant l’impasse sur la compétence, le constitutionnalisme global renoncerait à révéler dans quels cercles se loge la réalité du pouvoir et, ce faisant, à donner à voir ce qu’inclut encore le périmètre de la démocratie représentative ou participative dans le cadre étatique (ou de l’Union européenne), mais aussi pourquoi il peut se déplacer (ce qui a à voir avec la défense, ou non, par les pouvoirs constitués de leur compétence).
Une fois combinée au questionnement suspendu sur les processus d’établissement de ces pouvoirs, leur légalité et leur légitimité, cette analyse de la « gouvernance mondialisée » en termes de compétences servirait ce qui est peut-être la fonction première du « constitutionnalisme global » comme discipline : connaître et dépeindre de manière intelligible la localisation-délocalisation-relocalisation des lieux depuis lesquels sont arbitrés ou arbitrables les grandes questions de justice socio-politique (O. Höffe), aux fins, éventuellement, de reconstruire l’ordre des institutions.
V. Échappées sur la structuration du pouvoir à la lumière de la compétence
Le ralliement général au dictum du Lotus – malgré ses hypocrisies révélées par les vicissitudes de la compétence universelle en matière pénale qui en inquiéta tant les défenseurs ou les protestations véhémentes contre les étirements de la compétence extraterritoriale des États-Unis d’Amérique en matière normative – a pu oblitérer l’importance de la notion et des règles de compétence, comme de leur maniement dans un système international ordonné autour du principe de coexistence pacifiée entre les États.
Avant de constater ou proclamer la constitutionnalisation du système international, il conviendrait de déconstruire le Lotus – ou plus exactement le paradigme du Lotus.
Or, la pertinence du Lotus en droit international contemporain peut être relativisée pour deux raisons au moins. La première est que les États ne sont plus les seuls sujets du système international, la Cour internationale de Justice l’admet sans ambages depuis 1949. Il est d’usage, parmi les sujets de droit international, d’opposer aux États doués d’une compétence originaire et illimitée des organisations internationales dotées de compétences d’attribution. Le fait que les actes des unes et des autres n’aient souvent pas les mêmes destinataires peut inciter à considérer que leurs compétences n’entrent pas en concurrence, pour se concentrer sur la contrainte que l’appartenance à l’organisation exerce sur l’État dans l’exercice de ses compétences. Mais si les destinataires des actes sont les mêmes, sans règle de préemption ou d’exclusivité profitant à l’organisation, est-il certain que doive nécessairement jouer la présomption de liberté de l’État ? À peu de temps de l’adoption de l’arrêt du Lotus, la Cour permanente de justice internationale a rendu un avis relatif à la Commission européenne du Danube. Un paragraphe de cet avis concentre sur lui toute la lumière : « Comme la Commission européenne n’est pas un État, mais une institution internationale pourvue d’un objet spécial, elle n’a que les attributions que lui confère le Statut définitif, pour lui permettre de remplir cet objet […] » (p. 64). Prima facie, le Lotus et le Danube concordent parfaitement. Il a toutefois été moins relevé qu’aux fins de démarquer les compétences respectivement de la Roumanie et de la Commission, la Cour, tout en opposant nettement les fonctions de l’organisation internationale à la souveraineté du détenteur du titre sur le territoire, avait semblé tenir les deux prétentions pour équivalentes en principe : la répartition devait s’opérer en considération des fonctions ; or, les fonctions de l’État et celles de la Commission étaient parfaitement commensurables : « La Roumanie, en tant que souverain territorial, exerce des pouvoirs sur le Danube maritime chaque fois que ce n’est pas incompatible avec les compétences que détient la Commission […] en vertu de son statut définitif » (p. 63). « Lorsque, dans un seul et même espace, il y a deux autorités indépendantes, la seule méthode qui permette d’établir une démarcation entre leurs compétences respectives consiste à définir les fonctions qui leur sont dévolues » ; la Commission n’est pas un État, mais a « compétence pour exercer ces fonctions dans leur plénitude, pour autant que le Statut ne lui impose pas de restrictions » (p. 64). Si l’on en a extrait la formule selon laquelle la Commission n’est pas un État, on aurait aussi bien pu retenir qu’un État ne détient plus que les fonctions et compétences qui n’ont pas été attribuées à une organisation internationale, fût-ce sur son propre territoire, et sans perdre pour cela sa souveraineté, voire que les limitations de souveraineté des États membres d’une organisation internationale procèdent de l’attribution à cette organisation de fonctions ; et même que, puisqu’elles sont présumées pouvoir s’appliquer dans leur plénitude, certaines limitations de compétences des États pourraient se présumer dans l’intérêt de l’organisation… La Cour n’est certes pas allée jusque-là, mais dès 1927, elle s’est bien mise en quête du « critère, de nature non territoriale, à appliquer en vue d’établir le départ entre les compétences respectives » d’autorités de nature différentes.
La seconde raison de relativiser le Lotus découle de ce que les États ne sont pas à eux-mêmes leur propre fin, mais existent d’abord en vue de la protection des droits et intérêts des personnes privées, considérées seules et ensemble, qui relèvent de leur juridiction. En consacrant la « responsabilité de protéger » lors du Sommet mondial de 2005 dans un instrument qui interprète la Charte des Nations Unies, les États eux-mêmes en sont convenus à défaut d’en tirer toutes les conséquences. Si tel est aujourd’hui le paradigme de la souveraineté, alors même dans les circonstances ordinaires, les règles internationales de compétence doivent être pensées et définies (aussi) en fonction des personnes privées à qui s’applique in fine le pouvoir, et non plus comme tout entières contenues dans le principe de souveraineté. L’idée en a été développée par F.-A. Mann dès les années 1960. En conséquence, il convient, sinon de se focaliser sur la personne privée et le besoin de sécurité et prévisibilité juridiques des situations dans lesquelles elle s’engage sur le territoire d’un ou plusieurs États, du moins de la prendre en considération ab initio. Si le regard se détache de l’État pour déterminer précisément « à quel titre » celui-ci plutôt que celui-là peut établir une situation juridique, alors il devient possible d’identifier la nature du rapport entre une situation de vie et l’ordre juridique de l’État qui sera propre à désigner celui-ci pour exercer un certain type de pouvoir (normatif, juridictionnel, exécutif…) à l’égard de certaines personnes.
La fonction du droit international en matière de compétences étatiques peut alors être reformulée : garantir que toute situation, où qu’elle surgisse, pourra être légalement rattachée à un État au moins ; définir les facteurs de rattachement légal d’une situation à un ou plusieurs États et les conditions dans lesquelles le ou les rattachement(s) ont pour effet de désigner un État donné comme titulaire de tous pouvoirs ou de certains pouvoirs sur certains sujets, à titre exclusif ou en concurrence avec d’autres États ; définir ensuite quels sont les facteurs de rattachement efficaces et quelles sont les règles de départage de la compétence ou de régulation de l’exercice des compétences cumulées des États.
Ces règles combinent la protection des intérêts étatiques, des intérêts individuels, de ceux de la communauté internationale enfin. Leur effet organisateur est indéniable. A contrario, il suffit pour s’en convaincre de considérer l’effet déstabilisateur de la pratique de certains États qui, tels les États-Unis d’Amérique, se prévalent de titres de rattachement ténus ou artificieux pour attirer dans l’orbe de leurs pouvoirs des situations de vie et des sujets qui leurs sont parfaitement étrangers. En l’absence de réaction résolue à ces prétentions exorbitantes, les personnes privées sont exposées à des risques considérables tandis que les autres États eux-mêmes se voient privés de l’autonomie que le droit international consacre, y compris dans la conduite des relations extérieures. La méconnaissance de ces règles se résout, dans la pratique, en abus de pouvoir et, lorsqu’aucune sanction ni protection ne joue, en soumission des personnes privées à un pouvoir non constitué ou constitué mais agissant ultra vires. L’indifférence de l’académie pour ces règles, les comportements déviants et les réactions qu’ils suscitent serait susceptible de perturber l’intelligence du système de pouvoirs à l’ère de la transnationalisation des situations de vie et des activités. Dans une perspective cosmopolitique, si l’on suivait M. Kumm, l’enjeu irait au-delà de la juste perception des pouvoirs tels qu’ils sont aujourd’hui : dans sa sphère de compétence, l’État devrait considérer les externalités négatives de ses politiques lorsqu’elles sont « justice-relevant » ou « justice-sensitive » – ce qui a trait au conditionnement de l’exercice de la compétence et dépend étroitement de la possibilité d’identifier objectivement ces « questions de justice » qui débordent les frontières.
La doctrine d’obédience constitutionnaliste demeure discrète à l’égard du principe dit de la compétence plénière de l’État. Ce principe peut être défini très simplement : le droit international sert les besoins des États (mais peut-être pas d’eux seulement) ; sa fonction n’étant pas de définir le besoin d’État, il ne fixe pas de limite a priori aux interventions de l’État dans le champ social. Pour essentiel qu’il soit aux internationalistes qui aiment à l’opposer au principe de spécialité qui régit les organisations internationales (supra), pour vital qu’il soit aux régimes démocratiques, il est réduit à la portion congrue dans la plupart des manuels français contemporains de droit international. M. Virally avait judicieusement mis en relief une implication du principe de plénitude des compétences qui distingue structurellement l’État et l’organisation internationale : l’État a une « finalité intégrée », tandis que les organisations internationales n’ont – à l’exception des organisations d’intégration – que des finalités sériées.
Est-ce toujours ainsi que les États eux-mêmes se conçoivent ? La question mérite d’être posée au vu de plusieurs phénomènes : l’ampleur des compétences attribuées à des institutions internationales de toutes natures, dotées de compétences sectorielles, pour être exercées en commun ou avec une marge de liberté réduite qui ébranle la fonction intégrative de l’État sans lui substituer une autre instance à cet effet ; la tendance à mettre en partage certains segments de la fonction législative et réglementaire avec d’autres États ou d’autres instances dans une logique de convergence normative qui préserve formellement – formellement seulement ? – la fonction intégrative de l’État ; la revendication subreptice puis ouverte par certaines puissances privées d’un pouvoir d’autorégulation dont elles réclament protection contre les ingérences étatiques. Le fait extraordinaire ne réside pas dans cette dernière prétention mais dans son audience ou, pour le dire autrement, dans le long silence des États face à une revendication exorbitante qui, pour reprendre les termes d’un observateur plutôt approbateur, F. Latty, spécialiste de droit international du sport, « [bat] en brèche le principe de plénitude et d’exclusivité des compétences étatiques ». Il est vrai que certaines difficultés soulevées par l’autonomie du mouvement sportif, avant même qu’il ne lui soit spectaculairement rappelé dans certaines affaires pénales que sa « gouvernance » n’échappe pas au droit commun, ont été aperçues. Ce qui a été vu en premier ressortit une fois de plus à la protection des droits des personnes assujetties à un système de justice privée couronné par le Tribunal arbitral du sport (TAS) qu’elles n’ont guère la liberté de récuser. En d’autres termes, le prisme contemporain du constitutionnalisme permet assez bien d’identifier le risque d’une déperdition de garanties pour les personnes privées, voire d’y remédier, mais laisse dans l’ombre la constitution d’un pouvoir privé qui exclut la puissance publique ou l’hésitation de la puissance publique ne serait-ce qu’à revendiquer une compétence plénière. Or, si l’État a bien toujours une fonction intégrative, c’est à lui de définir l’étendue ou la portée de son intervention et d’arbitrer entre les différents intérêts en jeu – l’intérêt sportif, l’intérêt national, les autres intérêts privés qui peuvent être affectés. S’il l’a perdue ou y renonce, d’une part, il livre des personnes privées à d’autres pouvoirs (éventuellement privés aussi), d’autre part, sa définition et sa propre place sur la carte du pouvoir doivent être réévaluées.
Il est non moins remarquable que certains discours sur le constitutionnalisme global/la constitutionnalisation du système international aient pu prospérer sans réflexion critique sérieuse sur ce que la renonciation à l’exigence d’épuisement des voies de recours internes et le consentement à l’arbitrage pour le règlement des différends entre État et investisseur étranger – notamment sur le fondement de traités relatifs aux investissements (souvent dits TBI) dont les premiers spécimens modernes remontent à la fin des années 1950 – signifient en termes d’économie du pouvoir dans l’ordre juridique interne et dans l’ordre juridique international. Autant le transfert de compétences de l’État à l’organisation internationale a été disséqué dans une perspective technique, critique ou apologétique, autant la translation du pouvoir des juridictions nationales de droit commun – elles-mêmes sous le contrôle de juridictions suprêmes et, parfois, de juridictions internationales – vers des tribunaux extérieurs à tout système constitutionnel national et compétents à l’égard des différends opposant les seuls investisseurs étrangers à l’État est passée presque inaperçue jusque récemment, en Europe du moins. Pourtant, ce mécanisme soustrait potentiellement au système constitutionnel de l’État hôte de l’investissement des pans entiers d’activités susceptibles d’avoir de lourdes incidences sur les intérêts de l’État lui-même et de tiers, et si le pouvoir des tribunaux arbitraux repose bien sur une délégation formelle, celle-ci est longtemps demeurée non contrôlée. Le silence face à ce transfert est d’autant plus étonnant que, à la nette différence de l’exemple envisagé précédemment du mouvement sportif, ici, la compétence d’organes constitués dans l’État est directement et manifestement affectée par les accords relatifs aux investissements au lieu que là, les atteintes à la compétence des organes sont diffuses et masquées par le fait que les litiges sportifs opposent formellement deux parties privées ; que le système popularisé ou diabolisé sous l’acronyme « ISDS » pour « Investor-State Disputes Settlement » est soutenu par un puissant discours de légitimation, doctrinal et même idéologique, qui l’érige pratiquement en modèle de constitutionnalisme abouti sans l’État – voire contre l’État et ses incurables défaillances –, alors qu’il repose sur une « philosophie de l’arbitrage » d’inspiration privatiste, à l’origine du moins. La riposte est assez récente, en doctrine, et dans la pratique des États et de l’Union européenne. Il n’en demeure pas moins loisible de se demander, dans la veine des hypothèses formulées par J.-P. Robé, si les traités d’investissement prévoyant le recours à l’arbitrage sans épuisement préalable des voies de recours internes aux fins de trancher les litiges relatifs au traitement réservé à l’investisseur étranger n’esquissent pas une constitutionnalisation en dehors de l’État des rapports entre la puissance publique et la classe des investisseurs étrangers.
Les enjeux politiques et idéologiques sous-jacents aux deux derniers exemples sont évidents : la plénitude de compétences de l’État est-elle l’un de ses attributs actuels ou un attribut potentiel que l’État ne pourrait actualiser qu’en démontrant la nécessité de son intervention dans telle ou telle sphère d’activité (ou de celle de ses organes, y compris juridictionnels) au détriment de certaines puissances privées ?
À ces quelques interrogations pourraient être ajoutées celles, neuves ou anciennes, qui ont trait à la disponibilité des compétences de l’État, au rappel par l’État de ses compétences abandonnées ou conférées à d’autres institutions (à l’exemple du Brexit), aux implications de l’exercice de compétences de l’État au moyen d’organes dits « communs », à l’obligation pour l’État d’établir sa compétence et celle de ses organes mais aussi – la liste n’étant pas exhaustive – ou encore à l’articulation des compétences des organisations internationales.
Leur création et la distribution entre elles de fonctions et compétences n’obéissent à aucun plan d’ensemble. Ce n’est pas nécessairement une raison pour confiner l’approche constitutionnaliste aux rapports intra-institutionnels ou entre une organisation internationale et ses propres membres. Ces problématiques conservent toute leur pertinence. Peut-être mériteraient-elles d’être revisitées cependant. Dans une formule lumineuse, J. Combacau écrivait en 1993 que, sans perdre sa qualité, l’État pouvait « se laisser dépouiller de ses feuilles une à une », mais que si ses feuilles (ou prérogatives) venaient à appartenir à un autre sujet, alors il pourrait être « rabaiss[é] d’un degré dans l’échelle des sujets ». La distinction entre puissance et liberté était proposée pour appréhender la position de la France au sein de l’ensemble fédéral européen en formation. Sans abaissement apparent, sans aliénation formelle de leur liberté, en dehors de toute logique fédérative, il n’est plus à exclure, vingt-cinq ans plus tard, que des États se dépouillent de leurs pouvoirs d’exercice propre, récupérés par un éventail d’institutions internationales ou plus simplement partagés avec elles (et leurs membres), dans des proportions telles que le pouvoir d’arbitrage en dernier ressort de l’intérêt général finisse par leur échapper. Or, ce processus d’érosion lente du pouvoir de l’État est de ceux qu’un juge constitutionnel peut difficilement saisir, à supposer qu’il soit sollicité, parce que chaque nouveau transfert ou partage de compétences semble à lui seul insignifiant, et même d’autant plus insignifiant que la réalité des pouvoirs confiés à des institutions internationales et leur fonctionnement interne sont dépeints en termes vagues et lénifiants. La relative « déformalisation » des institutions internationales y concourt. À cela s’ajoutent les glissements d’un lieu de pouvoir à l’autre, au gré des intérêts et des possibilités diplomatiques du moment. En bref, il existe probablement un effet d’accumulation (à considérer l’ensemble des translations de pouvoir acceptées par un État) et un effet de système (lorsque dans un ensemble institutionnel donné, un organe s’impose sans contrepoids) que le juge constitutionnel peine à voir – en dehors des processus d’intégration. La myopie des juges constitutionnels à l’égard de ces phénomènes laisse le champ libre aux calculs d’intérêt pour déterminer quelle enceinte est la plus adéquate, quel « régime » sera le plus efficace, dans l’État ou en dehors. La question du contrôle ultime sur le choix du régime opéré par les exécutifs nationaux puis sur son fonctionnement demeure ouverte.
L’examen des relations des institutions internationales, et parmi elles des organisations intergouvernementales, n’est pas moins crucial pour situer le pouvoir. Bien que les institutions internationales n’existent qu’en vue de fonctions particulières et ne disposent que de compétences amputées, elles ont tout d’abord tendance, chacune pour elle-même, à revendiquer un large pouvoir d’évocation de tout sujet ayant un lien avec leurs attributions, à la logique desquelles elles le plient. Qu’un conflit d’objectifs, de compétences ou d’obligations paraisse survenir, elles privilégient une interprétation, parfois dite harmonieuse, qui sert au mieux leur propre perspective sur les politiques publiques internationales à conduire. Lorsqu’elles sont dotées d’instruments propres à « discipliner » les États, à l’instar de l’OMC, elles peuvent apparaître comme des lieux, concurrençant les États, d’arbitrage (parfois dissimulé) des conflits (parfois noyés dans la rhétorique du « soutien réciproque ») qui peuvent surgir entre différents intérêts (publics ou privés) – à l’instar du commerce et de l’environnement. Ensuite, les rapports de compétences entre institutions internationales sont peu régulés par des règles de droit, ce qui n’exclut pas l’existence de modes de régulation informels. Il en résulte que certaines questions qui pourraient entrer dans les compétences d’une organisation internationale ne relèvent en fait d’aucune institution internationale, tandis que d’autres entrent dans les champs de compétence d’une pluralité d’organisations inégalement dotées en prérogatives ou habiles à imposer leurs vues. Même si aucune loi générale ne devait se dégager quant à l’intérêt ou la nécessité de remédier à ce désordre en formalisant des principes régulateurs de l’exercice des compétences des organisations internationales, l’observation attentive de ce phénomène serait indiquée, car elle renseigne sur les zones respectivement de concentration et de vacance du pouvoir institutionnel international – et donc, en négatif, sur les zones où s’amenuise et les zones où se conserve la liberté d’allure des États les mieux insérés dans ce jeu institutionnel.
Prima facie, la notion de compétence enchâssée dans une conception très large des règles constitutionnelles peut servir d’instrument d’identification d’objets juridiques déroutants si l’on s’astreint à les rapporter à ce que l’on croit savoir d’objets juridiques bien identifiés comme l’État ou l’organisation internationale (sans faire l’économie pour autant d’un effort de réflexion sur ce « savoir »), et de questionnement des pratiques des pouvoirs publics entre eux comme à l’égard de ces nouveaux objets. Il existe bel et bien des règles internationales relatives à la compétence des institutions impliquées dans la « gouvernance mondialisée ». Les cataloguer, interpréter, actualiser a toute son importance dans une perspective constitutionnaliste. On ne saurait pourtant dissimuler qu’elles sont parfois fuyantes, non écrites ou alors détaillées dans des instruments de différentes natures, très générales ou très techniques, sujettes à dérogation – bref, d’une cohérence relative, de surcroît bousculée sans réaction résolue. Dans une perspective académique, ces difficultés d’identification et de maniement ne sont pas en soi une raison de s’en détourner. Au contraire : tenter de déterminer qui peut quoi à l’égard de qui (puis comment), révéler les lieux de pouvoir, de conflits de pouvoirs ou de vacance du pouvoir, et mettre au jour les stratégies d’investissement de ces enceintes et des vides interstitiels, c’est tout un. En revanche, on peut douter que les règles relatives à la compétence en vigueur présentent les qualités requises pour stabiliser la « gouvernance mondialisée » et la rendre connaissable aux profanes – c’est-à-dire, ultimement, aux citoyens. Mais rien qu’en mettant en évidence ce jeu dans et avec les règles de compétence, l’apport du constitutionnalisme global serait déjà appréciable.
Évelyne Lagrange
Professeure de droit public à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne (École de droit de la Sorbonne, IREDIES)
Pour citer cet article :
Évelyne Lagrange « Constitution, constitutionnalisation, constitutionnalisme globaux – et la compétence dans tout cela ? », Jus Politicum, n°21 [https://juspoliticum.com/articles/Constitution-constitutionnalisation-constitutionnalisme-globaux-et-la-competence-dans-tout-cela]