L’état d’urgence de novembre 2015 : une mise en perspective historique et critique - § III
Suite des §§ I et II précédemment publiés sur juspoliticum.com et consultables à l’adresse : http://juspoliticum.com/article/L-etat-d-urgence-de-novembre-2015-une-mise-enperspective-historique-et-critique-1073.html.
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III. L’état d’urgence de 1955 à 2005 ou l’étonnante survivance d’une loi quasi-scélérate
Une analyse du droit de l’état d’urgence serait incomplète si l’on n’étudiait pas à la fois la genèse de la loi du 3 avril 1955 et sa pratique c’est-à-dire la manière dont elle a été appliquée de 1955 à 2005.
Une telle entreprise se justifie d’abord par le fait, très prosaïque, qu’une telle histoire juridique de l’état d’urgence n’existe pas. Cette carence a des effets si l’on en juge par le caractère lacunaire du rapport à l’Assemblée nationale sur la loi du 20 novembre 2015. Son rapporteur, M. Jean-Jacques Urvoas, est étonnamment peu disert sur les aspects historiques de la loi, alors que son collègue rapporteur au Sénat, M. Philippe Bas, est parfaitement exhaustif, allant même jusqu’à citer les précédents des îles de Wallis et Futuna, et de Polynésie (en 1986 et 1987), rarement mentionnés par la doctrine. Plus gênantes que le manque d’exhaustivité sont les inexactitudes. Ainsi, le Rapport Urvoas précité soutient que « les facultés de contrôle de la presse écrite ou audiovisuelle qui étaient prévues au 2o de l’article 11 de la loi du 3 avril 1955 […] n’ont jamais été utilisées ». C’est faux, comme on le montrera plus loin en étudiant l’état d’urgence proclamé en mai 1958. On pourrait d’ailleurs signaler d’autres erreurs d’ordre historique si l’on ne craignait de lasser le lecteur.
Toutefois, la rigueur historique dont on doit faire preuve en la matière, n’est qu’un simple moyen au service d’un projet plus ambitieux : tenter de mieux comprendre notre présent en le comparant à notre passé (et vice-versa comme l’écrivait si justement Marc Bloch). Notre entreprise historique se distinguera cependant de l’enquête menée par Sylvie Thénaud, puisque l’objectif est ici de mettre en relation les divers cas d’état d’urgence depuis 1955 avec l’histoire constitutionnelle et politique de la France. Le propos vise ainsi à prendre en considération la composante juridique dans l’analyse historique, tout en évitant le travers de la démarche des juristes qui sous-estime l’apport d’une histoire politique des sources juridiques. L’utilité de celle-ci est d’autant plus nette pour une histoire des états d’urgence depuis 1955 que le lien est frappant entre l’état d’urgence et la guerre d’Algérie. Cette guerre donne l’unité à la période 1955-1962 au cours de laquelle, enjambant la rupture de 1958, l’état d’urgence fut plusieurs fois appliqué aussi bien en Algérie qu’en métropole. Depuis, l’état d’urgence s’est émancipé de cette origine historique en s’appliquant aussi bien en Nouvelle-Calédonie, à l’occasion de la révolte des Kanaks lancés dans un processus d’autonomisation (1984-1987), que dans les banlieues parisiennes (2005) et dans toute la République française après les attentats terroristes de novembre 2015. Certains penseurs parlent même de « projection intra-coloniale » pour expliquer que ce qui arrive aujourd’hui en France n’est que la continuation inversée de notre histoire coloniale.
Mais au rebours de cette grille de lecture politique, qui conduirait à opposer la période de la guerre d’Algérie (1955-1962) à celle qui lui a succédé de 1963 à 2005, il s’agira ici de prendre au sérieux la césure constitutionnelle née de l’avènement de la Ve République en 1958. Une raison, à elle seule suffisante, le justifie : c’est l’existence de l’Ordonnance du 15 avril 1960 qui a modifié, sur un point fondamental, la loi du 3 avril 1955 sur l’état d’urgence. C’est pourquoi l’on distinguera nettement la IVe République – époque de la genèse de l’état d’urgence – de celle de la Ve République – période de son développement protéiforme.
A. L’état d’urgence sous la IVe République : naissance et extension de l’état d’urgence
Le 1er novembre 1954, plus tard nommé “Toussaint rouge”, commence l’insurrection des rebelles algériens qui va devenir, au fil du temps, la guerre d’Algérie. Avant d’être à l’origine de la chute de la IVe République, celle-ci sera d’abord la cause du renversement par la Chambre, le 5 février 1955, du Gouvernement de Pierre Mendès-France, à la suite d’un discours dévastateur du député radical, René Mayer. Dix-huit jours plus tard, c’est un jeune représentant de ce parti radical, Edgar Faure qui devient le Président du Conseil et doit traiter à chaud de la crise algérienne. Son nouveau Gouvernement est celui qui propose au Parlement la solution de l’état d’urgence.
1. La loi du 3 avril 1955: une « loi de police » qui crée une catégorie floue
L’analyse de la loi du 3 avril 1955 à partir de la technique juridique a permis de relever les ambiguïtés d’un texte créant un nouveau régime juridique et l’appliquant immédiatement en Algérie. Une telle analyse reste incomplète dans la mesure où, d’une part, elle ne cerne pas suffisamment le concept d’état d’urgence, littéralement « inventé » pour la circonstance (a), et, d’autre part, elle ne saisit pas le caractère foncièrement autoritaire d’une loi que les juristes qualifient de « loi de police », et que les parlementaires avaient dénoncé, lors des débats, en la rapprochant des lois scélérates qui ont entaché l’histoire des régimes républicains (b).
a) L’invention d’une expression inusuelle : « l’état d’urgence »
Rappelons pour mémoire que l’Algérie, composée de trois départements, n’était pas juridiquement une colonie, mais faisait partie intégrante de l’État français. Quand surgissent dans les Aurès les diverses attaques commises par des « bandes de rebelles » – selon la terminologie de l’époque –, les opérations de rétablissement de l’ordre sont présentées comme des opérations dites « de police ». Les gouvernants inventent alors cette expression d’état d’urgence, parce qu’ils ne veulent reconnaître ni une situation de guerre, ni l’existence d’une insurrection armée qui sont les deux conditions de l’état de siège – état d’exception prévu par l’article 7 de la Constitution de la IVe République et modifié à cet effet par la révision du 7 décembre 1954. De ce déni initial résulte la solution de l’état d’urgence, qui serait née des bureaux de l’État-major de la défense. Voici comment le nouveau Ministre de l’Intérieur, M. Bourgès-Maunoury, justifie, au début du mois de mars 1955, dans un communiqué, l’invention de cette notion ad hoc :
Le dispositif administratif et juridique actuellement en vigueur n’est pas adapté aux conditions dans lesquelles se développent depuis novembre 1954 les actions criminelles des bandes de hors-la-loi, jusqu’ici peu nombreuses, qui sévissent dans certaines régions difficiles de l’Algérie, et ne permet pas pratiquement au gouvernement d’assurer la sécurité de la masse des populations contre les exactions des rebelles. […] Aussi il est apparu nécessaire de créer un dispositif juridique qui, tout en laissant aux autorités civiles l’exercice des pouvoirs traditionnels, renforce et concentre ceux-ci de façon à les rendre plus adaptés à des événements ayant un caractère de calamité publique, susceptibles de mettre en danger l’ordre public ou de porter atteinte à la souveraineté nationale. Ce dispositif porte le nom d’état d’urgence.
Le pouvoir exécutif a l’habileté de présenter l’état d’urgence comme étant une solution moins dangereuse pour les libertés que l’état de siège. Bourgès-Maunoury note, par exemple, qu’un tel régime est une extension des pouvoirs de police non pas au profit des autorités militaires, mais au profit des autorités civiles. Les gouvernants entendent cacher le fait que l’état d’urgence est, quant au fond, très semblable à un état de siège et pour y parvenir, ils introduisent de façon purement artificielle, cette sorte de leurre qu’est la « calamité publique », seconde condition d’ouverture de l’état d’urgence.
On oublie de nos jours que la création de l’état d’urgence est en 1955 une sorte de néologisme, une pure invention langagière. En réalité, cette expression en elle-même ne veut rien dire de précis. En droit, l’urgence est une expression très polysémique et transversale. L’état d’urgence semble d’ailleurs être la traduction littérale de l’expression anglaise de « state of emergency », dont la caractéristique est de s’appliquer à des hypothèses très diverses et qui ne sont pas nécessairement politiques. Or, un tel vocable ne signale pas le plus important, à savoir les pouvoirs et la restriction des libertés qu’un tel état implique. De ce point de vue, le « vide » de cette expression contraste fortement avec l’expression d’état de siège. Cette dernière désigne un siège, c’est-à-dire une ville, un pays, mais aussi à l’origine, une forteresse assiégée. Pour la défendre, il faut en confier l’organisation aux militaires qui vont se substituer aux autorités civiles pour administrer et en même temps organiser la résistance pendant le siège. L’état d’urgence est un de ces mots que George Orwell aurait aimé brocarder, un élément de cette novlangue dans laquelle les mots sont utilisés pour euphémiser des phénomènes ou pour déformer une certaine réalité. Alors que l’état de siège fait songer à une guerre ou à un risque de guerre, l’état d’urgence n’évoque que « l’urgence », sans plus, mais dissimule une réalité plus déplaisante : c’est un terme apparemment neutre, mais qui ne l’est pas. Les débats parlementaires – on le verra – ont le mérite de lever le voile sur cette expression hypocrite en révélant le caractère plus illibéral encore de l’état d’urgence que de l’état de siège.
b) Les débats parlementaires de 1955 : une opposition parfois virulente à l’état d’urgence
La loi du 3 avril 1955 ne fait pas exception à la règle selon laquelle les législations de crise sont adoptées dans la précipitation. En trois séances seulement, tenues en deux jours (les 30 et 31 mars 1955), l’Assemblée nationale adopte le projet de loi, tandis que le Conseil de la République ne délibère à son sujet que lors d’une unique séance, le 1er avril. Si la loi est votée à une confortable majorité – les parlementaires communistes et socialistes qui s’y opposent étant largement minoritaires –, les débats qui ont précédé ces votes ont révélé un vif dissensus d’ordre politique, qui contraste avec le consensus mou de novembre 2015. En réalité, le désaccord porte essentiellement sur l’opportunité ou non d’un tel état d’exception en Algérie. D’une manière générale, le Parlement entérine ce que lui propose le Gouvernement et n’enrichit guère le contenu d’une loi finalement imposée par les « bureaux » du ministère de la Défense. Le projet de loi n’est quasiment pas amendé ni devant l’Assemblée nationale, ni devant le Conseil de la République, le Gouvernement rejetant presque tous les amendements déposés par l’Opposition. La discussion la plus longue porte sur un point finalement mineur de la loi, l’article 7 sur la commission administrative censée examiner les recours contre les mesures litigieuses. Seront donc ici privilégiés les débats relatifs à la discussion générale de la loi et non pas ceux portant sur les éléments les plus « techniques » de celle-ci. Il s’agit de mettre en évidence les questions politiques ou politico-juridiques en réalité sous-jacentes à l’état d’urgence et qu’il convient maintenant de présenter à travers les critiques acerbes de certains parlementaires peu convaincus par le Gouvernement d’Edgar Faure.
α. Le lien entre l’état d’urgence et la question coloniale
La lecture des débats enseigne que les contempteurs les plus virulents du projet de loi sont, d’une part, les députés originaires d’Algérie et, d’autre part, les représentants du Parti communiste français.
Tant à l’Assemblée nationale qu’au Conseil de la République, les élus d’Algérie, qui se définissent comme représentant les « musulmans d’Algérie », font des interventions remarquées afin de dénoncer un projet de loi dont ils craignent la dimension rétrograde et autoritaire. Ainsi, à l’Assemblée nationale, le député de Constantine, Mohamed Salah Bendjelloul, président de la Fédération des élus musulmans, soulève, dès la première séance du 30 mars, une « question préalable » afin d’éviter de délibérer sur le projet présenté. Il craint d’abord les effets de cet état d’exception qui porteront moins sur les insurgés que sur la « partie invisible de la population ». Le climat répressif inhérent à l’état d’urgence aggravera la situation au lieu de rétablir l’ordre. Enfin, il objecte que la solution autoritaire ne permet pas de s’attaquer aux racines structurelles du problème et dénonce ce qu’il appelle le « malaise » de la population musulmane et plus particulièrement de la jeunesse qui ne trouve pas d’emplois. C’est donc la question sociale, liée au colonialisme, que ce député met en relief : « Avant de songer à décréter l’état d’urgence en Algérie pour y rétablir l’ordre, il convient d’établir d’autres états d’urgence. Il faut d’abord lutter contre la misère, contre le chômage, contre l’analphabétisme qui atteint près d’un million et demi d’enfants musulmans ». Comme on s’en doute, la question préalable sera rejetée à l’Assemblée nationale, par 394 voix contre 212. Cette intervention est relayée quelque temps plus tard par un autre député, Chérif Sid Cara, qui dénonce lui aussi une politique uniquement répressive et souhaite une contrepartie à la force : la justice.
Quelques jours plus tard, au Conseil de la République, le 1er avril, un autre représentant arabe, M. Mostefaï, se fait le brillant porte-parole de l’inquiétude des musulmans algériens. Il fait le lien entre cet état d’urgence, symbole d’un tournant répressif, et la chute du Gouvernement Mendès-France qui lui avait laissé espérer des jours meilleurs. Il poursuit son discours en dressant un réquisitoire des méfaits du colonialisme en Algérie et de l’arbitraire qui y règne, n’hésitant pas à affirmer que « seule ou de concert avec l’autorité militaire, l’administration algérienne n’a pas, dans sa lutte pour le retour à l’ordre, attendu le vote de cette loi pour recourir à des moyens que la loi commune ignore ». Il donne ensuite des exemples édifiants de cet arbitraire administratif et policier qui s’exerce sur les populations indigènes et qui, loin de faire reculer l’insécurité, a accru leur frustration et leur colère. Il dénonce par avance l’inefficacité de l’état d’urgence qui ne touchera pas les « bandes rebelles », mais qui affectera surtout les paysans ordinaires. Il interprète d’ailleurs ce projet de loi comme le triomphe des potentats locaux, des « satrapes » qui ont dicté à Paris une solution autoritaire. Enfin, il mentionne le fait préoccupant que cet état d’urgence intervient à la veille des consultations électorales partielles en Algérie, et que la limitation de plusieurs libertés (de parole et de réunion), aura évidemment un impact négatif sur le déroulement de la campagne. Il conclut son discours en développant l’idée que l’état d’urgence est le signe d’une défiance à l’égard des populations musulmanes, alors que la seule solution pour faire vivre ensemble la France et l’Algérie serait l’élaboration « d’une politique de nature à faire régner ce sentiment de mutuelle confiance qui forme le principe de toute vie, de toute société humaine » vers laquelle devraient plutôt tendre les efforts du Gouvernement.
Les parlementaires originaires d’Algérie sont rejoints dans la dénonciation du colonialisme par les députés du Parti communiste français, qui sont les plus virulents. À l’Assemblée nationale, Raymond Guyot, l’un des ténors du parti, et Robert Ballanger interviennent longuement afin de critiquer cet état d’urgence, caractéristique d’une politique colonialiste. Tandis que le premier dénonce une « loi de guerre », le second évoque une « loi scélérate », tout en mettant en cause « la presse bourgeoise, la radio [qui] font silence sur la teneur et les conséquences de la loi d’exception mise en discussion ». Toutefois, au Palais Bourbon, l’orateur communiste le plus intéressant est une oratrice : il s’agit d’Alice Sportisse, née en Algérie et député d’Oran depuis dix ans. Elle entend attirer l’attention de ses collègues sur la situation de terrain qu’elle connaît bien, soulignant notamment le caractère nécessairement « policier » de l’état d’urgence. Selon elle, le Gouvernement propose cette loi uniquement pour continuer à faire de l’Algérie ce qu’elle est en fait : « une colonie, une chasse gardée des seigneurs des mines, des terres et des banques (Interruptions) ». Elle ne voit d’avenir à l’Algérie que dans l’indépendance des Algériens, « dans la perspective pour eux de gérer eux-mêmes les affaires de leur pays ».
La gauche anti-colonialiste est rejointe par un député du MRP, l’abbé Gau (député de l’Aude), dont l’intervention, véhémente, repose sur l’assimilation entre règne colonial et régime policier. Ces interventions montrent que le contenu du projet de loi sur l’état d’urgence passe le plus souvent à l’arrière-plan, dominé qu’il est par la question algérienne, c’est-à-dire la question « coloniale ». Toutefois, les parlementaires ont quand même examiné le projet de loi et ont en fait une lecture très critique, lui reprochant d’introduire des atteintes inadmissibles aux libertés, de créer un régime plus répressif que celui de l’état de siège et enfin de violer la Constitution.
β. Une dénonciation des atteintes aux libertés
À la différence des parlementaires de 2015, les députés et sénateurs de 1955 hostiles à l’état d’urgence affirment qu’il est incompatible avec l’État de droit en raison de la lésion des droits et libertés constitutionnels.
Une telle critique apparaît d’abord chez les parlementaires communistes, devenus des défenseurs sourcilleux des « libertés bourgeoises » (des Droits de l’homme de 1789). Elle est présente aussi chez les parlementaires socialistes, comme on l’a vu avec la première intervention du député Francis Vals. Elle est ainsi au cœur de la philippique de son camarade de parti, Gaston Charlet (SFIO et avocat), qui conclut de la sorte son intervention au Conseil de la République :
Il s’agit donc bien là d’un texte d’exception et le groupe socialiste a toujours manifesté une opposition traditionnelle à de tels procédés, car sous prétexte de sanctions mieux adaptées à une situation particulière, aucun gouvernement ni aucun parlement n’a le droit de fouler au pied des libertés républicaines.
La mobilisation contre ce projet jugé liberticide atteint jusqu’aux députés gaullistes (du RPF). Ainsi, Louis Vallon – taxé plus tard de « gaulliste de gauche » et farouche opposant de Pompidou – s’alarme du risque que contient le texte d’autoriser des camps de détention ou de concentration (article relatif aux interdictions de séjour), et relève avec inquiétude que les conditions d’ouverture de l’état d’urgence sont plus larges que pour l’état de siège. Il cite au milieu de son réquisitoire un extrait très significatif d’un communiqué de la Ligue des Droits de l’homme, dénonçant dans ce projet « les défauts d’une loi de circonstances, d’une loi d’exception, qui a pour objet de donner un statut à l’arbitraire ».
Moins éloquente que celle de Louis Vallon, mais tout aussi parlante pour comprendre l’esprit répressif de l’état d’urgence, fut l’intervention de Léo Hamon au Conseil de la République, le 1er avril 1955. En délicatesse avec son parti, le MRP, ce sénateur intervient surtout en tant qu’ancien avocat et très fin connaisseur du droit administratif. Il tente ainsi de faire préciser au Ministre de l’Intérieur le sens de la disposition relative aux perquisitions de nuit. Il feint de penser que de telles perquisitions seraient seulement autorisées par les juges, alors qu’il sait pertinemment que le pouvoir envisage d’introduire des perquisitions administratives, c’est-à-dire sans mandat judiciaire. Le Ministre esquive la délicate question, mais cette esquive est en réalité un aveu : c’est bien le Préfet qui hérite du pouvoir exceptionnel d’ordonner de lui-même des perquisitions domiciliaires.
Une crainte exprimée à plusieurs reprises dans ces diverses interventions concerne enfin la possible réintroduction du concept douteux de « suspect » dans le droit français. La lecture de l’argumentaire des défenseurs du projet de loi ne peut qu’alimenter une telle inquiétude. Pour justifier l’ensemble des atteintes aux droits et libertés qu’implique le futur état d’urgence, le rapporteur de la loi à l’Assemblée nationale (M. Genton) fait mention des pillages et des meurtres qui ont désolé les Aurès. Dès lors, poursuit-il, comment le pouvoir pourrait-il continuer à invoquer le strict respect de la loi et des règlements, alors qu’il se trouve confronté à l’action d’hommes faisant régner la terreur sans scrupules ? L’argument, classique, consiste à répondre à une menace exceptionnelle par des mesures exceptionnelles. Le problème, notent alors les opposants au projet de loi, demeure celui de savoir quelles personnes seront l’objet – et donc les victimes – de ces mesures exorbitantes du droit commun. Les rebelles algériens ou les « bandes de rebelles » prétend le gouvernement. Mais que dit le texte de loi ? Il précise pour l’interdiction de séjour qu’elle peut être imposée « à toute personne cherchant à entraver, de quelque manière que ce soit, l’action des pouvoirs publics » (art. 5), et pour l’assignation à résidence qu’elle peut concerner « toute personne dont l’activité s’avère dangereuse pour la sécurité et l’ordre publics des circonscriptions territoriales » (art. 4). En vertu de dispositions aussi lâches, le pouvoir jouit d’une grande latitude pour déclarer « dangereux » qui il veut, selon des standards très imprécis.
Répliquant au Ministre de l’Intérieur qui avait reconnu que trop souvent des suspects avaient « dû être relâchés faute de preuves » et qu’il fallait donc créer une assignation à résidence, Gaston Charlet (SFIO) pointait le danger contenu dans cette création rampante d’un certain nombre de « suspects » : « [P]artant de ce postulat, on imagine aisément comment l’arbitraire pourra se poursuivre et même se développer sous couvert d’une telle loi. Le terme de suspect est une notion plus relative en soi que n’importe quelle autre. On est souvent, dans les moments difficiles, le suspect de quelqu’un. Alors suspicion, que d’exactions désormais pourront se commettre en ton nom ! » Toute analogie avec la situation actuelle ne serait évidemment que pure malveillance de notre part, même si de récentes déclarations du Défenseur des Droits accréditent la thèse de certaines similitudes entre 1955 et 2015…
Résumons d’un mot la critique formulée par ces quelques parlementaires d’opposition : ils reprennent en définitive le topos, libéral par excellence, de Montesquieu et de Constant, selon lequel on ne saurait défendre la Constitution en la suspendant.
Toutefois cette défense du principe du constitutionnalisme – « de l’État de droit » si l’on préfère – s’accompagne, lors de ces débats, d’une opposition d’un autre type au projet de loi, une opposition purement tactique. Cet autre aspect de l’opposition se manifeste par le fait que les discussions des projets de loi au Parlement sont souvent parasitées par le rapport de forces entre partis. Le cas de l’état d’urgence n’échappe pas à la règle. L’exemple révélateur est l’escarmouche très « politicienne » qui a opposé, à l’Assemblée nationale, le 31 mars 1955, le Ministre de l’Intérieur, M. Bourgès-Maunoury à son prédécesseur dans le Gouvernement Mendès-France, M. Mitterrand. Le premier observe de façon incidente que son Gouvernement – celui d’Edgar Faure – n’a fait que reprendre le projet sur l’état d’urgence qui était déjà dans les cartons du Gouvernement de Mendès-France. Il est alors interrompu par François Mitterrand qui refuse de se voir imputer la paternité du nouveau projet de loi :
Je crois utile de préciser que le texte présenté par le Gouvernement actuel [...] n’est évidemment pas celui du gouvernement précédent.
Certes le vote d’une loi qui permît d’éviter la proclamation de l’état de siège en cas d’émeute s’est imposé particulièrement à l’occasion des événements d’Algérie.
Aussi le gouvernement précédent, à mon initiative, avait-il étudié la possibilité de dispositions législatives qui devaient renforcer les moyens d’action du pouvoir civil, sans aller jusqu’à l’état de siège dont les conséquences eussent été, à mon sens, redoutables. Mais ce gouvernement, vous le saviez mieux que quiconque, fut renversé avant d’avoir pu préciser ses intentions.
Je crois, cependant, pouvoir affirmer aujourd’hui que par exemple l’article 7, l’article 12, l’article 13 du texte initial présenté par le gouvernement actuel, n’auraient pas été retenus, qu’en tous cas je ne les aurais pas proposés.
La différence entre ce qui nous est soumis et ce que je pensais d’un texte qui, en toute occurrence, aurait dû demeurer en deçà de l’état de siège, m’oblige à apporter ces précisions, mon cher collègue.
M. Fr. Vals – Très bien.
M. Fr. Mitterrand – Je ne veux surtout pas en ce moment compliquer la tâche des responsables du retour à l’ordre en Algérie. Mieux que cela, je forme des vœux pour leur réussite. Tout doit être, en effet, subordonné à l’unité nationale et aucune mesure d’autorité ne doit être redoutée si elle protège cette unité.
M. A. Sérafini – Très bien !
M. Fr. Mitterrand – Mais l’état d’urgence, s’il peut être admis, ne doit pas l’être dans n’importe quelles conditions. N’a-t-on pas été inutilement trop loin ? C’est la question que je me pose. Je le crains assez, en tout cas pour, d’une part rejeter la paternité de ce texte et, d’autre part, redouter certaines des conséquences qui risquent d’en résulter. La confiance que j’ai en l’esprit d’équité de Monsieur le Ministre de l’Intérieur, comme dans les intentions de Monsieur le Gouverneur général de l’Algérie, apaisent sans aucun doute certaines de mes inquiétudes.
Mais il s’agit pour nous d’examiner un projet de loi dont les effets sont par définition permanents et c’est à ce projet de loi que doit s’appliquer ma mise au point.
Le Ministre de l’Intérieur ne se laisse pas démonter par l’attaque perfide de son prédécesseur. Espérant placer son contradicteur en difficulté, il lui rappelle que le prétendu libéral qu’il serait avait pourtant défendu, dans son projet antérieur, l’idée que l’état d’urgence pouvait être déclaré par le Gouvernement, alors que lui, Bourgès-Maunoury, a rétabli la compétence du Parlement, ce qui serait plus « républicain » ou démocrate. On devine aisément le sens politique de ce rétablissement de la déclaration de l’état d’urgence par le Parlement : il s’agit de donner des gages aux parlementaires républicains et de gagner leur soutien, même si c’est une concession assez formelle tant, depuis 1950, le Parlement ne cesse d’abandonner de son pouvoir au profit du Gouvernement.
Cette passe d’armes illustre la différence de posture de deux hommes politiques qui rivalisent pour se montrer l’un plus libéral (Mitterrand), l’autre plus démocrate (Bourgès-Maunoury). Elle montre à quel point les concepts peuvent être instrumentalisés par les acteurs politiques afin de mettre en difficulté leur adversaire du moment, à l’occasion de tel ou tel texte, de telle ou telle disposition. Dans ce cas précis, ni M. Mitterrand, ni M. Bourgès-Manoury ne semblent défendre une position de principe, ils se situent dans une « guerre tactique ». On peut en effet penser que, s’il avait été Ministre de l’Intérieur en mars 1955, François Mitterrand aurait fait précisément ce qu’il reproche à Bourgès-Maunoury ; ce dernier n’a qu’un seul défaut à ses yeux : il a pris sa place ! Ainsi, ce genre d’escarmouches révèle ce qu’on pourrait appeler la conception « politicienne » de l’état d’urgence, qui n’est pas non plus absente des débats actuels depuis novembre 2015.
γ. L’état d’urgence comme faux-nez de l’état de siège
Lors des débats parlementaires, les 30 et 31 mars 1955, de nombreux députés ne manquent pas de s’étonner de voir les gouvernants recourir à un nouvel état d’exception, alors que l’état de siège semblait applicable. Le reproche revient comme un leitmotiv chez les parlementaires d’opposition. Plus exactement, ceux-ci estiment que l’état d’urgence est un état d’exception encore plus répressif que l’état de siège, pour au moins deux raisons.
La première tient aux conditions d’ouverture de l’état d’urgence, qui sont bien plus larges que celles de l’état de siège, car « le péril imminent résultant de troubles graves à l’ordre public » (première condition d’ouverture) est un standard bien plus vague que celui fixé par le double critère alternatif de l’état de siège : soit un état de guerre, soit une « insurrection armée ». Quant à la condition de « calamité publique » ajoutée par le Gouvernement, c’est un pur leurre destiné à montrer que les conditions ne sont pas les mêmes que celles invoquées pour l’état de siège. Bref, c’est une condition introduite pour faire diversion. La manœuvre est donc dénoncée par les parlementaires qui ne goûtent pas ce genre de camouflage juridique introduit par l’État-major de la Défense.
La seconde raison est encore plus importante : si l’état de siège conduit à un transfert du pouvoir de police administrative des autorités civiles aux autorités militaires, les prérogatives de celle-ci sont plus importantes dans l’état d’urgence que dans l’état de siège. Autrement dit, et c’est tout le paradoxe de cette invention de l’état d’urgence, son nom paraît moins menaçant que l’état de siège, mais la réalité du dispositif l’est davantage. Ainsi, alors que sous le régime de l’état de siège, les peines et les contraintes sont appliquées par un juge et en vertu d’une loi, en période d’état d’urgence, dans les zones qui y sont soumises, l’autorité administrative (Préfet, Gouverneur général de l’Algérie) a le pouvoir d’office de limiter ou supprimer les libertés de circulation, de réunion, de presse, et ou encore de prononcer des interdictions de séjour, d’assigner aux personnes une résidence forcée. C’est le règne de la police administrative, avec pour seule garantie le recours à une commission consultative dont la composition n’est pas même connue en détail et dont l’effectivité du contrôle est douteuse.
Ainsi, tous les parlementaires qui se sont donné la peine de comparer le régime de l’état de siège (issu des lois de 1849 et de 1878) avec celui de l’état d’urgence prévu par le projet de loi d’Edgar Faure aboutissent à la même conclusion : une aggravation préoccupante du régime répressif par rapport au droit de l’état de siège. Un tel constat est ainsi résumé par la doctrine : « l’état d’urgence est infiniment plus rigoureux que l’état de siège ». Les réponses des gouvernants sont laconiques et peu convaincantes. Elles se résument à l’affirmation de principe selon laquelle l’absence de transfert du pouvoir aux autorités militaires devrait suffire à rassurer les citoyens et à permettre le déroulement normal de la vie économique. En réalité, le recours à la notion d’état d’urgence est bien un artifice, comme on le comprend mieux encore en lisant les Mémoires d’Edgar Faure dans lesquelles ce dernier admet : « La simple vérité étant que le terme état de siège évoque irrésistiblement la guerre et que toute allusion à la guerre devait être soigneusement évitée à propos des affaires d’Algérie ».
Les débats parlementaires sont donc ici fort éclairants dans la mesure où ils révèlent la supercherie consistant à faire passer pour inoffensif l’état d’urgence, alors qu’il est un ersatz d’état de siège, mais en réalité encore plus dangereux pour les libertés.
δ. La question de la constitutionnalité de l’état d’urgence
Il était presque inévitable que, au cours de ces débats, les parlementaires évoquassent la question de la constitutionnalité de l’état d’urgence, tant les atteintes aux libertés étaient importantes. Un tel état d’exception n’équivaut-il pas à une sorte de suspension partielle de la Constitution ? Or, une loi qui déroge de la sorte à la Constitution n’est-elle pas nécessairement inconstitutionnelle ? Bien entendu, les parlementaires ne font qu’effleurer ce genre de considération théorique. Certains, comme le député Vals, ont une idée ingénieuse consistant à faire adopter une loi aussi importante par une majorité qualifiée des deux-tiers. Les autres parlementaires d’opposition préfèrent toutefois raisonner à partir du texte de la Constitution en vigueur qui, comme on l’a vu, contient un article 7 prévoyant l’état de siège. Cette disposition n’était-elle pas la seule à pouvoir fonder un régime d’exception ? C’est ce que prétendent Francis Vals, lors de sa première intervention du 30 mars 1955, et le député communiste Albert Maton, dès la première séance du lendemain. Mais c’est surtout l’intervention d’un autre député communiste, Robert Ballanger, qui synthétise ce que l’on pourrait appeler l’objection constitutionnelle. Son raisonnement se fonde sur l’élément indiscutable, selon lui, de la reconnaissance des Droits de l’homme, « droits inaliénables et sacrés » :
La Constitution prévoit, dans son article 7, un cas et un cas seulement où des mesures restrictives peuvent être prises. Ce cas, c’est l’état de siège.
Il ne peut y avoir que deux termes : la situation normale, avec la pleine application des libertés constitutionnelles, ou bien l’état de siège. Il n’y a pas de place entre les deux pour l’état d’urgence, qui est l’état de siège qui ne veut pas dire son nom.
Pourquoi le gouvernement semble-t-il reculer devant les mots et tente de créer ce qu’il appelle improprement un état intermédiaire entre la situation normale et l’état de siège ?
Il le fait, à notre sens, pour deux raisons : d’abord parce que l’état de siège n’est applicable qu’en cas de guerre ou de « péril imminent pour la nation » ce qui n’est pas le cas […]. Ensuite parce que les dispositions prévues pour l’état de siège sont, aux yeux du Gouvernement, insuffisantes.
La part laissée dans ce projet de loi à l’arbitraire policier est plus large que dans la loi de 1849 ou celle de 1878 sur l’état de siège […]. Nous sommes donc incontestablement en présence d’un texte anticonstitutionnel […].
Ainsi le texte que vous proposez est contraire à l’esprit et à la lettre de la constitution. Les droits reconnus par cette dernière ne peuvent être suspendus que par la proclamation de l’état de siège.
L’état de siège en République ne peut se justifier qu’en cas de guerre. Cette raison ne pouvant être invoquée, l’état d’urgence n’étant pas prévu par la constitution, toute mesure tendant à introduire cette notion dans le droit constitutionnel français serait illégale et inconstitutionnelle.
Un tel manquement à la constitution serait un terrible précédent.
Ce raisonnement anticipe de façon frappante les arguments des auteurs de la saisine du Conseil constitutionnel qui, en 1985, contestent la constitutionnalité de loi sur l’état d’urgence. Il repose sur l’idée d’une distinction fondamentale entre l’état normal et l’état d’exception. Dès lors que ce dernier suspend des libertés constitutionnelles, il doit être prévu par la Constitution. Mais la pointe de l’argumentation réside dans le raisonnement a fortiori suivant : puisque l’état d’urgence est plus répressif que l’état de siège et que ce dernier – état d’exception bien entendu – est prévu par le texte constitutionnel, le premier devrait figurer aussi et a fortiori dans la Constitution. Par conséquent, comme il est instauré seulement par une loi ordinaire, celle-ci est nécessairement inconstitutionnelle. L’argument, très sérieux, est plus que solide. Il ne pouvait pas prospérer en 1955 en raison de l’absence d’un véritable contrôle de constitutionnalité des lois. On verra qu’il ne convaincra le Conseil constitutionnel ni en 1985, ni en 2015, ce qui – hélas ! – ne surprendra guère ceux qui connaissent sa jurisprudence.
c) Le jugement critique des contemporains
Cette analyse, par l’étude des débats parlementaires, de la loi du 3 avril 1955 créant l’état d’urgence et l’appliquant en Algérie serait incomplète sans l’examen, d’une part, de la couverture qu’en a faite la presse et, d’autre part, de l’opinion de la doctrine juridique.
α. Le Monde en colère
S’agissant de la presse, il suffit de mentionner deux articles du journal Le Monde, fort critiques envers l’introduction de l’état d’urgence par la loi du 3 avril 1955. Le premier est rédigé par André Chênebenoit (ancien magistrat et avocat, rédacteur en chef du Monde depuis sa création) au lendemain de la promulgation de la loi. Il souligne la disproportion entre l’ampleur de l’arsenal répressif contenu dans loi sur l’état d’urgence et la nécessité de « coups de main des fellagas (sic) de l’Aurès ». Il s’interroge sur le point de savoir « si l’on ne braque pas un canon pour écraser une mouche ». Le second article est encore plus virulent, comme l’indique son titre : « Avant-garde du fascisme ». Pour critiquer, non sans brio, la loi du 3 avril 1955 son auteur, Olivier Pozzo di Borgo, développe un argumentaire libéral que n’aurait pas désavoué Benjamin Constant :
« Seuls les criminels peuvent redouter la loi sur l’état d’urgence », dit le Gouverneur général de l’Algérie. Aux populations laborieuses elle apporte la paix et la sécurité. Dans ce pouvoir absolu, terrible aux méchants, favorable aux bons, qui ne reconnaît le pouvoir royal tel que Louis XIV ou Bossuet l’ont dépeint ? Pour que le tableau fût exact, il faudrait que la vérité montât, pure, des sujets au prince, et que la justice en redescendît, sereine ; qu’à tous les degrés donc, et dans tous les domaines, les agents du prince fussent intelligents, intègres, sans passions : hypothèse évidemment insoutenable. En théorie, le méchant seul tremble ; en fait, c’est aux opprimés, aux faibles, qu’on cherche des torts.
Un gouvernement et une Assemblée peuvent donc respecter verbalement la souveraineté nationale tout en lui dictant son vote par la censure, l’interdiction des réunions, l’exil des candidats de l’opposition dans des villages perdus. Le ministre de l’intérieur répond : « Vous redoutez une application scélérate de la loi : mais dites-moi ce qui empêcherait une Assemblée à majorité totalitaire de voter une loi infiniment plus sévère ? » Rien, certes. Aussi faut-il prévenir l’avènement d’une telle Assemblée. Pour cela un gouvernement républicain ne doit pas préparer sa propre perte en corrompant l’opinion publique par l’exemple de l’arbitraire, mais donner au peuple, par le respect du droit, les mœurs de la liberté. Parce que les Déclarations des Droits et les Constitutions sont, en elles-mêmes, des mots, le législateur doit prouver, par ses actes, qu’il y a, derrière, des convictions. L’avènement de la tyrannie sera toujours physiquement possible : mais l’Assemblée, par son vote, l’a rendu légal.
Encore une fois, la similitude des arguments échangés en 1955 avec ceux avancés en 2015-2016 est frappante. On retrouve de nos jours le profond clivage entre les défenseurs de la raison d’État (déguisée en 2015 sous le manteau de « l’actualisation de l’État de droit ») et les tenants du libéralisme. La différence tient cependant à ce curieux retournement : les partisans de la raison d’État se cachent derrière l’étendard de l’État de droit, tandis que les défenseurs du constitutionnalisme sont sur la défensive. Comme on l’a déjà dit en introduction, le dispositif répressif de l’état d’urgence choquait en 1955, il ne choque plus en 2015.
β. Le jugement peu amène de la doctrine juridique
La doctrine juridique ne fut pas plus tendre avec la loi du 3 avril 1955 que ne le fut la presse. Elle se résume d’ailleurs à un article, celui de Roland Drago, qui a présenté l’état d’urgence de façon à la fois objective et subjective.
Objectivement, dit-il, l’état d’urgence « se présente comme une situation légale destinée évidemment à accroître les pouvoirs des autorités administratives, mais aussi à limiter l’exercice de ces pouvoirs en-deçà des bornes établies par loi ». Juridiquement parlant, une telle loi est une « loi d’exception » qui se traduit par « une extension des compétences normales de l’administration » et, corrélativement, par une suspension ou limitation des droits et libertés conférés aux individus.
La seule garantie spéciale était accordée à ceux qui étaient soumis à une assignation à résidence ou à une interdiction de séjour : ils pouvaient demander le retrait de cette mesure en s’adressant à une commission consultative (art. 7), mais il revenait à l’autorité ayant pris la mesure contestée de statuer sur le recours. L’unique protection résidait en la matière dans le délai raccourci dont disposait le tribunal administratif pour juger d’un recours contre le rejet de la demande initiale. Pour le reste, les administrés restaient soumis au recours de droit commun en droit administratif. Les garanties apparaissent donc minimes par rapport à la panoplie de mesures exceptionnelles dont disposent l’État et son administration.
Quant à l’évaluation subjective de la loi de 1955, elle se caractérise par une grande sévérité. Roland Drago a beau user d’une clause de style, en invoquant le « jugement mesuré » qu’il faut exercer sur cette loi, ses remarques sont incisives. Si on laisse de côté les fortes critiques d’ordre constitutionnel qu’encourt le texte – déjà évoquées par les parlementaires –, solides mais sans portée pratique en 1955, deux critiques majeures peuvent lui être adressées. La première consiste à souligner que l’état d’urgence fait double emploi avec « l’état de siège politique, moins rigoureux et qui, du seul fait de son ancienneté, offre malgré tout plus de garanties ». L’autre critique est plus centrale, car elle dévoile le sens autoritaire d’un texte qui est « une loi de police excessive et rigoureuse » et d’un état d’urgence qui, en raison du « vague des situations à propos desquelles il peut être déclaré », a pour effet de « heurter les principes les plus libéraux ». Le jugement sur la loi du 3 avril 1955 apparaît alors sans appel : elle « est, en faisant abstraction des régimes autoritaires, le texte le plus sévère que la France ait jamais connu. Cette sévérité est pourtant jointe à une efficacité pratique discutable puisque son application à l’Algérie montre qu’en dehors des mesures d’interdiction de séjour et d’assignation à résidence, la plupart des procédés de rétablissement de l’ordre, sur le plan militaire en particulier, se situent en dehors de son cadre ».
Bref, cet état d’urgence est inutile et dangereux, disent à l’unisson la presse et la doctrine. L’opinion de celles-ci fait écho aux critiques véhémentes des parlementaires qui se sont opposés à l’adoption de la loi du 3 avril 1955. Or, bien qu’inutile et dangereuse, cette loi quasi-scélérate est restée dans le droit positif français, confirmant cette vieille leçon qu’il est plus facile de faire entrer une mauvaise loi dans l’ordre juridique que de l’en faire sortir…
2. L’épisode méconnu de l’état d’urgence du 17 mai 1958 : un régime d’exception tourné contre les « factieux »
En 1955, les voix critiques à l’égard de l’état d’urgence avaient signalé le danger que représentait un état d’exception qui, à tout moment, pourrait se retourner contre ceux qui en souhaitaient la création. On verra ce retournement s’effectuer en mai 1958, mais avant de le décrire, il faut expliquer ce qui s’est passé entre 1955 et 1958, pendant une période où, loin de se calmer, la situation en Algérie s’est aggravée.
a) La cessation de l’état d’urgence et la loi de pleins pouvoirs de février 1956
À l’origine, la loi du 3 avril 1955 prévoyait un état d’urgence pour une durée de six mois. Celui-ci devait donc s’achever le 4 octobre 1955, mais, comme on l’a relevé, « le gouvernement s’étant rendu compte que l’expiration de l’état d’urgence se produirait en période de vacance parlementaire, [il] a soumis au Parlement un projet de loi le prorogeant pour six mois. Ce projet est devenu l’article 1er de la loi du 7 août 1955 modifiant celle du 3 avril 1955 ». Cette prorogation de six mois portant à un an la durée totale de l’état d’urgence ne posait guère de difficulté juridique, car la loi initiale du 3 avril ne contenait aucune disposition précise sur la fixation de la durée. Elle témoigne, en tout cas, de la tendance presque naturelle du pouvoir exécutif à pérenniser un état d’exception, puisqu’il liait cet état d’exception à l’insurrection algérienne dont on rappellera que, commencée le 1er novembre 1954, elle s’est poursuivie jusqu’à avril 1962... Mais, comme on l’a vu plus haut, un grain de sable vint gripper la machine : ce fut la dissolution décidée par Edgar Faure le 1er décembre 1955, qui fit cesser l’état d’urgence en Algérie.
Dans un premier temps, le 3 décembre 1955, le Gouvernement édicte un décret par lequel les autorités administratives en Algérie sont autorisées à prendre des « mesures que les circonstances exceptionnelles les auront amenées à prendre pour assurer le maintien de l’ordre public, la sauvegarde des personnes et des biens, et le maintien de l’intégrité du territoire ». Toutefois, cet arsenal réglementaire est jugé insuffisant après les élections législatives de 1956 d’où résulte l’arrivée au pouvoir de Guy Mollet. Sur l’instigation du ministre résidant en Algérie (Lacoste), le nouveau Président du Conseil décide alors de recourir à une formule plus radicale en faisant adopter par le Parlement la loi « des pleins pouvoirs spéciaux » du 16 mars 1956. Celle-ci dépossède le Parlement de pouvoirs importants, sans pour autant attirer une grande contestation ; elle est d’ailleurs votée tant par les socialistes que par les communistes. Elle envisage un plan d’expansion économique, de progrès social et administratif de l’Algérie, un plan ambitieux présenté à l’Assemblée nationale par Robert Lacoste, le Ministre résidant. Si la question sécuritaire ne semble plus prioritaire, elle reste néanmoins très présente dans la loi, comme il ressort de l’article 5 :
Le gouvernement disposera en Algérie des pouvoirs les plus étendus pour prendre toutes mesures exceptionnelles commandées par les circonstances en vue du rétablissement de l’ordre, de la protection des personnes et des biens et de la sauvegarde du territoire.
Lorsque les mesures prises en vertu de l’alinéa précédent auront pour effet de modifier la législation, elles seront arrêtées par décret pris en Conseil des Ministres.
Le Gouvernement bénéficie ainsi d’une large habilitation : il peut non seulement prendre toute mesure exceptionnelle commandée par les circonstances, mais aussi modifier par décret des dispositions législatives. Lors des débats devant l’Assemblée nationale, le rapporteur de la loi (M. Montalat) soulève la question de savoir si, « dans sa rédaction actuelle, le texte permet […] au Gouvernement de proclamer l’état d’urgence ou l’état de siège ». Il y apporte une réponse positive en se fondant sur l’avis du Conseil d’État qui estime que le Gouvernement est désormais habilité par cette nouvelle loi sur les pouvoirs spéciaux à déclarer l’état d’urgence. Selon le Conseil d’État, la loi du 26 février 1956 déroge donc implicitement à la loi du 3 avril 1955 en modifiant le titulaire du pouvoir de déclarer l’état d’urgence. Il s’agit là de l’un de ces avis du Conseil d’État qui ont pour effet de « faciliter » la tâche au pouvoir, les légistes gommant les difficultés afin que le pouvoir fonctionne sans heurts, ni freins juridiques.
Mais si le Gouvernement aurait pu, selon le Conseil d’État, déclarer l’état d’urgence en Algérie, il n’en a pas besoin, car la loi de pouvoirs spéciaux du 16 mars 1956 remplace avantageusement, si l’on peut dire, la loi du 3 avril 1955. Cette loi du 16 mars, qui constitue à elle seule un état d’exception, devait être reconduite par chaque nouveau gouvernement, en vertu de son article 6. Elle est d’ailleurs renouvelée au bénéfice des gouvernements successifs jusqu’à la fin de la IVe République. À chaque fois, une loi publiée au Journal Officiel indique que « les dispositions de la loi no 56-258, modifiée et prorogée par celles des lois […], sont reconduites jusqu’à l’expiration des fonctions du présent Gouvernement ». À l’occasion de ces différentes reconductions, la loi est enrichie par des dispositions empruntées au régime de l’état d’urgence, telles que les assignations à résidence et les perquisitions domiciliaires de jour comme de nuit. Celles-ci sont autorisées par la loi du 26 juillet 1957. La politique de « pacification » bat alors son plein et les mesures autoritaires se multiplient de nouveau, réduisant à néant le programme optimiste d’expansion économique et de progrès social. Bref, l’état d’urgence n’existe plus en droit, car la loi de pleins pouvoirs spéciaux s’y est de fait substituée. Pourtant, cette loi ne réussit pas à régir le nouveau cas qui survient en mai 1958, donnant lieu à une renaissance de l’état d’urgence.
b) Mai 1958 : prévenir le coup d’État par l’état d’urgence
Au lendemain des évènements d’Alger et de la fameuse journée du 13 mai 1958, journée d’émeutes qui voit la constitution d’un Comité de salut public, le Parlement décide, par une loi du 17 mai 1958, de déclarer l’état d’urgence sur l’ensemble du territoire métropolitain pour une durée de trois mois.. Le texte de la loi fait clairement référence à « l’état d’urgence, institué par la loi du 3 avril 1955, modifiée par loi du 7 août 1955 » (art. unique). Il prévoit aussi une dérogation à l’ancienne loi en ce qui concerne la disposition relative au changement de Gouvernement. Cet état d’urgence cessera, cependant, dès le 1er juin 1958, date du changement de gouvernement qui rend caduque la loi du 17 mai 1958. Ce court épisode, qui dura donc moins de quinze jours fut éclipsé par la question centrale de l’éventuel retour au pouvoir du général de Gaulle, signifiant la fin de la IVe République. En réalité, le Gouvernement Pfimlin n’a pas à l’époque le choix des moyens, puisqu’il ne peut s’appuyer sur la loi du 16 mars 1956 sur les pouvoirs spéciaux qui ne concerne que l’Algérie. Le 17 mai 1958, il fait donc proclamer par le Parlement un nouvel état d’urgence applicable « sur l’ensemble du territoire métropolitain ».
En raison des circonstances dramatiques de l’époque, cette loi est adoptée dans la précipitation à l’Assemblée nationale comme au Conseil de la République, et votée à une très large majorité réunissant aussi bien les radicaux, les socialistes que les communistes. En réalité, les débats parlementaires portent très peu sur le contenu du projet de loi, tant les acteurs politiques sont désireux d’intervenir sur le problème politique brûlant de l’époque : le sens qu’il convient de donner au communiqué du Général en date du 15 mai, aux termes duquel il se déclare « prêt à assumer les pouvoirs de la République ». Les parlementaires se divisent surtout sur la question de savoir contre qui va être appliqué cet état d’urgence, gaullistes et partisans de l’Algérie française le suspectant de les viser. Quoi qu’il en soit, il était clair que l’état d’urgence est dirigé contre les « factieux », ceux qui ont pris le pouvoir en Algérie et qu’il est présenté par Pierre Pfimlin, Président du Conseil, comme une mesure de « défense républicaine » destinée à s’opposer au danger d’un renversement illégal du Gouvernement.
Les débats au Conseil de la République sont de même nature, tournant autour de l’interprétation à donner au jeu compliqué joué par le général de Gaulle. Ils se singularisent toutefois par une intervention d’ordre juridique effectuée par le centriste, M. Marcilhacy. Ce dernier observe que « le large aspect politique a laissé de côté les réalités politiques et juridiques. Elles sont lourdes, elles sont graves ». Il insiste notamment sur la plus grave atteinte aux libertés que constitue l’article 11 de la loi du 3 avril 1955, qui exige une disposition expresse de la loi déclarant l’état d’urgence et qui habilite le pouvoir exécutif à opérer des perquisitions de nuit (al. 1) ainsi qu’à censurer la presse et les spectacles (al. 2). Le sénateur propose un amendement qui supprimerait le second alinéa de l’article unique (qui emporte application de l’article 11). Cela est en vain, puisque seul un tiers des conseillers vote son amendement. Après ces escarmouches politiques, la majorité de coalition en place, soutenue par le parti communiste – vent debout contre le retour de Gaulle –, vote à une large majorité la loi du 17 mai 1958 composée d’un article unique. Toutefois, comme cela s’était passé en août 1955 avec la loi de prorogation, cette loi de déclaration de l’état d’urgence modifie en même temps le fond du droit en révisant les conséquences attachées à un changement de gouvernement.
Retenons surtout la grande innovation réalisée par ce second cas de déclaration de l’état d’urgence : elle vaut pour l’ensemble du territoire métropolitain, et non pas pour la seule Algérie. En d’autres termes, cet état d’exception est « importé » en métropole, car le risque de guerre civile s’y est introduit par l’intermédiaire du coup de force des militaires à Alger. C’est la peur d’un coup d’État exercé par des militaires et leurs alliés qui conduit les « forces républicaines » à s’unir en imposant un état d’urgence contre les ennemis de la République. Cela n’empêche d’ailleurs en rien l’insurrection de la Corse du 24 juin 1958. Cette lutte des forces républicaines pour sauver la IVe République est un peu désespérée, tant l’État était devenu « déliquescent ».
Pourtant, le Gouvernement Pflimlin ne se contente pas de faire déclarer l’état d’urgence. Il prend des mesures destinées à mettre en œuvre un régime d’exception. Des décrets d’application sont pris par le Président du Conseil pour compléter certains éléments de cet état d’urgence. Le premier décret, « portant application de certaines dispositions de la loi instituant un état d’urgence », prévoit l’application des dispositions de l’article 12 de la loi de 1955 qui permettent de dessaisir les juridictions civiles au profit des juridictions militaires en cas de crimes énumérés par le décret (ainsi que les délits connexes). En outre, un second décret du même jour prévoit l’instauration d’un tribunal de cassation des forces armées compétent dans l’espace métropolitain où l’état d’urgence a été déclaré. Cette série de décrets confirme l’existence de cette différenciation du régime de l’état d’urgence (état d’urgence simple et état d’urgence aggravé) : si la loi permet les perquisitions de nuit (art. unique, al. 2), le décret, seul, habilite le gouvernement à mettre en place des juridictions militaires en métropole. Cette mesure d’ailleurs particulièrement drastique témoigne cependant de la volonté des gouvernants de défendre la République en menaçant les factieux d’être jugés en France par des tribunaux militaires. La mesure ne sera pas appliquée, ne serait-ce qu’en raison de la courte durée de cet état d’urgence.
En revanche, d’autres mesures prévues par l’état d’urgence seront prises, comme on peut le constater en lisant la presse de l’époque. Celle-ci rend compte scrupuleusement de l’application, plutôt sévère, de cet état d’urgence. Elle énumère la liste des mesures de police : « l’état d’urgence permet au gouvernement d’interdire la circulation, de fermer les lieux publics et d’établir la censure ». En vertu des nouveaux pouvoirs qui lui sont conférés par l’état d’urgence, le Gouvernement limite la liberté de circulation de personnes suspectées d’être « factieuses » en les assignant à résidence ou en leur interdisant de se rendre en Algérie. De même, il interdit certaines manifestations, mais pas d’autres ; ainsi la grande manifestation du 29 mai 1958 est autorisée, au grand dam du Figaro qui s’indigne de voir le Ministre de l’Information défiler parmi les manifestants alors qu’il a institué la censure des journaux. Enfin, et surtout, le Ministre de l’Intérieur a mis en place une « censure préventive » en ce qui concerne l’information. Dans un premier temps, un arrêté conjoint du Ministère de l’Intérieur et du Ministre de l’Information, daté du 19 mai 1958 prescrit le « contrôle préventif du Ministre de l’Information » sur toutes « les dépêches d’agences d’information concernant la situation en Algérie ». Un second arrêté pris le 26 mai est encore plus restrictif puisqu’il étend cette censure à l’ensemble de la presse (art. 1er) et à toutes les informations, sans exclusive pour les informations concernant la situation en Algérie. L’intervention de ces mesures conduit Maurice Duverger, éditorialiste au Monde, à s’inquiéter : « L’état d’urgence supprime les réunions, affadit la radio, émascule la presse. Un silence étrange tombe sur le pays ; les Français, quasiment abandonnés à eux-mêmes par leur gouvernement, errent désorientés. Ils hésitent encore, spectateurs passifs d’un combat qui se déroule en dehors d’eux : nul enthousiasme gaulliste ne les anime, nulle passion non plus pour la défense du régime ».
Cet état d’urgence « métropolitain » n’aura donc pas duré longtemps, puisque le 1er juin 1958, le général de Gaulle est investi comme nouveau chef de Gouvernement. Ce changement de Gouvernement rend donc caduc l’état d’urgence déclaré le 17 mai 1958. C’est ainsi la seconde fois qu’un état d’urgence est interrompu à cause d’une circonstance extérieure. Le nouveau Gouvernement, le dernier de la IVe République, allait se dispenser du recours à l’état d’urgence. En ce qui concerne l’Algérie, il obtient la reconduite de la loi de pouvoirs spéciaux. Pour la métropole, il fait en revanche adopter le même jour que la déclaration d’état d’urgence la loi relative aux pleins pouvoirs, valable pendant six mois, qui constitue une très large habilitation au profit du général de Gaulle en sa qualité de dernier Président du Conseil des Ministres. Toutefois, l’objet de ce dernier texte n’est pas d’instaurer un état d’exception en France métropolitaine, mais d’autoriser le général de Gaulle à se comporter comme un législateur pour assurer le « redressement de la nation » dans tout ce qui touche à la politique économique et sociale et aux institutions. La preuve en est que les ordonnances ne peuvent pas intervenir dans les « matières réservées à la loi par la tradition constitutionnelle républicaine résultant notamment du Préambule de la Constitution de 1946 et de la Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 ni sur l’exercice des libertés publiques et syndicales ».
*
On pourrait s’étonner de la place considérable que nous avons cru bon d’accorder à cet épisode méconnu de la loi du 17 mai 1958. Deux raisons convergentes justifient, selon nous, une telle revalorisation. La première tient au fait, déjà évoqué, que cet épisode est le plus souvent passé sous silence. La seconde raison est plus importante : la survenance de ce second cas illustre la plasticité des institutions juridiques. Créé en 1955 pour lutter contre les rebelles algériens qui entendent, par des attentats, susciter le rejet et conduire à l’indépendance de leur pays, l’état d’urgence est utilisé trois ans plus tard seulement, non plus en Algérie, mais en métropole, pour lutter contre les « factieux », c’est-à-dire les partisans de l’Algérie française déterminés, pour certains d’entre eux, à renverser le régime républicain. Ainsi, en 1958, l’état d’urgence, comme arme juridique, change de sens politique. Les adversaires ou ennemis de l’État changent, mais l’état d’urgence demeure pour les combattre. Cette leçon sera confirmée par la suite de l’histoire de l’état d’urgence sous la nouvelle Ve République. Elle confirme les prophéties des députés Vals (SFIO) et Sportisse (PCF) en 1955, qui mettaient en garde contre un instrument répressif pouvant servir toutes les fins et qui, appliqué une première fois en Algérie, pourrait être utilisé en métropole. Ici encore, l’histoire politico-juridique offre un laboratoire suffisamment riche pour n’être pas dédaigné. On pourrait même enrichir la prophétie : valable pour un régime politique donné, un état d’exception peut valoir pour le régime politique suivant. C’est précisément ce qui s’est passé avec l’état d’urgence, qui a allègrement franchi l’obstacle du changement de Constitution en 1958.
B. La Ve République gaullienne ou la naissance « clandestine » d’un nouveau régime d’état d’urgence
Rétrospectivement, il est permis de s’interroger sur le fait que les constituants de 1958 n’ont pas cru bon d’inscrire l’état d’urgence dans la Constitution. Lors des travaux préparatoires de la Constitution de la Ve République, la question de l’état d’urgence n’est pratiquement jamais évoquée. L’index des documents préparatoires renvoie uniquement à l’état de siège, qui est maintenu dans la Constitution (art. 36) par pure inertie, sans susciter aucun débat. Seule une note de François Luchaire pose la question de savoir si la déclaration de cet état de siège ne devrait pas continuer à incomber au Parlement comme sous la IVe République. Mais de l’état d’urgence, il n’est pas question, excepté au détour d’une intervention de Raymond Janot, le Commissaire du Gouvernement et conseiller d’État, qui a considérablement aidé Michel Debré à élaborer avec des experts, issus principalement du Conseil d’État, la Constitution de 1958. Le 7 août 1958, une discussion est introduite par Marcel Waline sur la valeur juridique du Préambule et sur la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen. Janot rappelle la jurisprudence classique du Conseil d’État accordant à la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 une valeur seulement législative et non constitutionnelle. Répondant plus tard à une interrogation sur la portée d’un amendement qui permettrait à une Cour constitutionnelle d’examiner la conformité d’une loi à la Déclaration, il répond : « je suis convaincu que l’adoption d’une telle disposition conduit, qu’on le veuille ou non, à l’impossibilité de certaines législations dont nous avons eu en fait besoin (je fais allusion à la loi de l’état d’urgence) et d’autre part, qu’elle impliquerait le contrôle de la constitutionnalité des lois ». Cette citation a quelque chose de rétrospectivement ironique dans la mesure où, depuis lors, le Conseil constitutionnel a admis la constitutionnalité de la loi du 3 avril 1955, alors même que la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen était déjà considérée comme faisant partie intégrante des normes constitutionnelles de référence. Ainsi, « l’impossibilité » diagnostiquée par Janot s’est révélée être une « possibilité » grâce à l’intervention du Conseil constitutionnel qui a déclaré constitutionnelle une loi que cet expert du Conseil d’État parmi d’autres voyait comment étant, à l’évidence, « inconstitutionnelle ».
Cette absence de constitutionnalisation de l’état d’urgence en 1958 ne doit pas pour autant surprendre. Elle tient probablement à la place importante que tenait, lors des débats relatifs à l’élaboration de la Constitution, l’article 16, cet état d’exception par excellence que de Gaulle a voulu insérer dans « sa » Constitution. On dispose à ce propos d’un témoignage instructif du fondateur de la Ve République, lorsque, le 8 août 1958, devant le Comité consultatif constitutionnel, il commentait les émeutes d’Alger du 13 mai 1958. Il y voyait une justification pour introduire l’article 16 dans la Constitution :
Au mois de mai, nous avons assisté à une crise qui, heureusement, ne s’est pas développée, mais nous aurions pu voir le gouvernement hors d’état de gouverner et des éléments irresponsables anéantir toutes les possibilités de faire fonctionner les pouvoirs de la République. Si les choses s’étaient aggravées, qui eut répondu de la légitimité de la France et de la République ?
De Gaulle minimise d’ailleurs les pouvoirs donnés à l’Exécutif en période d’état d’urgence alors que, comme on l’a vu, l’état d’urgence, proclamé le 17 août 1958, a déclenché une panoplie des mesures autoritaires démentant l’assertion selon laquelle le Gouvernement aurait été totalement impuissant. Toutefois, tout le monde sait que le principal précédent auquel songeait de Gaulle était la défaite de juin 1940, associée par lui à l’impuissance dans laquelle s’était retrouvé le Président Lebrun. C’est ce souvenir funeste qui l’a convaincu de la nécessité d’imposer l’article 16, solution radicale en ce qu’il organise une concentration constitutionnelle des pouvoirs au profit du Président de la République pour faire face à une grave crise de l’État. L’état d’urgence souffre donc de la comparaison avec l’article 16, cette « Constitution de réserve » qui était un régime d’exception bien plus imposant. Pourtant, en dépit du caractère apparemment subalterne de l’état d’urgence, le fondateur de la Ve République va non seulement modifier à son profit son régime juridique, mais aussi l’appliquer en 1961. Ce premier épisode sera suivi d’un deuxième en Nouvelle-Calédonie, en 1985, et d’un troisième en métropole, en 2005, lors des émeutes dans les banlieues.
1. La refondation de la loi du 5 février 1955 par l’ordonnance du 15 avril 1960
Au rebours de la présentation habituelle de la doctrine qui a tendance à décrire la loi du 3 février 1955 comme si elle était l’unique source du droit de l’état d’urgence, on accordera ici une grande importance à l’Ordonnance du 15 avril 1960, l’acte juridique qui effectue un transfert de compétence du Parlement vers le Chef de l’État. Ce second texte fondamental régissant le droit de l’état d’urgence est en effet emblématique du nouveau régime politique créé par la Ve République.
a) Le changement du titulaire de la prérogative de déclarer l’état d’urgence ou l’empreinte laissée par le nouveau régime
La simple description de la nature juridique de cet acte du 15 avril 1960 modifiant la loi de 1955 illustre la présidentialisation des institutions de la Ve République. En effet, cet acte est une Ordonnance et non pas une loi. Plus exactement c’est une Ordonnance au sens de l’article 38 de la Constitution du 4 octobre 1958. Il s’agit donc d’un acte pris en vertu d’une habilitation législative grâce à laquelle le Parlement autorise le Gouvernement à adopter, pendant une durée limitée, des mesures qui sont normalement du domaine de la loi. La mention de cette habilitation figure dans le visa de l’Ordonnance, qui renvoie à « la loi no 60-101 du 4 février 1960 autorisant le Gouvernement à prendre, par application de l’article 38 de la Constitution, certaines mesures relatives au maintien de l’ordre, à la sauvegarde de l’État, à la pacification et à l’administration de l’Algérie ». Cette loi a été demandée par le Gouvernement au lendemain de la semaine dite « des barricades » à Alger. Souvent citée parce qu’accordée « au Gouvernement actuellement en fonction » (art. 1er) et donc au gouvernement Debré, elle est une habilitation « personnelle » et non « impersonnelle ». Une telle habilitation faite au Gouvernement par le Parlement ne vaut que pour une durée d’un an (art. 2), et les projets de loi qui auront pour objet de ratifier les ordonnances devront « être déposés au Parlement au plus tard le 1er avril 1961 ».
En outre, toujours sur le plan formel, cette Ordonnance du 15 avril 1960, qui modifie la loi du 3 avril 1955, est signée du général de Gaulle en sa qualité de Chef de l’État, même si elle fut prise en Conseil des Ministres et contresignée par le Premier Ministre et les ministères concernés (Ministre de l’Intérieur, Garde des Sceaux et Ministre de la Défense). En effet, l’article 1er de la loi d’habilitation du 4 février 1960 précise que les actes qui seront adoptés par le Gouvernement Debré le seront « sous la signature du général de Gaulle ». C’est une application mécanique de l’article 13 de la Constitution aux termes duquel « le Président de la République signe les ordonnances et décrets délibérés en Conseil des Ministres ». Ainsi, sous la Ve République, l’article 38 de la Constitution permet au Parlement d’habiliter le Gouvernement à prendre des actes, mais un autre article, l’article 13, considère que de tels actes doivent être signés non pas par le Premier Ministre, mais par le Président de la République. C’est « singulier » comme on a pu le noter, car il eût été logique que le bénéficiaire de l’habilitation (le chef du Gouvernement) fût l’auteur de l’Ordonnance. Mais la logique cède devant la raison politique : « c’est pour réaffirmer la primauté du Président de la République que sa signature est exigée ». C’est à de tels détails, très significatifs, que l’on voit se dessiner la nature du régime politique « présidentialiste » voulu et façonné par le général de Gaulle.
Ainsi, retenons de cette première analyse que c’est bien le Chef de l’État qui est juridiquement l’auteur de la modification de la loi de 1955 par cette Ordonnance. On peut le traduire ainsi : il s’auto-attribue la compétence de déclarer l’état d’urgence. En effet, la loi d’habilitation du 4 février 1960 ne lui imposait ici aucune limite, de sorte que le Président de la République a décidé, seul et sans aucune discussion publique, qu’il était le mieux placé pour déclarer l’état d’urgence.
L’étude de la forme de l’acte par lequel a été modifié le droit de l’état d’urgence sous la Ve République illustre ainsi, comme l’a souligné Pierre Avril, « la tendance dès le début de l’insurrection algérienne à abandonner à la discrétion – à l’arbitraire – du pouvoir l’aménagement des libertés publiques ». Elle montre que le Parlement a été entièrement « court-circuité ». Alors qu’il avait rédigé la première loi du 3 avril 1955, puis l’avait modifiée partiellement le 17 mai 1958, sous la Ve République gaullienne, il n’eut plus aucune prise sur le contenu du régime de l’état d’urgence. Il s’est borné, en 1960, à rédiger une large habilitation que le pouvoir exécutif a utilisée pour modifier unilatéralement le droit de l’état d’urgence.
Il n’y a, à notre connaissance aucun document public dans lequel on trouverait une justification du choix du général de Gaulle de se réserver le droit de déclarer l’état d’urgence. La solution retenue est certes cohérente au sein de la Constitution de 1958, car le Président de la République avait déjà hérité de la faculté de déclarer l’état de siège par la nouvelle rédaction de l’article 36, et il avait conquis la prérogative exorbitante de décider la mise en œuvre de l’article 16. Il complète sa panoplie en se conférant à lui-même le droit de décider de l’état d’urgence. Bref, il « maîtrise » seul le déclenchement des trois types de pouvoirs de crise sous la Ve République. À cette raison de symétrie institutionnelle s’ajoute probablement une raison plus politique : depuis 1958 et l’évolution de « sa » politique en Algérie, le général de Gaulle est de plus en plus confronté à la grogne des militaires, sinon à leur rébellion. Faute de documents accessibles, il est possible de conjecturer qu’il a pris la précaution de maîtriser l’état d’urgence pour éviter de recourir à l’état de siège, solution qu’excluait l’opposition des militaires à sa politique algérienne. L’état d’urgence, en tant qu’il transfère des pouvoirs supplémentaires aux autorités civiles, a donc sa préférence et il prend la précaution de se réserver le droit de le déclencher. L’Ordonnance du 15 avril 1960 écarte à la fois le Parlement et les militaires : elle fait en cela coup double.
b) Une présidentialisation du régime confirmée par le contenu de l’Ordonnance du 15 avril 1960
Si l’on passe de la forme de l’Ordonnance du 15 avril 1960 à son contenu, les leçons que l’on peut en tirer ne sont pas moins instructives et vont évidemment dans la même direction. Le grand changement porte, comme on vient de le voir, sur la répartition des compétences entre le pouvoir exécutif et le Parlement. D’une part, conformément au primat de l’Exécutif sous la Ve République, « l’état d’urgence est déclaré par décret en Conseil des Ministres » (art. 2, al. 1). À travers cette transposition de la formule valable pour l’état de siège à l’état d’urgence, les auteurs de l’Ordonnance épousent la nouvelle répartition des compétences sous la Ve République : ils évincent le Parlement pour la déclaration de cet état d’exception, et font en sorte qu’en la matière, comme dans d’autres d’ailleurs, le Chef de l’État l’emporte sur le Premier Ministre. En effet, le décret déclarant l’état d’urgence est, d’abord et avant tout, un décret présidentiel pris en Conseil des Ministres. En d’autres termes, à l’instar de l’état de siège, la déclaration de l’état d’urgence relève de la compétence exclusive du président de la République.
La seconde grande innovation de l’Ordonnance du 15 avril 1960 réside dans la nette séparation institutionnelle entre la déclaration et la prorogation. En effet, Si en effet la déclaration relève désormais du décret, la prolongation de l’état d’urgence continue de relever de la loi : « La prorogation de l’état d’urgence au-delà de douze jours ne peut être autorisée que par la loi ». Par ailleurs, « la loi autorisant la prorogation au-delà de douze jours de l’état d’urgence fixe sa durée définitive » Notons en passant que c’est seulement en 1960 que cette formule sibylline de « durée définitive » est introduite dans le droit de l’état d’urgence. Le point important reste toutefois d’ordre institutionnel : le Parlement ne récupère sa compétence qu’en ce qui concerne la prolongation de l’état d’urgence, mais conserve uniquement le pouvoir de l’accepter ou de la refuser. Ici encore, les auteurs de cette Ordonnance du 15 avril – les bureaux du ministère de l’Intérieur, l’administration donc – se sont bornés à reproduire le schéma déjà prévu par l’article 36 de la Constitution à propos de l’état de siège –ce qui a conduit certains auteurs à en déduire, de manière trop audacieuse selon nous, que l’article 36 de la Constitution pouvait servir de fondement constitutionnel à l’état d’urgence.
Enfin, l’Ordonnance du 15 avril 1960 synthétise, dans son article 4, le mécanisme établi par la loi du 17 mai 1958 (seconde déclaration d’état d’urgence), à propos des dispositions relatives à sa caducité : « La loi portant prorogation de l’état d’urgence est caduque à l’issue d’un délai de quinze jours francs suivant la date de démission du Gouvernement ou de dissolution de l’Assemblée nationale ». Alors qu’il y avait auparavant une disposition pour chaque cas (dissolution et changement de Gouvernement), une disposition unique prévoit désormais les deux hypothèses. Ainsi est confirmé le caractère intuitu personae déjà relevé à propos du mécanisme de l’état d’urgence : il demeure étroitement dépendant du Gouvernement qui l’a déclaré et de la législature qui l’a prorogé. L’article 4 confirme ainsi le caractère temporaire de l’état d’urgence, qu’illustre sa caducité en cas de changement de Gouvernement ou de dissolution. Il est dès lors permis de douter que les parlementaires qui, en 2016, ont souhaité interdire la dissolution pendant la mise en œuvre de l’état d’urgence en aient véritablement compris le régime juridique…
Les modifications de la loi du 3 avril 1955 effectuées par l’Ordonnance du 15 avril 1960 sont donc d’une grande portée constitutionnelle. Elles opèrent en effet une refondation de la loi antérieure en ce qui concerne la décision même de recourir à l’état d’urgence, prérogative dorénavant attribuée au Chef de l’État. Or, il s’agit là de la décision la plus importante, celle qui fait basculer le régime normal vers un état d’exception. Le Président de la République est l’auteur de l’acte qui transfère la prérogative de déclarer de l’état d’urgence au Président lui-même !
Singularité juridique supplémentaire, la loi du 3 avril 1955 est modifiée par l’Ordonnance du 15 avril 1960 qui n’a pas été ratifiée expressément par une loi. Certes, le Gouvernement a déposé un projet de loi visant à ratifier les ordonnances prises en application de la loi d’habilitation du 4 février 1960, mais la procédure en est restée là. Du point de vue du droit, cela signifie que les dispositions de cette Ordonnance avaient donc une valeur réglementaire et non législative. Elles auraient pu être attaquées à tout moment devant le juge administratif, même si elles ne le furent pas.
Le droit de l’état d’urgence aurait donc pu être un droit mixte, à valeur à la fois législative (loi initiale de 1955) et réglementaire (Ordonnance de 1960). Reste à savoir si et quand eut lieu une ratification implicite de l’Ordonnance par la loi. Il semblerait que le Conseil d’État se soit posé la question. En témoigne, en 2005, le commentaire autorisé de deux de ses membres dans l’Actualité juridique, dans lequel se glisse l’incidente suivante : « l’Ordonnance du 15 avril 1960 aurait été implicitement ratifiée, au plus tard, par la loi de prorogation du 18 novembre 2005 ». Une telle interprétation peut se fonder sur le fait que, d’une part, la loi du 25 novembre 1985 ne fait nulle part mention de la modification de la loi de 1955 par l’Ordonnance de 1960 et, d’autre part, sur le fait que le décret du 22 avril 1961 déclarant l’état d’urgence la mentionne, certes, dans ses visas, mais puisqu’il ne s’agit précisément que d’un décret, il ne peut lui conférer de valeur législative. Il eût été néanmoins surprenant que le droit de l’état d’urgence demeurât à valeur partiellement réglementaire de 1960 à 2005. En réalité, on peut estimer que la décision du général de Gaulle du 24 avril 1961 prorogeant l’état d’urgence a opéré une ratification implicite de l’Ordonnance. Cette décision intervient en effet dans le domaine législatif, car, au titre des pouvoirs tirés de l’article 16, le Chef de l’État se substitue au Parlement pour décider la prorogation de l’état d’urgence. L’acte a donc une valeur législative et peut faire acquérir cette valeur à un acte de nature réglementaire. Preuve que l’Ordonnance fut bien implicitement ratifiée par cette décision du général de Gaulle de 1961, le texte de 1960 figure aux visas de ladite décision. C’est seulement pendant un très court laps de temps que l’Ordonnance fut dépourvue de valeur législative. On touche cependant ici du doigt les innombrables difficultés provoquées par cet outil juridique complexe qu’est le droit des ordonnances de l’article 38 de la Constitution.
2. La combinaison de l’article 16 et de l’état d’urgence ou la fabrication d’un cocktail explosif
Sous la République gaullienne, ce ne sont pas moins de deux régimes d’exception qui vont coexister, puis se succéder. Le premier d’entre eux fut l’état d’urgence. Ce fut également celui des deux qui demeura le plus longtemps en vigueur.
Le premier cas d’application de l’état d’urgence eut lieu au lendemain de la mise en œuvre de l’article 16 de la Constitution, consécutive au « putsch des généraux » du 21 avril 1961 à Alger. Dès le 22 avril, un décret présidentiel, pris en Conseil des Ministres, déclare l’état d’urgence « à compter du 23 avril, à zéro heure, sur le territoire de la métropole » (art. 1), et prescrit expressément l’application de l’article 11 de la loi du 3 avril 1955. Un second décret, qui est cette fois un décret simple, signé par le seul Premier Ministre (Michel Debré), décide alors l’application de l’état d’urgence « dans tous les départements du territoire métropolitain », ce qui signifie que la « zone » d’application de l’état d’urgence aggravé recouvre exactement la sphère d’application du décret déclarant l’état d’urgence. On retrouve ici, quoiqu’un peu masquée par le fait que de nouveau la circonscription et la zone d’urgence se recouvrent, la distinction entre la déclaration et l’application de l’état d’urgence qui, on l’a vu, structurait l’édifice de la loi du 3 avril 1955. Une telle distinction se laisse deviner par les intitulés distincts des deux décrets successifs.
En raison du nouveau dispositif établi en 1960, il aurait fallu logiquement une loi de prorogation dans le délai de 12 jours suivant le décret déclarant l’état d’urgence. Toutefois, par une décision du 23 avril 1961, le Président de la République a mis en œuvre l’article 16, qui a notamment pour effet de lui permettre de concentrer le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif. Ainsi, pendant quelques mois, les deux régimes d’exception, celui issu de l’article 16 de la Constitution – on aurait envie de l’appeler le « grand » régime d’exception – et celui de l’état d’urgence – le « petit » régime d’exception – vont coexister. Le général de Gaulle ne va pas manquer d’utiliser les immenses potentialités du régime de l’article 16 pour proroger l’état d’urgence, comme il résulte de sa « décision » du 24 avril 1961, dont l’article premier dispose : « la durée de l’état d’urgence, déclaré et mis en application par les décrets susvisés du 22 avril 1961, est prolongée jusqu’à nouvelle décision ».
Une telle décision déroge manifestement aux prescriptions générales de l’Ordonnance du 15 avril 1960, selon lesquelles « la loi autorisant la prorogation au-delà de douze jours fixe sa durée définitive ». En ordonnant la prolongation « jusqu’à nouvelle décision » sans autre précision, la décision du Président de la République se contente d’une durée indéterminée, en dérogation à la règle qui exige la fixation d’une « durée définitive ». Intervenant dans un domaine clairement législatif au titre de l’article 16, le Chef de l’État n’est en effet lié ni par la loi, ni par l’Ordonnance et voit en outre sa décision être soustraite à tout contrôle juridictionnel.
On notera également la rapidité avec laquelle cette décision a été prise : le Chef de l’État a prolongé l’application de la loi sur l’état d’urgence dès le 23 avril 1961, alors que celui-ci avait été déclaré la veille et qu’aucune prorogation n’était nécessaire avant douze jours. Cette décision, certes inspirée par le souci d’assurer la continuité des pouvoirs publics, témoigne cependant d’une « précipitation critiquable ». Le Parlement devait se réunir le 25 avril de plein droit, conformément à l’article 16 de la Constitution. En prenant les devants bien avant l’expiration du délai de douze jours, le général de Gaulle pouvait ainsi court-circuiter, une fois de plus, le Parlement. Bis repetita donc.
Quelques mois plus tard, le 29 septembre 1961, avant de mettre fin à l’application de l’article 16, le Chef de l’État prend une nouvelle décision, cette fois « relative à certaines mesures prises en vertu de l’article 16 de la Constitution ». Il est précisé dans l’article premier que « sous réserve de ce qui pourrait être décidé par la loi demeureront en vigueur jusqu’au 15 juillet 1962, l’état d’urgence déclaré et mis en application par les décrets du 22 avril 1961 », ainsi que de nombreuses autres mesures répressives prises par le général de Gaulle en vertu de l’article 16. Il y a toutefois ici un double progrès, puisque non seulement le Chef de l’État fixe cette fois une durée définitive à la prorogation de l’état d’urgence, mais que, en outre, le Parlement récupère son pouvoir, implicite, d’interrompre l’état d’urgence. Telle semble en effet la manière dont on peut interpréter la réserve inaugurale sur ce que décidera « la loi ». C’est sur la même page du Journal Officiel que l’on trouve, juste après cette décision de prorogation de l’état d’urgence, celle datée du même jour et « mettant fin à l’application de l’article 16 de la Constitution ». Le Chef de l’État a donc usé jusqu’au bout des prérogatives exceptionnelles tirées de l’article 16. Il a même été au-delà, en adoptant une sorte de « testament » de l’article 16 qui prescrit, via la première des deux décisions du 29 septembre 1961, la prolongation, hors article 16, de mesures exceptionnelles prises dans son cadre. Nul doute que si l’on voulait illustrer les potentialités autoritaires de l’article 16 de la Constitution et sa capacité à transformer le Chef de l’État en législateur omnipotent, l’état d’urgence serait un exemple de choix.
Pourtant, l’état d’urgence ne cessera pas en juillet 1962. Il est en effet prorogé une troisième fois par un Chef de l’État qui continue allègrement à ignorer le Parlement. Cependant, l’article 16 n’étant plus en application, le pouvoir exécutif se rabat à nouveau sur les ordonnances, et plus précisément sur les ordonnances prises en vertu d’une loi d’habilitation référendaire. En d’autres termes, la loi d’habilitation n’est plus adoptée par le Parlement, comme sous l’égide de l’article 38 de la Constitution, mais par le peuple. Les légistes ont alors l’imagination particulièrement fertile pour contourner le Parlement. Le pouvoir profite en effet du référendum du 8 avril 1962 par lequel le peuple français est appelé à approuver les accords d’Évian du 18 mars pour obtenir une large habilitation, destinée à lui permettre de régler définitivement la question algérienne. Le référendum permet alors l’adoption d’un projet, qui deviendra la loi du 13 avril 1962 et dont l’article 2 précise que « le Président de la République peut arrêter par voie d’ordonnances ou selon les cas de décrets pris en Conseil des Ministres, toutes mesures législatives ou réglementaires relatives à l’application des déclarations gouvernementales du 19 mars 1962 ». Ces mesures seront prises le temps nécessaire à la « mise en place de l’organisation politique nouvelle » en Algérie, conditionnée par le résultat au référendum d’autodétermination, dont les accords d’Évian prévoyaient l’organisation dans un délai compris entre trois et six mois, et qui aura finalement lieu le 1er juillet 1962.
Cette loi référendaire d’habilitation est bien connue des juristes, parce qu’elle fut discutée par le Conseil d’État dans le fameux Arrêt Canal qui avait provoqué la fureur du général de Gaulle. La belle question juridique qui s’était posée à la Haute juridiction administrative était celle de savoir si l’on pouvait, en droit, assimiler les Ordonnances prises sur le fondement de cette loi du 13 avril 1962 aux Ordonnances prises sur le fondement de l’article 38 de la Constitution. On pouvait a priori en douter, car l’habilitation a été donnée nommément au Président de la République, alors que l’article 38 confère cette habilitation au Gouvernement. En outre, la loi de 1962 autorise le Chef de l’État à prendre des « mesures législatives ou réglementaires », ce que ne mentionne pas expressément l’article 38. Enfin, la loi n’indiquait ni dépôt des ordonnances sur le bureau du Parlement ni ratification. De telles singularités ont conduit certains juristes à penser que « cela était amplement de nature à faire considérer que la loi référendaire n’était pas rattachable à l’article 38 de la Constitution et que le peuple avait, comme il le peut, puisqu’il détient le pouvoir constituant originaire institué en marge de la Constitution, un système temporaire d’ordonnances permettant au Chef d’État de prendre des mesures ayant, dès leur édiction, force de loi ». Pourtant, le Conseil d’État, dans son Arrêt Canal, fit comme si l’une des Ordonnances prises au titre de cette loi référendaire était juridiquement assimilable à une Ordonnance de l’article 38, de sorte qu’elle pouvait, avant sa ratification, être contestée devant le juge administratif et, en l’espèce, être annulée. C’est d’ailleurs pour réagir à cette jurisprudence que le Gouvernement demanda au Parlement de ratifier implicitement les ordonnances de la loi du 13 avril 1962 par l’article 50 de la loi no 63-23 du 15 janvier 1963 relative à la cour de sûreté de l’État.
C’est en se fondant sur cette large habilitation référendaire que le général de Gaulle prit une ordonnance qui prorogeait pour un an maximum le nombre d’actes visés par la décision du 9 septembre 1961 « relative à certaines mesures prises en vertu de l’article 16 de la Constitution » et susceptibles d’expirer le 15 juillet 1962. Tel fut le cas de l’état d’urgence, ainsi qu’il ressort de l’article premier de l’ordonnance du 13 juillet 1962. Si l’ordonnance ne détermine pas la durée exacte de cette troisième prorogation, renvoyant à un décret le soin de la fixer de manière plus précise, elle pose néanmoins la date-butoir du 31 mai 1963, au-delà de laquelle la prorogation cessera. L’article 50 de la loi no 63-23 du 15 janvier 1963 a certes conféré force de loi à cette ordonnance. Toutefois, aucun décret n’ayant été pris sur son fondement, la date de cessation de l’état d’urgence resta indéterminée, ce qui donna lieu à une vive controverse juridique.
Cette troisième prorogation contient à nouveau toute une série de dérogations au droit en vigueur. L’ordonnance du 13 juillet 1962 modifie en effet, subrepticement, la répartition des compétences puisqu’elle autorise le chef de l’État à prévoir par décret la durée de l’état d’urgence, alors que l’article 3 de la loi du 5 avril 1955, tel qu’il résulte de la modification de 1960, prescrit clairement que c’est la « loi de prorogation qui [en] fixe la durée définitive ». Intervenant dans le domaine législatif, l’ordonnance du 13 juillet 1962, à l’instar de celle du 15 avril 1960, continue donc de déroger à la loi du 3 avril 1955. Est ainsi confirmée la pratique gaullienne selon laquelle le Président de la République modifie à chaque prorogation les règles relatives à la fixation de la durée de l’état d’urgence, véritable mise en forme légale de l’arbitraire ou du bon plaisir du Chef de l’État. Le procédé ne permet pas néanmoins d’écarter toute difficulté juridique. En effet, il n’est pas certain que la loi référendaire ratifiant les accords d’Évian habilitait bel et bien le Chef de l’État à proroger l’état d’urgence sur le territoire métropolitain. Rien dans les déclarations gouvernementales du 19 mars 1962, auxquelles renvoie la loi référendaire d’avril 1962 pour dessiner le périmètre d’action du pouvoir exécutif, ne concernait la défense de l’ordre public. Lesdites déclarations visaient en effet essentiellement les dispositions transitoires à prendre pour que l’indépendance algérienne se déroulât correctement. On voit mal comment la prorogation de l’état d’urgence en métropole aurait pu légalement entrer dans un tel périmètre. Demeurait donc là un sérieux problème de légalité.
Dressons le bilan de ce feuilleton complexe de la pratique de l’état d’urgence sous la République gaullienne. La première leçon porte sur la durée d’un tel état d’urgence : alors que le régime de l’article 16 a duré six mois – quand tout le monde reconnaît qu’au bout d’un mois le danger auquel il devait parer s’était effacé –, celui de l’état d’urgence a duré plus d’un an et demi, du 22 avril 1961 au 24 octobre 1962, date du renversement du gouvernement Pompidou rendant caduque la prorogation de l’état d’urgence. La deuxième leçon qui peut être tirée de cet état d’urgence trois fois prolongé est la confirmation de la plasticité de son régime, caractéristique que nous avions déjà soulignée propos de la loi du 17 mai 1958. En 1961, on assiste aux derniers soubresauts de la guerre d’Algérie. Les partisans les plus radicaux de l’Algérie française s’opposent au chef de l’État de diverses manières toutes aussi violentes les unes que les autres : par une tentative de pronunciamento (le putsch d’Alger du 21 avril 1961), puis par l’attentat du petit Clamart du 22 août 1962. À la différence des attentats terroristes de novembre 2015, ce ne sont pas ici les citoyens qui sont visés, mais les pouvoirs publics. L’état d’urgence protège l’État et ses représentants contre ses « ennemis », en l’occurrence les militaires félons ou insurgés. Il remplace avantageusement l’état de siège, et complète dans un premier temps l’article 16, avant de le remplacer. Bref, il fait figure d’instrument utile au maintien du pouvoir. La dernière leçon enfin, inhérente à tout régime d’exception, est la plus inquiétante. Qui dit état d’urgence dit en effet risque d’arbitraire et d’illégalités.
L’arbitraire réside dans le pouvoir absolu conféré au Chef de l’État, libre de proroger l’état d’urgence à sa guise et de déroger, quand il veut et comme il veut, à la législation en vigueur, à grands coups de décisions et autres ordonnances. Le Parlement est alors dépossédé sans ménagement de son pouvoir de proroger l’état d’urgence, et remplacé par le Chef de l’État qui utilise les moyens fournis par l’article 16 et par des ordonnances d’habilitation référendaire. Dès lors, tout se décidant à l’Élysée, les citoyens ne peuvent plus connaître, via les débats parlementaires, les raisons pour lesquelles l’état d’urgence est si souvent prolongé.
Les illégalités, dont on a relevé l’existence, posent un autre type de problème. L’état d’urgence de type gaullien a en effet pour caractéristique d’échapper à presque tout contrôle juridictionnel. Il n’est plus soumis à celui du Conseil d’État, ne serait-ce à l’époque que pour une raison circonstancielle : nul n’a osé contester en justice le premier décret du 22 avril 1961 déclarant l’état d’urgence et ce texte a été rapidement couvert par la décision qui, prise au titre de l’article 16, proroge une première fois l’état d’urgence. Les diverses décisions présidentielles de prorogation bénéficient en effet de l’immunité juridictionnelle dont jouit le Chef de l’État lorsqu’il prend, au titre de l’article 16, des mesures relevant du domaine législatif. Par ailleurs, à la différence de l’ordonnance créant le tribunal militaire de justice qui a donné lieu à la décision Canal du 19 octobre 1962, la dernière prorogation par l’ordonnance du 13 juillet 1962 n’a pas été contestée en justice. Il aurait pourtant pu être soutenu, d’une part, que le Chef de l’État ne bénéficiait pas d’habilitation référendaire en la matière et, d’autre part, que, quand bien même c’eût été le cas, une telle habilitation ne suffisait pas à soustraire l’ordonnance à tout contrôle juridictionnel, conformément d’ailleurs à ce que décidera le Conseil d’État dans l’arrêt Canal quelques mois plus tard. Quoi qu’il en soit, ladite ordonnance du 13 juillet 1962 a été ensuite implicitement ratifiée par la loi du 15 janvier 1963 créant la cour de sûreté de l’État, ce qui interdisait dès lors tout contrôle par le juge administratif. Quant au contrôle de constitutionnalité, il est impossible à actionner dans une telle hypothèse, faute de « loi » au sens formel. Il faudra attendre l’épisode néo-calédonien de 1985 pour que se pose, explicitement, la question de la conformité à la Constitution d’une mise en application de l’état d’urgence par une loi de prorogation.
De ce point de vue, l’état d’urgence sous de Gaulle – la face cachée des circonstances exceptionnelles de l’année 1961 – offre une confirmation de ce qu’on connaît de la première période de la République gaullienne, où, de 1958 à 1962, tout était subordonné à la raison d’État, à la nécessité de régler le problème algérien, quitte à ne pas trop se soucier du droit. L’histoire constitutionnelle de l’état d’urgence apparaît ainsi comme un point d’observation intéressant de l’évolution, problématique, de la Ve République vers ce « Principat », selon l’expression qu’utilisait Bertrand de Jouvenel pour désigner le régime dirigé par le général de Gaulle. Le Prince décrète l’état d’urgence comme il veut et le prolonge quand il le souhaite. Curieux droit constitutionnel…
3. L’épisode néo-calédonien (1984-1985) : l’état d’urgence Outre-Mer
Après l’épisode des années 1961-1962, l’état d’urgence ne fut plus du tout appliqué, pas même en mai 1968… Il ne réapparaît qu’en 1985, Outre-Mer, en Nouvelle-Calédonie. Dans ce lointain territoire, situé dans l’Océan Pacifique, les « Kanaks » se sont opposés à la domination des colons français, les « Caldoches ». Emmenés par Jean-Marie Tjibaou, le leader charismatique du Front de Libération Nationale Kanak et Socialiste (FLNKS), les Kanaks se révoltent et revendiquent l’autonomie, amorçant un processus devant mener à l’indépendance.
Pour les constitutionnalistes, le processus évoque immédiatement l’accord de Nouméa, signé le 5 mai 1998 et dont le contenu a été constitutionnalisé par la révision du 20 juillet 1998 qui modifie l’article 76 de façon à permettre aux populations de Nouvelle-Calédonie d’approuver cet accord, ce qu’elles feront assez largement lors du référendum du 8 novembre 1998. L’opinion publique, elle, a surtout retenu les deux épisodes dramatiques que furent l’assaut de la grotte d’Ouvéa le 5 mai 1988 et l’assassinat, un an plus tard, de Jean-Marie Tjibaou. Fait moins connu, l’état d’urgence est déclaré le 12 janvier 1985 en Nouvelle-Calédonie et dure six mois pour mettre fin à la crise liée au mouvement indépendantiste. Il s’agit en réalité d’éviter une guerre civile. Son étude est précieuse pour compléter le tableau historique du droit de l’état d’urgence, car il se caractérise par trois traits spécifiques. Après avoir fait l’objet d’une déclaration atypique (a), il est rétabli plus que prorogé (b) et donne lieu à la première décision du Conseil constitutionnel en matière d’état d’urgence (c).
a) Une singularité procédurale : un état d’urgence déclaré par un arrêté du Haut-Commissaire de la Nouvelle-Calédonie
La Nouvelle-Calédonie, Territoire d’Outre-Mer, bénéficie à ce titre d’un régime dérogatoire au droit commun dont l’une des manifestations est justement la déclaration de l’état d’urgence. La loi du 6 septembre 1984 qui accorde un nouveau statut à la Nouvelle-Calédonie contient en effet une disposition spécifique relative à l’état d’exception.
Cette loi « a pour objet, dans la ligne de la déclaration du Gouvernement à Nainville-les-Roches, en date du 12 juillet 1983, de doter le territoire de la Nouvelle-Calédonie et dépendances d’un nouveau statut évolutif et spécifique » (art. 1). La déclaration de Nainville n’a pas été signée par le parti de M. Lafleur, leader politique des Caldoches, mais constitue le programme politique destiné à aboutir l’indépendance de la Nouvelle-Calédonie. C’est cet objectif qu’avalise le Parlement français dans cette loi qui prévoit, dans ce même article premier, la tenue d’un référendum dans un délai de cinq ans afin de permettre aux populations concernée d’user de leur « droit à l’auto-détermination ». La loi organise les pouvoirs respectifs des autorités représentatives et accorde en même temps une place importante au « Haut-Commissaire de la République », défini par le texte comme « le dépositaire des pouvoirs de la République, représentant du Gouvernement et chef des services de l’État » (art. 2, in fine). Parmi les nombreux pouvoirs que lui confère l’article 119, figure, outre celui d’assurer l’ordre public, celui de « proclamer l’état d’urgence dans les conditions prévues par les lois et décrets ». Loi de déconcentration, elle habilite donc le représentant de l’État en Nouvelle-Calédonie à se substituer au Président de la République pour déclarer l’état d’urgence. Par là même, elle déroge à la loi du 3 avril 1955 modifiée par l’ordonnance du 15 avril 1960.
Deux brefs commentaires s’imposent à ce propos. En premier lieu, la solution n’a rien d’original puisqu’il est de tradition, dans les départements d’outre-mer déconcentrés, de confier au préfet le soin de déclarer l’état de siège. En second lieu, l’idée répandue selon laquelle la loi du 6 septembre 1984 sur la Nouvelle-Calédonie aurait rendu applicable la loi de 1955 sur l’état d’urgence mérite d’être discutée. La difficulté provenait de ce que la loi du 3 avril 1955 ne mentionnant pas expressément les Territoires d’Outre-Mer, pourtant déjà existants sous la IVe République, on pouvait douter de son applicabilité de plein droit à la Nouvelle-Calédonie. Par ailleurs, la loi du 6 septembre 1984 portant statut de la Nouvelle Calédonie se bornait, par son article 149, à transférer le pouvoir de déclarer l’état d’urgence au haut-commissaire de la République. Il s’agissait donc de savoir si cette disposition emportait implicitement applicabilité de la loi de 1955 dans ce territoire d’Outre-Mer. C’est ce qu’a déduit de l’article 149 la Section de l’Intérieur du Conseil d’État, dans un avis de janvier 1985 relatif à la composition de la Commission consultative prévue par l’article 7 de la loi de 1955. C’est donc uniquement sur le fondement d’une interprétation des légistes que la loi de 1955 peut être considérée applicable en Nouvelle-Calédonie.
Ce contexte juridique ne doit pas faire oublier les circonstances politiques ayant abouti à la déclaration d’état d’urgence le 12 janvier 1985. Dans un premier temps, le Gouvernement de Laurent Fabius, confronté au mouvement kanak, décide de confier une mission spéciale à Edgar Pisani, ancien ministre et grand commis de l’État, en vue d’élaborer un programme de sortie de crise. Ce commissaire d’un nouveau type reçut, en même temps qu’il fut nommé ce poste, la fonction officielle de « Délégué du Gouvernement ». Un décret présidentiel le nomme à cette fonction tout en le chargeant de celles de Haut-commissaire de la République (art. 1) : il est une sorte de « commissaire » au sens de Jean Bodin, « chargé de proposer et de mettre en œuvre les mesures concernant l’évolution institutionnelle et le développement social, économique et culturel du territoire de la Nouvelle-Calédonie » (art. 2). La loi du 6 novembre 1984 n’avait évidemment pas prévu un tel cumul. Quoi qu’il en soit, en sa qualité conjointe de Délégué du Gouvernement et de Haut-Commissaire, Edgard Pisani détient la prérogative de déclarer l’état d’urgence et ne va pas tarder à en faire usage.
En effet, dès le lendemain de son arrivée à Nouméa le 4 décembre 1984, une embuscade de loyalistes fait dix morts parmi les Kanaks indépendantistes, dont deux frères de Jean Marie Tjibaou. La pression politique n’est donc pas désamorcée par son arrivée, même si Pisani rencontre Tjibaou au grand dam du représentant des Caldoches, Jean-Jacques Lafleur. En même temps qu’il négocie avec les parties en présence, Edgar Pisani concocte un plan d’avenir pour la Nouvelle-Calédonie, qu’il rend public le 7 janvier 1985. Ce projet vise à proposer pour la Nouvelle-Calédonie un statut d’État indépendant associé à la France. Il prévoit un calendrier d’élections sur l’auto-détermination en juillet 1986 et une indépendance au 1er janvier 1987. Ce plan quasi-révolutionnaire a pour effet de tendre encore davantage la situation : le meurtre d’un jeune Européen, Yves Tual, par un Mélanésien, le 11 janvier, provoque « une flambée de violence à Nouméa » de la part des anti-indépendantistes. Dans la matinée du 12 janvier 1985, Edgar Pisani proclame « à compter du 12 janvier 1985 à 12h00 l’état d’urgence sur l’ensemble du territoire de la Nouvelle-Calédonie et dépendances ». Cet arrêté a pour particularité de débuter par un préambule justifiant la mesure prise et constitue ce faisant le seul exemple de déclaration de l’état d’urgence dont les motifs sont énoncés :
Considérant que les troubles survenus sur le territoire de la Nouvelle-Calédonie et dépendances dans la journée du 11 janvier 1985 rendent nécessaires la mise en œuvre de mesures exceptionnelles de police en vue du maintien de l’ordre public et de la préservation de la sécurité des personnes et des biens.
Ce premier arrêté proclamant l’état d’urgence est immédiatement suivi par un second arrêté d’application dans lequel Edgar Pisani énumère les huit mesures drastiques prises pour assurer l’ordre public en Nouvelle-Calédonie. Elles sont classiques de l’état d’urgence : interdictions des manifestations ou des attroupements, fortes restrictions à la liberté d’aller et venir (couvre-feux), remise des armes et perquisitions de nuit, etc.. Toutefois, l’administration locale, n’ayant pas l’habitude de l’état d’urgence, commet une grosse irrégularité en prévoyant, dans le second arrêté, que des « perquisitions pourront être effectuées même de nuit au domicile de personnes ayant contrevenu aux dispositions du présent arrêté. ». Or, une telle disposition ne pouvait être légalement être édictée que si le premier texte déclarant l’état d’urgence (l’arrêté no 85-035) avait expressément prévu une telle faculté, comme l’exige l’article 11 de la loi du 3 avril 1955, ce qu’il n’avait pas fait. Une telle illégalité est confirmée, a contrario, par la loi du 25 janvier 1985 prolongeant l’état d’urgence en Nouvelle-Calédonie qui contient à la fin de son premier article la disposition selon laquelle « est conféré au Haut-Commissaire le pouvoir mentionné à l’article 11, 1° de la loi du 3 avril précitée ». Ce faisant, le législateur habilite expressément le pouvoir de police administrative à opérer des perquisitions de nuit.
En outre, on observera que l’arrêté proclamant l’état d’urgence se réfère explicitement aux émeutes anti-indépendantistes de Nouméa, du 11 janvier, et non à la mort des deux indépendantistes, abattus par le GIGN dans une ferme de Foa, le 12 au matin. Autrement dit, la déclaration de l’état d’urgence vise à faire de l’État non seulement une force d’interposition entre les Kanaks (« indépendantistes ») et les Caldoches (Européens favorables au maintien de la souveraineté), mais aussi à protéger les premiers contre les expéditions punitives réalisées par les seconds. Une telle interprétation est confirmée par la suite des évènements. En effet, seuls les Caldoches contesteront à la fois l’état d’urgence et les mesures prises dans son cadre, car ils en seront les principaux visés. Lorsque des manifestants, qui avaient bravé l’interdiction de rassemblement, sont jugés en flagrant délit devant le tribunal correctionnel de Nouméa, leurs avocats invoquent l’illégalité de l’arrêté pris par Edgar Pisani, puisqu’il n’émane pas d’un décret pris en Conseil des Ministres comme l’exige la loi du 3 avril 1955. Le tribunal de Nouméa, dans son jugement du 15 janvier 1985, accueille cette exception d’illégalité. Le Parquet fait alors appel et obtient que la Cour de Nouméa réforme le jugement de première instance. Entre temps, le Haut-Commissaire réagit et déclare que, malgré le jugement du tribunal, les dispositions de l’arrêté du 12 janvier 1985 « sont et demeurent applicables sur l’ensemble du territoire, et en conséquence l’état d’urgence continuera à être appliqué dans toute sa rigueur ». Dans le même sens, le Haut-Commissaire, en février 1985, prend des mesures d’interdiction de séjour à l’encontre de quatre dirigeants du Front calédonien (extrême droite) et du président de la section locale de l’Union nationale des parachutistes. À la suite de cette décision, le Rassemblement pour la Calédonie dans la République, le parti de M. Lafleur, appelle la population locale à participer à un « défilé pour la liberté » en signe de solidarité avec les cinq interdits de séjour, et en violation de l’interdiction de manifester sur la voie publique, qui résulte de l’état d’urgence. C’est une preuve, parmi d’autres, que ce régime d’exception vise essentiellement à contenir les forces anti-indépendantistes, plus puissantes à Nouméa qu’ailleurs.
Notons enfin que, la France ayant ratifié la Convention européenne des droits de l’homme en 1974, l’épisode néo-calédonien l’oblige pour la première fois à demander au Conseil de l’Europe de bénéficier des dérogations prévues à l’article 15 qui autorise les pays à prendre des mesures dérogatoires aux obligations contractées. Elle fera la même démarche en 2005 et en 2015.
b) Une seconde particularité : la loi du 25 janvier 1985 ne proroge pas l’état d’urgence, mais le « rétablit »
Si la déclaration de l’état d’urgence et les mesures prises en application de ce régime ont été peu étudiées, en revanche la loi de prorogation de l’état d’urgence en date du 25 janvier 1985 a été davantage commentée, parce qu’elle a été contestée devant le Conseil constitutionnel. Toutefois, la procédure législative qui fut suivie pour autoriser la prolongation de l’état d’urgence mérite une attention particulière, car le délai légal de 12 jours n’ayant pu être respecté, le pouvoir a été contraint d’improviser. En effet, la loi du 11 septembre 1984 portant statut de la Nouvelle-Calédonie ne prévoyait pas la possibilité, pour le Haut-commissaire, de proroger l’état d’urgence. En conséquence, le droit commun s’appliquait et plus précisément l’article 3 de l’ordonnance du 15 avril 1960 modifiant la loi du 3 avril 1955, en vertu duquel « la loi autorisant la prorogation au-delà de douze jours de l’état d’urgence fixe sa durée définitive ». Il en résultait que l’état d’urgence proclamé par la Haut-Commissaire ne pouvait durer plus de douze jours et qu’il revenait au Parlement de décider de son éventuelle prorogation. Ce fut l’occasion d’un débat particulièrement houleux.
Le cumul de diverses difficultés interdit à la majorité socialiste de proroger l’état d’urgence selon une procédure habituelle, et la contraint à préciser dans la loi que l’état d’urgence est rétabli, ce qui signifie implicitement qu’il a été interrompu. Cet incident est le fruit, pour une large part, d’un hasard malencontreux de calendrier. À cette époque régnait encore le système des deux sessions parlementaires, d’automne et de printemps. Le Parlement n’étant pas en session en janvier 1985, le Chef de l’État dût, à la demande du Premier Ministre, convoquer le Parlement en session extraordinaire (art. 29 C). Le processus parlementaire prit alors du retard, car il fallut attendre le 23 janvier, c’est-à-dire un mercredi, jour traditionnellement dévolu à la réunion du Conseil des Ministres, pour obtenir la délibération nécessaire à tout projet de loi. Une fois délibéré, le projet de loi de prorogation fut envoyé à l’Assemblée nationale pour une adoption « au pas de charge », afin que celle-ci intervienne avant expiration du délai de 12 jours (c’est-à-dire le 25 janvier au plus tard). En une journée et demie, la loi fut adoptée, contrôlée par le Conseil constitutionnel et promulguée par le Président de la République !
On pourrait alors croire la course gagnée, puisque la loi, adoptée le 25 janvier, se tenait dans le délai légal, le délai de prorogation expirant le même jour. Ce serait toutefois oublier une particularité du droit d’Outre-Mer qui exige, outre la promulgation de la loi par le Président de la République, une promulgation locale par le représentant de l’État en Nouvelle-Calédonie, comme le signale l’article 2 de la loi du 25 janvier 1985. La loi n’a donc pu être promulguée localement que le 27 ou 28 janvier, le délai de 12 jours étant alors clairement expiré et l’état d’urgence ayant cessé d’être valide. Cette particularité explique le titre de la loi du 25 janvier 1985 qui n’est pas une « loi de prorogation », mais une loi « relative à l’état d’urgence ». Surtout, le contenu du premier article contient une formule très évocatrice : « l’état d’urgence proclamé en Nouvelle-Calédonie [...] par l’arrêté [...] du 12 janvier 1985 du Haut-Commissaire de la République […] est rétabli jusqu’au 30 juin 1985 ». L’usage du verbe « rétablir » en lieu et place de « prolonger » ou « proroger » est évidement significatif, le rétablissement supposant une discontinuité. C’est ce que le rapporteur à l’Assemblée nationale, le député Alain Richard, a clairement exposé à ses collègues parlementaires :
[S]i la loi que nous discutons présente bien le caractère d’une prorogation de l’état d’urgence au sens défini par la loi de 1955 puisque sa procédure de discussion a été entamée alors que l’état d’urgence défini par le Haut-Commissaire était encore en vigueur, son adoption définitive interviendra alors que les effets de cet état d’urgence auront expiré. L’inscription du terme « prorogation » dans le dispositif de la loi aurait risqué de comporter une équivoque, c’est-à-dire de postuler une volonté du législateur d’assurer la continuité entre deux états d’urgence. Cela n’aurait pas été conforme à notre droit, et le terme « rétablir » indique bien qu’il y a eu interruption de l’état d’urgence et que c’est une nouvelle période qui s’ouvre par l’effet de la loi que nous allons adopter.
Le législateur a donc été prudent en parlant de « rétablissement ». Il n’empêche que ce cas particulier, accidentel, soulève un véritable problème juridique : puisqu’il y a eu interruption, la loi du 25 janvier 1985 qui rétablit l’état d’urgence n’a-t-elle pas pour effet de le déclarer une seconde fois ? Par là même ne déroge-t-elle pas à l’ordonnance du 15 avril 1960 qui prévoit que ladite déclaration ne relève pas de la loi, mais d’un « décret en conseil des ministres » ?
Tandis que le droit jusqu’alors en vigueur n’envisageait que deux hypothèses – déclaration par le pouvoir exécutif et prorogation par le Parlement –, on voit ainsi se dessiner une troisième solution, inédite : le rétablissement par le Parlement de l’état d’urgence après son interruption due à l’expiration du délai de 12 jours. Le Parlement a donc décidé souverainement d’inventer une troisième figure juridique. Par conséquent, il convient juridiquement d’interpréter cette loi du 25 janvier 1985 comme une loi qui déroge à la loi du 3 avril 1955 modifiée par l’ordonnance du 15 avril 1960. Contrairement à ce qu’affirme le Conseil constitutionnel dans sa décision du 25 janvier 1985, ce n’est en aucun cas une simple mesure d’application de la loi de 1955.
c) Une première sous la Ve République : une loi relative à l’état d’urgence contestée devant le Conseil constitutionnel
L’état d’urgence en Nouvelle-Calédonie est plus particulièrement connu des constitutionnalistes, car ce terme évoque une fameuse décision du Conseil constitutionnel du 25 janvier 1985 (no 85-187 DC), dont l’intitulé contient cette expression. Celui-ci eut, pour la première fois sous la Ve République, l’occasion de statuer sur ce régime d’exception, sur saisine de parlementaires qui estimaient inconstitutionnelle la loi relative à l’état d’urgence en Nouvelle-Calédonie, en raison d’atteinte à des libertés constitutionnelles. Cette décision du 25 janvier 1985 a par ailleurs marqué le contentieux constitutionnel, car le Conseil y modifia sa jurisprudence pour introduire la possibilité d’exercer un contrôle incident de constitutionnalité. Toutefois, l’introduction en droit positif de la question prioritaire de constitutionnalité par la révision du 23 juillet 2008 a rendu moins centrale cette partie de la décision..La remise en vigueur d’un nouvel état d’urgence, le 14 novembre 2015, a cependant de nouveau attiré l’attention sur la partie de la décision relative à la compatibilité du régime de l’état d’urgence en Nouvelle-Calédonie avec la Constitution de 1958. Avant d’examiner les moyens utilisés à l’appui de ces saisines et la réponse que leur a donné le Conseil, il n’est pas inutile de rappeler le contexte d’une telle décision.
α. Le contexte de la décision du 25 janvier 1985
Ce contexte est marqué, d’une part, par l’évolution politico-institutionnelle depuis le départ du général de Gaulle et, d’autre part, par le contexte de la crise calédonienne.
D’une certaine manière, le droit de l’état d’urgence est ici affecté par l’évolution du contentieux constitutionnel depuis 1961, date du dernier cas d’état d’urgence. Un double événement, bien connu des juristes, a en effet eu lieu. D’abord surgit, le 16 juillet 1971, la grande décision dite « Liberté d’association » dans laquelle le Conseil décide de « constitutionnaliser » le Préambule de la Constitution de 1958, élevant ainsi au rang constitutionnel les dispositions protectrices des Droits de l’homme et du citoyen contenues dans la Déclaration de 1789 et dans le Préambule de la Constitution de 1946. À cela s’ajoute, en 1974, la révision constitutionnelle qui autorise 60 députés ou sénateurs à saisir le Conseil quand ils estiment que des lois adoptées par le Parlement ne sont pas conformes à la Constitution. La saisine du Conseil constitutionnel le 25 janvier 1985 illustre parfaitement ce nouveau droit, qui permet à l’opposition de contester la constitutionnalité d’une loi.
L’autre élément de contexte, très particulier, est relatif à la célérité avec laquelle a été adoptée la loi du 25 janvier 1985. En effet, la saisine du Conseil constitutionnel doit avoir lieu entre l’adoption de la loi et sa promulgation par le Président de la République (art. 61, al. 2). Au soir du vote, le 24 janvier, le personnel du Secrétariat du Conseil constitutionnel dût veiller toute la nuit pour accueillir les saisines annoncées des parlementaires, tandis que les membres du Conseil furent contraints de statuer, toutes affaires cessantes, le 25 au matin. Immédiatement transmise au Secrétariat général du Gouvernement, leur décision permit au Chef de l’État de promulguer la loi dans la même journée. Donnée qu’il faut garder présente à l’esprit quand on analyse cette décision, le Conseil a dû trancher la délicate question qui lui était soumise en moins de quatre heures !
β. Les moyens d’inconstitutionnalité soulevés
En raison de la virulente opposition de la droite à la politique de la gauche en Nouvelle-Calédonie, députés et sénateurs d’opposition déposèrent une saisine du Conseil constitutionnel. Lors du dernier débat à l’Assemblée, le principal opposant RPR, Jacques Toubon, prévient le Ministre de l’Intérieur, Pierre Joxe, des griefs d’inconstitutionnalité que ses collègues ont repérés dans le texte de loi. Il invoque notamment la non-conformité de l’état d’urgence à la jurisprudence du Conseil constitutionnel concernant la fouille des véhicules. Toutefois, le moyen central d’inconstitutionnalité de chacune des saisines concerne l’absence de fondement constitutionnel du régime de l’état d’urgence. Selon cette argumentation, le législateur serait incompétent en raison de l’ampleur des atteintes aux droits et libertés inhérentes à l’état d’urgence. Elles supposeraient, pour être légitimes, que la Constitution habilite le législateur à instaurer un tel état d’exception. Or, le fondement de l’état d’urgence se trouve dans la loi du 3 avril 1955 et non dans la Constitution. La première objection qu’en tirent les auteurs des deux saisines est ainsi résumée par le Conseil constitutionnel : « l’état d’urgence qui, à la différence de l’état de siège, n’est pas prévu par la Constitution ne saurait donc être instauré par une loi ». L’argument est plus longuement développé dans la saisine des députés : « le législateur ne peut porter d’atteintes, même exceptionnelles et temporaires, aux libertés constitutionnelles que dans les cas prévus par la Constitution. Or la Constitution prévoit exclusivement l’état de siège (art. 36). La loi déférée n’entre pas dans cette catégorie juridique ». On a pu relever que cette incompatibilité entre l’état d’urgence et la Constitution de 1958 avait déjà été soulevée devant le Comité consultatif constitutionnel. Toutefois, depuis 1958, une importante jurisprudence constitutionnelle est venue protéger les droits et libertés. C’est pourquoi, de façon complémentaire, la saisine des députés prétend, à propos de l’éventuelle violation de l’article 66 de la Constitution, que la loi de 1955 a été implicitement abrogée par la Constitution et le préambule de la Constitution, « tels qu’ils sont interprétés par la jurisprudence du Conseil ».
À ce principal argument, les députés ajoutent la violation de l’article 74 de la Constitution qui prévoyait la consultation de l’Assemblée territoriale – consultation qui n’a pas eu lieu pour la loi relative à l’état d’urgence – et celle de l’article 66 de la Constitution. Enfin, il est reproché à la loi de conférer au Haut-Commissaire un pouvoir d’appréciation exorbitant, qui n’est pas suffisamment encadré par des dispositions protectrices des libertés. Quant aux sénateurs, ils prétendent que la loi du 3 avril 1955 ne prévoyait pas explicitement son application aux Territoires d’Outre-Mer. Dès lors, la future loi du 25 janvier 1985, faute de prescrire expressément son application à ce type de collectivités territoriales, serait inconstitutionnelle. Ils reprochent aussi au législateur d’avoir sous-estimé sa compétence en ne prévoyant pas dans « la loi de prorogation de l’état d’urgence [...] un article transférant au Haut-Commissaire les pouvoirs confiés au Ministre de l’Intérieur par la loi du 3 avril 1955 », transfert effectué seulement par décret, en date du 14 janvier 1985.
Derrière cette argumentation juridique, qui se subdivise en plusieurs branches, se dessine en filigrane l’idée selon laquelle la loi du 3 avril 1955 serait désormais dépassée par le développement de la jurisprudence constitutionnelle depuis 1971. La constitutionnalisation des droits et libertés semble avoir rendu la loi de 1955 obsolète, c’est-à-dire en droit inconstitutionnelle.
γ. Une décision de rejet aussi habile que fragile
Dans sa décision, le Conseil ne répond pas explicitement à tous les griefs. Ainsi, il ne répond qu’implicitement au moyen selon lequel la législation sur l’état d’urgence ne serait pas applicable à la Nouvelle-Calédonie. Il le fait au détour d’une argumentation portant sur un autre moyen, en affirmant que la loi déférée a été prise « en application de l’article 119 de la loi du 6 septembre 1984 ». Sur ce point précis, le Conseil constitutionnel reprend le même raisonnement que le Conseil d’État à propos du décret du 14 janvier 1985. Il se concentre sur la question qui faisait difficulté : comment contrôler la loi relative à l’état d’urgence en Nouvelle-Calédonie, alors que la plupart des griefs articulés par les saisissants portent sur son fondement : la loi du 3 avril 1955 instituant l’état d’urgence ? Le Conseil commence par rejeter d’un même mouvement l’argument du défaut de fondement constitutionnel de l’état d’urgence et celui de l’abrogation tacite de la loi du 3 avril 1955 par la Constitution de 1958 :
Considérant qu’en vertu de l’article 34 de la Constitution la loi fixe les règles concernant les garanties fondamentales accordées aux citoyens pour l’exercice des libertés publiques ; que, dans le cadre de cette mission, il appartient au législateur d’opérer la conciliation nécessaire entre le respect des libertés et la sauvegarde de l’ordre public sans lequel l’exercice des libertés ne saurait être assuré ;
Considérant que, si la Constitution, dans son article 36, vise expressément l’état de siège, elle n’a pas pour autant exclu la possibilité pour le législateur de prévoir un régime d’état d’urgence pour concilier, comme il vient d’être dit, les exigences de la liberté et la sauvegarde de l’ordre public ; qu’ainsi, la Constitution du 4 octobre 1958 n’a pas eu pour effet d’abroger la loi du 3 avril 1955 relative à l’état d’urgence, qui, d’ailleurs, a été modifiée sous son empire (Cons. 3 et 4).
La réponse du Conseil constitutionnel est, d’une certaine manière, très habile. Elle consiste à chercher (et à trouver) dans l’article 34 de la Constitution, qui prévoit les clauses de compétence législative, le fondement constitutionnel de la compétence du Parlement pour établir un état d’urgence. L’argument le plus subtil consiste à énoncer que ce qui n’est pas interdit par la Constitution est donc permis par elle. Si la Constitution prévoit l’hypothèse de l’état de siège (art. 36), cette disposition particulière ne met pas en échec la compétence plus générale qu’a le Parlement, en vertu de l’article 34, de créer autant de régimes d’exception qu’il le souhaite.
Subtil, le raisonnement est-il pour autant convaincant ? Cela est douteux, car on reste sceptique face à l’utilisation d’un argument libéral de droit pénal – tout ce qui n’est pas interdit est autorisé – pour justifier une thèse qui ne l’est pas – l’admissibilité d’une pluralité de régimes d’exception que le législateur pourrait créer. En effet, la décision a pour résultat paradoxal que « le Conseil consacre ici la faculté pour le législateur d’instaurer des régimes d’exception en plus des régimes prévus (art. 16) ou visés (art. 36) par la Constitution ». C’est donc elle qui est à l’origine de cette dualité des sources des régimes d’exception : constitutionnelle et législative. Une telle conclusion n’allait pas du tout de soi, car le moyen des requérants selon lequel l’importance des atteintes à la liberté provoquées par la mise en œuvre de l’état d’urgence nécessitait une « habilitation » constitutionnelle avait, du point de vue du droit constitutionnel des libertés, une certaine solidité.
Par ailleurs, le Conseil tire judicieusement parti de l’article 34 de la Constitution, aux termes duquel « la loi fixe les règles concernant [...] les garanties fondamentales accordées aux citoyens pour l’exercice des libertés publiques. » Se livrant à une interprétation audacieuse de l’article 34, destinée à « pallier les lacunes » du texte constitutionnel qui résulte de l’absence de mention de l’état d’urgence, il estime que cette disposition de la Constitution habilite le législateur à instituer, modifier ou appliquer l’état d’urgence. Il fait donc produire des « effets extrêmement étendus » à la disposition précitée de l’article 34, qui est interprétée comme conférant au Parlement, non seulement la compétence de « définir de nouvelles libertés », mais aussi de « restreindre l’exercice des libertés publiques » au nom de la sauvegarde de l’ordre public.
Ainsi réinterprété, l’article 34 habiliterait le législateur à « opérer la conciliation nécessaire entre le respect des libertés et la sauvegarde de l’ordre public sans lequel l’exercice des libertés ne saurait être assuré ». Selon ce raisonnement, le législateur est compétent en matière de « garanties des libertés publiques » et il est même possible de faire entrer l’état d’urgence dans cette catégorie, car il concerne les limites possibles à de telles libertés. Parce que la sauvegarde de l’ordre public est un impératif qui acquiert valeur constitutionnelle et qui est poursuivi de manière radicale par l’état d’urgence, il faut admettre que le législateur est compétent, en vertu de l’article 34 de la Constitution, pour légiférer en la matière.
Toutefois, le Conseil constitutionnel omet ici de prendre en considération la différence décisive entre régime normal et régime d’exception. Certes, il reprend la formule classique selon laquelle le législateur concilie les libertés avec l’ordre public, principe sous-jacent à la jurisprudence administrative relative aux libertés publiques de l’arrêt Basly à l’arrêt Benjamin. D’une certaine manière, et comme souvent, il transpose au niveau constitutionnel la jurisprudence administrative. Toutefois, une telle transposition aurait mérité un correctif, car en période exceptionnelle, ladite jurisprudence administrative – des arrêts Dames Dol et Laurent, Delmotte et Senmartin jusqu’à l’arrêt Heyriès – reconnaît que l’équilibre entre libertés et ordre public est rompu en faveur de celui-ci, et au détriment de celle-là. On ne saurait confondre en effet « période normale » et « période exceptionnelle », comme certains commentateurs l’ont judicieusement fait remarquer. Or, de ce point de vue, la décision de 1985 n’a pas assez souligné le fait que cet état d’urgence est, en réalité, « un régime législatif en période de circonstances exceptionnelles », et qu’il opère un basculement décisif vers un système plus répressif que libéral.
Le reste de la décision du Conseil constitutionnel s’attache à désamorcer les autres arguments, relatifs à la violation des articles 74 et 66, en interprétant la loi déférée au Conseil constitutionnel comme « une mesure d’application des deux lois de 1955 et 1984 ». Il en résulte, d’une part, qu’en raison de sa « nature », elle « n’avait pas à être soumise à la consultation de l’assemblée territoriale » (Cons. 8) et, d’autre part, que les moyens relatifs à l’imprécision des « règles de l’état d’urgence en Nouvelle-Calédonie et dépendances » portant sur « les pouvoirs du Haut-Commissaire » et qui aboutissent à une violation des dispositions des articles 34, 66 et 74 de la Constitution « portent sur les règles mêmes de l’état d’urgence telles qu’elles résultent de la loi du 3 avril 1955 modifiée et de l’article 119 de la loi du 6 septembre 1984 » (Cons. 9). En d’autres termes, la loi du 3 avril 1955 fait en quelque sorte « écran » à un contrôle de constitutionnalité des dispositions de la loi du 25 janvier 1985 rétablissant l’état d’urgence. Pour que cet écran disparût, il eût fallu admettre qu’en l’espèce, le Conseil pût contrôler de façon incidente la constitutionnalité de cette loi de 1955, une loi déjà promulguée.
Or, si le Conseil constitutionnel admet pour la première fois de manière aussi générale le principe d’un tel contrôle par voie d’exception, il le rejette lorsque la loi contestée ne fait qu’appliquer la loi originelle. Or, comme le note judicieusement le professeur Wachsmann, « on voit mal en quoi le caractère de mesures d’application du texte déféré au Conseil justifie une immunité de la loi de base, alors que tel n’est plus le cas lorsque le texte déféré modifie cette loi. La nature du rapport entre le texte sous examen et la loi déjà promulguée est en réalité très secondaire par rapport au souci d’assurer un contrôle plénier de la constitutionnalité du texte déféré qui a déterminé le revirement. On déplore donc que le Conseil ne soit pas allé jusqu’au bout de la logique de sa jurisprudence nouvelle et on ne peut se défendre du sentiment que cette nouvelle distinction avait surtout pour le juge l’avantage de le dispenser en l’espèce d’entreprendre le délicat contrôle incident de la législation sur l’état d’urgence, sans pour autant risquer de trop fermer pour l’avenir la possibilité d’un contrôle incident, la notion de loi de mise en application étant suffisamment restrictive ». En l’espèce, le Conseil juge implicitement que la loi du 25 janvier 1985 ne modifie pas la loi du 3 avril 1955 et n’en est que la simple application. Cette analyse juridique lui permet de refuser d’examiner par voie d’exception la constitutionnalité de la loi du 3 avril 1955.
δ. La véritable faiblesse de la décision : une certaine incohérence
On a pu critiquer telle ou telle partie de la décision, comme on l’a vu plus haut en relevant l’illogisme de la limitation du contrôle des lois déjà promulgués. De son côté François Luchaire estime que le Conseil a, en avalisant la loi de rétablissement de l’état d’urgence, qui est un « acte-condition », étendu de façon dangereuse le domaine de la compétence du législateur. Quelle que soit la validité de ces critiques, celles-ci ne ciblent pas, selon nous, l’élément le plus contestable de cette décision du 25 janvier 1985 : elle est entachée de contradiction interne.
En réalité, le Conseil est resté en quelque sorte prisonnier d’une question mal posée à l’origine par les « saisissants ». Ceux-ci ont soulevé, dans leur requête, la question de « savoir si la Constitution de 1958 contenait ou non un titre juridique permettant au législateur d’établir une semblable législation ». Mais ainsi formulée, la question ne rend pas compte du cas d’espèce, car la loi relative à la Nouvelle-Calédonie n’a précisément pas pour objet « d’établir une semblable législation », c’est-à-dire une législation d’exception – tel était l’objet de la loi du 3 avril 1955 –, mais seulement de prolonger un état d’urgence déterminé en 1985. Certes, comme n’a pas manqué de le relever le Conseil constitutionnel (Cons. 3, in fine), la loi de 1955 est modifiée sous l’empire de la Constitution de 1958 par l’ordonnance du 15 avril 1960, mais une telle modification ne porte que sur la compétence de déclarer l’état d’urgence. Surtout, il est très difficile de prétendre qu’en ayant ainsi modifié le droit positif, le « législateur » de 1960 aurait rattaché l’état d’urgence à l’état de siège prévu à l’article 36 de la Constitution de 1958.
Quoi qu’il en soit, le Conseil constitutionnel a cru devoir répondre à cette question de l’incompétence du législateur en ce qui concerne l’institution de l’état d’urgence. Dans les premiers considérants de la décision, il énonce que la loi du 3 avril 1955 est toujours juridiquement valide, n’ayant pas été implicitement abrogée par la Constitution de 1958 et que le législateur peut, sous l’empire de la Constitution, « prévoir un régime d’état d’urgence » (Cons. 4). Autrement dit, il examine le régime de l’état d’urgence, tel qu’il est fixé par la loi de 1955 et il l’estime « rattachable » à l’article 34 de la Constitution. Toutefois, dans la suite de sa décision, il change de point de vue afin de réfuter les moyens des requérants selon lesquels la loi déférée violerait notamment les articles 66 et 74. Cette fois, il souligne le caractère particulier de la loi qui ne serait qu’une « simple mesure d’application » de la loi du 3 avril 1955..Il en résulte que la seule façon de contester la constitutionnalité de la loi relative à la Nouvelle-Calédonie serait de contester celle qui la fonde, c’est-à-dire celle du 3 avril 1955 instituant l’état d’urgence. Mais, comme on l’a vu plus haut en analysant les deux derniers considérants sur le contrôle incident de constitutionnalité, il refuse de le faire en arguant de son impossibilité lorsque la loi déférée se borne à appliquer la loi déjà promulguée – ce qui serait le cas en l’espèce.
Par là même, le Conseil constitutionnel se contredit gravement. Si la loi du 3 avril 1955, fondement de la loi déférée, ne peut voir sa constitutionnalité contestée devant lui (fin de sa décision), alors il était totalement inutile de se demander (début de la décision) si cette loi du 3 avril 1955 était compatible avec la Constitution de 1958. Certes, il a trouvé un titre de compétence du législateur dans l’article 34 de la Constitution. Une telle démonstration, aussi habile fût-elle, n’était pas de nature à résoudre le cas de la conformité à la Constitution de la loi rétablissant l’état d’urgence en Nouvelle-Calédonie. Ainsi, les deux considérants (2 et 3) cités plus haut et relatifs à la compatibilité de la loi de 1955 avec la Constitution constituent une sorte d’obiter dictum, car ils ne permettent pas de résoudre le cas d’espèce. En réalité, la loi déférée relative à l’état d’urgence en Nouvelle-Calédonie n’est pas inconstitutionnelle pour la seule et unique raison qu’elle met en application la loi originelle du 3 avril 1955 modifiée en 1960 que le Conseil constitutionnel refuse de contrôler de façon incidente.
En réalité, la difficulté de saisir les problèmes juridiques relatifs à l’état d’urgence provient de la malfaçon législative initiale qu’on a examinée plus haut, c’est-à-dire de la dualité matérielle de la loi de 1955. La loi rétablissant l’état d’urgence en Nouvelle-Calédonie ne modifie pas le fond du droit : en tant que telle, elle ne porte pas en soi et directement atteinte aux droits et libertés constitutionnels, puisqu’elle se borne à rendre applicable pour six mois l’état d’urgence sur le territoire de la Nouvelle-Calédonie. Elle remet en vigueur un droit préexistant et on retombe ici sur les difficultés relevées plus haut, découlant de la dualité matérielle de la loi de 1955.
Finalement, cette décision du 25 janvier 1985 n’est justifiable qu’en invoquant des arguments d’ordre pragmatique, comme l’ont fait des commentateurs autorisés. Les uns estiment que le Conseil « n’a pas voulu laisser de vide juridique et contrecarrer l’action du Gouvernement au moment où il y avait urgence et nécessité d’assurer la continuité de l’État ». Certes, mais un tel un argument est de pure politique juridique et s’il était généralisé, le contrôle de constitutionnalité des lois devrait toujours céder devant la raison d’État ! D’autres considèrent que le Conseil, en refusant de contrôler la constitutionnalité de la loi du 3 avril 1955, a surtout réussi à esquiver la question compliquée de savoir si ces « situations exceptionnelles » ne violaient pas l’article 66 de la Constitution, alors qu’on est en présence d’atteintes à des libertés individuelles « sans aucun contrôle de l’autorité judiciaire ». Cette timidité s’expliquerait par la nécessité de ne pas déstabiliser l’ordre juridique par un contrôle incident de constitutionnalité qui ferait « apparaître la non-conformité à la Constitution d’une grande partie de notre arsenal juridique ». Ici encore, ce sont des considérations de politique juridique qui seraient donc déterminantes.
Quoi qu’il en soit, malgré la faiblesse résultant de cette contradiction interne, la décision du 25 janvier 1985 a marqué l’histoire de l’état d’urgence en France en accréditant l’idée que puissent coexister, dans le droit positif français, deux types de régimes d’exception, l’un constitutionnel et l’autre législatif. Elle a servi de précédent dans l’affaire récente de la QPC suscitée par une assignation à résidence prise sur le fondement de la loi du 20 novembre 2015. Une nouvelle fois, le Conseil constitutionnel était invité par les requérants à discuter la question de l’absence de fondement constitutionnel de l’état d’urgence. Comme en 1985, le Conseil reconnaît, d’une part, la compétence du législateur de créer des régimes d’exception et, d’autre part, la possibilité de subsumer l’état d’urgence sous l’article 34 de la Constitution. Il a appliqué, trop mécaniquement selon nous, son ancienne jurisprudence à un cas nouveau, car la loi du 20 novembre 2015, à la différence de la loi du 25 janvier 1985, modifie considérablement le régime juridique de la loi du 3 avril 1955 (voir infra, § IV).
C. L’état d’urgence dans les « banlieues »: les leçons politiques et contentieuses du précédent de 2005
Comme on a eu l’occasion de le souligner à partir de l’analyse de l’ordonnance du 15 avril 1960, la présidentialisation du régime, caractéristique de la Ve République, est particulièrement sensible en matière d’état d’urgence. C’est en effet sous l’autorité du Président de la République et à son bénéfice que fut ôtée au Parlement, par cette ordonnance, la prérogative essentielle de déclarer l’état d’urgence. L’article 2, alinéa 1er de l’ordonnance du 15 avril 1960 précise que l’état d’urgence est déclaré, non plus par le Parlement comme dans le système antérieur, mais « par décret en Conseil des Ministres », c’est-à-dire par un décret présidentiel.
Même si le Conseil des Ministres est entendu, la décision de mettre en œuvre l’état d’urgence relève donc du pouvoir discrétionnaire du chef de l’État. Cette dimension apparaissait d’ailleurs très clairement à travers l’intervention télévisée du Président de la République, le 13 novembre 2015 au soir, alors même que les attentats parisiens étaient toujours en cours. Avant même que le Conseil des Ministres, dont il annonce alors la convocation immédiate, ait pu se réunir, il précise que « deux décisions y seront prises » : outre la « fermeture des frontières », « l’état d’urgence sera décrété […] sur l’ensemble du territoire ». La réunion du Conseil des Ministres, dont on ne pouvait espérer dans de telles circonstances et à une telle heure qu’elle se tienne au grand complet, apparaît donc de pure forme. Sa délibération est une simple formalité, comme le soulignait d’ailleurs Bruno Genevois, dès sa belle ordonnance du 14 novembre 2005 :
[D]ans son texte initial, l’appréciation à porter sur l’opportunité de sa mise en œuvre [de l’état d’urgence] était réservée à la représentation nationale ; [...] sous l’empire du texte présentement en vigueur, la responsabilité de ce choix incombe au chef de l’État, sous réserve, en cas de prorogation au-delà du délai de douze jours de ce régime, de l’intervention du Parlement ; [...] il s’ensuit que le Président de la République dispose d’un pouvoir d’appréciation étendu lorsqu’il décide de déclarer l’état d’urgence et d’en définir le champ d’application territorial.
La déclaration de l’état d’urgence est avant tout une prérogative présidentielle, dont on ne saurait nier la portée.
Pourtant, c’est précisément le précédent de 2005 où l’état d’urgence fut déclaré pour lutter contre les émeutes en banlieues qui semble aller à l’encontre de cette analyse. Le Chef de l’État, physiquement affaibli, fut alors largement éclipsé par un Premier Ministre qui tendait à inscrire son action dans la perspective de l’élection présidentielle à venir (1). Ce recours à l’état d’exception destiné certes à lutter contre d’intenses violences urbaines, mais qui s’inscrivait aussi dans un contexte politique très concurrentiel, fut assez vivement contesté, à l’intérieur comme à l’extérieur des prétoires, avec un apport contentieux qui demeura en définitive assez mince (2).
1. L’état d’urgence et l’horizon de l’élection présidentielle
Le 27 octobre 2005, deux adolescents meurent électrocutés à Clichy-sous-Bois, après s’être réfugiés dans un transformateur d’EDF pour échapper à la police. Ce n’est qu’une semaine plus tard, à partir du moment où violences urbaines et incendies de véhicules se répandent hors Île-de-France, que l’état d’urgence est décrété, le 8 novembre 2005. Comme souvent en période de crise aiguë, l’état d’urgence est bien accepté par la majorité des Français. Pourtant, il s’agissait alors de renouer avec un régime juridique qui n’avait pas jamais connu d’application en France métropolitaine, pas même lors des événements de Mai 1968.
Juridiquement, l’état d’urgence de 2005 répond à un schéma classique : au décret pris en Conseil des Ministres qui déclare l’état d’urgence vient s’ajouter un décret simple, de nature applicative, qui précise les mesures susceptibles d’être prises dans des zones déterminées figurant en annexe. Toutefois ces textes sont édictés dans un contexte politique très particulier, marqué à la fois par un affaiblissement physique du Chef de l’État Jacques Chirac et une très forte rivalité entre le Premier Ministre Dominique de Villepin et le Ministre de l’Intérieur Nicolas Sarkozy, concurrence qu’attise encore la campagne présidentielle à venir de 2007. À certains égards, comme on a pu le noter à l’époque, « l’instauration de l’état d’urgence apparaît comme une stratégie politique du gouvernement, décidée dans un contexte déjà préélectoral ».
Les émeutes dans les banlieues mettent en effet à l’épreuve un singulier tandem nommé par le Président Jacques Chirac en juin 2005, à la suite de l’échec du référendum sur l’Europe du 29 mai. À la grande déception de Nicolas Sarkozy, qui depuis 2002 espère s’imposer Premier Ministre, Dominique de Villepin, ex-Secrétaire général de l’Élysée, s’installe à Matignon, tandis que le Président de l’UMP est nommé Ministre de l’Intérieur, à l’unique poste de Ministre d’État du Gouvernement. Contrairement à la tradition républicaine, ce dernier obtient du Président de République qu’il annonce en personne ces nominations lors d’une allocution solennelle à la télévision.
Toutefois, dès la rentrée de 2005, la rivalité entre Dominique de Villepin et Nicolas Sarkozy s’exacerbe, tandis que le Président de la République, victime d’un accident vasculaire cérébral et hospitalisé le 3 septembre, ne parvient plus à jouer les arbitres entre deux hommes dotés de styles différents, mais d’une ambition présidentielle identique. Tandis que Nicolas Sarkozy fait allusion, lors des journées parlementaires de l’UMP, à la dissolution ratée de 1997 inspirée par Dominique de Villepin, ce dernier se répand en menaces à peine voilées à l’encontre du Ministre de l’Intérieur, devant le groupe UMP réuni en huis clos à l’Assemblée nationale.
Début octobre, les banlieues s’enflamment. Nicolas Sarkozy ayant fait de longue date de la sécurité son sujet fétiche, il a toutes les raisons de craindre que les Français se mettent à douter de l’efficacité de son action. Ayant promis de nettoyer les « quartiers » de La Courneuve « au Karcher » au mois de juin, il intervient en premier, qualifie les émeutiers de « racailles » puis annonce le 30 octobre, sur TF1, l’ouverture d’une enquête pour faire toute la « vérité » sur « ce drame ». Le Premier Ministre et le Président de la République se contentent dans un premier temps de le regarder faire, sans doute dans l’espoir de le voir endosser la responsabilité des troubles. Toutefois, la tension exacerbe rapidement les rivalités entre le Chef de Gouvernement et le Ministre de l’Intérieur, qui affichent de plus en plus ouvertement leurs désaccords, tandis que les émeutiers, suivis par une partie minoritaire de l’opposition, réclament la démission de ce dernier. Le Ministre délégué à la promotion de l’égalité des chances, Azouz Begag, « villepiniste » convaincu, déplore alors que son collègue de l’Intérieur se laisse « déborder par une sémantique guerrière imprécise ». Cependant, avec l’extension des violences urbaines en banlieue parisienne et en province, ce n’est bientôt plus l’action du Ministre de l’Intérieur qui se voit remise en cause, mais bien celle du Gouvernement tout entier, voire celle d’un Président de la République qui, en fonction depuis10 ans, n’en finit plus de se taire.
Le Premier Ministre, conscient qu’il n’a pas d’autres choix que de gérer avec son Ministre de l’Intérieur l’exaspération des banlieues et plus largement celle de l’ensemble des Français, inquiet également de constater le caractère anxiogène des analyses qui sont faites à l’étranger de la situation française, finit par s’imposer. Afin de ramener le calme dans les banlieues pour l’essentiel et au sein de ses troupes accessoirement, il annonce l’instauration de l’état d’urgence, le 7 novembre 2005. Celle-ci correspond donc avant tout à un objectif de sécurité publique face à des violences dont l’ampleur était incontestable. Mais elle s’inscrit aussi, on le voit, dans un calcul politique qui permet au Premier Ministre de prendre temporairement l’avantage, dans la concurrence acharnée qui l’oppose au Ministre de l’Intérieur.
Toutefois, ce qui nous intéresse ici, ce ne sont évidemment pas les manifestations précises de cette rivalité ou son épilogue, au demeurant connu : la popularité du Ministre de l’Intérieur sort renforcée de la crise des banlieues, tandis qu’un an plus tard, avec l’épisode du CPE puis celui de l’affaire Clearstream, Dominique de Villepin cesse de s’imposer comme un présidentiable crédible, laissant ainsi le champ libre à Nicolas Sarkozy, alors grand favori des militants UMP.
Le point essentiel pour l’état d’urgence réside dans la distorsion flagrante entre le texte déclaratif, décret présidentiel pris en Conseil des Ministres comme il se doit, et la réalité de la prise de décision. À lire les récits de l’époque en effet, il est étonnant de constater combien les différentes décisions, et singulièrement celle de recourir à l’état d’urgence, furent prises à Matignon plutôt qu’à l’Élysée, au terme de multiples consultations organisées personnellement par le Premier Ministre plutôt qu’au sein d’un débat en Conseil des Ministres.
Le Président de la République en revanche brille par son absence. Les rares fois où il apparaît, il semble usé, ailleurs, comme si les émeutes urbaines trahissaient l’impuissance fondamentale d’un Chef d’État qui s’était pourtant engagé à lutter contre la fracture sociale. Ce n’est que le 2 novembre, au bout de six jours d’émeutes, qu’il se décide à prendre enfin la parole, mais dans le cercle encore restreint du Conseil des Ministres, laissant à Jean-François Copé, alors Porte-parole du Gouvernement, le soin de relayer les propos présidentiels. Quelques jours plus tard, en plein cœur de la crise, le dimanche 6 novembre, à l’issue de la réunion du Conseil de sécurité intérieure, le Président de la République se contente de prononcer quelques mots sur le perron de l’Élysée… pour annoncer la déclaration à venir de son Premier Ministre. Puis il remonte, au bras de celui-ci, les quelques marches du palais : on sent le terme d’un long règne, celui d’un Président fatigué par les épreuves et la maladie, une configuration proche de celle de la fin du second septennat de F. Mitterrand. Il faut attendre le 14 novembre soit dix-huit jours de crise, pour que Jacques Chirac se livre enfin à une déclaration solennelle aux Français, justifiant alors tardivement un état d’urgence qui relevait pourtant de sa compétence.
L’intervention du Premier Ministre, annoncée par le Président de la République le 6 novembre, a lieu dès le 7, lorsque D. de Villepin, après douze jours de violences urbaines, vient présenter ses “mesures d’urgence” sur TF1. Le Premier Ministre annonce alors la convocation par le Chef de l’État d’un Conseil des Ministres exceptionnel le lendemain matin, en vue d’appliquer un couvre-feu « partout où c’est nécessaire », en mettant en œuvre les dispositions de la loi du 3 avril 1955. Le 8 novembre, les décrets applicables à compter du lendemain sont publiés au Journal Officiel. Le Premier Ministre se rend alors à l’Assemblée nationale pour une séance très agitée, mais sans grand intérêt, articulée autour d’une déclaration du Gouvernement sur la situation créée par les violences urbaines suivie d’un débat.
Trois points saillants peuvent être retenus de cette séquence.
Tout d’abord, comme ce sera d’ailleurs à nouveau le cas en 2015, l’annonce de la mise en œuvre de l’état d’urgence précède la réunion du Conseil des Ministres, ce qui est bien la preuve que celui-ci, en la matière, ne joue guère qu’un rôle de chambre d’enregistrement. Dans le même sens, et même s’il faut faire la part de la rivalité au sommet de l’exécutif que nous venons de souligner, la décision est prise alors même que les dissensions sur la nécessité de recourir à l’état d’urgence sont fortes entre le Chef du Gouvernement et le Ministre de l’Intérieur. Nicolas Sarkozy, numéro 2 du Gouvernement, ne cachait pas en 2005 être défavorable à l’instauration de l’état d’urgence, craignant que les préfets ne sachent faire usage des pouvoirs qui leur seraient ainsi conférés et estimant que lui-même n’en avait pas besoin pour maîtriser la situation dans les banlieues. Contraint malgré tout de jouer la carte de la solidarité gouvernementale, il évoque, lors d’une visite à Toulouse, dans la soirée du 8 novembre, un « choix collectif » inspiré par le Premier Ministre, mais continue, discrètement de faire part de ses réserves à de nombreux maires réticents à se voir imposer un couvre-feu.
On notera ensuite, qu’à la différence cette fois de 2015, l’annonce de l’instauration de cet état d’exception est ici faite par le Premier Ministre et non par le Président de la République, alors même que depuis l’ordonnance du 15 avril 1960, la déclaration de l’état d’urgence, à l’instar de celle de l’état de siège, relève de la compétence exclusive du Président de la République. La décision de mettre en œuvre l’état d’urgence, dont on a déjà souligné le caractère factice de la dimension collégiale, ne semble donc, de surcroît, ne relever ici que formellement du chef d’État à travers la signature qu’il appose sur le décret en Conseil des Ministres. L’enchaînement réel des circonstances, le fait que le Président de la République ait été, essentiellement pour des raisons de santé sans doute, contraint de demeurer en retrait, montre qu’il ne fut pas à l’origine de la prise de décision et que ce n’est pas lui qui a, pour l’essentiel, procédé à l’évaluation des circonstances menant à la décision. Bel exemple de l’impuissance du droit à saisir le fait lorsque la dyarchie du pouvoir exécutif s’inverse…
Enfin, le Premier Ministre, lors de son annonce télévisée, ne fait allusion qu’au seul couvre-feu, ce qui entraîna d’ailleurs des analyses a minima de la part des médias. Certains chercheurs, sans doute avec raison, ont pu expliquer cette réticence à appeler l’état d’urgence par son nom dans un « contexte de réminiscences fiévreuses du passé colonial français », la loi du 3 avril 1955 ayant été créée à une époque de revendications nationales par les Algériens et utilisée pour la dernière fois face au soulèvement indépendantiste néo-calédonien. De manière plus prosaïque, un membre du gouvernement voyait dans cette réserve une mesure de prudence : « Utiliser ce terme […], c’était reconnaître aux yeux du monde que la France était à feu et à sang ». Quoi qu’il en soit, la lecture des décrets révèle une décision d’une tout autre ampleur que ce que la déclaration du Premier Ministre laisse entendre.
En vertu des décrets du 8 novembre 2005, c’est en effet quasiment tout l’arsenal de la loi du 3 avril 1955 qui est activé. Le décret no 1386 du 8 novembre 2005 « portant application de la loi no 55-385 du 3 avril 1955 » et pris en Conseil des Ministres commence par déclarer la mise en œuvre de la loi de 1955, sur le territoire métropolitain, à l’exclusion donc des départements d’Outre-mer. Comme le feront plus tard les décrets déclaratifs de 2015, il emporte application de l’article 11 alinéa 1, qui confère aux autorités administratives le pouvoir d’ordonner des perquisitions à domicile de jour comme de nuit. Il exclut de ce fait l’application de l’article 11 alinéa 2 qui reconnaît à l’administration le pouvoir d’instaurer un contrôle de la presse. Le décret no 2005-1387, daté du même jour, se distingue du premier par la subtile dissemblance de son intitulé, qui correspond à une réelle différence de contenu. « Relatif à l’application de la loi no 55-385 du 3 avril 1955 », il précise les modalités d’application des différentes dispositions de la loi de 1955. Si l’article 5 est applicable à tout le territoire et permet aux préfets d’interdire la circulation des personnes ou des véhicules dans les lieux et aux heures fixés par arrêté, la mise en œuvre des articles 6, 8, 9 et le 1° de l’article 11 est circonscrite à une partie du territoire délimitée dans un tableau annexé au décret. Ces articles n’en remettent pas moins des prérogatives d’exception au Ministre de l’Intérieur et aux préfets des départements concernés, dans 25 départements dont les huit d’Île-de-France : mesures d’assignation à résidence (art. 6), de remise des armes de première, quatrième et cinquième catégories (art. 9), de fermeture provisoire de salles de spectacles, débits de boissons ou lieux de rassemblement et d’interdiction des réunions (art. 8). Ces mesures d’exception firent l’objet de contestations relativement virulentes, tant au cœur des assemblées, qu’au sein des juridictions.
2. De nombreuses contestations mais peu de résultats
Si le recours à l’état d’urgence est en général assez peu contesté, parce que pris par définition dans des circonstances exceptionnelles, sa prorogation fait en général l’objet de davantage de débat. En la matière, le précédent de 2005 n’échappa pas à la règle.
Au sein de la commission des lois de l’Assemblée nationale chargée d’examiner le projet de loi prorogeant l’état d’urgence, nombre d’interrogations tournent ainsi autour de la nécessité d’un tel vote, compte tenu de l’arsenal juridique existant et de la décrue déjà perceptible des violences urbaines. Les parlementaires se faisaient ainsi notamment l’écho d’interrogations parues dans la presse qui, du fait de la réduction de l’état d’urgence aux couvre-feux opérée par le Premier Ministre lors de son intervention télévisée, contestaient essentiellement la nécessité d’étendre en la matière les pouvoirs du maire. Il est vrai que de telles mesures pouvaient déjà être prises par arrêté municipal, sous le régime de droit commun. Néanmoins, ce pouvoir de police du maire étant soumis à un strict contrôle de légalité, limitant ces mesures aux seuls mineurs et les subordonnant à différentes conditions (existence d’un risque particulier, adaptation de leur contenu à l’objectif de protection visé et subordination de l’exécution forcée aux seuls cas d’urgence), le Gouvernement soutenait, au moment de la demande de prorogation de l’état d’urgence, la nécessité d’être en mesure d’édicter en la matière des interdictions de circuler beaucoup plus générales. N’emporte pas davantage l’adhésion de la commission l’argument, d’ailleurs repris par J.-M. Ayrault devant l’Assemblée nationale, selon lequel si l’état d’urgence présente bien un caractère transitoire, il convenait de revenir au droit commun en appliquant avec fermeté l’arsenal juridique existant. En dépit de ces voix discordantes, plus vives en 2005 qu’elles ne le seront en 2015, le projet de loi prorogeant pour trois mois l’état d’urgence déclaré le 8 novembre est adopté sans difficulté le 15 novembre à l’Assemblée nationale et le lendemain au Sénat, alors même que la police fait déjà état d’un « retour à une situation quasi normale » sur le terrain.
En dépit de la relative proximité des fêtes de fin d’année propices aux troubles, la prorogation de 2005 ne relevait pas de l’évidence : la mise en œuvre de cette législation d’exception avait en effet été conçue comme étant d’autant plus temporaire que les violences urbaines baissèrent en effet assez vite en intensité. Il en résulte que dès le 10 novembre « l’Élysée et Matignon réfléchissent déjà à la meilleure manière de sortir de l’état d’urgence ». Par ailleurs, la proclamation même de l’état d’urgence fait l’objet de contestations contentieuses, relativement nombreuses, mais qui ne furent guère couronnées de succès.
Parmi ces recours qu’occasionna l’état d’urgence mis en œuvre pour lutter contre les violences urbaines, celui dont la densité constitutionnelle est la plus forte est sans conteste l’ordonnance prise dans le cadre d’un référé suspension en date du 18 novembre 2005. Le requérant soutenait en effet, à titre principal, que la loi du 3 avril 1955 aurait été implicitement abrogée par la Constitution du 4 octobre 1958, « laquelle traite du régime de l’état de siège et non de celui de l’état d’urgence ». Or, si le juge administratif ne saurait se prononcer sur la conformité d’une loi aux dispositions constitutionnelles en vigueur à la date de sa promulgation, il lui revient de constater l’abrogation, fût-elle implicite, de dispositions législatives, par un texte qui lui est postérieur, que celui-ci ait valeur législative ou constitutionnelle. L’ordonnance toutefois n’apporte pas grand-chose de nouveau. Elle se contente de s’inspirer 4e considérant de la décision du Conseil constitutionnel du 25 janvier 1985 sur la loi relative à l’état d’urgence en Nouvelle-Calédonie, et d’en expliciter le contenu. Tout au plus s’efforce-t-elle de distinguer, davantage que l’avait fait le Conseil constitutionnel, l’état d’urgence de l’état de siège qui est, lui, prévu à l’article 36 de la Constitution : « la consécration du régime de l’état de siège sur le plan constitutionnel […] ne fait pas […] obstacle à ce que le législateur, institue […] un régime de pouvoirs exceptionnels distinct du précédent reposant, non comme c’est le cas pour l’état de siège sur un accroissement des pouvoirs de l’autorité militaire, mais, ainsi que le prévoit le régime de l’état d’urgence, sur une extension limitée dans le temps et dans l’espace des pouvoirs des autorités civiles, sans que leur exercice se trouve affranchi de tout contrôle ». Dès lors, « il n’y a pas entre le régime de l’état d’urgence issu de la loi du 3 avril 1955 et la Constitution du 4 octobre 1958 une incompatibilité de principe qui conduirait à regarder cette loi comme ayant été abrogée par le texte constitutionnel ». Le moyen tiré de cette abrogation implicite de la loi par la Constitution ultérieure est donc rejeté. On a ici un parfait exemple de concorde jurisprudentielle entre le Conseil constitutionnel et le Conseil d’État, à cette différence près que celui-ci motive plus longuement et mieux que celui-là sa décision.
Au-delà de cette question de l’abrogation implicite de la loi du 3 avril 1955 par la Constitution de 1958, dont le choix de ne constitutionnaliser que l’état de siège serait un indice, les autres recours portèrent davantage sur le contenu des décrets. Frédéric Rolin, alors professeur de droit public à l’Université d’Évry, fut le premier à soutenir, devant le Conseil d’État, le caractère excessif de la déclaration de l’état d’urgence au regard des événements. Saisi là encore dans le cadre d’un référé-suspension, la Haute juridiction conclut au rejet de la requête dès le 14 novembre 2005. Tandis que le requérant faisait valoir l’illégalité du décret no 2005-1386 « qui déclare l’état d’urgence sur l’ensemble du territoire métropolitain » alors que « seules quelques centaines de communes ont connu des troubles qui justifient, selon le gouvernement, l’édiction de la mesure critiquée », le Conseil d’État rejette cet argument tiré de la méconnaissance du principe de nécessité « eu égard à l’aggravation continue depuis le 27 octobre 2005 des violences urbaines, à leur propagation sur une partie importante du territoire et à la gravité des atteintes portées à la sécurité publique ».
C’est plus largement l’ensemble des arguments visant à souligner le caractère excessif ou superflu de la déclaration qui est rejeté. Il en va ainsi de la considération selon laquelle « la raison principale de la déclaration de l’état d’urgence vise à l’institution d’un couvre-feu » que l’autorité de police peut prendre sans qu’un recours à la loi de 1955 soit nécessaire ou encore, concernant le décret no 2005-1387, du constat en vertu duquel rien ne permet d’affirmer que l’éviction de l’autorité judicaire inhérente à la mise en place de mesures administratives d’assignation à résidence et de perquisition « serait nécessaire au rétablissement de l’ordre public ». Bref, l’ordonnance donne raison au Ministre de l’Intérieur qui, dans son mémoire en défense, défendait la thèse selon laquelle « les mesures qu’autorise l’institution de l’état d’urgence sont les seules à même d’apporter aux autorités administratives les possibilités d’actions préventives qui leur faisaient défaut ». De plus, en précisant que la loi du 3 avril 1955 « a eu pour objet de permettre aux pouvoirs publics de faire face à des situations de crise ou de danger exceptionnel et imminent qui constituent une menace pour la vie organisée de la communauté nationale », le Conseil d’État élargit encore le pouvoir d’appréciation dévolu par la loi du 3 avril 1955 à l’auteur de la déclaration de l’état d’urgence – qu’est, depuis l’ordonnance du 15 avril 1960, le Président de la République – au-delà même des conditions fixées par l’article 1er de la loi de 1955. En effet, celui-ci prévoit le recours à l’état d’urgence « en cas de péril imminent résultant d’atteintes graves à l’ordre public », ou « en cas d’événements présentant, par leur nature et leur gravité, le caractère de calamité publique ». Cette extension du pouvoir discrétionnaire conféré au pouvoir exécutif est même renforcée par la formule de l’ordonnance selon laquelle « le Président de la République dispose d’un pouvoir d’appréciation étendu lorsqu’il décide de déclarer l’état d’urgence et d’en définir le champ d’application territorial ». Les requérants n’ont donc guère de chance de voir remis en cause une déclaration d’état d’urgence devant le juge des référés. Leur seule source de consolation est qu’en arrimant de la sorte l’état d’urgence aux événements en cours, le Conseil d’État rappelle que la légitimité de son maintien est également subordonnée à la prolongation des circonstances qui lui ont donné naissance.
Dès lors, la fin des violences ne pouvait que donner lieu à des requêtes supplémentaires. Elles prirent tout d’abord la forme d’un autre référé suspension, par lequel les requérants demandaient au Conseil d’État, à titre principal, d’ordonner la suspension de l’état d’urgence ou à défaut, d’enjoindre au Président de la République de prendre un décret y mettant fin et, à titre subsidiaire, de l’obliger à procéder à un réexamen des circonstances de fait et de droit afin de déterminer si l’état d’urgence devait être maintenu. La requête est rejetée, le juge des référés du Conseil d’État reconnaissant certes une amélioration sensible de la situation au 9 décembre 2005, mais estimant, d’une part, que les demandes à titre principal excèdent sa compétence et, d’autre part, que celles formulées à titre subsidiaire ne sauraient être satisfaites : la décision du Chef de l’État de ne pas mettre fin à l’état d’urgence ne saurait, dans l’exercice du pouvoir d’appréciation étendu qui est le sien, être considérée comme étant entachée d’une illégalité manifeste. Dès lors, la condition d’atteinte « manifestement illégale » aux libertés qu’exige, en plus de celle de l’urgence, une intervention du juge des référés sur le fondement de l’article L. 521-2 du code de justice administrative n’est pas remplie.
Les procédures d’urgence ayant échoué, le Conseil d’État est ensuite saisi au fond de la légalité des deux décrets du 8 novembre 2005. Si nul, et surtout pas les requérants, ne contestait la compétence du Conseil d’État pour connaître de ces décrets et donc pour se prononcer sur le pouvoir d’appréciation du Président de la République de déclarer l’état d’urgence, c’est néanmoins par cette question liminaire que débutent les très intéressantes conclusions du Commissaire du gouvernement Marie-Hélène Mitjavile.
Leur lecture permet de mieux distinguer la déclaration de l’état d’urgence de cette autre modalité de l’état d’exception qu’est la décision de mettre en œuvre l’article 16 de la Constitution. On savait que celle-ci, prise par le Président de la République sans contreseing ministériel, fait partie de ce qu’on appelle parfois et à tort les « pouvoirs propres » du Chef de l’État. Or, si la décision de mettre en œuvre l’article 16 est constitutive d’un acte de gouvernement dont la juridiction administrative ne saurait connaître, tel n’est pas le cas de la décision du Président de la République de déclarer l’état d’urgence. Elle ne touche en effet ni aux relations entre les pouvoirs constitutionnels, ni à l’exercice de la fonction législative. Certes, on aurait pu penser qu’une telle décision relève des actes de gouvernement, dans la mesure où elle ouvre la voie à une décision du Parlement, sous la forme d’une loi de prorogation. Dès lors, conformément à la jurisprudence du Conseil d’État, seule la représentation nationale est susceptible de contrôler ladite décision administrative. Cet argument ne saurait pourtant être retenu, le décret ne pouvant être assimilé à un acte préliminaire à une décision législative, pour la simple raison que la prorogation n’est que potentielle au moment où il est pris. Dès lors, un « décret en Conseil des Ministres déclarant l’état d’urgence est, comme le décret simple appliquant la loi du 3 avril 1955, une décision administrative susceptible de recours ». En reconnaissant la recevabilité d’un recours contre le décret présidentiel instituant un état d’urgence, le Conseil d’État renforce donc la différence entre le régime juridique de l’article 16 et celui de l’état d’urgence.
Les tenants du contrôle juridictionnel des actes administratifs émanant du sommet de l’État ne trouveront pas pour autant ici matière à crier victoire. En effet, si dans son arrêt d’assemblée du 24 mars 2006, le Conseil d’État reconnaît implicitement la recevabilité d’un recours formé directement contre le décret du Président de la République « instituant un état d’urgence », il n’en sanctionne pas moins d’un non-lieu à statuer les requêtes qui en contestent la légalité. La difficulté venait de l’entrée en vigueur postérieurement à l’enregistrement des requêtes de la loi prorogeant l’état d’urgence au-delà de douze jours. Cette loi de prorogation n’avait-elle pas pour effet de « valider » par voie législative les décrets, rendant ainsi sans objet les requêtes formées à leur encontre ?
La Commissaire du gouvernement ne le pensait pas et invitait le Conseil d’État « à considérer que la loi de prorogation qui n’emporte aucun effet rétroactif, n’a pas conféré ab initio valeur législative au décret en Conseil des Ministres déclarant l’état d’urgence et à adopter a fortiori la même solution pour le décret simple ». Ses arguments sur l’absence de validation législative implicite en l’espèce emportent assez largement la conviction. Reprenant la jurisprudence administrative pertinente en la matière, elle montre qu’un tel effet demeure exceptionnel, car il suppose non seulement que le législateur ait entendu s’approprier le texte, mais aussi que l’acte validé et la loi procédant à la validation implicite forment un tout indivisible. Certes, on pourrait considérer la première condition remplie en ce qui concerne le décret déclaratif – celui sur lequel il n’y aurait plus lieu à statuer –, puisque les débats parlementaires, lors de la discussion de la loi de prorogation ont, on l’a vu, assez largement porté sur la légitimité de la mise en œuvre de l’état d’urgence dans son ensemble. En acceptant de proroger l’état d’urgence moins de douze jours après sa déclaration, le législateur aurait ainsi « implicitement reconnu la nécessité ab initio de l’application de ce régime ». Toutefois entre un consentement implicite de la majorité et une appropriation juridique du texte, il y a un pas que le Conseil d’État n’hésite pas à franchir, de manière éminemment contestable. En effet, quelle que puisse être la teneur du débat, le législateur saisi d’un projet de loi tendant à proroger l’état d’urgence est appelé en droit à se prononcer sur la nécessité, au moment où il est sollicité, d’une telle prorogation, « et non sur la question de savoir si la déclaration initiale de l’état d’urgence par décret était justifiée au regard de la situation à la date de ce décret ». La meilleure preuve que décrets déclaratifs – ou applicatifs – et loi de prorogation ne sauraient être considérés comme formant un tout indivisible réside dans le caractère discontinu de l’état d’urgence néo-calédonien, d’ailleurs cité par la Commissaire du gouvernement. En 1985, le législateur a pu y rétablir l’état d’urgence, alors même que la déclaration par le Haut-Commissaire était caduque, sans que le Conseil constitutionnel ne s’aperçoive de la difficulté. On l’aura compris, décrets et loi de prorogation sont des décisions successives, des textes indépendants les uns des autres. Si la loi proroge l’état d’urgence, elle ne proroge pas pour autant le décret relatif à l’état d’urgence. Il ne saurait donc y avoir là validation, même implicite, de celui-ci par celle-là.
C’est pourtant la thèse inverse que retient le Conseil d’État, puisqu’il considère que « l’intervention du législateur ratifie la décision prise par le décret no 2005-1386 du 8 novembre 2005 de déclarer l’état d’urgence et de prévoir l’application, pour sa durée, du 1o de l’article 11 de la loi du 3 avril 1955 ; que la légalité des dispositions de ce décret n’est, dès lors, plus susceptible d’être discutée par la voie contentieuse ».
En faisant usage du verbe « ratifier », qui fait immédiatement songer à la ratification par la loi des ordonnances de l’article 38 de la Constitution, le Conseil d’État procède ici à une assimilation juridiquement douteuse. Il suggère en effet une forte similitude entre deux situations qui sont à l’évidence très différentes : le décret déclarant l’état d’urgence et la loi de prorogation d’une part, l’ordonnance de l’article 38 et la loi de ratification, d’autre part.
En outre et surtout, le Conseil d’État sacrifie la rigueur juridique au profit d’une limitation de sa propre compétence dans la mesure où l’on ne voit pas bien ce qui justifie le traitement différencié des décrets déclaratifs et applicatifs. Pourquoi seul le premier serait-il susceptible de former un ensemble indivisible avec la loi de prorogation entraînant de ce fait validation législative implicite, à l’exclusion du second, pris le même jour et à propos du même objet ? Doit-on en conclure qu’on est dorénavant face à deux catégories bien distinctes de décrets en matière d’état d’urgence : les décrets déclaratifs et ceux de nature applicative auxquels correspondraient deux régimes juridiques distincts, tant sur le plan formel (décret en conseil des ministres vs décret simple) que contentieux ? Certes non, car il convient dorénavant d’isoler, au sein même de la catégorie des décrets déclaratifs, ceux qui, n’ayant pas été suivis d’une loi de prorogation, resteront susceptibles d’être discutés par la voie contentieuse, de ceux qui, à l’inverse, auront fait l’objet d’une ratification implicite par une loi de prorogation et, prenant dès lors valeur législative, ne pourront plus, de ce fait, être déférés au juge administratif.
D’évidence, une telle complexité ne trouve pas son origine dans un souci louable de respecter la volonté du Parlement – qui n’a jamais manifesté la moindre intention en ce sens –, mais bien dans celle de sauvegarder en la matière le pouvoir discrétionnaire du Président de la République, sans élargir pour autant la catégorie, toujours gênante pour un état de droit, des actes de gouvernement.
Sur ce point précis de la décision du 24 mars 2006, le Conseil d’État a voulu se montrer subtil, mais peine à convaincre. Il prétend faire œuvre libérale en admettant la recevabilité du décret présidentiel déclarant l’état d’urgence. Pour ce faire, il distingue clairement le statut contentieux de ce type d’acte de celui mettant en œuvre le régime de l’article 16, qui demeure un pur acte de gouvernement. Mais parallèlement, il reprend de l’autre main ce qu’il a accordé avec la première, en estimant que la loi de prorogation ratifie, c’est-à-dire couvre juridiquement le décret présidentiel prononcé auparavant. Ce faisant, il réduit de manière drastique le délai utile dans lequel on peut contester la légalité d’un tel décret, puisque la loi de prorogation doit intervenir dans les douze jours de la proclamation de l’état d’urgence. Dès lors cette décision, qui contredit les conclusions sur ce point parfaitement étayées du Commissaire du gouvernement, aboutit à conférer de facto une immunité juridictionnelle au décret déclarant l’état d’urgence, sur le fondement d’une motivation aussi sibylline que juridiquement fragile. La décision du 24 mars 2006 apparaît donc emblématique de ces décisions qui irritent, à force de chercher à établir un pseudo-équilibre entre la défense des libertés et le souci d’assurer l’ordre public. Or ce travers, loin d’être contenu, semble aujourd’hui aller en s’accentuant.
Pour citer cet article :
Olivier BeaudCécile Guérin-Bargues « L’état d’urgence de novembre 2015 : une mise en perspective historique et critique - § III », Jus Politicum, n°15 [https://juspoliticum.com/articles/L-etat-d-urgence-de-novembre-2015-une-mise-en-perspective-historique-et-critique-III]