Le lecteur trouvera ici les deux premières parties de cette étude. Les trois suivantes seront publiées prochainement sur ce même site.

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Les démocraties auraient tort de recourir à des institutions d’exception pour affronter le terrorisme contemporain.

 

Le 30 mars 1955, premier jour de la discussion du projet de loi visant à créer un état d’exception appelé l’état d’urgence et destiné à s’appliquer en Algérie, un député socialiste de l’Aude monte à la tribune de l’Assemblée nationale pour clamer son opposition à un projet qu’il estime liberticide. Il déclare :

Ainsi donc le but que vous avez recherché en essayant d’établir entre le droit commun et l’état de siège un état particulier que vous appelez l’état d’urgence, en vous donnant les droits que le premier ne vous accorde pas et en évitant les solutions extrêmes que le second prévoit, n’a pas été atteint.

L’état d’urgence est un état de siège fictif aggravé. C’est une mesure politique qui étend à des territoires entiers les conséquences de l’état de siège véritable.

Le Garde des Sceaux, en 1878, déclarait : “L’état de siège est une mesure nécessaire mais dangereuse. C’est une dictature”. Votre projet aggrave les mesures prévues par l’état de siège remplace la dictature militaire prévue jusqu’ici par la dictature policière. À nos yeux, l’une ne vaut pas mieux que l’autre. (Applaudissements à gauche)

[…]

Votre loi, si elle est votée sera sévèrement jugée par l’histoire. Sa rédaction a été improvisée, sa discussion a été escamotée et l’opposition ne pourra faire entendre sa voix comme il conviendrait dans un débat d’une telle importance.

Je souhaite ardemment que, vous qui l’avez proposée, vous qui vous disposez à la voter, n’en soyez pas un jour les premières victimes.

L’histoire du monde nous montre que toutes les lois d’exception telles que les lois scélérates que j’évoquais tout à l’heure ou la loi sur l’état de siège prévue pour défendre la République et qui fut utilisée, en 1852, pour permettre le coup d’état napoléonien et, en 1871, pour écraser la Commune, sont par la suite détournées de leur but primitif. J’espère qu’avant le vote, tous les républicains de cette assemblée s’en souviendront. (Applaudissements à gauche).

Ce parlementaire socialiste, oublié par l’histoire, s’appelait Francis Vals (avec un seul « l »...). Son intervention était la plus brillante de toutes celles qui ont eu lieu lors des deux jours de débats à l’Assemblée nationale. Elle condensait en peu de mots les préventions que l’on pouvait avoir à l’égard d’un tel régime d’exception introduit par la loi du 3 avril 1955 pour riposter aux « évènements » ou « troubles » d’Algérie – termes destinés à dissimuler le début de l’insurrection algérienne. Or quand on lit, soixante ans plus tard, les débats parlementaires ayant précédé l’adoption de la loi du 20 novembre 2015 – prorogeant l’état d’urgence déclaré en riposte aux attentats terroristes du 13 novembre 2015 –, on cherche en vain de telles déclarations scandalisées. Pourtant, cette loi modifie considérablement celle du 3 avril 1955 et durcit certaines de ses dispositions. Or les interventions des parlementaires lors de ces débats eurent plutôt pour objet d’inclure des mesures encore plus répressives dans ce régime d’exception. Ce contraste, montre – hélas ! – à quel point la tradition républicaine a cédé du terrain dans la défense des libertés : des entorses aux droits et libertés jugés inadmissibles ou scandaleuses, il y a soixante ans, ne choquent plus aujourd’hui, alors même que l’on communie sans cesse dans l’exaltation de l’État de droit et de la constitutionnalisation des libertés. Le paradoxe est assez saisissant et la distance entre le discours généreux et la réalité du droit positif devrait inciter la doctrine à plus de réalisme, c’est-à-dire à faire preuve de davantage de sens critique pour dénoncer cet écart inquiétant.

Cette comparaison initiale entre l’état d’urgence provoqué par la guerre d’Algérie et l’état d’urgence déclaré par le chef de l’État au soir du 13 novembre 2015 permet de confirmer le diagnostic formulé par le premier commentateur de la loi de 1955, Roland Drago, qui observait : « Les textes d’exception sont rarement votés, en France, dans le calme d’une période de stabilité politique, en prévision d’un temps de crise. C’est fréquemment sous la pression des circonstances que les législateurs délibèrent et leurs actes portent ainsi la marque de leur époque et des besoins auxquels ils ont voulu parer ». L’histoire bégaie parfois, on le sait, et pourtant la situation actuelle, qui voit le pays confronté à un terrorisme d’un nouveau genre, n’a que peu de ressemblance avec les événements de la guerre d’Algérie. Ce terrorisme d’un nouveau type, que l’on qualifie un peu facilement de terrorisme « djihadiste », s’est manifesté une première fois en janvier 2015 avec l’attentat contre Charlie-Hebdo, l’assassinat à Montrouge d’une policière et la prise d’otages meurtrière de l’hyper-casher de Vincennes. Il s’est malheureusement illustré une seconde fois, le 13 novembre 2015, dans cette nuit où furent tuées cent-trente personnes et blessées plusieurs centaines, par un commando composé d’une dizaine d’individus qui ont tous, à l’exception d’un seul, péri en kamikazes. Cette fois, à la différence de ce qui s’était passé au lendemain des attentats de janvier 2015, le pouvoir exécutif, confronté à une attaque d’une plus grande ampleur, a résolu d’instaurer immédiatement l’état d’urgence. Le soir même du 13 novembre, le chef de l’État annonçait solennellement, lors d’une intervention télévisée, qu’il avait décidé de recourir à l’état d’urgence et de faire fermer les frontières c’est-à-dire, plus précisément, de rétablir le contrôle aux frontières. Alors que pendant les troubles d’Algérie, les gouvernants avaient sciemment évité de parler de « guerre » pour ne pas internationaliser le conflit, en 2015, à l’inverse, la rhétorique guerrière a saturé l’espace public, le chef de l’État a déclarant devant le Congrès, le 16 novembre 2015, que « la France est en guerre », alors même que les actes terroristes du 13 novembre ne sauraient, juridiquement, être qualifiés d’actes de guerre. Par un singulier effet de symétrie, les gouvernants ont nié en 1955 la guerre d’indépendance en Algérie, tandis que les gouvernants ont, en 2015, inventé, pour les besoins de la cause, une « guerre » qui n’existe pas.

Quoi qu’il en soit, depuis le 14 novembre 2015, date officielle de sa proclamation, l’état d’urgence est à l’ordre du jour de la vie politique et juridique française. Dans son discours du 16 novembre 2015, le chef de l’État annonçait une réforme constitutionnelle destinée notamment à inclure dans la Constitution l’état d’urgence, juste après l’article relatif à l’état de siège. Puis, moins de douze jours après sa proclamation, le Parlement en acceptait la prorogation pour trois mois en adoptant la loi du 20 novembre 2015 qui sera ici longuement examinée. Comme toujours dans ce genre de circonstances, le régime d’exception a provoqué un certain nombre de recours juridictionnels. Après avoir, dans un premier temps, rejeté tous les recours dirigés contre des assignations à résidence, le Conseil d’État vient, pour la première fois, de suspendre, en procédure de référé-liberté, une assignation non fondée. Le Conseil constitutionnel quant à lui, confronté à plusieurs questions prioritaires de constitutionnalité a, le 23 décembre 2015, confirmé sa jurisprudence antérieure en estimant que le législateur était compétent, sur le fondement de l’article 34 de la Constitution, pour créer et modifier l’état d’urgence. Au moment où nous écrivons ces lignes, le Sénat vient de donner son aval au projet de loi visant à proroger pour trois mois supplémentaires l’état d’urgence, tandis que le juge des référés du Conseil d’État a refusé d’enjoindre au Président de la République d’y mettre fin. Enfin, le projet de loi constitutionnelle annoncé par le chef de l’État a commencé à être débattu par l’Assemblée nationale. Intitulé « projet de loi de protection de la Nation », il contient deux articles, l’un sur l’état d’urgence et l’autre sur la déchéance de la nationalité.

Bien que ce projet de loi constitue un tout, difficilement sécable, la présente étude porte exclusivement sur l’état d’urgence. Elle cherche à analyser les principaux textes juridiques intervenus depuis l’adoption de la loi du 3 avril 1955, afin de mieux saisir les enjeux et la portée de l’actuel projet de révision constitutionnelle. Il ne s’agit pas tant d’examiner, de manière globale et exhaustive, le régime juridique de l’état d’urgence, que de privilégier la dimension proprement constitutionnelle de l’affaire.

Un tel choix peut surprendre car l’état d’urgence est habituellement saisi à travers le prisme du droit administratif ou des libertés publiques. En témoigne le précédent de 2005, lorsque les émeutes urbaines avaient attiré l’attention de la presse internationale sur la situation de la société française, tandis que citoyens et juristes redécouvraient l’état d’urgence. Il y eut alors une brève éclosion d’études, menées le plus souvent par des administrativistes ou des spécialistes des libertés publiques. Les constitutionnalistes en revanche sont restés globalement à l’écart de la réflexion, au point qu’il existe, en droit constitutionnel, nombre de thèses de qualité sur l’article 16 de la Constitution, mais aucun travail d’ampleur sur l’état d’urgence.

Pire encore, pour être pauvre, la littérature constitutionnelle sur l’état d’urgence n’en est pas moins approximative. Ainsi lit-on dans le Dictionnaire constitutionnel que « l’état d’urgence est organisé par la loi du 3 avril 1955, modifiée par l’ordonnance numéro 60-372 du 15 avril 1960. L’état d’urgence a été institué pendant la guerre d’Algérie et pour une durée limitée. Il a été prorogé à plusieurs reprises. Il est entré ensuite, de manière permanente, dans notre ordonnancement juridique et a été mis en œuvre en 1984 en Nouvelle-Calédonie (loi n°1984- 821 du 6 septembre 1984) ». Exceptées les deux sources juridiques – lois et ordonnance – dont les références sont exactes, le reste procède de quelques confusions. L’état d’urgence faisant partie du droit français depuis 1955, soutenir qu’il serait entré « ensuite » dans l’ordonnancement juridique est non seulement vague, mais ne veut surtout strictement rien dire. Par ailleurs, en ce qui concerne la Nouvelle-Calédonie, ce n’est pas une loi qui a déclaré l’état d’urgence, mais un arrêté du Haut-commissaire de la République, pris en janvier 1985, et non en 1984. Les exemples pourraient être multipliés.

Ces imprécisions illustrent en définitive la faible attention que la doctrine constitutionnaliste a accordé à ce parent pauvre de l’état d’exception qu’est l’état d’urgence. L’une des raisons de ce désintérêt manifeste vient probablement du fait que l’état d’urgence n’étant pas prévu par une disposition constitutionnelle, il mobilise peu les constitutionnalistes qui tendent majoritairement à n’appréhender le droit constitutionnel qu’à travers le prisme du texte et de la jurisprudence constitutionnels. L’état d’urgence est dès lors peu étudié dans les différents « Codes constitutionnels » que la doctrine commente. Dans le si précieux commentaire de la Constitution rédigé par Guy Carcassonne, il n’apparaît qu’au détour de l’analyse de l’article 36 (prévoyant l’état de siège) et uniquement pour mentionner la décision du Conseil constitutionnel (85-187 DC) autorisant la coexistence de l’état d’urgence avec les autres « régimes de crise ». En outre et surtout, cet état d’exception ne bénéficie que d’un fondement législatif, la loi du 3 avril 1955, qui n’a donné lieu qu’à un maigre contentieux. Jusqu’à la toute récente QPC du 23 décembre 2015, le Conseil constitutionnel ne s’était prononcé qu’une seule fois à ce sujet, en 1985, à l’occasion de la déclaration de l’état d’urgence en Nouvelle-Calédonie Si ce corpus peut apparaitre trop mince à certains pour rédiger une thèse de droit constitutionnel, il n’en demeure pas moins, qu’à la différence de l’état de siège, l’état d’urgence est un sujet fort riche : depuis l’élaboration de la Constitution de 1958, il a en effet été déclaré à quatre reprises, en 1961, 1985 et 2005, puis le 14 novembre 2015. C’est cette ultime déclaration à ce jour, qui est précisément à l’origine du projet de révision constitutionnelle.

Une telle désertion de la doctrine constitutionnelle devrait inciter à s’interroger sur l’état du droit constitutionnel en tant que discipline. Qu’elle reste quasiment muette alors que surgissent des questions sérieuses renvoie sans doute aux effets pervers de la spécialisation doctrinale. Le thème de l’état d’urgence implique en effet des questions qui relèvent aussi bien des libertés publiques, du droit administratif, du droit constitutionnel, voire de la théorie de l’État. Certes, cet état d’exception non seulement n’appartient pas encore formellement à la Constitution, mais il a en outre principalement pour effet d’étendre les pouvoirs de police administrative au détriment des libertés. Dès lors, en quoi son étude relèverait-t-elle du droit constitutionnel ? Trois raisons tendent à montrer que, vu sous l’angle d’une acception large du droit constitutionnel qui est précisément celle de cette Revue, l’état d’urgence est une question éminemment constitutionnelle.

On ne saurait se contenter de la première justification qui vient immédiatement à l’esprit : l’existence d’un projet de constitutionnalisation suffirait à attirer et à justifier l’attention du constitutionnaliste. L’argument n’est pas en effet en mesure d’emporter la conviction, tant une matière peut relever formellement de la Constitution, sans pour autant être matériellement constitutionnelle. Ainsi, la déchéance de nationalité ne devient pas un objet constitutionnel par la seule grâce du Prince constituant, à qui il aurait plu de l’inclure dans la Constitution… Les raisons de l’intérêt de l’état d’urgence pour le droit constitutionnel sont en réalité plus profondes.

La dimension constitutionnelle de l’état d’urgence apparaît dès lors que l’on accepte de dépasser la définition habituelle de l’état d’urgence comme une « extension des pouvoirs de police en cas de péril imminent » pour le faire entrer, comme l’a fait la Revue Pouvoirs, dans la catégorie plus large des « pouvoirs de crise », qui recouvre également l’état de siège et l’article 16. Minime est en effet la différence entre, par exemple, l’état de siège, qui figure dans la Constitution de 1958, et l’état d’urgence, qui n’en est qu’un ersatz. Ces législations de crise ont en commun de renvoyer à « des procédés de nature et de portée très différentes destinés à faire face à des situations d’exception, de caractère national ou local mais se traduisant tous par un assouplissement ou une mise à l’écart, pour une durée plus ou moins longue, de la légalité des temps ordinaires, notamment en matière de libertés publiques ». Ainsi conçu, l’état d’urgence relève d’une légalité extraordinaire qui se substitue provisoirement à une légalité ordinaire. C’est là notamment le type de situation que les juristes français ont découvert jadis avec la théorie des « circonstances exceptionnelles » qui, destinée à surmonter les difficultés nées de la guerre de 1914-1918, permettait de justifier des violations formelles de la loi. État de siège, article 16 et état d’urgence ont donc en commun d’être chacun une réaction immédiate à une situation exceptionnelle. Celle-ci impose que le pouvoir déroge au droit commun, en permettant des atteintes aux libertés publiques qui, dans des circonstances normales, seraient illégales ou inconstitutionnelles.

Forme d’état d’exception, l’état d’urgence intéresse également le droit constitutionnel contemporain dans la mesure où les droits et libertés auxquels il déroge ou qu’il suspend sont désormais considérés comme ayant valeur constitutionnelle. Dès lors, les décisions du Conseil constitutionnel de 1985 et de 2015 apparaissent d’une importance capitale en ce qu’elles traitent explicitement de la constitutionnalité de l’état d’urgence dans le cadre de la Constitution de 1958.

Enfin, cette question de l’état d’urgence est indirectement, mais nécessairement, constitutionnelle car elle affecte la nature et l’évolution des rapports entre pouvoirs publics. Qui du Parlement ou du gouvernement est compétent, sous la IVe République, pour déclarer l’état d’urgence ? Pourquoi, sous la Ve, reviendrait-il au chef de l’État de le déclarer et au Parlement de le proroger ? Quels sont, au sein du pouvoir exécutif, les rôles respectifs du Président de la République et du Premier ministre en la matière ? Ce sont là des questions qui ne peuvent qu’intéresser les constitutionnalistes.

Cette étude de droit constitutionnel ne prétend pas pour autant à l’exhaustivité, car elle laisse de côté au moins quatre thèmes importants.

Le premier relève du choc frontal entre l’état d’urgence et les libertés publiques, inhérent à l’idée même d’état d’exception qui implique nécessairement la suspension de nombreux droits et libertés. Seule une perspective de libertés publiques permet de documenter un tel conflit, à l’aide d’une étude poussée de la jurisprudence administrative, qui ne sera ici étudiée que de manière « latérale ». On essaiera néanmoins de rendre compte de cet antagonisme dans l’analyse des différentes lois relatives à l’état d’urgence en France.

Cette étude n’intègre pas non plus les éléments de droit étranger qui pourraient être utiles pour déterminer s’il y a, en la matière, une singularité française. Aux États-Unis, le Patriot Act et « la guerre au terrorisme » proclamée par G.W. Bush ont suscité une vaste littérature sur la question du « state of emergency » et sur la manière dont le droit constitutionnel devait ou non la prendre en considération. La situation d’Israël, qui vit sous une forme d’état d’urgence depuis sa création, pourrait également se révéler pleine d’enseignement. Malgré tout leur intérêt, ces études, faute de temps, n’ont pas pu être ici prises en considération.

Par ailleurs – troisième thème délaissé –, alors que tout incite à penser l’état d’urgence dans son rapport avec la notion d’état d’exception, et donc à introduire des considérations de théorie constitutionnelle, nous n’entrerons pas ici, du moins pour l’instant, dans ce débat. La référence des philosophes aux travaux du juriste Carl Schmitt et du philosophe italien Giorgio Agamben suffit à indiquer qu’un courant doctrinal radical soutient la thèse de l’incompatibilité de l’état d’exception et de l’État de droit. L’autre versant, kelsénien et constitutionnaliste, fait confiance à la Constitution pour encadrer l’état d’exception et domestiquer ainsi la « bête hideuse » du régime d’exception. Il suffira sur ce point de renvoyer aux travaux de François Saint-Bonnet pour éclairer le lecteur un peu curieux de théorie constitutionnelle sur les enjeux des débats théoriques qui consistent à déterminer si un état d’exception, qu’il s’agisse d’ailleurs de l’article 16 ou de l’état d’urgence, est compatible avec la Constitution et le droit constitutionnel.

Enfin, il serait judicieux de débattre la grande question, sous-jacente à l’actuel état d’urgence, qui est de savoir s’il est légitime de recourir à l’état d’exception pour lutter contre le terrorisme. C’est ce qu’ont décidé, au moins implicitement, les gouvernants depuis le 13 novembre 2015 puisqu’ils répondent à une situation qui sort de l’ordinaire par des moyens exceptionnels. Il existe pourtant de nombreux arguments, tant théoriques que pratiques, qui incitent à penser le contraire. On pourrait ainsi, à partir des particularités de ce terrorisme, international et dé-spatialisé, soutenir, que « traiter le terrorisme d’aujourd’hui comme une situation d’exception […], c’est utiliser le mauvais paradigme ». Bref, l’état d’exception serait à la fois théoriquement infondé et en pratique inadéquat.

Malgré l’importance fondamentale des quatre thèmes ici évoqués, nous avons choisi d’y renoncer au profit d’un projet à dimension plus pratique. Il s’agit d’éclairer les débats parlementaires qui ont lieu autour du projet de loi constitutionnelle en apportant des matériaux solides sur l’état d’urgence et ses applications. En d’autres termes, cette étude de droit constitutionnel vise à mieux faire connaître et comprendre cette institution bricolée dans l’urgence il y a soixante ans et qui continue à exister par l’inertie des textes et leurs multiples applications.

Modestie du propos, certes, mais qui coexiste avec une sorte de pari ambitieux : inciter les constitutionnalistes à se ressaisir de leur objet, c’est-à-dire des questions politiques brûlantes tournant autour de la Constitution. Il serait temps en effet que la doctrine constitutionnelle cesse de laisser le terrain libre aux « légistes » qui gouvernent la France. Non seulement ces derniers créent le droit sous couvert de l’appliquer, mais aussi commentent ce droit qu’ils ont eux-mêmes produit. Cette production est souvent qualifiée de doctrinale, alors qu’une perspective qui mérite un tel qualificatif suppose une dimension critique et une distance par rapport à l’objet, que ne peuvent avoir, par nécessité d’office en quelque sorte, ceux qui créent le droit qu’ils commentent. La doctrine universitaire a donc un rôle spécifique à jouer en la matière, puisqu’elle est censée être capable à la fois de décrire et d’expliquer le droit positif et d’en proposer une mise en perspective historique et critique. Ainsi s’explique le titre de cet article. On laissera au lecteur le soin de juger celui-ci à l’aune de cette ambition.

Il y a cependant une autre raison, plus objective, qui conduit à minorer sciemment l’apport des décisions du Conseil d’État, du Conseil constitutionnel et du lot de commentaires qui les accompagnent traditionnellement. Dans le cas de l’état d’urgence, le juge arrive toujours trop tard. L’état d’exception a été instauré, des mesures d’urgence ont été prises, et les recours, à les supposer recevables et fondés, interviennent alors que le mal est fait, et parfois difficilement réparable. C’est cette vieille leçon que l’auteur d’une thèse sur la question a parfaitement résumée : « la liberté du juge en temps de crise est très limitée. En une époque tourmentée, le juge ne peut aller à contre-courant. Il ne peut prétendre défendre le droit à lui seul, alors que le Parlement, soit accorde les pouvoirs exceptionnels, soit se montre très conciliant envers les initiatives de l’Exécutif ». Cette « infériorité » du droit jurisprudentiel, consubstantielle aux périodes exceptionnelles, doit inciter la doctrine à tourner son regard vers les lieux de production du droit de l’état d’urgence, c’est-à-dire vers le législateur et le pouvoir réglementaire. Elle doit donc scruter en priorité le contenu des lois et des décrets. C’est en les produisant que les gouvernants ont un temps d’avance sur le juge : ils déclenchent ou mettent en mouvement le régime d’exception et, par là même, la domination du pouvoir administratif et de la police sur la justice. C’est pourquoi cette étude s’appuie non seulement sur la lecture du Journal Officiel, mais aussi sur la source auxiliaire, souvent trop négligée, que constituent les débats et documents parlementaires.

À l’origine de cette démarche, il y a pourtant une ambition des plus modestes : comprendre le droit positif, c’est-à-dire le droit de l’état d’urgence. Problématique bien maigre, diront les esprits forts, qui n’en a pas moins provoqué un premier et vif étonnement résultant du caractère littéralement incompréhensible de ce droit d’état d’urgence, tant la lecture « brute » des sources législatives ou réglementaires se révélait décourageante. C’est cette aventure dans la « jungle » du Journal Officiel qui a donné naissance à nos développements intitulés « Décrypter le droit positif » et destinés à rendre compte du caractère totalement hermétique des nombreux décrets de novembre 2015 (I). Cette première difficulté suscita alors une interrogation : pourquoi ce droit est-il littéralement incompréhensible ? Pour le comprendre, il a fallu remonter aux origines du droit de l’état d’urgence, c’est-à-dire à la loi du 3 avril 1955 dans ses diverses versions et applications. Cette démarche a permis de montrer que la difficulté à saisir le droit de l’état d’urgence vient, pour l’essentiel, d’une profonde malfaçon législative qui a perduré de la loi du 3 avril 1955 à celle du 20 novembre 2015 (II). Sans doute aurait-on pu se satisfaire de cette sorte de chronique législative. Toutefois, cet état d’exception s’étant émancipé des évènements d’Algérie qui lui ont donné naissance au point de ressurgir à intervalles réguliers, il nous a paru utile d’entreprendre une histoire politico-constitutionnelle des états d’urgence qui se sont égrenés depuis 1955. Histoire constitutionnelle des IVe et Ve Républiques et histoire de l’état d’urgence semblent alors s’éclairer mutuellement (III). La réactivation récente de l’état d’urgence, le 14 novembre 2015, à la suite des attentats terroristes perpétrés à Paris, incitait bien entendu à se pencher plus avant sur ce récent usage et plus particulièrement sur l’adoption et le contenu de la loi du 20 novembre 2015. Adoptée de manière extrêmement rapide et consensuelle alors même que, non contente de proroger pour trois mois l’état d’urgence, elle en modifie sensiblement le régime juridique, la loi apparaît emblématique de ces législations d’urgence qui mêlent dispositions circonstancielles et générales sur fond de rédaction aussi confuse qu’approximative (IV). Enfin, l’examen du projet de loi constitutionnelle a pu être effectué à la lumière de ces différentes approches et analyses, afin de déterminer au plus près son utilité du point de vue constitutionnel (V).

Le lecteur trouvera ici les deux premières parties de cette étude. Les trois suivantes seront publiées prochainement sur ce même site.

 

I. Décrypter le droit de l’état d’urgence

 

Après les funestes attentats commis dans la soirée du 13 novembre 2015, le chef de l’État annonce à la télévision, un peu avant minuit, la proclamation de l’état d’urgence. Trois décrets sont immédiatement pris et publiés le 14 novembre 2015, qui sont suivis par deux autres, le 18 novembre 2015. Les trois premiers décrets concernent le territoire métropolitain tandis que les deux derniers étendent l’état d’urgence à l’Outre-mer français. Il n’a pas fallu moins de cinq décrets – deux décrets instaurant l’état d’urgence en métropole puis outre-Mer et trois décrets d’application – pour que l’état d’urgence développe tous ses effets juridiques dans l’ensemble du pays. En mettant l’accent sur les textes publiés au Journal Officiel, on voudrait ici se livrer à une brève apologie de la méthode du commentaire législatif ou, si l’on veut, de la « chronique » législative. Il y avait, jadis, une certaine dignité de ce style juridique, parfois magistralement illustré dans les Chroniques publiées à la Revue du droit public ou bien à l’Actualité juridique du droit administratif. Notre conviction se situe donc aux antipodes de la « tendance » dominante dans la doctrine juridique contemporaine consistant à se tourner principalement vers la jurisprudence pour trouver la clé de compréhension du droit positif. Celle-ci peut et doit éclairer le droit en vigueur, car le juge crée parfois la règle en faisant semblant de la découvrir. Mais il arrive aussi que les juges appliquent des dispositions parfaitement claires, issues de textes législatifs ou réglementaires. Ce sont donc eux qui doivent être le substrat d’un commentaire juridique de l’état d’urgence.

L’un des intérêts de l’étude de l’état d’urgence réside précisément dans le fait qu’elle illustre la supériorité du commentaire « législatif » sur l’analyse du contentieux. C’est pourquoi on privilégiera dans la présente étude les sources écrites classiques que sont respectivement les lois et les décrets. La Constitution n’est pas ici citée car, comme on le sait, celle de la Ve République n’encadre pas – pour l’instant du moins – ce régime juridique, à la différence de celui des pouvoirs exceptionnels du chef de l’État (art. 16) et de l’état de siège (art. 36). Si l’on veut comprendre l’état d’urgence, mieux vaut d’ailleurs le comparer à l’état de siège qu’à l’article 16 et, pour ce faire, se référer au Code de la défense et au récent Code de sécurité intérieure. La localisation de ces textes est d’ailleurs instructive : on doit se référer aux « législations de crise », à ces lieux un peu à la marge du droit normal et que les constitutionnalistes ne fréquentent pas toujours.

Toutefois, cette apologie d’une histoire législative et réglementaire de l’état d’urgence se heurte à un obstacle imposant : ces textes, évidemment publiés au Journal Officiel, ont pour particularité d’être impénétrables à première lecture. Il faut, pour arriver à les comprendre, naviguer entre les décrets et les nombreux textes auxquels ils renvoient et, surtout, se référer constamment à leur base légale : la loi du 3 avril 1955 sur l’état d’urgence. Or, sa rédaction initiale n’est pas fameuse et les modifications ultérieures en ont encore obscurci le sens. La lecture de ces textes, loi et décrets, confirme, malheureusement qu’il faut au juriste contemporain « décrypter » le droit positif avant d’être en mesure de le commenter efficacement. Les administrations qui élaborent de tels textes et le Parlement qui les amende – quand il s’agit d’une loi (ordinaire ou constitutionnelle) – s’expriment trop souvent dans un sabir hermétique. Incompétence, paresse ou air du temps qui n’accorde plus d’importance au langage et à la langue juridique ? On laissera de côté ces délicates et douloureuses interrogations, car seul compte le constat : le droit écrit, tel qu’on le trouve dans les lois et décrets, est devenu littéralement incompréhensible au premier regard.

Le cas du régime juridique de l’état d’urgence est – hélas ! – un véritable cas d’école. Il s’agira de l’illustrer dans nos premiers développements, dont l’objet est relativement modeste puisqu’il consiste à discerner ce qu’est l’état du droit. Le juriste se fait ici « aventurier du texte perdu », pénétrant dans « la jungle » du Journal Officiel et tentant de découvrir, sinon un trésor, du moins le sens de ce magma juridique (A). En réalité, il n’apparaît que lorsqu’on remonte à la source de ce droit réglementaire : la loi du 3 avril 1955 (B).

 

A. Décrypter les décrets de novembre 2015 : analyse d’un « magma » réglementaire

 

Cette rafale de décrets réglementaires nécessite une description précise de chacun d’entre eux (1) et suppose, pour les comprendre, une nécessaire hiérarchisation (2).

 

1. De multiples décrets

 

Dès le 13 novembre au soir, un Conseil des ministres était improvisé dans l’urgence et le Président de la République signait alors un décret au titre particulièrement abscons : « décret no 2015-1475 du 14 novembre 2015 portant application de la loi no 55-385 du 3 avril 1955 ». Un titre plus simple, du type « décret instaurant l’état d’urgence » ou « décret déclarant l’état d’urgence » aurait du moins permis au lecteur du Journal Officiel, sinon au simple citoyen, de comprendre de quoi s’il s’agissait. D’ailleurs, si l’on veut être véritablement précis, le titre est juridiquement inexact, à l’image de la formule portée au visa de ce décret : « Vu la loi no 55-385 du 3 avril 1955 modifiée instituant un état d’urgence ». Pourquoi parler d’inexactitude ? Parce que le titre de la loi en question fut modifié par la loi du 17 mai 2011, dite « de simplification du droit », qui a prescrit de désigner ladite loi comme une loi « relative à l’état d’urgence ». Bref, l’intitulé de ce décret aurait dû être tout simplement : « Décret déclarant applicable la loi de 1955 relative à l’état d’urgence » ou, éventuellement et de façon plus concise, « décret déclarant l’état d’urgence en France métropolitaine ».

Si l’intitulé du décret est mystérieux, quel en est l’objet ? L’analyse de son contenu n’est malheureusement guère plus éclairante que celle de son titre. Qu’on en juge. Son premier article dispose : « l’état d’urgence est déclaré, à compter du 14 novembre 2015, à zéro heure, sur le territoire métropolitain et en Corse ». On comprend, certes, que l’état d’urgence est déclaré en France, sur le territoire métropolitain, avec effet immédiat. Toutefois, le second article apparaît totalement elliptique, voire crypté : « Il emporte pour sa durée application du 1o de l’article 11 de la loi du 3 avril 1955 susvisée ». Faute de temps – et on le comprend –, les autorités compétentes ont manié le « copier-coller » et reproduit presque à l’identique les formules, tout aussi illisibles, du précédent cas d’état d’urgence, déclaré le 8 novembre 2005 en réponse aux émeutes en banlieue parisienne. La perplexité du lecteur s’accroît en lisant les autres décrets du 14 novembre, dont la mauvaise rédaction contribue à augmenter sa confusion. Si l’état d’urgence est déclaré à partir du décret no 1475, celui-ci ne fait que lancer le processus d’établissement d’un état d’exception dérogatoire au droit commun. Deux autres décrets – décrets dits d’application – sont pris, presque coup sur coup, le 14 novembre.

Le plus important des deux est le décret no 1476, ainsi intitulé : « Décret no 15-1476 du 14 novembre 2015 portant application de la loi no 55-385 du 3 avril 1955 ». Ce titre est aussi mal formulé que celui du décret instaurant l’état d’urgence, et prête gravement à confusion dans la mesure où il comporte exactement la même formule : « portant application de la loi […] du 3 avril 1955 ». Comme on le verra plus longuement, ces deux décrets sont en réalité très différents : le premier dans l’ordre chronologique déclare – c’est-à-dire instaure l’état d’urgence, alors que le second l’applique et le concrétise par des mesures complémentaires. Ils sont pourtant intitulés de la même manière. L’urgence expliquerait-elle cette rédaction calamiteuse ? À moitié seulement. Les rédacteurs ont à nouveau recouru à la photocopieuse, mais ils l’ont mal utilisée. Ils se sont en effet rapportés au précédent de 2005, celui des émeutes dans les banlieues parisiennes qui avaient provoqué la déclaration d’état d’urgence. Toutefois, le premier décret du 8 novembre 2005, le décret pris en Conseil des ministres, était intitulé « décret […] portant application de la loi [...] du 3 avril 1955 », tandis que le second décret, décret simple, avait pour titre « décret [...] relatif à l’application de la loi [...] du 3 avril 1955 ». La différence sémantique était certes minime et elle était déjà juridiquement incompréhensible (car quelle différence y a-t-il entre « portant application de la loi » et « relatif à la loi » ?), mais au moins, elle laissait entendre au lecteur attentif qu’il y avait une différence de signification en droit. En 2015, en revanche, la confusion juridique atteint son comble puisque le décret instaurant l’état d’urgence et le décret qui en prescrit l’application sont confondus dans les mêmes termes.

Pourtant, le contenu de ces deux décrets n’est pas identique – et ne doit pas l’être – la loi du 3 février 1955 ayant prévu des régimes juridiques différents. Le décret qui instaure l’état d’urgence prévoyait certes que ce dernier était « déclaré sur le territoire métropolitain et sur la Corse », mais, en vertu de la loi du 3 avril 1955, un second décret était nécessaire pour compléter le premier décret et renforcer les mesures potentielles à prendre. Ainsi s’éclaire le premier article du décret no 2015-1476 qui dispose : « Outre les mesures prévues à l’article 5 de la loi du 3 avril 1955 susvisée, qui sont applicables à l’ensemble du territoire métropolitain, les mesures mentionnées aux articles 6, 8, 9 et au 1o de l’article 11 de la loi peuvent être mises en œuvre sur l’ensemble des communes d’Île-de-France ». Il convient de traduire cette lourde prose : les mesures ici impliquées par la mise en application de l’état d’urgence et contenues dans la loi de 1955 sont, d’abord, les pouvoirs conférés au préfet consistant à limiter drastiquement la liberté d’aller et venir (art. 5), ensuite la faculté pour le ministre de l’intérieur de prononcer des assignations à résidence (art. 6), d’interdire des spectacles et de limiter la liberté de réunion (art. 8) et enfin la prérogative accordée aux autorités administratives compétentes de procéder à des perquisitions de jour comme de nuit (art. 11).

On relèvera, en passant, que ce texte (l’article 1er du décret 2015-1476) n’est que la copie presque intégrale du premier article du décret du 8 novembre 2005 (no 2005-1387) mettant en application l’état d’urgence instauré dans les banlieues. « Presque intégrale », car la différence majeure porte sur les lieux visés par l’état d’urgence en 2015 : il ne s’agit plus, comme en 2005, des banlieues, des zones fixées dans des Annexes du décret. Au soir des attentats, les mesures les plus contraignantes de l’état d’urgence (perquisitions et assignations à résidence) sont possibles dans « l’ensemble des communes d’Île-de-France », ce qui s’explique évidemment par le fait que les attentats ont eu lieu soit à Paris, soit à Saint-Denis, au Stade de France. Le texte mentionne l’autorisation de procéder à des perquisitions de nuit (art. 11, 1o de la loi du 3 février 1955) et rappelle que ces perquisitions ne peuvent être opérées que dans des zones spécifiques déterminées par un décret d’application (art 11, al. 4 de la loi de 1955).

On n’en a pas fini avec l’analyse des textes réglementaires, car le décret no 1476 a été suivi, presque immédiatement, par le décret no 1478, dont l’objet explicite est de modifier le précédent, comme le révèlent son titre et son article premier. Ce dernier dispose que :

Outre les mesures prévues aux articles 5, 9 et 10 de la loi du 3 avril 1955 susvisée, sont applicables à l’ensemble du territoire métropolitain et de la Corse les mesures mentionnées aux articles 6, 8 et au 1o de l’article 11.

La modification capitale porte sur la sphère d’application territoriale de cet état d’urgence renforcé par ces mesures complémentaires : elle est étendue de l’Île-de-France, qui était visée par le décret no 1476, à « l’ensemble du territoire métropolitain ». Ainsi, ce second décret d’application témoigne à la fois d’une gradation dans l’ampleur des mesures prises et de leur extension territoriale. Le pouvoir exécutif a en effet décidé d’utiliser la quasi-totalité des ressources juridiques mises à sa disposition par la loi du 3 avril 1955. Les seules dispositions importantes dont il n’a pas été fait usage sont, d’une part, les dispositions sur le contrôle de la presse et des spectacles et, d’autre part, le dessaisissement des juridictions civiles au profit des juridictions militaires.

La panoplie des mesures de police que l’état d’urgence décrété en 2015 offre à l’administration (ministère de l’Intérieur et préfets) reste impressionnante. On y trouve, d’abord, les deux mesures les plus emblématiques que sont la faculté d’ordonner des perquisitions domiciliaires de jour comme de nuit et celle d’assigner à résidence toute personne suspectée d’être dangereuse pour la sécurité et l’ordre public. S’y ajoutent les prérogatives conférées à l’administration de restreindre ou d’interdire par arrêtés la circulation des personnes ou des véhicules dans les lieux et à des heures déterminées, d’instituer « des zones de protection ou de sécurité où le séjour des personnes est réglementé », ou encore d’interdire de séjour « toute personne cherchant à entraver, de quelque manière que ce soit, l’action des pouvoirs publics ». Enfin, la même administration peut également « ordonner la fermeture provisoire des salles de spectacle, débits de boissons et lieux de réunion », interdire « les réunions de nature à provoquer ou à entretenir le désordre » et ordonner la remise des armes de première, quatrième et cinquième catégories. Depuis la guerre d’Algérie (1954-1962), jamais un régime d’exception aussi largement conçu n’avait été appliqué en France métropolitaine. L’ampleur des mesures et l’amplitude géographique de l’état d’urgence, déclaré et appliqué sur l’ensemble du territoire, sont sans commune mesure avec les précédents de 1985 et 2005. D’après des chiffres publiés par le Ministère de l’Intérieur, plus de trois mille perquisitions auraient été effectuées et plus de trois cents assignations à résidence ordonnées. Un contentieux administratif d’envergure est en train de naître car, comme il était à prévoir, il découle de l’omnipotence administrative et policière nombre d’abus et d’erreurs.

 

2. Une nécessaire hiérarchisation à opérer entre les décrets

 

Il faut décrypter cette multiplication de décrets en les hiérarchisant. Le premier décret (no 1475) est le plus important, car il instaure ou déclare l’état d’urgence « sur le territoire métropolitain ». Viennent ensuite deux décrets qui sont indispensables, car ils viennent compléter l’état d’urgence proclamé. Pourquoi – se demandera le profane – faut-il des décrets supplémentaires pour mettre en œuvre ou appliquer la loi du 3 avril 1955 qui a déjà été « activée » par le premier décret, pris en Conseil des ministres, le 14 novembre 2015 ? La réponse à ces questions figure dans la loi initiale du 3 février 1955 qui constitue l’armature juridique de l’état d’urgence, bien qu’elle ait été modifiée en 1960, puis par la loi du 20 novembre 2015. Elle est en réalité une sorte de palimpseste que le juriste doit, tel un paléographe, retrouver sous les couches des textes ultérieurs qui l’ont recouverte, de façon à éclairer les décrets de novembre 2015.

Cette loi du 5 avril 1955 présente la spécificité d’avoir été pensée à partir d’une idée-force : la distinction entre la « déclaration » de l’état d’urgence et son « application ». À l’origine, la distinction était manifeste au premier coup d’œil, car la déclaration relevait du Parlement (loi), tandis que l’application relevait du Gouvernement (décret). Cette différence relative à la compétence a disparu depuis 1960, le Parlement n’étant plus compétent que pour la prorogation de l’état d’urgence et non plus pour sa déclaration. Il reste cependant un reliquat important de cette différenciation dans la forme même des décrets. En effet, le premier décret présidentiel instituant l’état d’urgence (no 1475), le 14 novembre 2015, est le plus solennel, car il est pris en Conseil des ministres, comme l’indique son visa « le Conseil des ministres entendu ». Les décrets qui lui succèdent sont en revanche des décrets simples : ils sont certes signés par le Président de la République et contresignés par les ministres compétents, mais ne sont pas pris en Conseil des ministres. Le parallélisme des formes s’impose pour ces deux types de décrets. Ainsi, seul un décret en Conseil des ministres peut modifier le décret instaurant l’état d’urgence alors que, comme ce sera le cas en novembre 2015, le décret « appliquant » l’état d’urgence peut être modifié par décret simple. La signification politique de cette différenciation formelle est importante, car on doit admettre que le décret « instaurant » l’état d’urgence est un décret présidentiel, relevant de la compétence du chef de l’État, tandis que les décrets d’application, décrets dits « simples », relèvent de la compétence du droit commun du Premier ministre, selon l’article 21 de la Constitution.

À cette différence de forme correspond évidemment une différence de fond. Le décret le plus important est le premier, celui instaurant l’état d’urgence, car non seulement il met en vigueur la loi du 3 avril 1955, mais il entraine application de certaines mesures prévues par celle-ci. Les autres décrets simples complètent seulement le processus d’application du nouveau régime d’exception. Mais cette structure hiérarchisée des actes juridiques a été masquée par le transfert de la compétence du Parlement vers le Gouvernement, dans la mesure où il n’y a plus de loi « instaurant » un état d’urgence, mais seulement un décret présidentiel pris en Conseil des ministres. Le résultat est sous nos yeux : on a du mal à distinguer le premier décret instaurant l’état d’urgence des décrets subséquents qui l’appliquent.

Pour arriver à comprendre ce mécanisme horriblement complexe de l’état d’urgence, il faut remonter à la loi originelle du 3 avril 1955, qui est la matrice de ce régime juridique d’exception.

 

B. La loi du 3 avril 1955 ou le régime différencié de l’état d’urgence

 

La loi du 3 avril 1955 a été édictée au début de la guerre d’Algérie, dans des circonstances sur lesquelles on reviendra plus loin. Sans entrer dans une analyse globale du texte, l’objectif des développements suivants est de mettre en évidence la différence structurelle que cette loi « fondatrice » de l’état d’urgence établit, entre l’instauration de l’état d’urgence par la loi et l’application de l’état d’urgence par des décrets particuliers.

 

1. Déclaration et application de l’état d’urgence

 

Le premier moment de l’état d’urgence est donc celui de sa déclaration. Dans la loi du 3 avril 1955, version originale, l’article 2 précise que « l’état d’urgence ne peut être déclaré que par la loi ». On verra plus loin que cette prérogative a été transférée du Parlement au Président de la République par l’Ordonnance du 15 avril 1960, à laquelle renvoient implicitement tous les décrets du 14 novembre 2015. En ce qui concerne pour le moment le fond du droit, il convient de souligner le second alinéa de la version originale de cet article selon lequel « la loi détermine la ou les circonscriptions territoriales à l’intérieur desquels il [l’état d’urgence] entre en vigueur ». L’état d’urgence peut donc avoir un domaine d’application territorial variable, suivant les circonstances qu’apprécie le Parlement. Dans le reste de la loi de 1955, les mesures de police autorisées font toujours référence à la notion de déclaration qui peut emporter directement et immédiatement application de tel ou tel article prévoyant telle ou telle mesure de police. Tel est le cas, par exemple, de l’article 5 qui autorise, dès la déclaration de l’état d’urgence, l’administration à restreindre la liberté de circulation. Il y a toutefois bien d’autres articles de la loi qui ont pour effet de les rendre directement applicables sitôt proclamé l’état d’urgence.

Le second moment prévu par loi de 1955 est celui qu’on pourrait appeler « l’application » de l’état d’urgence. Il renvoie à la faculté que détient cette fois le Gouvernement d’édicter des décrets complémentaires. L’article 2 de la loi du 3 avril 1955 dispose à cet effet : « Dans la limite de ces circonscriptions [où l’état d’urgence est instauré], les zones où l’état d’urgence recevra application seront fixées par décrets pris en Conseil des ministres, sur le rapport du ministre de l’Intérieur ». Il y avait donc une hiérarchie implicite en 1955 entre l’instauration de l’état d’urgence relevant du Parlement (compétence législative) et les décrets d’application émanant du Gouvernement (compétence réglementaire), le pouvoir politique sous la IVe République estimant que l’acte le plus important était la déclaration de l’état d’urgence. Seul le Parlement avait la lourde responsabilité de décider de porter atteinte à des libertés fondamentales au nom de la défense de l’ordre public. Le pouvoir exécutif, c’est-à-dire le Gouvernement, s’occupait en revanche des détails, de l’application de cet état d’urgence. C’est à lui qu’il revenait de préciser la sphère d’application territoriale et d’ajouter, le cas échéant, des mesures d’exception à celles déjà prévues par la loi de déclaration de l’état d’urgence. Cette différenciation est parfaitement résumée par Roland Drago, lorsqu’il observe que « la déclaration d’état d’urgence n’a pour but que de prévoir l’intervention des autorités administratives qui délimitent de manière plus précise l’application territoriale du régime prévu ». Dans ce cas précis, le Gouvernement a l’obligation de prendre de tels décrets, alors que le projet de loi ne prévoyait, à l’origine, qu’une simple faculté. L’intervention du pouvoir exécutif est donc déterminante pour réglementer la situation d’exception résultant de la déclaration de l’état d’urgence.

On pourrait s’interroger sur les raisons d’une telle différence de régime juridique entre la déclaration et l’application de l’état d’urgence. D’ailleurs, à l’origine, dans le projet de loi gouvernemental de 1955, une seule disposition avait le mérite de la clarté : « le Gouvernement peut fixer par décret pris sur rapport du ministre de l’Intérieur, les zones où l’état d’urgence recevra application ». Lors des débats parlementaires, en commission puis en séance plénière, les parlementaires ont compliqué les choses en prévoyant deux sphères d’application différentes : les « circonscriptions » fixées par la loi et les « zones » prévues par le décret et qui sont dessinées à l’intérieur des circonscriptions. Devant l’Assemblée nationale, le Ministre de l’Intérieur, Bourgès-Maunoury, a tenu à expliquer cette subtile distinction :

Le texte qui vous est proposé demande l’ouverture de l’état d’urgence pour toute l’Algérie. Mais je tiens à vous assurer que le gouvernement, en accord complet avec le gouverneur général, n’a pas l’intention de l’appliquer dans toutes les zones du territoire ; il s’agira seulement de certaines zones déterminée ou les actes de brigandage, de terrorisme sévissent avec une intensité particulière et aussi des zones servant de repaires, de dépôt d’armes ou points de ralliement c’est-à-dire pour le moment l’Aurès ou la Kabylie. Toutefois nous n’avons pas voulu demander […] une application limitée uniquement à ses territoires […]. Il faut que le gouverneur général ait toute latitude pour appliquer instantanément l’état d’urgence là où l’insécurité se manifeste.

C’est donc par pure commodité administrative que la représentation nationale a décidé de scinder en deux temps la mise en vigueur du régime juridique de l’état d’urgence. Le Parlement, à la demande certes du pouvoir exécutif, lance tout d’abord un large filet, celui de l’état d’urgence « déclaré », dans un territoire qui s’avère le plus vaste possible. Ensuite, le pouvoir exécutif confie à l’autorité administrative qui est sur place le soin de préciser les « zones » où l’état d’urgence va s’appliquer de façon plus drastique. Le maillage devient alors plus fin et l’état d’urgence ne peut produire tous ses effets juridiques qu’avec le (ou les) décret(s) d’application. Pour illustrer cette différence, il suffit de noter que l’article 15 qui clôt la loi du 3 avril 1955 précise, d’une part, que « l’état d’urgence est déclaré sur le territoire de l’Algérie et pour une durée de six mois » et, d’autre part, qu’« un décret pris en exécution de l’article 2, fixera les zones dans lesquelles cet état d’urgence recevra application ». En 1955, trois décrets d’application ont déterminé trois « zones » : les deux premiers concernent des arrondissements de départements (Tizi-Ouzou, Batan, et Tébessa) – décrets du 6 avril 1955 – et le troisième le département de Constantine et des communes mixtes – décret du 19 mai 1955. La situation en Algérie ne s’étant pas améliorée, le pouvoir est obligé de proroger la loi sur l’état d’urgence et d’adopter un décret instaurant comme zone d’urgence l’ensemble du territoire de l’Algérie. Ainsi, de façon factuelle, la circonscription et la zone – distinguées par la loi – ont coïncidé, réduisant à néant la volonté du législateur de différencier les régimes juridiques valables au sein du régime d’exception, appelé « état d’urgence ». C’est cette même coïncidence territoriale, entraînant la confusion entre « circonscription » et « zones » qui s’est reproduite en novembre 2015, dès lors que le troisième décret a étendu les « zones d’urgence » à toute la France métropolitaine.

 

2. État d’urgence simple et état d’urgence aggravé

 

Si la différence entre « déclaration » et « application » a donc une dimension d’ordre territorial, elle se double d’une différence de régime juridique. La « déclaration » législative de l’état d’urgence emporte en effet la mise en vigueur d’un « état d’urgence simple », tandis que son « application » par des décrets complémentaires peut conduire le pouvoir exécutif à installer un « état d’urgence aggravé ». Cette distinction doctrinale proposée par Roland Drago dans son commentaire de la loi du 3 avril 1955 est très éclairante, mais elle a été malheureusement perdue de vue par les commentateurs ultérieurs.

Commençons par le régime le plus bénin, si l’on peut dire, pour les libertés publiques : l’état d’urgence « simple » au sein duquel les mesures de police sont moins rigoureuses, sans pour autant être mineures. La seule déclaration de l’état d’urgence a en effet des conséquences juridiques immédiates, sans que l’intervention d’un décret d’application soit nécessaire. Il s’agit de l’application des articles relatifs aux juridictions militaires (art. 12), aux interdictions de séjour (art. 5), à la remise d’armes (art. 9) et aux réquisitions, tirées de la loi du 11 juillet 1938 sur l’organisation de la nation en temps de guerre (art. 10).

Par contraste, le régime de l’état d’urgence « aggravé » est celui qui vient ajouter des mesures de police non prévues par l’état d’urgence simple. Il se caractérise par une large habilitation législative faite au profit du pouvoir de police administrative, sur le fondement de l’article 11 de la loi du 3 avril 1955: « la loi déclarant l’état d’urgence peut, par une disposition expresse : 1o conférer aux autorités administratives visées à l’article 8 le pouvoir d’ordonner des perquisitions à domicile de jour et de nuit ; 2o habiliter les mêmes autorités à prendre toutes mesures pour assurer le contrôle de la presse et des publications de toute nature ainsi que celui des émissions radiophoniques, des projections cinématographiques et des représentations théâtrales ». Ainsi, le législateur délègue au pouvoir de police des prérogatives – perquisitions et contrôle de la presse – qui ont pour effet de porter atteinte à deux libertés fondamentales : l’inviolabilité du domicile et la liberté d’expression. Le mécanisme est ici à vrai dire étrange : la loi qui déclare l’état d’urgence peut, en même temps, contenir une disposition spécifique (expresse) aux termes de laquelle l’administration sera habilitée à faire usage de cette double prérogative.

Ce régime aggravé est paradoxalement instauré à la fois par la loi et par un décret d’application. Celui-ci est nécessaire pour qu’entrent en vigueur aussi bien l’article 6 sur les assignations à résidence que l’article 11, al. 1 sur les perquisitions. Les assignations à résidence ne peuvent en effet avoir lieu que dans des zones fixées par décret tandis que les perquisitions sont subordonnées, comme le précise l’article 11 al. 3, à la fixation de zones d’urgence. Par voie de conséquence, il fallait en 1955 que fût pris un décret d’application pour instaurer de telles mesures de police, la loi déclarant l’état d’urgence ne suffisant pas à les rendre « applicables ».

Il est donc exact de soutenir que la loi du 3 avril 1953 « prévoyait […] une gamme de mesures mises à la disposition du Gouvernement qu’il pouvait appliquer sélectivement selon la gravité de la situation dans chaque portion du territoire ». Le pouvoir exécutif est reconnu seul compétent pour adapter les mesures à la gravité de la situation, c’est-à-dire au péril du désordre. En mettant en place un tel régime juridique, doté de deux phases d’exécution étagées (i. e. déclaration et application), le Gouvernement d’Edgar Faure avait en réalité voulu adoucir la rigueur d’un régime d’exception. L’édifice institutionnel se veut souple, mais il manque singulièrement de clarté.

Un arrêt d’Assemblée du Conseil d’État, rendu en 1955, permet d’illustrer la subtile mécanique mise au point par le législateur. Une institutrice, suspectée d’être proche des rebelles et demeurant dans une commune du département d’Oran y avait été interdite de séjour par le préfet en vertu de l’article 5 de la loi du 3 avril 1955, alors que cette commune ne faisait pas partie des zones d’urgence dessinées par le pouvoir exécutif. Elle estimait donc que l’arrêté préfectoral était illégal en raison de l’absence d’un zonage par décret. L’affaire posait donc le problème du champ d’application de la loi. Le Conseil d’État rappela que le préfet tire son pouvoir de l’article de la loi du 3 avril (autorisant les interdictions de séjour), directement applicable à la requérante et souligna le rôle secondaire du pouvoir réglementaire : « l’intervention d’un décret fixant les zones d’application de l’état d’urgence, à l’intérieur de la circonscription déterminée par la loi, n’a pour effet que de permettre l’adoption de mesures complémentaires prévues, notamment aux articles 6 et 8, et 11 de la loi, sans que la mise en œuvre des pouvoirs que le préfet tient de l’article 5 lui soit subordonnée ». Ainsi, la solution adoptée par le législateur est parfaitement éclairée par cet arrêt d’Assemblée qui, d’une part, attribue au pouvoir réglementaire le soin de « compléter » les mesures prises par le législateur et, d’autre part, reconnaît le caractère directement applicable de certaines mesures d’exception prévues par la loi, comme l’interdiction de séjour (mesure attentatoire à la liberté individuelle). De telles mesures de police n’ont donc pas besoin d’être subordonnées à l’édiction d’un décret.

 

3. La confirmation de la différenciation du régime de l’état d’urgence en 2005

 

L’arrêt d’Assemblée Bourobka de 1955 souligne ainsi l’existence de dispositions directement applicables au sein de la loi du 3 avril 1955. De telles dispositions ont leur équivalent dans le décret no 2015-1475 du 14 novembre 2015, qui instaure l’état d’urgence, puisqu’il prévoit explicitement l’applicabilité de l’article 11, 1o de la loi (perquisitions à domicile de jour comme de nuit). L’Ordonnance du 15 avril 1960 ayant conféré au Président de la République la faculté de déclarer l’état d’urgence, toutes les décisions mettant en œuvre celui-ci sont dorénavant prises par décret. Toutefois, comme on l’a vu, il y a « décret » et « décret », de sorte qu’il faut, à chaque fois, vérifier s’il s’agit du décret « déclarant » l’état d’urgence, qui a hérité des compétences jadis attribuées à la loi, ou du décret « appliquant » l’état d’urgence, qui correspond aux anciens décrets d’application de la IVe République. En toute hypothèse, le décret qui déclare l’état d’urgence sous la Ve République autorise des mesures d’exception immédiatement applicables, mais en nombre limité. Pour aller au-delà, le pouvoir doit prendre d’autres décrets, simples ceux-là, et juridiquement considérés comme des décrets « appliquant » l’état d’urgence. Tel est le cas des assignations à résidence qui nécessitent un décret simple complémentaire et qui ne pouvaient donc pas être prises sur le fondement du seul décret présidentiel.

À cet égard, l’état d’urgence de 2005, qui éclaire parfaitement la hiérarchisation à effectuer entre ces décrets, a largement servi de modèle aux rédacteurs des décrets de novembre 2015. Pour mieux comprendre le mécanisme de la différenciation entre état d’urgence simple et état d’urgence aggravé, on dispose cette fois, sous la Ve République, d’une décision contentieuse du Conseil d’État : l’Ordonnance du 9 novembre 2005 (Rolin et autres) rédigée par le président de la Section du contentieux, M. Genevois, et qui est d’une grande clarté d’exposition. Les décrets présidentiels du 8 novembre 2005 déclarant l’état d’urgence et l’appliquant avaient été contestés devant le juge des référés, les requérants en réclamant la suspension. On s’arrêtera non pas sur les moyens de légalité développés, mais uniquement sur la façon dont le juge administratif a décrit la délicate mécanique d’emboîtement des deux décrets présidentiels. En effet, l’Ordonnance de référé met parfaitement en lumière les deux effets juridiques immédiats du décret « déclarant » l’état d’urgence. Le premier est de mettre immédiatement en application certaines mesures de police : « du seul fait de sa déclaration, l’état d’urgence entraîne de plein droit l’application notamment de l’article 5 de la loi […] ». Or cet article 5 donne pouvoir au préfet : « 1o D’interdire la circulation des personnes ou des véhicules dans les lieux et aux heures fixés par arrêté ; 2o D’instituer, par arrêté, des zones de protection ou de sécurité où le séjour des personnes est réglementé ; 3o D’interdire le séjour dans tout ou partie du département à toute personne cherchant à entraver, de quelque manière que ce soit, l’action des pouvoirs publics ». Le second effet juridique de ce même décret concerne l’habilitation donnée au ministère de l’intérieur de procéder à des perquisitions. Ainsi, par le seul effet du décret présidentiel instituant l’état d’urgence en Île-de-France, des mesures de police immédiatement applicables peuvent être prises.

Mais pour aller plus loin dans l’extension des mesures de police, il faut, comme jadis, adopter en plus un décret « appliquant » l’état d’urgence de façon à assurer la réalisation intégrale, ou presque, des potentialités juridiques de la loi du 3 avril 1955. Ici encore, l’Ordonnance de référé du 9 novembre 2005 décrit parfaitement ce mécanisme, en résumant le sens du deuxième alinéa de l’article 2 de la loi du 3 avril 1955 aux termes duquel, dans la limite des circonscriptions territoriales ayant fait l’objet de la déclaration, les zones où l’état d’urgence « recevra application » sont fixées par décret. Or, et c’est ici le point décisif selon le Président Genevois, « l’intervention de ce décret a pour effet de permettre l’adoption de mesures complémentaires prévues notamment aux articles 6 et 8 de la loi ; qu’il lui appartient également de définir la zone d’application des dispositions du 1o de l’article 11 relatives aux perquisitions, au cas où la déclaration d’état d’urgence en a prévu la mise en œuvre ». Le décret de déclaration permet donc de prendre des mesures immédiatement applicables et contraignantes (interdiction de circulation, interdiction de séjour, etc.), tandis que le décret « appliquant » l’état d’urgence vient renforcer le potentiel des mesures de police en rendant possible perquisitions et assignations à résidence par l’effet du « zonage » réglementaire. C’est ce qui ressort parfaitement du considérant suivant de l’Ordonnance de référé du Conseil d’État :

Considérant que le décret no 2005-1387 du 8 novembre 2005, dont la date d’entrée en vigueur est identique à celle du décret no 2005-1386 du même jour, dispose qu’en sus des mesures prévues à l’article 5 de la loi du 3 avril 1955 applicables à l’ensemble du territoire métropolitain, peuvent être mises en œuvre uniquement dans les zones dont la liste figure en annexe du second décret, d’une part, celles mentionnées aux articles 6, 8 et 9 de la loi, qui sont relatives respectivement à l’assignation à résidence de certaines personnes, à la police des réunions et lieux publics et au pouvoir d’ordonner la remise des armes des 1ère, 4e et 5e catégories, d’autre part, les dispositions du 1o de l’article 11 ; qu’il est spécifié dans le rapport de présentation au Premier ministre du décret no 2005-1387 que les mesures qui viendraient à être prises sur son fondement « devront être adaptées et proportionnées aux nécessités locales ».

Le second décret d’application est donc censé « concrétiser » et souvent « affiner » le premier décret de déclaration en prévoyant des zones plus restreintes, mais à l’intérieur desquelles les mesures de police peuvent être renforcées. Il faut donc ces décrets complémentaires pour « muscler » davantage le régime de l’état d’urgence. Si de tels décrets n’étaient pas adoptés postérieurement au décret déclarant l’état d’urgence les mesures de police ici en jeu (par exemple, l’assignation à résidence) seraient illégales.

 

On terminera ces développements inévitablement un peu techniques par la question suivante : pourquoi ce régime de l’état d’urgence est-il si difficilement compréhensible ? Plusieurs raisons peuvent être avancées. Tout d’abord, la loi du 3 avril 1955, en prévoyant cette différenciation de régime juridique qui ne recoupe pas la distinction entre loi et décret, s’avère particulièrement complexe. Ensuite, depuis l’abandon de la compétence législative en matière de déclaration de l’état d’urgence, tout relève dorénavant du pouvoir exécutif et on a le plus grand mal à démêler l’écheveau des décrets. Enfin, l’illisibilité de ce droit provient du caractère peu applicable de la distinction entre « circonscriptions » et zones. Ainsi, en Algérie, cette distinction s’estompe dans les faits à partir du mois d’août 1955. Or, en novembre 2015, le même phénomène se reproduit en accéléré : en effet, à la différence de 2005, la sphère territoriale d’application du décret déclarant l’état d’urgence et celle du décret l’appliquant se recouvrent et s’étendent à l’ensemble de la France métropolitaine, dès parution du troisième décret (no 1478). Dès lors, la distinction essentielle entre « circonscriptions » et « zones », encore évoquée dans l’Ordonnance du 9 novembre 2005 du Conseil d’État, s’estompe et rend plus délicate encore la compréhension de ce schéma étagé.

Le but de ces premiers développements était donc d’effectuer cette tâche un peu laborieuse de clarification du droit positif. Toutefois, cette entreprise n’est pas achevée, car il convient de mettre en évidence une malfaçon législative manifeste : la loi du 3 avril 1955 a le grave inconvénient d’être à la fois générale et spéciale. Cette dualité intrinsèque affecte dans une large mesure la lisibilité du droit et la compréhension des évolutions législatives.

 

II. Comprendre un cas de « malfaçon » législative (considérations de dogmatique juridique)

 

Une malfaçon, nous dit le dictionnaire Larousse, est un « défaut ou (une) imperfection dans la fabrication de quelque chose ». On peut affirmer, sans grand risque de se tromper, que la loi originelle du 3 février 1955 sur l’état d’urgence souffre d’une telle « malfaçon ». En essayant de disséquer cette ancienne loi de 1955, il s’agit de mieux comprendre les difficultés qu’on peut avoir à percer les mystères de la loi du 20 novembre 2015 de prorogation de l’état d’urgence, qui se caractérise par l’aggravation d’une même erreur initiale de construction.

Le projet ici mené consiste à faire un détour par la technique juridique, par ce que les Allemands appellent la « dogmatique » juridique, pour mieux expliquer le droit positif. Un tel parti-pris méthodologique conduit, d’une part, à différer l’étude des circonstances politiques ayant mené à l’adoption de la loi du 3 avril 1955, contemporaine de la survenance des « évènements » d’Algérie, et, d’autre part, à ne pas analyser ses dispositions qui étendent de manière considérable les pouvoirs de police de l’Administration. L’objet de notre étude porte exclusivement sur l’architecture de cette loi, son « squelette » juridique. Son analyse permet de révéler une évidente malfaçon législative : la loi du 3 avril 1955 souffre du défaut d’être en même temps une loi générale et une « loi de circonstances » – une loi spéciale donc –, pour employer des termes délibérément vagues. Le caractère hybride ou mixte de cette loi provient de ce que, d’un côté, elle fixe le régime juridique de l’état d’urgence comme institution et, d’un autre côté, elle régit une situation éminemment temporaire qui est l’état d’urgence en Algérie. En pratique, il est donc difficile de déterminer de quel objet on parle quand on évoque « la loi » de 1955 (A). Il en résulte des conséquences parfois inattendues quand surgissent des cas limites, comme celui de la cessation involontaire de l’état d’urgence (B) ou de son interruption (C).

 

A. La loi du 3 avril 1955 : un document hybride qui mélange institution et situation particulière

 

La loi de 1955 a pour particularité de contenir, dans un même instrumentum, deux « negotia », deux types différents de normes : une loi générale qui fixe le droit de l’état d’urgence et une loi spéciale qui applique ce régime général au cas particulier de l’Algérie. L’unité formelle du texte de loi dissimule mal sa dualité matérielle (1). Il en résulte la présence, au sein d’une seule et unique loi, de deux lois matérielles qu’il faudra tenter de qualifier juridiquement (2).

 

1. La dualité matérielle de la loi du 3 avril 1955

 

Cette dualité matérielle de la loi n’apparaît pas immédiatement à la seule lecture de son titre : « loi […] du 3 avril 1955 instituant un état d’urgence et en déclarant l’application à l’Algérie ». Il faut comprendre par « instituant un état d’urgence », l’acte consistant à faire naître une nouvelle catégorie du droit public, un nouveau type d’état d’exception qui s’ajoute à l’état de siège. Ainsi créée ex nihilo, cette notion juridique est appliquée par la même la loi à ce territoire particulier de la République française qu’est l’Algérie (« en déclarant l’application à l’Algérie »).

Toutefois, cette dualité matérielle de l’instrumentum ressort plus nettement dès que l’on s’attache à analyser le contenu de la loi. Celle-ci est en effet divisée en deux parties : son long titre premier (14 articles) définit le régime juridique de l’état d’urgence, tandis que le second titre, composé seulement de deux articles, le déclare applicable à l’Algérie (art. 15 et 16). Le cas des perquisitions de nuit est toutefois emblématique du mélange des dispositions d’ordre général et d’ordre particulier, caractéristique de cette loi. Il est prévu par une disposition générale, qui figure à l’article 11 alinéa 1er, mais il est doublé d’une disposition particulière, celle de l’article 16, aux termes de laquelle « l’état d’urgence déclaré par l’article 15, pour sa durée, emporte application de l’article 11 de la présente loi ». Ainsi, figure dans la même loi une disposition qui vaut pour tout état d’urgence – la faculté de prévoir des perquisitions de nuit – et une autre disposition, spéciale, qui rend possibles de telles perquisitions pour cet état d’urgence, déclaré uniquement en Algérie pour une durée de 6 mois.

Il est donc inexact de prétendre que « l’état d’urgence ne définit pas des mesures propres à l’Algérie, mais se présente sous la forme d’un texte général pour les périodes de crise », puisque la loi du 3 avril 1955 contient aussi une loi particulière qui a pour objet la déclaration de l’état d’urgence en Algérie. On pourrait s’étonner que le législateur, en 1955, ait commis une telle erreur de construction en faisant coexister dans le même instrument deux objets aussi dissemblables. La question fut néanmoins abordée lors des débats parlementaires. À l’Assemblée nationale le 30 mars 1955, le rapporteur de la loi, M. Genton, présente en ces termes le projet : « Le gouvernement souhaite faire une première application de la notion d’état d’urgence, et c’est à cette occasion qu’il demande à la loi de définir cet état particulier, cet état nouveau et de le déclarer applicable aux départements d’Algérie ». Il s’agit donc bien d’effectuer deux opérations différentes : créer un nouveau type d’état d’exception et l’appliquer dans les départements d’Algérie. À l’origine, précise d’ailleurs le rapporteur, le projet initial comprenait deux lois distinctes destinées à rendre compte de cette dualité matérielle. La commission des lois a toutefois jugé plus expédient de fondre l’ensemble dans un même texte et, « sous réserve du caractère général des dispositions du titre Ier », de grouper « dans un titre II les dispositions relatives à l’état d’urgence en Algérie ». C’est donc par pure commodité que le Parlement finit par voter une loi unique portant sur deux objets différents, créant ainsi cet objet baroque qu’est la loi du 3 avril 1955.

Certes, on pourrait estimer que cette juxtaposition de deux lois matérielles au sein d’une loi formelle unique est sans grande importance. Cependant cette construction composite a conduit dans la pratique législative à un certain nombre de difficultés. Avant de les exposer, il convient d’examiner les questions sous-jacentes de dogmatique juridique qui en ont résulté.

 

2. Une traduction juridique de la loi du 3 avril 1955 : un acte mixte, à la fois acte-règle et acte-condition

 

Certains juristes se sont aperçus d’une véritable difficulté conceptuelle lorsque s’est posée la question de la conformité à la Constitution de la loi de prorogation de l’état d’urgence en Nouvelle-Calédonie en 1985. Ainsi, dans sa note relative à la décision du Conseil constitutionnel du 25 janvier 1985, François Luchaire observe très justement, à propos de la loi du 3 avril 1955, que

la proclamation, la prolongation ou le rétablissement l’état d’urgence ne sont que des actes-conditions dont l’intervention déclenche l’application des premières qui, selon une terminologie bien connue, sont donc des actes-règles. À cet égard la loi qui maintient l’état d’urgence a la même nature que l’arrêté qui le proclame ; cette nature, retenue par le Conseil [constitutionnel], ne dépend donc pas de la forme ni de l’organe qui prend l'acte, mais du contenu de ce dernier ; décidée par le législateur, la loi sur l’état d’urgence est une loi au sens formel du mot ; elle ne l’est pas si l’on prend le mot dans son sens matériel.

Cette distinction entre les lois qui posent des actes-règles et celles qui posent des actes-conditions a des conséquences juridiques qu’il expose ensuite et qui ne sont pas déterminantes pour notre propos. En revanche, si la loi de prorogation est véritablement un acte-condition, il est alors difficile de la faire entrer dans le cadre de l’article 34 de la Constitution.

Il est intéressant d’observer que ce juriste relit la Constitution de 1958 à travers la grille d’analyse doctrinale que constitue la distinction de dogmatique juridique entre actes-condition et actes-règles. François Luchaire relève ainsi que

… la Constitution prévoit plusieurs cas dans lesquels la loi votée par le Parlement contient un acte-condition et non un acte-règle ; il en est ainsi lorsque le Parlement autorise que ce soit la déclaration de guerre (art. 35), la prorogation de l’état de siège au-delà de 12 jours (art. 36), la ratification ou l’approbation d’un traité (art. 53) ; il en est ainsi encore lorsque le Parlement ratifie une ordonnance (art. 38).

On saisit tout de suite le lien avec notre sujet : la loi déclarant ou prorogeant l’état d’urgence équivaut juridiquement à un acte-condition qui déclenche le régime juridique préexistant établi par la loi du 3 avril 1955. L’influence de Léon Duguit sur F. Luchaire apparaît ici clairement. Duguit, dans son Traité de droit constitutionnel, a en effet tenté de moderniser la théorie des actes juridiques et de plaider en faveur de la distinction entre lois formelles et lois matérielles. Il distingue trois types d’actes juridiques : les actes-règles, les actes-conditions et les actes subjectifs – triptyque valable tant pour le droit privé que pour le droit public. Les actes-règles créent du droit purement objectif, puisqu’ils produisent « une modification dans le domaine du droit objectif, sans qu’il soit touché en quoi que ce soit à la situation d’un ou de plusieurs individus déterminés ». Les actes-conditions mêlent en revanche une dimension objective et une dimension subjective. Ce sont ces « règles qui, quoique étant certainement des dispositions par voie générale et abstraite, ne s’appliquent pas indistinctement à tous les membres du groupement social, mais seulement à ceux qui se trouvent dans certaines conditions, à ceux qui sont déterminés par un acte fait conformément à la règle elle-même ». L’exemple qui permet de mieux comprendre cette distinction est sans doute l’association : ses statuts sont des actes-règles, tandis que l’adhésion d’un membre est un acte-condition qui entraîne soumission aux statuts de celle-ci. Toutefois, la summa divisio ne passe pas entre une disposition qui serait générale (l’acte-règle) et une disposition qui serait individuelle (l’acte-condition). Duguit admet en effet qu’un acte-condition puisse concerner plusieurs individus, ce qui est d’ailleurs le cas pour une loi prorogeant l’état d’urgence. Le véritable critère juridique réside dans le fait que l’acte-condition suppose l’existence de l’acte-règle.

Analysée à l’aide de cet appareillage théorique, la dualité matérielle de la loi du 3 avril 1955, dégagée plus haut, aboutit à combiner un « acte-règle », qui fixe le régime juridique de l’état d’urgence, avec un acte-condition, la loi de déclaration de l’état d’urgence en Algérie. La théorie duguiste des actes juridiques permet ainsi de mieux saisir la nature hybride de la loi de 1955.

Paul Amselek préfère partir de la distinction kelsénienne et « eisenmannienne » entre l’acte normateur (acte d’édiction des actes juridiques) et la norme, pour isoler deux types d’actes juridiques : les actes « directifs » et les actes « déclaratifs ». Il s’appuie d’ailleurs sur l’exemple de la déclaration de l’état de siège, aisément transposable à l’état d’urgence. Ces actes déclaratifs sont alors définis comme « des actes manifestant l’établissement d’un certain état de choses, d’une certaine situation au regard du droit, état de choses ou situation, appelant des conséquences juridiques spécifiques, c’est-à-dire l’entrée en jeu d’un certain régime explicitement prévu ou impliqué par la réglementation juridique déjà prescrite ou à prescrire ». Ces actes sont variés, à l’image des actes-conditions, et qui recouvrent en partie leur domaine. Expliquer pourquoi la théorie du droit s’est écartée de la théorie juridique de Duguit pour se rapprocher de Charles Eisenmann et a modernisé la théorie des actes juridiques en se fondant sur la théorie des actes de langage, dépasserait le cadre de notre propos. Ce qui nous importe ici, c’est de voir la surprenante convergence entre Duguit et Amselek. Tous deux sont amenés à réfléchir, par des voies différentes, à ces actes d’un type particulier qui se distinguent au premier regard des actes impératifs ou de commandement. Un effort de théorisation supplémentaire est nécessaire pour les penser comme des actes juridiques d’édiction contenant une dose d’impérativité.

Le détour par la théorie du droit permet donc de décrire de façon plus précise la « dualité matérielle » de la loi du 3 avril 1955. Ce même instrumentum contient en réalité deux actes juridiques différents : d’un côté, un acte-règle ou un acte directif (l’état d’urgence comme institution) et, d’un autre côté, un acte-condition ou un acte déclaratif (l’état d’urgence comme loi de déclaration ou loi de prorogation).

Le lecteur attentif, mais sceptique, se demandera sans doute à quoi peuvent bien servir, en pratique, de telles théorisations. On voudrait tenter de montrer qu’elles permettent non seulement de mieux expliquer les difficultés du droit positif qui résultent de cette malfaçon législative, mais aussi de mettre en évidence le problème résultant de la modification du régime juridique de l’état d’urgence à l’occasion, précisément, de sa déclaration ou de sa prorogation.

 

B. La loi du 3 avril 1955 et les difficultés posées par la cessation de plein droit de l’état d’urgence

 

1. Étude des modalités législatives de la fin de l’état d’urgence

 

L’état d’urgence est un état nécessairement temporaire de sorte que l’aménagement de sa durée est l’une des questions fondamentales de son régime juridique. Il n’est donc pas étonnant que la loi initiale du 3 avril 1955 contienne plusieurs dispositions relatives à la prolongation, la cessation ou encore l’interruption de l’état d’urgence.

Schématiquement, il est possible de distinguer la fin volontaire de la fin « involontaire » de l’état d’urgence. Dans le premier cas, elle est issue d’un acte délibéré d’une autorité politique, alors que, dans le second, la fin procède d’un fait extérieur qui est considéré comme mettant un terme à l’état d’urgence. L’hypothèse de la fin volontaire figure à l’article 3 de la loi initiale de 1955, qui dispose : « la loi fixe la durée de l’état d’urgence qui ne peut être prolongée que par une loi nouvelle ». C’est la règle de principe qui, en vertu du parallélisme des formes, établit que seul le Parlement, qui a instauré l’état d’urgence, peut le proroger. À lire ce texte, rien n’empêche d’ailleurs le Parlement de proroger à plusieurs reprises l’état d’urgence, et d’en prolonger ainsi indéfiniment la durée. Dans cette première version de la loi, l’hypothèse de l’interruption volontaire et anticipée de l’état d’urgence n’est pas évoquée ; on verra comment cette lacune sera plus tard comblée.

Par opposition à ces cas de fin volontaire, les cas involontaires de cessation sont à la fois implicites et explicites. Une cause implicite, qui n’est pas mentionnée dans la loi de 1955, est celle selon laquelle le péril qui l’a provoqué ayant disparu, le pouvoir est amené à faire cesser l’état d’urgence. Plus profondément, l’état d’urgence apparaît étroitement lié aux gouvernants qui l’ont déclaré. Son régime juridique a ainsi pour particularité de prévoir la possibilité de la cessation de l’état d’urgence, du fait de la survenance de circonstances de fait ou de droit extérieures et éminemment politiques.

Le second alinéa de l’article 3 prévoyait ainsi l’hypothèse selon laquelle « en cas de démission du Gouvernement ou de vacances de la présidence du conseil, le nouveau gouvernement devra demander la confirmation par le Parlement de la loi déclarant l’état d’urgence dans un délai de quinze jours francs à compter de la date à laquelle il a obtenu la confiance de l’Assemblée nationale ». Une telle disposition était compréhensible au regard de l’instabilité ministérielle de la IVe République. En cas de chute du gouvernement, l’état d’urgence ne cesse pas d’être appliqué, mais il ne peut perdurer que si le Parlement en autorise la prolongation au bénéfice du nouveau gouvernement. L’état d’urgence peut donc s’interrompre, faute pour le gouvernement nouvellement investi d’en solliciter reconduction. « Il est intéressant – a-t-on écrit – de voir apparaître, en cette matière législative, l’intuitus personae comme il était déjà apparu dans la loi d’habilitation du 11 juillet 1953, les articles 5 et 7 de cette loi accordant une compétence réglementaire étendue au “gouvernement en fonction lors de la promulgation de la présente loi” ».

L’état d’urgence est donc accordé pour le temps d’un gouvernement déterminé et même pour une législature particulière. En témoigne l’hypothèse de la dissolution de l’Assemblée nationale, envisagée à l’article 4 de la loi initiale. Dans un tel cas, « la loi ayant déclaré l’état d’urgence est abrogée de plein droit ». Le législateur a ajouté cette disposition alors même que la dissolution semblait suivre le destin qu’elle avait connu sous la IIIe République, où elle ne fut plus appliquée à partir de 1877. Le dispositif consiste donc à mettre le Parlement au centre de l’édifice institutionnel. C’est lui qui déclare l’état d’urgence et le prolonge, que ce soit de sa propre volonté par l’adoption d’une loi de prorogation, ou à l’initiative du nouveau Gouvernement en cas de démission du précédent. De plus, l’état d’urgence cesse avec la fin normale d’une législature. L’ensemble de ces dispositions montrent donc non seulement combien le Parlement est ici l’instance politique qui a le dernier mot, mais aussi le caractère nécessairement temporaire de l’état d’urgence. Alors que le droit a changé de la IVe à la Ve République, cette dernière dimension est clairement exprimée dans l’Ordonnance du Conseil d’État, en date du 14 novembre 2005 énonçant que, « indépendamment de la gradation des mesures qui peuvent être ainsi prises sous l’empire de l’état d’urgence, le législateur a entendu que l’extension des pouvoirs conférés aux autorités publiques revête un caractère essentiellement temporaire ».

 

2. Une bizarrerie : une loi « abrogée de plein droit » ou « caduque », qui survit à sa disparition

 

Il est curieux de constater que, par trois fois depuis 1955, une telle « loi » relative à l’état d’urgence fut considérée comme ayant été mise hors de vigueur par l’effet d’une dissolution ou d’un changement de gouvernement sans pour autant qu’une telle « abrogation » ou « caducité » ait remis en cause la validité juridique de la loi du 3 avril 1955. Une telle survie d’une loi abrogée tacitement devrait conduire la doctrine à tenter d’expliquer ce curieux phénomène selon lequel une loi « abrogée de plein droit » ou « caduque » ressuscite à chaque fois qu’on réactive l’état d’urgence en le « déclarant ».

 

a) La sortie de vigueur de la loi de 1955 sous la IVe République

 

La disposition litigieuse est ici l’article 4 de la loi du 3 avril 1955, aux termes duquel, en cas de « dissolution de l’Assemblée nationale », « la loi ayant déclaré l’état d’urgence est abrogée de plein droit ». Il faut comprendre, techniquement parlant, que la loi est réputée être abrogée par l’effet d’une fiction juridique, un fait ne pouvant abroger une loi : seule une loi peut en effet abroger une autre loi, une norme une autre norme. En réalité, la formulation juridique utilisée dans l’article 4 est maladroite et il aurait été plus judicieux d’écrire que la loi devenait « caduque » en raison de la survenance d’un fait particulier prévu par la loi. Les versions modifiées de la loi du 3 avril 1955 utilisent d’ailleurs l’adjectif « caduque ». Quoi qu’il en soit, « caduque » ou « abrogée de plein droit », une loi, ainsi caractérisée, n’a normalement plus d’existence juridique.

En ce qui concerne la dissolution, la disposition prévue par loi du 3 avril 1955 apparaissait à l’époque purement théorique, car aucune dissolution n’avait jamais eu lieu sous la IVe République. En dépit du transfert de cette prérogative du chef de l’État au Conseil des ministres, la IVe République semblait suivre le chemin de la IIIe « version Grévy », pendant laquelle le droit de dissolution était tombé en désuétude. Or, c’est précisément pendant la période d’application de l’état d’urgence, prolongé de 6 mois par la loi du 7 août 1955, qu’Edgar Faure, Président du Conseil, décida, le 1er décembre 1955, la dissolution de l’Assemblée nationale, ce qui eut pour effet d’abroger de plein droit la loi du 3 avril 1955.

Des arguments sérieux peuvent alors être avancés en faveur de la disparition de la loi du 3 avril 1955 de l’ordonnancement juridique pour cause de caducité. Le premier tient à la lettre même de l’article 4 selon lequel « en cas de dissolution de l’Assemblée nationale, la loi ayant déclaré l’état d’urgence est abrogée de plein droit. En vertu d’une application littérale de cette disposition, lorsque se produit la dissolution du 1er décembre 1955, ce n’est pas la loi de prorogation qui est caduque, mais bien la loi du 3 avril 1955. C’est d’ailleurs ce que constate Roland Drago à la fin de son commentaire de l’arrêt Bourobka, lorsqu’il souligne que la loi du 3 avril 1955 était automatiquement abrogée. Certes, le législateur entendait seulement signifier ici que l’état d’urgence déclaré en Algérie cesserait d’avoir cours en cas de dissolution, sans qu’une telle cessation impliquât la suppression de l’état d’urgence comme institution. Toutefois, faute de précision en ce sens, on pourrait estimer que l’ensemble de la loi est abrogé. Par ailleurs, l’article 4 figure dans la partie générale de la loi qui traite du régime juridique de l’état d’urgence et non dans la partie spéciale, qui déclare l’état d’urgence en l’Algérie. Ne doit-on pas dès lors en déduire que l’article 4 fait partie intégrante du régime juridique global ? On pourrait en conclure que si aucune loi n’a formellement abrogé celle du 3 avril 1955, cette dernière n’en a pas moins été frappée, globalement, de caducité par application de son article 4 résultant de la dissolution de l’Assemblée nationale. Une telle conclusion cependant ne correspond pas à la réalité, car la loi du 3 avril 1955, formellement parlant, continue à être en vigueur et à constituer la base légale de l’état d’urgence. Nous nous efforcerons plus loin d’expliquer ce mécanisme.

 

b) La sortie de vigueur de la loi relative à l’état d’urgence sous la République gaullienne

 

Comme dans la loi antérieure du 3 avril 1955, l’Ordonnance du 15 avril 1960 qui la modifie comporte des dispositions relatives à la cessation de l’état d’urgence. Reprenant presque mot à mot les dispositions de la loi du 17 mai 1958, l’Ordonnance dispose en son article 1er modifiant l’article 4 de la loi du 3 avril 1955 : « la loi portant prorogation de l’état d’urgence est caduque à l’issue d’un délai de douze jours francs suivant la date de démission du Gouvernement ou à la dissolution de l’Assemblée nationale ». Le mot de « caduque » a remplacé, judicieusement, celui d’abrogation de plein droit.

L’état d’urgence fit l’objet d’un troisième renouvellement jusqu’au 31 mai 1963 au plus tard par l’Ordonnance du 13 juillet 1962. Toutefois, le projet de révision constitutionnelle visant à faire élire le Président de la République au suffrage universel provoqua indirectement l’adoption d’une motion de censure par l’Assemblée nationale, qui contraignit G. Pompidou à remettre la démission de son Gouvernement, le 6 octobre 1962. Le chef de l’État réagit en décidant, le 9 octobre 1962, de dissoudre l’Assemblée nationale en vertu du pouvoir non soumis à contreseing qu’il détient au titre de l’article 12 de la Constitution.

Le constat habituel selon lequel « la dissolution de l’Assemblée nationale le 9 octobre 1962 eut pour effet de mettre fin à l’état d’urgence » mérite toutefois d’être nuancé. On peut en effet se demander si la seule chute du Gouvernement Pompidou n’a pas suffi à mettre fin à l’état d’urgence dès le 21 octobre 1962, l’article 4 de l’Ordonnance du 15 avril 1960 faisant mention d’une caducité douze jours francs suivant la date de démission du Gouvernement. Par ailleurs, cette cessation automatique de l’état d’urgence résultant de la dissolution fut vivement contestée à partir de janvier 1963. En témoigne la passe d’armes, par voie de presse interposée, entre Paul Coste-Floret et Jean Foyer. Les deux intervenants, qui étaient à la fois détenteurs d’un mandat public – l’un est député démocrate-chrétien, l’autre Garde des Sceaux – et professeurs de droit privé, rivalisèrent de science juridique pour faire valoir leurs points de vue.

Coste-Floret tira le premier dans un article au titre évocateur : « Feu l’état d’urgence ! ». Il estimait que ce dernier avait cessé en raison de la ratification de l’Ordonnance du 13 juillet 1962 prolongeant l’état d’urgence, par l’article 50 de la loi du 15 janvier 1963 relative à la Cour de sûreté de l’État. Depuis cette ratification, le Gouvernement ne pouvait plus s’abriter derrière le caractère réglementaire de l’Ordonnance de 1962 pour la faire échapper à la caducité. Le texte ayant dorénavant force de loi, il tombe sous le coup de l’article 4 de la loi du 3 avril 1955, tel que modifié par l’Ordonnance du 15 avril 1960, ce qui entraîne la caducité de l’état d’urgence, quinze jours après la dissolution de l’Assemblée nationale. Le surlendemain, Jean Foyer lui répondit en proposant une interprétation diamétralement opposée de l’article 50 de la loi du 15 janvier 1963 : puisqu’une disposition d’une loi ultérieure peut toujours déroger à une loi antérieure et qu’une disposition spéciale d’une loi peut toujours déroger à une disposition générale, la loi de 1963, par son article 50, a voulu écarter les effets de l’article 4 de la loi de 1955 relative à l’état d’urgence.

La controverse juridique n’a pas décidé du sort, en droit positif, de la cessation de l’état d’urgence. En réalité, la thèse de la validité de l’état d’urgence défendue par Foyer joue ici sur les deux tableaux. Elle assimile fictivement l’Ordonnance à la loi quand elle entend justifier la prolongation de l’état d’urgence sans passer par le Parlement. Elle se fonde à l’inverse sur la nature règlementaire et non législative de l’Ordonnance non ratifiée, quand il s’agit, quelques mois plus tard, de nier la cessation de l’état d’urgence.

La position du Conseil d’État, quant à elle, connut des évolutions. Dans un premier temps, la haute juridiction administrative a dû se pencher sur la date de cessation de l’état d’urgence dans l’affaire opposant le préfet de police de Paris, Maurice Papon, à l’écrivain Alfred Fabre-Luce, auteur d’un pamphlet anti-gaulliste. Son arrêt de 1967 est une des suites de l’abondant contentieux provoqué par la saisie, en décembre 1962, du livre Haute Cour publié chez Julliard. L’écrivain contestait, devant le juge administratif, la légalité du refus opposé, le 15 juillet 1963, par le Préfet de police de Paris à sa demande de restitution des exemplaires, saisis par mesure administrative en vertu d’un arrêté préfectoral en date du 20 décembre 1962. Ce dernier arrêté se fondait sur l’article 11 de la loi du 5 avril 1955 autorisant, comme on l’a vu, une censure de la presse. La question était notamment de savoir si l’état d’urgence avait pris fin au moment de la décision de refus du Préfet de police. Le Conseil d’État considéra, à l’instar du Tribunal administratif de Paris, « qu’en vertu de l’article 1er de l’Ordonnance du 13 juillet 1962, l’état d’urgence n’est demeuré en vigueur que jusqu’au 31 mai 1963 ». En d’autres termes, il n’a pas validé la thèse de la caducité. Il a été reproché au Conseil d’État d’avoir omis de censurer cette « illégalité flagrante ». Pourtant, il est loin d’être certain que le Conseil d’État ait forcément validé la thèse défendue par le Garde des Sceaux Jean Foyer. En effet, on peut supposer que par économie de moyens, il lui a suffi de constater que la décision litigieuse était postérieure à la date du 31 mai 1963, date de la fin du 3e renouvellement de l’état d’urgence par l’Ordonnance du 13 juillet 1962, pour constater que l’état d’urgence avait cessé d’exister. En se bornant à appliquer l’Ordonnance au cas litigieux, le Conseil d’État s’est épargné un débat inutile à la résolution du cas juridique qu’il devait trancher.

En réalité, pour connaître la position exacte du Conseil d’État, il faut trouver une affaire relative à la légalité d’une mesure de police prise, en vertu de l’état d’urgence, entre le 24 octobre 1962 – quinze jours après la dissolution – et le 31 mai 1963, date à laquelle le renouvellement de l’état d’urgence venait à son terme –. Or, tel est le cas avec la décision concernant l’hebdomadaire Minute qui, le 22 décembre 1962, a fait l’objet d’une saisie administrative en vertu de l’état d’urgence. Dans sa décision du 25 juin 1967, le Conseil d’État observe cette fois que « la dissolution de l’Assemblée nationale [...] a mis fin à l’état d’urgence ». En conséquence, la décision de saisie « ne pouvait être légalement prise par le Préfet de police », puisqu’elle est intervenue après la cessation de cet état d’urgence. Ce dernier arrêt clôt la controverse juridique et confirme la thèse selon laquelle des évènements extérieurs peuvent mettre fin à l’état d’urgence, dès lors qu’ils sont prévus par la loi. Toutefois, une telle description n’a d’intérêt que dans la mesure où elle révèle la difficulté qu’a le droit à expliquer à la fois la cessation de l’état d’urgence et la pérennité de son régime juridique.

 

c) Comment rendre compte de la survie du régime juridique de l’état d’urgence ?

 

Par trois fois au moins, l’état d’urgence a cessé d’exister, par l’effet soit d’une dissolution (1955), soit d’un changement de gouvernement (en 1958), soit des deux consécutivement (1962). Et pourtant, malgré la caducité de la loi ou son « abrogation de plein droit », la loi régissant l’état d’urgence, c’est-à-dire la loi du 3 avril 1955, a continué d’exister. Comment expliquer juridiquement la survie d’une loi en dépit de sa caducité ? Les légistes ont bien entendu trouvé en la matière une solution expédiente.

Pour rendre compte de cette survie de la loi relative à l’état d’urgence, ceux qui conseillent l’État font preuve d’un grand pragmatisme et font valoir un point de vue pratique. Il consiste à nier l’existence de la difficulté en considérant que la caducité affecte seulement la loi de prorogation et non pas la loi relative à l’état d’urgence. C’est la solution que suggère la formule du rapporteur au Sénat Philippe Bas au mois de novembre 2015 : « La dissolution de l’Assemblée nationale le 1er décembre 1955 rendit cependant caduque la loi de prorogation ». Le problème serait ainsi, du point de vue de la technique législative, aisément réglé : seule la seconde loi, celle du 7 août 1955, aurait été abrogée, et non la première en date du 3 avril 1955. On pourrait dès lors faire le même constat à propos de l’état d’urgence sous la Ve République, l’Ordonnance du 15 avril 1960 ayant opéré une scission entre déclaration et prorogation : à partir du moment où il n'existe plus de loi déclarant l’état d’urgence, seule la loi de prorogation est susceptible de devenir caduque.

Habile, l’argument n’en est pas moins fragile pour au moins trois raisons. D’abord, comme on a déjà eu l’occasion de le montrer, la lettre de l’article 4 de la loi du 3 avril 1955, combinée au silence de la loi de prorogation sur la question de l’abrogation, incite à conclure à la caducité de la première et non de la seconde. Ensuite et surtout, cet argument des légistes ne rend pas compte de la cessation de l’état d’urgence le 1er juin 1958 lors du changement de gouvernement consécutif à l’arrivée au pouvoir du général de Gaulle. Aucune loi de prorogation n’étant alors sollicitée, il faut bien admettre que la loi du 3 avril 1955 est devenue caduque dans son ensemble. Enfin, même sous la Ve République, l’argument ne permet pas de savoir ce qui se passerait si un changement de gouvernement ou une dissolution survenait pendant le délai de douze jours qui est susceptible de s’écouler entre une déclaration de l’état d’urgence et sa prorogation. Bref, la thèse des « légistes », partielle et partiale, n’est pas en mesure de décrire tout l’éventail des situations. Elle est surtout efficace, parce qu’elle permet d’esquiver un problème de fond: comment une loi abrogée de plein droit ou caduque continue-t-elle d’exister dans l’ordonnancement juridique ?

Une seconde explication pourrait se fonder sur l’idée d’abrogation tacite de normes : en 1955, les articles 15 et 16 auraient été tacitement abrogés par l’effet de la dissolution, car il s’agissait de dispositions spéciales, incluses dans un titre II valable uniquement pour l’état d’urgence en Algérie. Ce raisonnement se heurte cette fois aux faits : en effet, la loi du 17 mai 2011, dite de simplification et d’amélioration de la qualité du droit contient un article 176-IV relatif à la loi no 55-385 du 3 avril 1955, dont le sixième alinéa précise sobrement que « Les articles 15 et 16 sont abrogés ». Qu’il ait fallu une abrogation expresse pour que ces articles obsolètes – car relatifs à l’Algérie qui ne fait plus partie de l’État français depuis 1962 sortent de l’ordonnancement juridique est la preuve manifeste que la loi du 3 avril 1955, modifiée par l’Ordonnance du 15 avril 1960, continuait à être en vigueur. La thèse de l’abrogation tacite des normes ne saurait donc rendre compte de la survie de l’état d’urgence comme institution.

En réalité, la meilleure manière de rendre compte de la survivance de la loi formelle du 3 avril 1955 est de se fonder sur la distinction établie entre ses deux composantes : l’acte-règle qui fixe le régime de l’état d’urgence et l’acte-condition qui déclenche, au cas par cas, l’application de ce régime. Autrement dit, lors d’une dissolution ou d’un changement de gouvernement, seule la loi de déclaration ou la loi de prorogation de l’état d’urgence est caduque. Cela revient à affirmer que l’acte-règle survit à la disparition de l’acte-condition. Une telle conclusion devrait conduire à un double constat. D’une part, il y a deux lois matérielles différentes dans la seule et unique loi formelle que constitue la loi de 1955. D’autre part et surtout, ces deux lois sont de nature différente, l’une relevant de l’acte-règle et l’autre de l’acte-condition. Le cas-limite de la caducité ici étudié confirme donc l’intérêt de distinguer deux types d’actes juridiques au sein de la loi du 3 avril 1955, dont une seule partie (l’acte-règle) a survécu aux aléas de la vie politique.

 

C. Le cas-limite de l’interruption de l’état d’urgence, non prévu par la loi du 3 avril 1955

 

1. Le problème de la cessation anticipée de l’État d’urgence

 

À côté de la caducité de la loi de déclaration ou de prorogation figure le cas singulier de la cessation anticipée de l’état d’urgence. La loi du 3 avril 1955 ne prévoyait rien en la matière, à la différence de la loi de 1849 sur l’état de siège. La doctrine se fondait sur le parallélisme des formes pour déduire, logiquement, que seul le Parlement était compétent pour interrompre un état d’urgence, qu’il était le seul à pouvoir déclarer. Pourtant, dès la loi de prorogation du 7 août 1955, on trouve une disposition qui autorise le Gouvernement à réduire la durée de prolongation « si la situation le permet » (art. 1er al. 2). Parfait exemple de délégation législative, le Parlement habilite le Gouvernement à se substituer à lui pour décider une interruption anticipée de l’état d’urgence. Ainsi était attribué au Gouvernement le pouvoir, discrétionnaire par excellence, de déterminer si les conditions ayant rendu nécessaire la poursuite de l’état d’urgence étaient encore remplies. Toutefois, il faut surtout retenir de cette disposition le changement institutionnel qu’elle révèle : le Gouvernement peut se substituer au Parlement pour interrompre de son propre mouvement l’état d’urgence. Il ne l’a pas fait en 1955, mais la disposition ouvre la voie à la solution retenue par la Ve République en vertu de laquelle le pouvoir exécutif récupère l’initiative de l’état d’urgence.

Reste à savoir cependant si le législateur a ici véritablement créé une règle de droit nouvelle, comblant une lacune de la loi du 3 avril 1955 en habilitant le Gouvernement à lever l’état d’urgence quand il le souhaite. Il semblerait que, pour une raison formelle, cette règle n’ait pas été maintenue. La loi du 3 avril 1955 étant devenue caduque avec la dissolution de l’Assemblée nationale du 1er décembre 1955, on peut soutenir que la disposition spéciale sur l’interruption de l’état d’urgence l’est devenue aussi. La suite de l’histoire législative confirme d’ailleurs cette hypothèse. Dans nombre de textes ultérieurs – loi du 17 mai 1958, Ordonnance du 15 avril 1960, textes mettant en œuvre l’état d’urgence en 1961-1962, ou encore ceux relatifs à la Nouvelle-Calédonie – on ne trouve aucune disposition relative à la cessation anticipée de l’état d’urgence. En revanche, au sein de la loi du 18 novembre 2005, qui proroge pour trois mois l’état d’urgence déclaré par Jacques Chirac le 8 novembre 2005, figure un article 3 selon lequel « il peut y être mis fin par décret en conseil des ministres avant l’expiration de ce délai. En ce cas, il en est rendu compte au Parlement ». Ainsi, faisant office de disposition d’une loi spéciale, cette loi déroge à la loi générale du 3 avril 1955, modifiée par l’Ordonnance du 15 avril 1960, en accordant une telle prérogative au pouvoir exécutif. Toutefois, à la différence de ce que prévoyait la loi de prorogation du 7 août 1955, l’autorité compétente pour interrompre l’état d’exception n’est plus le « Gouvernement », mais le Président de la République qui signe le décret pris en Conseil des ministres. Cet article 3 fut appliqué par le biais d’un décret présidentiel du 3 janvier 2006, afin de lever de manière anticipée l’état d’urgence consécutif aux émeutes urbaines de 2005. Après avoir visé la loi du 3 avril 1955 et surtout l’article 3 de la loi de prorogation du 18 novembre 2005, le décret précise qu’ « Il est mis fin, à compter du 4 janvier 2006, à l’état d’urgence déclaré sur le territoire métropolitain par le décret no 2005-1386 du 8 novembre 2005 et prorogé par la loi no 2005-1425 du 18 novembre 2005 ». La formule est analogue à celle de la décision de Charles de Gaulle mettant un terme à l’application de l’article 16 de la Constitution de 1958, le 21 septembre 1961. Toutefois, son caractère impersonnel « il est mis fin » ne doit pas induire en erreur : c’est bien le chef de l’État qui décide de lever l’état d’urgence, faisant ici usage d’une prérogative que lui a confiée, non pas la loi du 3 avril 1955 modifiée, mais la loi de prorogation du 18 novembre 2005. C’est donc sur le fondement d’une loi de prorogation que le Gouvernement, sans doute plus apte que le Parlement à évaluer au plus vite la situation, est habilité à interrompre l’état d’urgence. Le parallélisme des formes n’en est pas moins rompu puisque le Parlement, compétent pour proroger l’état d’urgence a perdu, de son propre chef, la prérogative de l’interrompre.

Ce cas particulier de l’interruption anticipée de l’état d’urgence par simple décret méritait d’être évoqué pour deux raisons. Il montre que la loi du 3 avril 1955, même modifiée, n’a pas tout prévu et doit sans cesse être adaptée par des lois particulières. Par ailleurs, il prouve, in concreto, combien la loi de déclaration ou de prorogation – l’acte-condition– peut toujours déroger à la loi générale, à l’acte-règle contenu dans la loi du 3 avril 1955. Il ne s’agit là en effet que d’une dérogation ponctuelle, le législateur n’ayant pas voulu ajouter une nouvelle règle de droit, susceptible de régir des cas ultérieurs, à l’acte-règle. En témoigne le fait que le Parlement s’est senti obligé de réitérer la dérogation, lorsque le même cas s’est à nouveau présenté. Ainsi, la loi du 20 novembre 2015 contient, dans son article 3, une disposition identique à l’article 3 de la loi du 18 novembre 2005. Cette disposition spéciale offre au Président de la République la possibilité d’interrompre par décret en conseil des ministres, l’actuel état d’urgence qui est censé expirer le 20 février 2016. Le législateur s’est donc cru obligé de prévoir expressément cette faculté, faute d’une modification permanente de la loi du 3 avril 1955 qui aurait ouvert une telle possibilité.

L’examen de ce cas singulier permet de révéler une configuration particulièrement originale : l’acte-condition déroge à l’acte-règle qui le sous-tend ou, si l’on veut, l’acte déclaratif déroge à l’acte normateur. Est-ce bien admissible ?

 

2. L’état d’urgence illustre le cas où la loi d’application déroge à la loi qui la fonde

 

La loi du 7 août 1955 relative à la prolongation de l’état d’urgence en Algérie offre, on l’a vu, un cas-limite intéressant : à l’occasion d’une prorogation, le législateur déroge au régime juridique de l’état d’urgence en prévoyant la possibilité, non prévue par la loi du 3 avril 1955, d’une cessation anticipée.

Pour rendre compte de cette liberté d’action du législateur, les juristes recourent habituellement à la théorie de la souveraineté du Parlement, à l’idée classique selon laquelle ce dernier peut toujours défaire ce qu’il a fait. Le Parlement est toujours libre, à l’occasion de l’édiction d’une loi spéciale ou particulière, de s’écarter d’une loi générale, de l’abroger ou d’y déroger comme il l’entend. Tel était d’ailleurs le fondement de la thèse que Jean Foyer opposait à l’argumentation de Paul Coste-Floret :

Une loi particulière peut être parfaitement contraire à une loi générale : telle loi pourra ne pas tenir compte du statut général de la fonction publique ; telle autre pourra contredire le fondamental article 1382 du code civil. En pareil cas, on admet que la disposition législative spéciale déroge à la disposition législative générale, mais elle ne la viole pas – alors que, s’il s’agissait de la contradiction entre un acte réglementaire et un acte non réglementaire, la prétendue dérogation s’analyserait en une violation. Partant de là, il faut admettre que l’article 4 de la loi du 3 avril 1955, relatif aux effets de la dissolution de l’Assemblée sur la loi prorogeant l’état d’urgence, ne bénéficie, en dépit de sa généralité, d’aucune supériorité de principe sur tout autre texte de force législative relatif à telle ou telle application particulière de l’état d’urgence. Le législateur a parfaitement pu s’affranchir du système posé par ledit article 4.

Peut-on pour autant appliquer une telle maxime quand on est dans un rapport d’acte-condition à acte-règle ? Il est permis d’en douter, surtout si l’on adhère à la doctrine de Duguit qui implique de considérer que l’acte-condition (la déclaration ou la prorogation) doit être conforme à l’acte-règle. Il y a donc une forme de subordination matérielle de l’acte-condition à l’acte-règle, de sorte que le législateur qui déclare ou proroge un état d’urgence ne devrait pas pouvoir déroger au régime juridique de l’état d’urgence auquel il est soumis. C’est ce que laisse entendre la formule de Duguit selon laquelle l’acte-condition était « un acte fait conformément à la règle elle-même ».

Raisonnons ici par analogie : que dirait-on d’une association qui, à chaque fois qu’un individu veut y adhérer, changerait la règle fixant les conditions d’adhésion ? Ne peut-on pas soutenir que le législateur qui modifie, au cas par cas, les règles de prorogation ou de cessation de l’état d’urgence, se comporte de manière tout aussi contestable ? Ne faudrait-il pas transposer ici la règle de droit administratif selon laquelle l’autorité administrative est liée par un acte réglementaire, quand elle prend un acte individuel pris en application de ce dernier ? Si tel était le cas, la loi déclarant ou prorogeant l’état d’urgence ne pourrait pas déroger à la loi générale relative à son régime juridique. Ce type de subordination matérielle de deux actes édictés par la même autorité ne permettrait-il pas de lutter contre l’arbitraire, dont la souveraineté du législateur, dans un contexte d’état d’urgence, fournit de beaux exemples ? Plus encore, le législateur n’est-il pas tenu au respect de l’État de droit, entendu non pas comme se réduisant à la hiérarchie des normes, mais comme imposant de respecter la hiérarchie matérielle existant entre l’acte-règle et l’acte-condition ? Une réflexion de technique juridique, appuyée sur certaines idées de Duguit permet donc de renouveler la discussion relative à la « constitutionnalité » d’une loi de déclaration ou de prorogation, en montrant qu’elle ne respecte pas l’acte-règle contenu dans la loi du 3 avril 1955. En réalité, si les partisans de la constitutionnalisation de l’état d’urgence cherchaient des arguments sérieux, ils pourraient arguer que celle-ci pourrait empêcher qu’à l’occasion d’une loi spéciale de prorogation, le législateur déroge à la loi générale et modifie, par exemple, les effets de la cessation de l’état d’urgence. Si ces derniers étaient inscrits dans la Constitution, ils ne pourraient plus être contournés ou modifiés par l’édiction d’une loi ultérieure. L’inscription dans la Constitution interdirait cette suite ininterrompue de dérogations par la loi d’application, acte-condition à la loi qui la fonde, c’est-à-dire à l’acte-règle.

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Les inconvénients de cette loi du 3 avril 1955, loi formellement « unique » mais au contenu hétérogène, sont donc nombreux. Il aurait été bien plus judicieux, en 1955, d’adopter deux lois : une loi générale sur l’état d’urgence comme institution et une autre loi, spéciale, destinée à déclarer l’état d’urgence dans un contexte spécifique. La Ve République a hérité de ce legs embarrassant et elle l’a intégré au point de voir, en 2015, le législateur reprendre la structure baroque de la loi de 1955. Avant de le démontrer, il est temps de quitter la « dogmatique juridique » pour introduire un peu de vie politique dans cette histoire, sinon un peu aride, de l’état d’urgence.

 

 

 

Pour citer cet article :

Olivier BeaudCécile Guérin-Bargues « L’état d’urgence de novembre 2015 : une mise en perspective historique et critique - §§ I-II », Jus Politicum, n°15 [https://juspoliticum.com/articles/L-etat-d-urgence-de-novembre-2015-une-mise-en-perspective-historique-et-critique-I-II]