V. Le projet de loi constitutionnelle relatif à l’état d’urgence (2015-2016)

 

Si la Constitution n’est pas loi d’airain, la réviser n’est pas un acte anodin. Certes, celle de la Ve République a été retouchée à vingt-cinq reprises depuis 1958 par des révisions constitutionnelles dont l’ampleur a pu largement varier. Toutefois, les conditions de forme et de fond auxquelles est soumis le pouvoir constituant dérivé, la relative complexité de la procédure de révision constitutionnelle prévue par l’article 89 de la Constitution, la nécessité par exemple d’organiser un référendum ou d’obtenir l’approbation du Congrès aux trois-cinquièmes des suffrages exprimés ne sont que quelques indices, parmi d’autres, de la volonté du pouvoir constituant originaire de garantir une certaine pérennité au pacte constitutionnel. Dans ce contexte, on ne peut que s’étonner de voir le pouvoir exécutif s’accrocher contre vents et marées à une révision constitutionnelle dont, en l’état, le monde des juristes à quelques exceptions près, se plaît depuis des semaines à souligner l’absence totale d’utilité. Pierre supplémentaire à un édifice déjà imposant, nos développements historiques ont montré combien, depuis sa création par la loi du 3 avril 1955, l’état d’urgence avait pu être sollicité, amendé et renforcé sans que le pouvoir exécutif ne se sente le moins du monde gêné par son fondement législatif et non constitutionnel. Le général de Gaulle lui-même, principal inspirateur de la Constitution de la Ve République, et personnalité au demeurant peu encline à voir son action être entravée par de trop nombreuses contraintes juridiques, n’a jamais envisagé sérieusement une constitutionnalisation de l’état d’urgence. Bien au contraire, on l’imagine mal consacrer la compétence systématique du Parlement dans le texte constitutionnel, alors même qu’il entendait proroger l’état d’urgence en Algérie par ordonnance ou usage de l’article 16. Ainsi s’expliquerait qu’il ait été répondu au Président René Coty, qui s’étonnait de voir l’avant-projet de Constitution faire mention de l’état de siège sans qu’il soit fait allusion à l’état d’urgence, que l’omission était volontaire. En dépit de ce fondement traditionnellement législatif de l’état d’urgence, le Président de la République a décidé de réagir à l’attaque terroriste du 13 novembre 2015, non pas seulement par un décret déclaratif, mais par un projet de constitutionnalisation (A). Ce dernier, qui paraît aussi superflu qu’insuffisant (B), s’est heurté, au sein de l’Assemblée nationale, à une opposition parlementaire résolue mais impuissante (C).

 

A. Un projet qui procède de la volonté du Chef de l’État

 

Le projet de réviser la Constitution afin d’y inclure à la fois l’état d’urgence et la déchéance de la nationalité procède assurément de la volonté du Président de la République (1). Soumis au Conseil d’État, il y reçut un accueil mitigé (2).

 

1. Une initiative présidentielle de facto

 

Le pouvoir exécutif a décidé de réviser la Constitution en utilisant l’article 89, procédure de droit commun en matière de modification du texte constitutionnel. Selon la lettre de la Constitution, « l’initiative de la révision […] appartient concurremment au Président de la République, sur proposition du Premier Ministre, et aux membres du Parlement ». En réalité, seule une période de cohabitation permet à cette proposition primo-ministérielle d’acquérir une véritable signification : le projet devant être « voté par les deux assemblées en termes identiques », son adoption nécessite l’aval de la majorité parlementaire. En revanche, en période de concordance des majorités comme c’est actuellement le cas, si le Président ne peut pas davantage agir sans être saisi par le Premier Ministre et si sa décision prend la forme d’un décret contresigné, « la subordination habituelle du Chef de Gouvernement au Chef de l’État contraint celui-ci à proposer ce que souhaite celui-là ». Bref, dans une telle configuration, on assiste une fois encore à une manifestation de cette tendance classique qu’a la Ve République à faire glisser des compétences formellement attribuées au Premier Ministre au Chef de l’État. C’est donc très clairement ce dernier qui est à la manœuvre et c’est d’ailleurs lui qui maîtrise la suite de la procédure : après adoption du projet de loi constitutionnelle en termes identiques par les deux Chambres, c’est au Chef de l’État qu’il revient de choisir entre l’approbation par référendum ou par la majorité des trois-cinquièmes des suffrages exprimés par les deux Chambres réunies en Congrès. Disposant enfin du pouvoir de convoquer par décret soumis à contreseing l’un ou l’autre de ces deux acteurs, il est également libre d’arrêter à tout moment la procédure de révision.

En période de concordance des majorités, la proposition primo-ministérielle de réviser la Constitution n’est donc que formelle et l’initiative réelle provient du Chef de l’État. Tel fut le cas, entre autres, de la révision d’envergure du 23 juillet 2008, qui a résulté de la volonté du Président Sarkozy de moderniser les institutions et s’est d’abord manifestée par la mise en place d’un comité de réflexion présidé par Édouard Balladur. Tel est ici encore le cas du projet de loi constitutionnelle dit de protection de la Nation, déposé le 23 décembre 2015 à l’Assemblée nationale. En témoigne son origine, qui découle directement du discours du Président Hollande devant le Congrès, prétendu « serment du 16 novembre », qui, sur fond de référence subliminale à un serment du Jeu de paume ici bien galvaudé, serait censé lier les parlementaires à la « parole présidentielle ».

En effet, trois jours après les attentats qui ont ensanglanté et sidéré la France, François Hollande décide de faire usage de la possibilité qui lui est ouverte, depuis la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008, par l’article 18 alinéa 2 de la Constitution, de s’exprimer devant le Parlement réuni en Congrès. Prenant les parlementaires par surprise, il fait part de la nécessité d’aller « au-delà de l’urgence » et de son souhait, pour ce faire, de réviser la Constitution. Affirmant avoir « beaucoup réfléchi à cette question », il estime en effet « que nous devons faire évoluer notre Constitution pour permettre aux pouvoirs publics d’agir, conformément à l’état de droit, contre le terrorisme de guerre ». Il commence alors par insister sur le caractère temporaire et exceptionnel du régime juridique qu’il entend mettre en place : « il s’agit pouvoir disposer d’un outil approprié pour fonder la prise de mesures exceptionnelles pour une certaine durée […] sans compromettre l’exercice des libertés publiques ». Mais il souligne également, à propos du même projet de révision, que, « après l’état d’urgence, nous devons être pleinement dans un État de droit pour lutter contre le terrorisme ». On examinera plus loin la traduction juridique d’une telle formule.

 

L’idée de réviser le texte constitutionnel part du caractère lacunaire ou inadapté des dispositions existantes. Ni l’article 16 de la Constitution, ni l’article 36 ne semblent susceptibles de répondre à la situation actuelle. La mise en œuvre de l’article 16, qui dote le Président de la République de pouvoirs exceptionnels, est en effet subordonnée à une interruption du fonctionnement régulier des pouvoirs publics, c’est-à-dire, plus précisément, à l’incapacité de ces derniers à faire face à une menace grave et immédiate. L’article 36 emporte transfert de compétence de l’autorité civile à l’autorité militaire. En somme, ni les conditions de mise en œuvre de l’article 16, ni les conséquences de l’article 36 ne permettent de recourir à l’un ou l’autre de ces articles. Dès lors, dixit le Président de la République, « cette guerre d’un autre type face à un adversaire nouveau appelle un régime constitutionnel permettant de gérer l’état de crise ». Il y aurait beaucoup à dire, sans doute, sur l’attitude martiale du Chef de l’État, attitude qui ne pousse pas la logique jusqu’au bout, car si la « France est en guerre » et si les actes commis sont le fait d’une « armée djihadiste », il reste difficile de saisir la nature et les modes d’action de « l’organisation » à laquelle elle s’oppose. Dès lors, l’usage des modalités classiques du conflit armé est exclu : le Chef de l’État fait la guerre sans la déclarer et, bien que la France ait été durement frappée sur son sol, les attentats ne sauraient être assimilés à une « insurrection armée » qui justifierait la mise en œuvre de l’article 36 sur l’état de siège. Mais concentrons-nous plutôt sur la révision.

Proposant de modifier l’article 36 de la Constitution afin d’y faire figurer l’état d’urgence, le Chef de l’État se réfère aux travaux du Comité Balladur, qui ont très largement inspiré la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008. En réalité, l’idée d’adapter la Constitution de 1958 en y incluant l’état d’urgence est plus ancienne. Elle remonte au Comité Vedel de 1993, dont les travaux connurent une traduction juridique avec deux projets de loi constitutionnelle déposés au Sénat le 10 mars 1993. Celui portant révision de la Constitution du 4 octobre 1958 et relatif à l’organisation des pouvoirs publics s’attachait, par son article 16, à modifier l’article 36 de la Constitution de manière à y ajouter l’état d’urgence à l’état de siège. Le projet n’a finalement pas été discuté et le rapport du comité Vedel est peu disert sur les raisons qui l’incitèrent à proposer une telle solution. On peut toutefois noter que ladite proposition figure dans la deuxième partie du rapport Vedel (II. Un Parlement plus actif) qui s’efforce de renforcer les pouvoirs de contrôle du Parlement. Par ailleurs, l’exposé des motifs du projet de loi constitutionnelle pointait la nécessité de constitutionnaliser l’état d’urgence en invoquant la nécessité d’unifier son régime avec celui de l’état de siège. Le Comité Balladur a donc repris du Comité Vedel l’idée d’intégrer l’état d’urgence au sein de l’article 36 de la Constitution, mais en y ajoutant la définition, par une loi organique, de l’un et l’autre de ces états d’exception, de manière à soumettre leurs régimes juridiques à un contrôle systématique du Conseil constitutionnel.

Le renvoi par le Président de la République, le 16 novembre 2015, aux travaux du Comité Balladur s’explique par des raisons plus politiques que juridiques. La manœuvre, qui s’efforce de mettre l’opposition en porte à faux, est habile mais peine à emporter la conviction. Loin de développer une véritable réflexion sur la nature et le régime juridique de l’état d’urgence, comme il l’a pourtant fait dans bien d’autres domaines, le Comité ne fait en effet mention de cet état d’exception qu’au détour d’une analyse consacrée à l’article 16 de la Constitution. La proposition relative à l’état d’urgence ne figure d’ailleurs que dans une incise. Elle n’a pas d’autre ambition que de « mettre à jour les mécanismes de l’état de siège et de l’état d’urgence – ce que le Comité recommande de faire en modifiant les dispositions de l’article 36 de la Constitution de telle sorte que le régime de chacun de ces états de crise soit défini par la loi organique et la ratification de leur prorogation autorisée par le Parlement dans des conditions harmonisées ». Il s’agit, comme le préconisait déjà le comité Vedel, de renforcer les mécanismes de contrôle parlementaire sur l’ensemble des dispositions d’exception. Nous verrons que l’actuel projet de loi constitutionnelle s’écarte très nettement d’une telle préoccupation. Par ailleurs le risque est ici grand de lire dans le rapport du Comité Balladur ce qu’il n’a pas pu, par la force des choses, vouloir dire : qu’il serait opportun de procéder à une telle révision dans les circonstances aussi troublées que celle que nous connaissons actuellement. Bien au contraire, jamais le Comité n’a envisagé de supprimer ou même de modifier la disposition de l’article 89 alinéa 4 en vertu de laquelle « aucune procédure de révision ne peut être engagée ou poursuivie lorsqu’il est porté atteinte à l’intégrité du territoire ». De la même manière, il n’a pas non plus proposé de réviser l’alinéa 3 de l’article 16 selon lequel les pouvoirs exceptionnels ne sont accordés au Président de la République que pour rétablir « les pouvoirs publics constitutionnels », alinéa dont on peut déduire l’interdiction de réviser dès lors que cet article est en vigueur. Même si ces scenarii diffèrent sensiblement de celui que nous connaissons actuellement, cette prudente réserve laisse à penser que l’idée de ne procéder à une révision qu’en période de relative sérénité n’était pas étrangère au Comité.

Quoi qu’il en soit, soumis comme il se doit à l’avis du Conseil d’État, le projet de loi constitutionnelle y reçu un accueil réservé.

 

2. Une initiative partiellement approuvée par le Conseil d’État

 

Le 1er décembre 2015, le Conseil d’État est saisi d’un projet de loi constitutionnel dit de « protection de la Nation ». Sous ce titre un peu sentencieux, le texte entend insérer un article 36-1 au sein de la Constitution qui viendrait préciser les conditions de déclaration et de prorogation de l’état d’urgence, via une reprise des termes des articles 1 et 2 de la loi du 3 avril 1955, complétée par des dispositions relatives au régime juridique de l’état d’urgence. Le texte prévoit également une modification de l’article 34 de la Constitution, afin de permettre la déchéance de la nationalité française des binationaux condamnés définitivement pour un crime ou délit constituant une atteinte aux intérêts fondamentaux de la Nation ou un acte de terrorisme. Comme nous l’avons indiqué en introduisant cette étude, nous laisserons de côté la disposition relative à la déchéance de la nationalité, bien qu’elle soit la plus contestable de ce projet de réforme constitutionnelle, comme en témoignent d’ailleurs les multiples atermoiements du Gouvernement et les très nombreuses modifications de ladite disposition. Sans entrer dans le fond d’un débat à l’encontre d’une disposition dont on ne peut rien attendre en matière de lutte contre le terrorisme et qui a déjà été instruit, avec de très bons arguments, par d’autres que nous, on se contentera ici de souligner combien le projet de réviser la Constitution pour permettre une telle mesure répond à un calcul politique et non à une exigence juridique. D’une part, l’argument du Conseil d’État selon lequel le retrait d’une nationalité obtenue de naissance « pourrait se heurter à un éventuel principe fondamental reconnu par les lois de la République » reste une simple hypothèse fondée de surcroît sur une interprétation très constructive de la jurisprudence du Conseil constitutionnel. D’autre part, l’article 34 de la Constitution disposant que la loi fixe les règles relatives aux droits civiques et à la nationalité, une disposition législative suffit à étendre ou restreindre les mesures de déchéance qui figurent dans le Code civil et dans le Code pénal.

À propos de l’état d’urgence, le Conseil d’État avait émis, le 11 décembre 2015, un avis plutôt mitigé sur la première version du projet de loi constitutionnelle. Celle-ci correspondait au contenu du discours présidentiel devant le Congrès selon lequel la révision projetée avait vocation à desserrer la contrainte constitutionnelle bien au-delà de la période de l’état d’urgence. Le Premier Ministre d’ailleurs n’avait pas dit autre chose, quelques jours plus tard devant le Sénat lorsque, dans une formule volontairement ambiguë, il affirmait par exemple que, « si nous ne procédions pas à une révision constitutionnelle afin de faire figurer l’état d’urgence dans la Constitution […], nous ne pourrions pas aller plus loin en la matière sur une longue période ».

C’est la raison pour laquelle l’article 1er du projet de révision constitutionnelle comportait un curieux dispositif permettant de maintenir automatiquement les effets de l’état d’urgence pendant six mois après sa levée, s’il demeurait un « risque d’attentat ou d’acte de terrorisme ». Dans une telle hypothèse, qui n’est malheureusement pas à exclure, l’administration aurait pu à la fois maintenir en vigueur les mesures individuelles prises sous état d’urgence et prendre de nouvelles mesures générales (règlementation de la circulation des personnes et des véhicules, fermeture provisoire des salles de spectacles, des débits de boisson et des lieux de réunion, etc.) pour prévenir le risque d’attentat.

Dans son avis d’assemblée délibéré le 11 décembre 2015, le Conseil d’État rejette une telle possibilité qui autorisait en définitive le Gouvernement à conserver durant six mois certaines dispositions de l’état d’urgence, sans contrôle du Parlement. Elle aboutissait en réalité à créer un autre type de prorogation, dépourvu d’autorisation parlementaire, une sorte d’état d’urgence sans état d’urgence, monstre juridique s’il en est. Par ailleurs, cette disposition présentait un danger majeur, qui n’a pas été pointé expressément par le Conseil d’État, en ce qu’elle revenait à assimiler état d’urgence et législation anti-terroriste. Cette confusion reste perceptible au sein de l’exposé des motifs du texte déposé le 23 décembre, puisqu’il s’agit de donner « à l’État les moyens de protéger la Nation contre le terrorisme et le fanatisme ». Toutefois, plus encore que l’actuel projet loi constitutionnelle, celui soumis à l’examen du Conseil d’État via la disposition disjointe par la Haute Assemblée érigeait la Constitution en élément de légitimation de toutes les atteintes aux droits et libertés susceptibles de découler de la lutte contre le terrorisme et, ce faisant, procédait à une dangereuse banalisation de l’état d’exception. Sans entrer dans ce type d’analyse, c’est avec sa sobriété habituelle que le Conseil d’État s’est opposé à la traduction juridique de cet objectif.

Pour le reste de la partie du projet relative à l’état d’urgence, le Conseil d’État donne son aval en invoquant deux raisons convergentes. La première tient à ce qu’un tel projet offrirait « un fondement incontestable aux mesures de police administrative prises par les autorités civiles pendant l’état d’urgence », plus particulièrement en matière de fouilles de véhicules et de contrôles d’identité. Est ici sous-entendu le risque de voir de telles dispositions être déclarées inconstitutionnelles. Cet argument fondé sur le risque d’inconstitutionnalité, brandi dans un premier temps par le Premier Ministre, puis repris à son compte de façon plus subtile par le Conseil d’État, paraît désormais extrêmement fragile, le Conseil constitutionnel ayant depuis validé la quasi-totalité des dispositions les plus contestables de la loi du 20 novembre 2015. La seconde raison avancée par le Conseil d’État reprend elle aussi in fine la justification du Gouvernement qui consistait à affirmer que la constitutionnalisation de l’état d’urgence renforcerait l’État de droit, puisqu’elle encadrerait « la déclaration et le déroulement de l’état d’urgence en apportant des précisions de fond et de procédure qui ne relevaient jusqu’ici que de la loi ordinaire et que le législateur ordinaire pouvait donc modifier ». L’adoption de l’article 36-1 interdirait ainsi au législateur « d’ajouter d’autres motifs de déclaration de l’état d’urgence » à ceux prévus par la Constitution, « de n’imposer la première intervention du Parlement qu’au terme d’un délai supérieur à 12 jours », ou encore de proroger l’état d’urgence pour une durée indéterminée. On verra plus loin la faiblesse de ce second argument.

Le caractère très nuancé de l’avis du Conseil d’État peut surprendre. En 2008 en effet, saisi du projet de loi constitutionnelle de modernisation des institutions de la Ve République, il n’avait pas hésité à disjoindre du texte l’article qui tendait précisément à modifier l’article 36 de la Constitution pour y faire figurer l’état d’urgence, au motif que son inclusion dans la Constitution ne s’imposait nullement. On ne peut qu’admirer la grande souplesse de cette haute juridiction qui, en 2015, accepte un projet qu’elle rejetait sans coup férir sept ans plus tôt. Certes, ledit consentement manque d’enthousiasme, l’accord sur la constitutionnalisation de l’état d’urgence est clairement réticent et le Conseil d’État se montre encore plus réservé à l’égard de la déchéance de nationalité. Toutefois, le contraste n’en demeure pas moins net entre un avis donné en 2008 à une période où la question de l’état d’urgence était dépourvue d’enjeu et celui de 2015, où la constitutionnalisation devient soudain opportune, tandis que le pouvoir politique affiche une détermination sans failles pour faire aboutir ce projet censé, rappelons-le, rassurer les Français.

Toujours est-il qu’à la suite de cet avis du Conseil d’État, le Gouvernement a modifié le contenu de l’article 36-1 en abandonnant l’idée d’une continuation de l’état d’urgence au-delà de l’urgence. Le texte déposé à l’Assemblée se compose de trois alinéas. Le premier se borne à reprendre le contenu du premier article de la loi du 3 avril 1955 sur les conditions d’ouverture de l’état d’urgence, sans en modifier d’ailleurs la phraséologie alambiquée qui était destinée, en 1955, à masquer l’influence que l’insurrection algérienne avait pu avoir sur le texte. Le deuxième alinéa habilite le législateur à prendre les mesures de police administrative rendues nécessaires par l’état d’urgence. Quant au troisième et dernier alinéa, il reprend en partie le dispositif actuel de la loi puisque, au-delà de douze jours, il accorde au Parlement le droit de proroger l’état d’urgence et lui impose de fixer une durée à la prorogation.

 

B. Un projet de révision superflu et insuffisant

 

Ce projet de révision constitutionnelle est assez largement soutenu par la classe politique. Les universitaires sont en revanche plus divisés. Certains y sont favorables avec des raisonnements de nature différente, mais qui méritent d’être évoqués. L’argument le plus solide est l’argument constitutionnaliste par excellence, selon lequel inscrire l’état d’urgence dans la Constitution présenterait l’avantage d’en limiter le potentiel liberticide. Dans ce type de démonstration, le modèle sous-jacent est l’article 16 qui procède à un encadrement constitutionnel destiné à contenir les dérives arbitraires du président de la République. Dès lors, une telle constitutionnalisation paraît nécessaire, au moins « dans le meilleur des mondes juridiques possibles. Quand on prévoit de déroger à la légalité ordinaire en mettant en œuvre un état d’exception, fût-il temporaire, il vaut mieux que le principe et le cadre de cette dérogation soient prévus au sommet de la hiérarchie des normes ».

C’est le même type de constitutionnalisation « positive » que défend Pierre Rosanvallon, selon lequel il est « très important de constitutionnaliser l’état d’urgence » afin d’éviter « des législations comme celle de 1955 votée à la va-vite, avec un potentiel liberticide ». Dès lors, « il s’agit d’organiser des pouvoirs pour une période très temporaire, se comptant en semaines. L’idée de prolonger pour une longue durée l’état d’urgence est contradictoire. On ne peut ainsi constitutionnaliser l’état d’urgence qu’en étant très rigoureux sur le contrôle de son application, la définition de son objet, les conditions de sa déclaration ».

Olivier Duhamel, dans un entretien accordé au Monde, défend un peu le même genre d’idée, puisqu’il considère que « laisser l’état d’urgence au niveau d’une simple loi impose peu de limites à l’introduction de nouvelles mesures répressives ». À l’inverse, en prévoyant que « la loi fixe les mesures de police administrative que les autorités civiles peuvent prendre, sous le contrôle du juge administratif », le nouvel article 36-1 constituerait une véritable protection, car il « permet d’encadrer l’état d’urgence avec des garanties non négligeables, à savoir le contrôle du juge administratif, donc du référé-liberté qui peut annuler très rapidement une décision de police abusive ». S’il est vrai que le juge administratif s’est souvent efforcé de protéger les libertés, on notera néanmoins que l’absence de mention de l’état d’urgence dans la Constitution ne change rien à sa compétence de principe dès lors qu’il s’agit de contester des décisions administratives. Par ailleurs, exceptions faites des procédures de référé, le juge administratif se prononce en général a posteriori, alors que le mal est fait, et les effets de son intervention sont par nature plus limités que ceux du juge judiciaire.

Dominique Rousseau enfin est peut-être celui qui a le mieux traduit l’approche constitutionnaliste de ce projet en écrivant que, la Constitution étant la garantie de la liberté des citoyens, « elle doit prévoir toutes les situations qui pourraient y porter atteinte. C’est pourquoi la constitutionnalisation de l’état d’urgence est, a priori, recevable, puisqu’elle a pour objet de ne pas laisser hors des garanties le mode de gouvernement pendant cette période ». L’accord de principe s’accompagne toutefois d’un bémol considérable, l’auteur estimant que le projet de révision « doit être réécrit », faute précisément d’inclure les garanties que le constitutionnalisme exige. Il souhaiterait que l’article de la Constitution prévoyant l’état d’urgence renvoie à une loi organique, afin que le Conseil constitutionnel soit en mesure d’en contrôler les modalités concrètes d’application et que soient restaurés, non seulement le contrôle du Parlement, mais aussi celui du juge judicaire. Hélas, ce n’est pas notre éminent collègue qui tient la plume du pouvoir constituant dérivé, mais bien les parlementaires soumis à la pression manifeste du Gouvernement et à celle, plus insidieuse de leurs électeurs… À l’opposé de ces partisans de la constitutionnalisation de l’état d’urgence, nous rejetons fermement, et depuis le début, ce projet qui a pour caractéristique d’être aussi superflu qu’incohérent.

 

1. Une révision inutile

 

La mise en œuvre actuelle de l’état d’urgence témoigne à l’évidence de l’inutilité de sa constitutionnalisation, tant sur le plan juridique que pratique. L’exposé des motifs de la loi constitutionnelle, qui comprend une brève justification du projet de constitutionnalisation de l’état d’urgence est déjà à cet égard équivoque. Il s’appuie sur l’idée qu’il faudrait un « fondement constitutionnel » à l’état d’urgence, régi par la loi du 3 avril 1955 modifiée par celle du 20 novembre 2015, et sur le constat selon lequel « l’actualisation » de cette loi serait restée « partielle ». Pourtant, la modernisation d’une législation n’implique en rien sa constitutionnalisation et pourrait même s’avérer contreproductive, puisque dans le cadre d’une constitution normative, il est plus difficile d’adopter une loi constitutionnelle qu’une loi ordinaire. La justification est donc contradictoire, et on a peine à comprendre comment un exposé des motifs d’une loi constitutionnelle peut être aussi mal rédigé.

Sur le plan juridique, l’état d’urgence, qui a été mis en œuvre à six reprises sous la Ve République, trouve un fondement suffisant au sein de l’article 34 de la Constitution, en vertu duquel « la loi fixe les règles concernant […] les garanties fondamentales accordées aux citoyens pour l’exercice des libertés publiques ». C’est d’ailleurs pour cette raison que, dans sa décision du 25 janvier 1985, le Conseil constitutionnel a précisé que la Constitution de 1958, en dépit de l’absence de mention de l’état d’urgence en son sein, « n’a pas exclu la possibilité pour le législateur de prévoir un régime d’état d’urgence ». Ce considérant a été repris quasi verbatim, par le Conseil, dans sa décision QPC du 22 décembre 2015 par laquelle il refuse de censurer les dispositions contestées de la loi du 20 novembre. Dans le prolongement de la décision du Conseil de 1985, le Conseil d’État, ainsi que le rappelle d’ailleurs l’exposé des motifs du projet de loi constitutionnelle, a jugé conforme à la Constitution, puis à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales la loi prorogeant la déclaration de l’état d’urgence de 1985. C’est cet ensemble de décisions congruentes qui, en 2008, avait incité le Conseil d’État, dans son avis sur le projet de loi constitutionnelle de modernisation des institutions de la Ve République, à disjoindre un article du texte soumis à son examen tendant à modifier l’article 36 de la Constitution pour y faire figurer l’état d’urgence, au motif que son inclusion dans la Constitution ne s’imposait nullement.

Plus profondément, au regard de ces décisions juridictionnelles convergentes, l’affirmation selon laquelle la révision envisagée procéderait de la volonté de renforcer l’État de droit est tout bonnement fausse, c’est-à-dire contraire aux faits. Il ne s’agit pas tant de constitutionnaliser l’état d’urgence, c’est-à-dire de définir ses conditions d’ouverture ou les modalités de son contrôle, que de permettre au législateur, en période de mise en œuvre de l’état d’urgence, de fixer de nouvelles atteintes aux droits et libertés. En d’autres termes, c’est moins l’état d’urgence en tant que tel que ses effets qui intéressent le Gouvernement. Cette dimension a été très clairement soulignée dans un point de vue collectif publié avant même le dépôt du projet de loi à l’Assemblée nationale : « Le projet d’inscrire l’état d’urgence dans la Constitution ne vise pas à mieux encadrer les pouvoirs exorbitants accordés à l’exécutif – notamment en rappelant les limites résultant des droits “indérogeables” énumérés par la Convention européenne des droits de l’homme –, mais à renforcer ces pouvoirs, en leur donnant une base constitutionnelle qui les mette à l’abri d’une éventuelle censure du Conseil constitutionnel ». L’exposé des motifs de la loi constitutionnelle ne dit d’ailleurs pas autre chose lorsqu’il précise que « cette constitutionnalisation de l’état d’urgence est nécessaire pour compléter les moyens d’action des forces de sécurité sous le contrôle du juge ». Il nous livre alors un catalogue de ces « mesures administratives susceptibles d’accroître l’efficacité du dispositif mis en place pour faire face au péril et aux évènements ayant conduit à l’état d’urgence ». À l’argument rhétorique de l’efficacité, que l’on peut supposer incontestable dans une période lourde de dangers, viennent s’ajouter des illustrations destinées à persuader faute de convaincre. On notera toutefois qu’au sein de l’exposé des motifs, une seule de ces mesures s’accompagne de la mention d’une décision du Conseil constitutionnel supposée faire obstacle à son intégration au sein de l’ordre juridique français. Il s’agit du « contrôle d’identité sans nécessité de justifier de circonstances particulières établissant le risque d’atteinte à l’ordre public ». Rien n’est dit en revanche des principes ou dispositions de la Constitution susceptibles d’interdire les trois autres mesures envisagées.

Dès lors, le projet de loi constitutionnelle apparaît sans précédent. Il consiste en une révision préventive, destinée à contourner une déclaration d’inconstitutionnalité d’autant plus hypothétique que la jurisprudence du Conseil constitutionnel tend, en matière d’état d’urgence, à se montrer des plus compréhensives. La dernière décision du Conseil constitutionnel en matière d’état d’urgence – la QPC du 19 février 2015 – en constitue d’ailleurs l’ultime illustration : si elle a annulé la disposition de la loi du 20 novembre 2015 autorisant les saisies de matériels informatiques, elle a surtout déclaré conformes à la Constitution les nombreuses autres dispositions sur les perquisitions administratives dont on avait de bonnes raisons de douter de la constitutionnalité. Enfin, cette révision préventive de la Constitution s’impose d’autant moins que si le Conseil en venait à adopter une lecture plus rigoureuse de la Constitution, il serait toujours temps de suivre le précédent, même contestable, de 1993 : convoquer un « lit de justice » constituant pour surmonter un obstacle constitutionnel par une révision de circonstance.

Par ailleurs, si on devait accorder quelque crédit à l’affirmation selon laquelle le Gouvernement chercherait, via cette révision, à garantir l’État de droit, il faudrait constater que ledit projet demeure bien en deçà de ce que l’on pourrait alors légitimement attendre.

 

2. Un projet de révision incohérent

 

Le contenu du projet (b) apparaît ici en contradiction flagrante avec les intentions libérales que ne cesse d’afficher le Gouvernement à longueur d’interventions (a).

 

a) La justification gouvernementale du projet de constitutionnalisation

 

Si nous avons déjà évoqué l’exposé des motifs du projet de loi constitutionnelle, il convient de prêter une attention particulière à la justification « officielle » donnée par le Premier Ministre lors de son audition devant la Commission des lois de l’Assemblée nationale, le 27 janvier 2016. La date est importante, car le Premier Ministre vient en personne défendre devant cette Commission le projet de loi constitutionnelle de « protection de la nation » au lendemain, d’ailleurs, de la nomination de l’ancien président de cette Commission, M. Urvoas, comme Garde des Sceaux en remplacement de Mme Taubira. M. Valls résume ainsi « les trois motifs qui justifient d’inscrire l’état d’urgence dans la Constitution » :

Premièrement, le régime de l’état d’urgence est d’abord le régime de circonstances exceptionnelles le plus fréquemment utilisé sous la Ve République ; mais aussi le seul qui ne soit pas inscrit dans la norme juridique la plus haute. Cela pose un vrai problème au regard de la hiérarchie des normes. Le bloc de constitutionnalité s’est considérablement enrichi depuis les débuts de la Ve République. Il faut donc pouvoir justifier, au regard de la jurisprudence constitutionnelle, l’ensemble des pouvoirs temporaires et dérogatoires conférés aux autorités civiles dans le cadre de l’état d’urgence. Conférer une base constitutionnelle à l’état d’urgence, c’est consolider les mesures de police administrative définies par la loi de 1955.

Deuxièmement, il convient de parachever la révision de la loi de 1955. Certaines mesures n’ont pu être inscrites dans la loi du 20 novembre en raison de contraintes jurisprudentielles. Un projet de loi ordinaire permettra de préciser les conditions de déroulement des perquisitions administratives et d’assignation à résidence. II créera une mesure de retenue de brève durée, permettant de garder sur place la personne visée pendant les opérations de perquisition, pour une durée maximale de quatre heures, durée maximale habituellement applicable à la vérification d’identité. Si la personne visée le demande, l’autorité judiciaire sera immédiatement prévenue et aura la possibilité de mettre fin à la mesure si elle l’estime non justifiée. En outre, lorsque des documents liés à l’objet de la perquisition ne peuvent être matériellement exploités pendant les opérations – s’ils sont, par exemple rédigés dans une langue étrangère –, un régime de saisie temporaire à durée limitée, de quinze jours, sera prévu. Il en ira de même lorsque l’exploitation ou la copie sur place des matériels informatiques ne sera pas techniquement possible. Enfin, si la perquisition permet de révéler un autre lieu fréquenté par la personne visée, un droit de suite permettra de réaliser une perquisition en urgence dans cet autre lieu.

Troisièmement, il s’agit d’empêcher la banalisation de l’état d’urgence ou tout recours excessif. C’est le rôle de la norme la plus haute d’en encadrer les principes essentiels, c’est-à-dire la caractérisation des motifs de déclenchement, le fait de subordonner ce déclenchement à une décision prise en conseil des ministres, et le fait de confier au Parlement la prérogative de pouvoir, seul, le proroger au-delà de douze jours.

L’état d’urgence s’inscrit pleinement au sein de l’État de droit. En 2016, il est grand temps d’en tirer les conséquences en l’inscrivant dans la Constitution, c’est-à-dire aussi d’en protéger les critères essentiels – toute modification étant en effet conditionnée à une majorité de trois cinquièmes des parlementaires.

En réalité, il n’y a pas trois motifs de constitutionnalisation, mais quatre, dans la mesure où le Premier Ministre ajoute, au terme de son énumération, qu’en inscrivant dans le texte de la Constitution le dispositif relatif à l’état d’urgence, on en rend plus difficile la modification. Il s’agit d’une justification classique qui renvoie à la rigidité constitutionnelle comme élément déterminant de la nature de la Constitution. Nous avons pourtant vu combien l’argument est aisément réversible : inscrire dans la Constitution un état d’exception, c’est le rendre presque intangible, difficile ensuite à modifier. Quant aux trois principales justifications avancées par le Premier Ministre, elles sont d’autant moins convaincantes qu’elles se révèlent parfois contradictoires.

On passera rapidement sur le premier argument qui insiste sur la nécessité d’inclure dans la Constitution l’état d’urgence afin de lui donner un fondement plus solide. La jurisprudence constitutionnelle de 1985 à 2015, ici longuement analysée, a révélé que le Parlement pouvait légiférer sur l’état d’urgence en se fondant sur l’article 34 de la Constitution. Quoi que l’on puisse penser de cette jurisprudence, elle existe et confère un fondement solide à l’état d’urgence Bref, le premier motif « manque en fait », pour s’exprimer de manière un peu métaphorique.

La deuxième justification est la plus surprenante, car elle contredit l’objectif de renforcement de l’État de droit qui est la principale litanie de ce projet de loi constitutionnelle. Elle consiste à dire qu’il faut constitutionnaliser l’état d’urgence pour surmonter des « contraintes jurisprudentielles ». Si l’on traduit cette prose un peu codée, cela signifie qu’il existe un risque de voir certaines mesures législatives – autorisant des saisies ou prescrivant certaines procédures de perquisitions administratives – être déclarées inconstitutionnelles si la Constitution n’habilite pas le législateur à agir de la sorte. Par exemple, les cas de saisies déclarées inconstitutionnelles par le Conseil constitutionnel dans sa décision QPC du 17 février 2016 cesseraient de l’être si l’état d’urgence était constitutionnalisé et contenait un renvoi au législateur pour prendre les mesures de police administrative adéquates. Fort bien, mais en quoi est-ce un renforcement de l’État de droit que de modifier la Constitution afin de prendre des mesures normalement inconstitutionnelles ? C’est pourtant cette justification qui, bien que contredisant de manière flagrante le prétendu objectif de renforcement de l’État de droit, fonde non seulement l’article 1er du projet constitutionnalisant l’état d’urgence, mais aussi l’article 2 relatif à la déchéance de la nationalité.

Enfin, le troisième motif a déjà été évoqué dans la présente étude, car c’est à la fois le plus important et le plus fragile. Inscrire l’état d’urgence dans la Constitution empêcherait sa « banalisation », parce qu’on fixerait dans le texte de la Constitution « les principes essentiels » qui auraient pour objet de « l’encadrer ». En d’autres termes, la constitutionnalisation de l’état d’urgence signifierait, en dernière instance, sa limitation constitutionnelle. Acceptons-en l’augure. Cependant, les choses se gâtent lorsque l’on examine les trois principes, de nature très différente, alors évoqués par le Premier Ministre pour illustrer cette idée.

Le premier principe est crucial, car il concerne les conditions d’ouverture de l’état d’urgence, censées empêcher l’arbitraire du législateur dans le déclenchement de cet état d’exception. Ce sont les conditions qui figurent déjà dans la loi de 1955 (art. 1er) et qui sont très vagues. On verra combien cette condition du « péril imminent », face à un risque terroriste permanent, s’avère dangereuse et aboutit à ne pas encadrer grand-chose.

Le second principe invoqué par le Premier Ministre n’en est pas véritablement un, puisqu’il se réduit à une condition procédurale d’importance minime : « le fait de subordonner ce déclenchement à une décision prise en Conseil des ministres ». On a vu qu’une telle condition était en effet sans portée, puisque le Président de la République a pu déclarer publiquement l’état d’urgence le 13 novembre, avant même d’avoir convoqué le Conseil des ministres. Comme « principe » encadrant l’état d’urgence, on fait mieux...

Quant au dernier principe, il consiste une fois encore en une règle procédurale, puisqu’il énonce la compétence que détient le Parlement pour proroger l’état d’urgence au-delà de douze jours. Une telle règle de compétence figure déjà dans la loi de 1955 modifiée en 1960, et a été notamment utilisée les 20 novembre et 19 février derniers. Il est difficile de voir en quoi son inscription solennelle dans la Constitution renforcerait l’État de droit, tant il paraît improbable que le Parlement, à l’occasion d’une loi ordinaire, souhaite se dessaisir de cette compétence.

 

Ainsi, les motifs avancés par le Premier Ministre pour justifier la constitutionnalisation de l’état d’urgence apparaissent soit inconsistants, soit incohérents. Ils sont, en outre et surtout, en partie démentis par l’étude du texte du projet de loi constitutionnelle.

 

b) Un texte contraire aux intentions affichées

 

Le caractère protecteur de l’inclusion de l’état d’urgence au sein du texte constitutionnel constitue un véritable leitmotiv gouvernemental. Loin d’atteindre cet objectif, le projet gouvernemental aggrave en réalité les dispositions contenues dans la loi de 1955, modifiée par l’Ordonnance du 15 avril 1960.

Figure ainsi, au sein de l’exposé des motifs, l’affirmation selon laquelle le futur article 36-1 « donne la garantie la plus haute que, sous le choc de circonstances, la loi ordinaire ne pourra pas étendre les conditions d’ouverture de l’état d’urgence ». On est alors porté à croire que l’actuel projet a en quelque sorte restreint les conditions d’ouverture de l’état d’urgence. Or loin s’en faut, puisque l’article 36-1, dans son alinéa 1er, se contente de reprendre les deux cas d’ouverture prévus par la loi de 1955 : l’état d’urgence est déclaré « soit en cas de péril imminent résultant d’atteintes graves à l’ordre public, soit en cas d’évènements présentant, par leur nature et leur gravité, le caractère de calamité publique ».

Le choix de cette constitutionnalisation à droit constant appelle trois séries de remarques.

Serait tout d’abord inscrite dans la Constitution cette référence un peu obsolète à la « calamité publique », subterfuge de 1955 qui avait pour seule ambition de distinguer très artificiellement, par l’ajout d’un second cas d’ouverture, les conditions de mise en œuvre de l’état d’urgence de celles de l’état de siège. Est-ce véritablement là le signe d’une volonté de moderniser et de rationaliser le droit constitutionnel ?

Par ailleurs, la constitutionnalisation de l’autre cas d’ouverture de l’état d’urgence que constitue le « péril imminent résultant d’atteintes graves à l’ordre public » prévue par la loi du 3 avril 1955 modifiée ne saurait en aucun cas constituer une « garantie ». On voit mal en effet quelle raison le législateur aurait d’étendre encore un critère qui permet déjà au Président de la République de déclarer l’état d’urgence quand bon lui semble. N’est-ce pas d’ailleurs cette condition qui a permis au Président Chirac de le déclarer lors des émeutes urbaines de novembre 2005, alors qu’il y avait de solides raisons de douter, dans les circonstances de l’époque, de la pertinence d’une telle mise en œuvre ? Au regard, par exemple, de l’article 16 qui combine deux conditions cumulatives de déclenchement, l’article 36-1 apparaît d’une redoutable imprécision, propre à encourager l’arbitraire des gouvernants. Il ne saurait en conséquence constituer un progrès de l’état de droit. Certains députés, on le verra, l’ont signalé – d’ailleurs en vain.

Notons enfin que, dans la mesure où le Conseil constitutionnel a décidé, le 25 janvier 1985, que l’article 34 autorisait le législateur à mettre en place des régimes d’exception, l’ajout de l’état d’urgence au texte constitutionnel ne limiterait en rien la compétence du législateur, qui demeurerait libre d’inventer de nouveaux régimes d’exception. Si le Gouvernement souhaitait vraiment « encadrer » le pouvoir du législateur, il faudrait ajouter dans la Constitution une disposition du type : « La création de tout autre régime d’exception est interdite ».

 

Le second alinéa ne réalise pas plus que le premier la promesse d’encadrement faite notamment par le Premier Ministre. Il dispose : « La loi fixe les mesures de police administrative que les autorités civiles peuvent prendre pour prévenir ce péril ou faire face à ces évènements ». Une telle disposition est superflue, parce qu’elle ne fait que prendre acte des décisions du Conseil constitutionnel relatives à l’état d’urgence qui, en 1985 comme en 2015, ont déjà établi que le législateur était compétent pour légiférer en matière d’état d’urgence. De plus, la technique du renvoi au législateur n’est en rien protectrice, puisque la Constitution habilite ce dernier à user de son pouvoir de manière discrétionnaire, c’est-à-dire sans qu’il soit encadré par des dispositions matérielles contraignantes. Ici encore, on cherche désespérément l’encadrement promis. On peut même soupçonner que l’objectif de ce renvoi au législateur est de l’autoriser à prendre des mesures dérogatoires au droit commun et qui seraient en quelque sorte « couvertes » juridiquement par une telle habilitation constitutionnelle. La constitutionnalisation de l’état d’urgence s’apparenterait dangereusement à une sorte de « loi de pleins pouvoirs », de sinistre mémoire, au moins pour les socialistes, si l’on se souvient de Guy Mollet et de sa loi des pouvoirs spéciaux du 16 février 1956.

Au-delà de l’exégèse du texte, si le Gouvernement était vraiment soucieux de garantir l’État de droit comme il le prétend sans cesse, il aurait introduit dans son projet de révision constitutionnelle une disposition confiant au juge judiciaire, gardien de la liberté individuelle selon l’article 66 de la Constitution, le soin de contrôler l’action de la police administrative, ou encore une disposition mettant en place un véritable contrôle parlementaire. Il a préféré laisser perdurer le système actuel qui ne soumet le pouvoir de police administrative qu’au seul contrôle éventuel des juges administratifs. Or, dans un communiqué de presse en date du 25 février, le Conseil d’État précisait qu’entre le 14 novembre 2015 et le 25 février 2016, date de la fin de la première prorogation de l’état d’urgence, les juges des référés (tribunaux administratifs et Conseil d’État confondus) ont examinés 106 mesures (principalement des assignations à résidence) : si 20 d’entre elles ont été abrogées avant même que le juge ait eu le temps de statuer, 17 seulement ont fait l’objet d’une suspension totale ou partielle. Si on veut avoir une idée des effets réels de ce contrôle administratif, il convient de mettre ces chiffres en rapport avec le nombre de mesures prises sous le régime de l’état d’urgence. Or au 12 janvier 2016, 381 assignations administratives avaient déjà été effectuées, et au 5 février, le nombre de perquisitions administratives s’élevait à 3336.

Ces quelques chiffres appellent deux remarques : d’une part, le taux de recours reste très faible ; de l’autre, les perquisitions administratives, qui sont de loin les mesures les plus utilisées, constituent l’angle mort du contrôle. Par nature insusceptibles d’être stoppées même par une procédure de référé, elles ne peuvent que faire l’objet, dans le meilleur des cas, d’une action en responsabilité contre l’État pour obtenir un dédommagement financier. Or, une dizaine de requêtes seulement sont pendantes à ce titre devant les tribunaux administratifs. Pourtant, les perquisitions administratives peuvent porter atteinte à un nombre considérable de droits fondamentaux, du droit au respect de la vie privée à celui de la présomption d’innocence, en passant par le droit à une vie familiale normale et à la protection des données personnelles. On rappellera que les 3336 perquisitions n’ont entraîné saisine du pôle antiterroriste du parquet de Paris que dans cinq cas. C’est dire si la garantie que constitue le contrôle du juge administratif et sur laquelle table le projet de loi constitutionnelle reste insuffisante.

 

Enfin, le projet de révision constitutionnelle apparaît moins protecteur encore que la loi du 3 avril 1955, dans la mesure où, pour encadrer un régime d’exception, les dispositions les plus importantes sont de nature temporelle. Or, la loi de 1955 ne contient pas moins de quatre dispositions sur la déclaration, la prorogation et la cessation volontaire ou involontaire de l’état d’urgence. Rien de tel au sein de l’article 36-1, l’alinéa 3 se contentant de préciser que « la prorogation de l’état d’urgence au-delà de douze jours ne peut être autorisée que par la loi. Celle-ci en fixe la durée ». L’article 3 du texte de 1955 est en revanche plus contraignant, puisqu’il dispose que « la loi autorisant la prorogation au-delà de douze jours de l’état d’urgence fixe sa durée définitive ». La présence de cet adjectif n’est d’ailleurs pas sans poser problème dans le cadre de l’actuel état d’urgence. Certains auteurs ont pu en conclure qu’il exclurait la possibilité, pour le Parlement, de proroger une seconde fois l’état d’urgence. Le texte est néanmoins peu clair et on a du mal à imaginer que le général de Gaulle, auteur de l’Ordonnance qui a fixé cette condition de la « durée définitive », l’ait conçue dans ce sens. Quoi qu’il en soit, une telle interprétation est de toute façon démentie par l’adoption de la loi du 19 février 2016 qui vient, après celle du 20 novembre 2015, de proroger à nouveau de trois mois l’état d’urgence déclaré le 14 novembre 2015.

On notera surtout que, dans une perspective libérale, il est pour le moins curieux de ne prévoir aucun type de contrôle sur la durée de l’état d’urgence. Certains députés s’en sont inquiétés, comme on le verra. Le juriste américain Bruce Ackerman le montre très bien : à propos de la constitutionnalisation de l’état d’exception aux États-Unis, il insiste sur la nécessité de donner au Congrès les moyens d’en contrôler la durée d’application, afin d’en éviter la pérennisation. Si l’intention des rédacteurs du projet avait été de renforcer les garanties des citoyens, on aurait pu imaginer un mécanisme similaire à celui inséré par la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008 au sein de l’article 16 de la Constitution : possibilité pour les Présidents des assemblées et pour soixante députés ou sénateurs de saisir le Conseil constitutionnel après 30 jours d’exercice des pouvoirs exceptionnels afin de constater si les conditions de mise en œuvre demeurent réunies et contrôle de plein droit au terme de soixante jours d’exercice. Ici, rien de tel n’est prévu, alors qu’offrir au Conseil constitutionnel ne serait-ce que la possibilité de se prononcer par un avis public sur la pérennité de l’état d’urgence pourrait inciter le Chef de l’État à y mettre fin s’il ne se justifie plus, sauf à courir le risque d’une éventuelle destitution en cas d’obstination déraisonnable.

 

Dans le projet gouvernemental, tel qu’il fut déposé à l’Assemblée nationale, l’absence d’encadrement sur la partie la plus essentielle d’un état d’exception c’est-à-dire ses dispositions temporelles, confirme, on le voit, l’inanité du discours officiel d’encadrement constitutionnel. Il faudra l’intervention des députés pour y remédier.

Moins protecteur encore des droits et libertés que la loi du 3 avril 1955, le projet initial de loi constitutionnelle s’est en effet heurté, lors des débats à l’Assemblée nationale, à une opposition parlementaire résolue mais fondamentalement impuissante.

 

C. Des débats parlementaires d’intérêt inégal

 

À l’Assemblée nationale, la commission des lois s’est d’abord réunie à deux reprises, les 27 et 28 janvier 2016, pour examiner le projet de loi constitutionnelle. L’Assemblée a ensuite débattu en séance plénière du 5 février au 10 février 2016 au cours de sept séances, pour finalement adopter un texte enrichi de quelques amendements.

Ces débats ont pour principal intérêt de faire ressortir une fracture entre députés sur l’opportunité de constitutionnaliser l’état d’urgence, fracture qui dépasse le clivage habituel entre la gauche et la droite. Les opposants au principe de la constitutionnalisation vont des écologistes – Cécile Duflot, Noël Mamère et Sergio Coronado – à des représentants classiques de la droite républicaine comme Philippe Houillon, Jean-Frédéric Poisson, Patrick Devedjian, Bernard Debré ou Pierre Lellouche. Ils considèrent qu’une telle révision est inutile, la loi du 3avril 1955 suffisant à régir le régime d’exception.

Dans son intervention du 5 février 2016, consécutive à la présentation du projet par le Premier Ministre et le rapporteur de la loi (M. Dominique Raimbourg), Cécile Duflot apparaît comme la principale opposante au projet de révision. Elle prétend que la réforme est non seulement « inutile », mais « dangereuse », car loin de garantir les libertés publiques, elle les menace davantage. Elle est à l’origine d’une motion de rejet préalable, rejetée par la majorité composite de députés – socialistes et sarkozystes – qui soutient le projet gouvernemental. Noël Mamère, qui fut le plus virulent à l’égard de l’état d’urgence comme de la déchéance de nationalité, dépose le même jour, et tout autant en vain, une motion de renvoi en commission.

Issu du parti Les Républicains, Philippe Houillon, fin juriste, fut l’un des plus incisifs. Dès le 27 janvier 2016, il s’était signalé par son intervention devant la Commission des lois, mettant en doute l’opportunité juridique d’une constitutionnalisation de l’état d’urgence et relevant que le Conseil d’État ne l’avait pas estimée nécessaire dans son avis du 17 novembre 2015 sur la loi de prorogation (pour changer d’avis un mois plus tard…). La réponse du Premier Ministre mérite d’être consignée : « Je comprends le débat sur l’opportunité d’une réforme constitutionnelle. Mais celle-ci comporte une différence avec les autres : elle intervient après un choc. Je crois profondément que nous avons changé d’époque depuis les attentats de l’année 2015 et dans le contexte géopolitique que je n’ai pas besoin de décrire. Mon objectif et ma volonté sont donc de rassembler et d’avancer ». Une telle réaction est révélatrice du véritable motif de la constitutionnalisation, déjà présent dans le discours du 16 novembre à Versailles : le Président de la République et le Gouvernement ont décidé de répondre à l’attaque terroriste, non pas uniquement par la déclaration de l’état d’urgence, mais par une révision de la Constitution afin de consacrer une forme d’unité nationale, d’union sacrée. Telle est sans doute la raison d’être première du projet de révision, la plus fondamentale à l’exception peut-être du calcul politicien.

 

Face à ces opposants déterminés à l’idée même de la constitutionnalisation de l’état d’urgence, le Gouvernement a réussi à rassembler une majorité composite constituée de députés issus du Parti socialiste et des Républicains. Les « éléments de langage » ne sont manifestement pas le monopole des ministres, tant ces députés n’ont cessé de répéter les mêmes arguments : les propositions des comités Vedel et Balladur seraient un précédent indiscutable justifiant une telle réforme ; celle-ci permettrait de mieux garantir les libertés – même si la démonstration de cette idée n’est pas effectuée – ; enfin, le nouvel article 36-1 complèterait harmonieusement la panoplie des régimes d’exception, puisqu’y figurent déjà dans la Constitution les articles 16 et 36 sur l’état de siège. D’autres orateurs ont parfois avancé de curieux arguments. Il faudrait inscrire l’état d’urgence dans la Constitution, afin d’empêcher des majorités ultérieures, mal intentionnées ou autoritaires, d’aggraver le sort des libertés. Le raisonnement est alors de deux types. Des députés comme M. Schwarzenberg (Radical de gauche) et M. Lagarde (UDI) considèrent que

… les futurs gouvernements [...], s’ils ne pouvaient pas utiliser l’état d’urgence, [...] pourraient être tentés de mobiliser les dispositifs plus rigoureux de l’article 36 de la Constitution sur l’état de siège, qui prévoit le transfert des pouvoirs à l’autorité militaire, et de l’excessif article 16. Un état d’urgence constitutionnalisé apportera une meilleure protection des libertés publiques .

L’état d’urgence serait donc un moindre mal, le moins mauvais des états d’exception. L’argument oublie simplement qu’il est plus facile de justifier un recours à l’état d’urgence qu’à celui des deux autres types d’état d’exception. L’autre type de raisonnement est encore plus étrange : selon certains députés, la constitutionnalisation de l’état d’urgence aurait l’avantage d’ajouter de nouvelles garanties – on ignore lesquelles – susceptibles de lier de futurs gouvernements autoritaires. Pur sophisme, qui peut certes passer à l’oral, mais qui ne résiste pas à quelques secondes de réflexion : on ne révise pas une Constitution en pensant à d’éventuels dictateurs – qui n’en auraient cure de toute façon…

Enfin, last but not least, l’argument de l’État de droit apparaît là encore de manière récurrente. Il est brandi par le Premier Ministre qui, à l’Assemblée, le 5 février 2016, s’exclame : « Je le dis une nouvelle fois avec force : l’état d’urgence est un régime dérogatoire, aujourd’hui prévu par la loi – et demain, si vous le décidez, par la Constitution. Inscrire l’état d’urgence dans la norme suprême, c’est subordonner son application au droit. C’est la définition même, essentielle, de l’État de droit ». Malgré la conviction avec laquelle cette phrase est martelée, on défie quiconque d’en tirer un enseignement sur ce que sont Constitution et État de droit. On croit comprendre que le simple fait d’inscrire une disposition dans la Constitution reviendrait à défendre l’État de droit. Si telle était la pensée du Premier Ministre, elle esquiverait le véritable problème qui est celui du contenu de la disposition en question.

Le juriste qui étudie de tels débats est surpris de constater combien les députés passent sous silence les questions vraiment fondamentales. La plus importante consiste à déterminer si le projet de loi constitutionnelle parvient à mieux encadrer l’état d’urgence. Très rares ont été les députés qui ont étudié le sibyllin alinéa 2 de l’article 1er qui renvoie à la loi le soin de définir les mesures de police administrative jugées nécessaires pour faire face aux circonstances. S’agirait-il d’une disposition anodine ? Loin s’en faut si l’on en croit Mme Duflot, qui soulève alors une objection essentielle, entrainant pourtant peu de réaction au Palais Bourbon :

Selon le Gouvernement, cette constitutionnalisation de l’état d’urgence est nécessaire pour une nouvelle modification de la loi de 1955 qui permettrait la retenue administrative d’une personne perquisitionnée ou autoriserait la saisie administrative d’objets et d’ordinateurs durant les perquisitions administratives.

Il est donc faux d’affirmer, comme cela a été fait avec une légèreté proche de la désinvolture, que le Gouvernement se contente de constitutionnaliser un régime existant. Il vise au contraire à l’alourdir, à l’affranchir des limites constitutionnelles actuelles et à passer par-dessus le pouvoir judiciaire. Il me paraît néfaste de s’engager plus avant dans cette voie.

Cette intervention éclaire d’une lumière particulièrement crue la formule apparemment innocente du deuxième alinéa du futur article 36-1. La Constitution est ici complétée pour élargir les pouvoirs dont disposera le législateur pour durcir encore les mesures d’urgence comme en témoignent d’ailleurs les propos du Premier Ministre du 25 janvier 2016 sur la levée des « contraintes jurisprudentielles ». Ce soupçon est aussi partagé par certains députés lucides, qui voient comme « effet de la constitutionnalisation de l’état d’urgence », « une réduction significative des libertés individuelles ».

Il aurait également été intéressant d’en apprendre davantage sur la réalité du contrôle politique du Parlement et sur sa capacité à mettre en jeu la responsabilité des agents qui abuseraient de leurs pouvoirs pendant l’état d’urgence. Certains députés ont invoqué l’ajout de cette disposition relative au contrôle parlementaire au projet de loi comme étant l’une des raisons légitimant la constitutionnalisation de l’état d’urgence. Toutefois, le mécanisme existe déjà dans la loi du 20 novembre 2015 et on ignore ce qu’apporterait son inscription dans la Constitution.

Enfin, on peut s’étonner que certains amendements qui ciblaient pourtant le fameux encadrement de l’état d’urgence aient été très peu discutés.

M. Pouzol, député socialiste, a ainsi notamment proposé de préciser, « conformément à l’article 15 de la Convention européenne des droits de l’homme, les conditions du déclenchement de l’état d’urgence. On ne peut conserver la référence au “péril imminent”, alors que la menace terroriste est évolutive et protéiforme ; de surcroît, le motif d’“atteintes graves à l’ordre public” est trop large et susceptible de porter atteinte à nos libertés. Il nous semble important de préciser que l’on ne peut déroger à certaines garanties en matière de droits humains que dans des circonstances bien définies ». Le Garde des Sceaux ne prend même pas la peine de répondre au député sur ce point essentiel. M. Pouzol revient pourtant à la charge en déposant un autre amendement aux termes duquel l’état d’urgence pourrait être déclenché en cas de « guerre ou en cas d’autre danger public menaçant la vie de la Nation ». Cette fois, il est sèchement repoussé par le Garde des Sceaux, qui déclare :

Le Gouvernement estime que l’amendement apporterait plus de confusion que de clarification dans la mesure où la notion d’« atteinte grave à l’ordre public » est bien connue en droit et que les juridictions administratives ont l’habitude de la contrôler. En outre, la prévention des atteintes à l’ordre public est un objectif à valeur constitutionnelle, reconnue par la jurisprudence du Conseil constitutionnel et donc conforme à la sécurité juridique

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Bref, tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes alors que le député soulevait une objection capitale : le caractère bien trop vague des conditions de déclenchement de l’état d’urgence. En effet, en cas de menace terroriste, le « péril imminent » peut être permanent et contredit la nature nécessairement temporaire de tout état d’exception. Ici encore, l’écart entre la volonté gouvernementale de limiter l’état d’exception et la réalité de ses actes est patent, dès lors qu’il a maintenu, paresseusement, l’article de 1955 sur les motifs du déclenchement de l’état d’urgence.

Parmi les arguments juridiques qui méritent ici mention figure l’objection fondée sur l’idée qu’il serait malséant de réviser la Constitution en pleine application de l’état d’urgence. De façon plus juridique, Mme Duflot a été la première à invoquer l’article 89 alinéa 4 de la Constitution prohibant la révision de la Constitution lorsque l’intégrité du territoire est atteinte, ce qui aurait été le cas avec les attentats du 13 novembre 2015. Cela pose « un problème de recevabilité », a précisé lors de cette même séance Philippe Houillon, qui a également invoqué cet article 89 fixant cette limitation d’ordre temporel au pouvoir de révision constitutionnelle. Reste à savoir si l’on doit interpréter de manière extensive ou restrictive cette disposition de l’article 89.

Mme Bechtel, député chevènementiste et par ailleurs Conseiller d’État, se fonde sur une interprétation stricte de cet article 89, selon laquelle les constituants n’envisageaient que l’occupation du territoire, souvenir de la loi du 10 juillet 1940 lorsque la France modifiait sa Constitution sous la pression des Allemands. M. Houillon a toutefois avancé un autre argument, fort subtil, en observant que l’article 412-1 du Code pénal assimile les attentats terroristes à une atteinte à l’intégrité du territoire, de sorte que l’article 89 alinéa 4 peut s’interpréter beaucoup plus largement. Cette objection constitutionnelle a été, bien entendu, écartée par le rapporteur. Mme Duflot a d’ailleurs repris l’argument en séance publique, le 8 février 2016, pour défendre un amendement proposant un article additionnel à l’article 1er afin de prohiber la révision de la Constitution pendant la mise en œuvre de l’état d’urgence. En vain, évidemment.

 

La plupart du temps, le Gouvernement fait rejeter tous les amendements des députés qui s’opposent au projet, en particulier lorsqu’ils cherchent à encadrer le régime de l’état d’urgence. Ainsi, plusieurs députés ont rappelé que le Comité Balladur avait proposé que la constitutionnalisation de l’état d’urgence fût accompagnée d’une loi organique et non d’une loi ordinaire. La loi organique a sur la loi ordinaire, relève Mme Duflot, l’avantage de ne pas pouvoir être adoptée précipitamment. Elle est en outre automatiquement soumise au contrôle du Conseil constitutionnel. Le rapporteur, M. Raimbourg, était hésitant, montrant les avantages de l’une ou de l’autre solution. Il est contredit par le Garde des Sceaux qui impose la solution de la loi ordinaire. Tout aussi instructif est le rejet de l’amendement, déposé par Mme Massonneau et M. Alauzet, visant à introduire la compétence des juges judiciaires pour lutter contre leur « éviction », notamment en matière d’assignation à résidence. Le rapporteur de la loi conteste cet argument au nom du monopole du contrôle effectué par le juge administratif. On aurait pu croire qu’un débat s’instaurerait sur cette question décisive de savoir quel était le juge le mieux placé pour garantir les libertés. Il n’en fut rien, à l’exception de quelques interventions éparses d’autres députés favorables à un contrôle préalable du juge judiciaire.

Enfin, sans être exhaustif, on signalera que certains députés socialistes (M. Pouzol et Mme Berger notamment) ont voulu profiter de l’occasion pour réclamer l’abrogation de l’article 16 de la Constitution. Mais le Garde des sceaux a proposé de rejeter cet amendement au motif que l’introduction de l’état d’urgence permettait de « bâtir une gradation dans les différents outils […] pour faire face aux diverses menaces que nous pourrions être amenés à connaître ». Devant le tollé provoqué par cette proposition qui révulse un gaulliste comme M. Lellouche, Mme Berger retire son amendement. L’incident prouve que la gauche s’est donc ralliée à cet article 16 qui était la bête noire de François Mitterrand dans son pamphlet sur le coup d’État permanent.

Tous les amendements n’ont cependant pas été repoussés, puisque l’UDI est parvenu à faire passer les siens : son leader, Jean-Christophe Lagarde, conditionne clairement l’appui de son groupe à l’adoption de trois dispositions :

L’UDI est donc favorable à cette inscription, à condition, Monsieur le Premier Ministre, Monsieur le Garde des Sceaux, de saisir l’occasion pour l’encadrer véritablement, ce que, à nos yeux, le projet de loi initial ne fait pas suffisamment. Il faut d’abord l’encadrer dans le temps, pour qu’il soit obligatoire de revenir devant le Parlement – la Constitution peut donner cette garantie à toutes les assemblées futures et aux Français. Mais il faut également l’encadrer par un contrôle parlementaire que je souhaite équilibré.

De fait, c’est grâce à la volonté des présidents des Commissions des lois de l’Assemblée nationale et du Sénat et avec l’accord du Gouvernement que nous pouvons actuellement vérifier que telle ou telle mesure prise dans le cadre de l’état d’urgence ne traduit pas une dérive autoritaire de la part de l’administration ou du pouvoir politique. Sous une autre majorité ou dans d’autres circonstances, un tel contrôle parlementaire pourrait ne pas exister, car son exercice n’est pas automatique. Il doit le devenir, sans quoi nous serions exposés à de dangereuses dérives.

Enfin, si nous acceptons qu’un gouvernement, ayant décrété l’état d’urgence et obtenu sa prolongation, puisse exercer davantage de pouvoirs pendant une durée limitée et sous le contrôle du Parlement, nous ne pouvons pas, en revanche, lui permettre de dissoudre l’Assemblée nationale et d’organiser des élections législatives. Il serait en effet dangereux pour la démocratie qu’une campagne électorale soit organisée dans de telles circonstances puisque, pendant ces quarante jours, il serait possible de restreindre les libertés publiques – dont celle de communication –, voire d’assigner à résidence des personnes jugées un peu trop agitées. Il faut au contraire qu’une campagne électorale soit libre et démocratique, donc que l’état d’urgence cesse automatiquement à ce moment.

Ce groupe est le seul à avoir obtenu gain de cause, puisque ses amendements ont tous été adoptés, à l’exception du dernier. Lors de la seconde séance du 8 février, un amendement déposé par M. Pouzol, soutenu par MM. Poisson et de Rugy, est appuyé par M. Lagarde qui propose de fixer à quatre mois la durée maximale de l’état d’urgence. La raison de fond est évidente : l’état d’urgence, censé être temporaire, doit être limité dans le temps au sein même de la Constitution. La limite de quatre mois est choisie en vertu d’une analogie, d’ailleurs douteuse, avec l’article 35 sur les opérations militaires à l’extérieur. Le Garde des Sceaux accepte l’amendement qui avait été rejeté par la Commission des lois. M. Poisson conteste alors l’accroissement d’un mois par rapport aux trois mois prévus par la loi du 20 novembre 2015, l’estimant problématique face à l’ampleur des atteintes aux libertés publiques inhérentes à tout état d’urgence. Le Premier Ministre intervient pour trancher en faveur de la durée maximale de quatre mois, qui figure dans le texte finalement adopté par l’Assemblée nationale.

En revanche, les députés refusent de confier au Conseil constitutionnel le soin de vérifier la nécessité du maintien de l’état d’exception, idée inspirée du mécanisme mis en place par la révision du 23 juillet 2008 pour encadrer l’article 16 de la Constitution. Ils estiment en effet que le Parlement étant compétent pour proroger l’état d’urgence, c’est à lui, et non au Conseil constitutionnel, qu’il revient d’exercer un tel contrôle et de protéger ce faisant les libertés. La tradition républicaine, pourtant battue en brèche, ressurgit ici avec force. Le citoyen sceptique a néanmoins quelques raisons de se demander si ses libertés, en période d’état d’urgence, sont effectivement susceptibles d’être protégées par l’une ou l’autre de ces deux institutions...

Un amendement, déposé par M. Denaja, qui interdisait la dissolution dans le cadre de l’état d’urgence, est rejeté après une intervention défavorable du Garde des Sceaux. Une telle disposition accentuait la ressemblance avec le régime de l’article 16. Une telle analogie est d’ailleurs en partie consacrée par le texte finalement adopté par l’Assemblée nationale puisqu’il précise que le Parlement est « réuni de plein droit ». Comme l’a relevé le Garde des Sceaux, ces deux réformes, absence de dissolution et réunion de plein droit, procèdent pourtant d’une confusion notable entre deux régimes d’exception bien distincts. Si l’article 16 prévoyait la réunion de plein droit, c’est parce que le Parlement, jusqu’à la révision constitutionnelle du 4 août 1995 se réunissait pour deux sessions annuelles de trois mois. Quant à l’interdiction de la dissolution, elle s’expliquait par l’impressionnante concentration des pouvoirs au profit du Président de la République et à laquelle il fallait offrir une sorte de tempérament. Tel n’est pas du tout le cas de l’état d’urgence. Enfin et surtout, l’amendement tendant à interdire la dissolution pendant la durée de l’état d’urgence témoigne en réalité d’une méconnaissance de la loi du 3 avril 1955 qui prévoit la caducité de l’état d’urgence en cas, précisément, de dissolution. C’est la dimension « intuitu personae » de l’état d’urgence que nous avons soulignée plus haut en montrant que cet état d’exception cessait aussi bien avec la dissolution qu’avec un changement de Gouvernement. Faute de bien connaître ce régime de l’état d’urgence, les députés en viennent à souhaiter inscrire dans la Constitution des éléments qui portent atteinte à sa cohérence.

 

Enfin, le lecteur pardonnera aux constitutionnalistes que nous sommes de constater avec un peu d’amertume que bien peu de députés ont soulevé la question sous-jacente à la constitutionnalisation : une inscription dans la Constitution, mais pour quoi faire ? Quel doit-être son contenu ? La lecture des débats donne l’étrange impression qu’aux yeux des représentants de la Nation, la Constitution ne serait qu’une sorte de récipient dans lequel on pourrait verser n’importe quelle solution.

Certains députés ont quand même, ici ou là, osé soulever la question de la nature de la Constitution. Ceux qui l’ont fait – et ce n’est pas un hasard – cherchaient à contester le projet du Gouvernement. Ainsi M. Jean-Frédéric Poisson (LR), lorsqu’il discute, en séance publique, l’article 1er du projet de loi, objecte que « l’idée même d’inscrire dans la Constitution un régime général de restriction de libertés […] paraît contradictoire : la Constitution est davantage destinée à garantir les libertés fondamentales qu’à les réduire ou à en restreindre le champ d’application, ce qu’une loi ordinaire mais encadrée peut faire ». C’est exactement la même thèse que défend un député écologiste, M. Coronado devant la commission des lois. Certains députés craignent également que mettre dans la Constitution des institutions déjà prévues par la loi aboutisse à une inflation préoccupante du texte constitutionnel ; ainsi Bernard Debré a répondu à Gérard Bapt qui se félicitait du projet de révision : « On ne va pas faire de la Constitution un nouveau code de travail, avec ses 15 000 pages – j’exagère à peine. Elle deviendrait incompréhensible ! ». D’autres députés, enfin, plus critiques encore, reprochent au Gouvernement de rabaisser la Constitution au niveau d’un « outil de communication politique » (M. Houillon) : on révise la Constitution pour faire de la politique d’une autre manière.

 

Toujours est-il qu’à l’issue de son adoption le 10 février 2016 par l’Assemblée nationale, le projet de loi constitutionnelle bénéficie d’un double apport. D’une part, sont ajoutés au texte initial différents éléments de contrôle parlementaire : réunion de plein droit du Parlement « pendant toute la durée de l’état d’urgence », information et contrôle sur l’application de l’état d’urgence, selon des modalités inscrites dans le règlement intérieur de chaque assemblée. D’autre part, la prorogation est limitée à quatre mois et n’est renouvelable qu’une seule fois.

Plusieurs enseignements peuvent être tirés de ces débats à l’Assemblée nationale. Ils présentent tout d’abord le grand intérêt de confirmer la règle selon laquelle en matière de genèse parlementaire des textes, les amendements rejetés importent finalement plus que ceux qui sont adoptés, tant ce tri révèle les choix de la majorité au pouvoir. Le refus assez systématique d’inclure des garanties nouvelles dans le texte du projet de loi constitutionnelle montre en effet qu’à rebours du discours gouvernemental, la révision projetée a vocation à renforcer les pouvoirs de l’administration bien plus que l’État de droit. Quant aux amendements adoptés, ils ne modifient pas substantiellement le contenu du projet, mais révèlent combien, par définition, les pouvoirs d’exception sont difficiles à encadrer.

Dans cette perspective, la solution la plus raisonnable de la part du Gouvernement aurait été, à défaut de se passer du projet, de se contenter d’une simple habilitation, d’un article unique énonçant une règle de compétence du type « l’état d’urgence est décrété en Conseil des ministres et il doit être prorogé par le Parlement après tel délai ». En ajoutant des dispositions supplémentaires, le projet de loi gouvernemental prenait le risque de faire de la loi constitutionnelle l’équivalent, par son contenu, d’une loi ordinaire. La tentation était alors grande pour les parlementaires de s’essayer à l’encadrement. Mais l’exercice, périlleux en lui-même, relève de la gageure dès lors que le point de départ réside dans une copie des dispositions législatives de 1955 relatives aux conditions d’ouverture. La simple mention de la condition du « péril imminent », tant elle paraît contraire à l’idée d’un état d’urgence temporaire, contredit par exemple toute ambition d’encadrer la durée de l’état d’exception. La tâche des députés était donc redoutable, de sorte que l’on ne peut guère leur reprocher d’avoir été, par moment, un peu approximatifs.

Conclusion générale

Pour conclure nos trop longs propos, on peut se demander si le mal qu’ont eu les parlementaires à se saisir du projet de loi constitutionnelle ne provient pas d’un double et redoutable écueil.

Le premier découle de l’antinomie fondamentale entre un état d’urgence pensé pour réagir à une menace temporaire et un terrorisme qui constitue, hélas, un phénomène dont les manifestations sont certes épisodiques, mais qui n’en est pas moins durable. Or la structure même de l’état d’urgence est conditionnée par l’idée que la menace lui donnant naissance est délimitée dans le temps. Comme l’a fort bien montré Bernard Manin dans une récente étude dont un extrait a été mis en exergue du présent article :

[P]our des raisons tant normatives que factuelles, les institutions d’exception présupposent, en dernière analyse, que les circonstances exigeant de s’écarter des normes soient effectivement temporaires. Si ces circonstances ne disparaissent pas au terme d’une durée limitée, une condition fondamentale justifiant l’usage de telles institutions manque. […] [C]omme le suggère l’expérience française, ces institutions ne sont efficaces que si des lignes de démarcation nettes permettent de discerner le commencement et la fin des circonstances exceptionnelles.

Il y a donc une inadéquation fondamentale entre l’état d’urgence, institution par nature temporaire, et les caractéristiques de la menace terroriste.

Le second écueil réside dans la difficulté qu’il y a à concevoir un état d’exception constitutionnel. Le projet procède effet d’une méconnaissance de l’opposition entre constitutionnalisme et état d’exception. Les mesures susceptibles d’être prises dans le cadre de l’état d’urgence (perquisitions de jour comme de nuit, assignations administratives à résidence, limitations du droit d’aller et de venir, etc.) sont des mesures de sûreté profondément attentatoires aux droits et libertés que la Constitution garantit. Elles peuvent être justifiées au vu des circonstances, mais elles n’en demeurent pas moins des dérogations à l’ordre constitutionnel et libéral qui ne sauraient en conséquence être légitimées par l’idée d’État de droit. La raison de cette impossibilité, avant d’être d’ordre théorique ou philosophique, est avant tout logique : inscrire l’état d’exception au sein du système juridique reste une entreprise éminemment paradoxale, car elle revient à demander au droit de prévoir sa propre suspension, de surcroît dans des circonstances dont, par définition, on ignore encore tout. Le sulfureux Carl Schmitt a d’ailleurs parfaitement démontré l’incapacité du droit constitutionnel à anticiper l’état d’exception et à l’accueillir en son sein. Il est vrai qu’il avait de l’état d’exception une conception radicale, qui lui permettait de mettre en évidence l’impuissance des constitutions libérales à enserrer l’État. Plus encore, il le concevait comme un véritable révélateur de la structure même de l’État, puisqu’en dynamitant littéralement le droit constitutionnel, l’état d’exception fait apparaître la souveraineté en majesté. D’où la célèbre formule de Schmitt selon laquelle « est souverain celui qui décide de la situation exceptionnelle ».

Partant d’une analyse historique, Bernard Manin a toutefois essayé de penser une conception libérale ou constitutionnaliste de l’état d’exception. Son analyse fait ressortir trois éléments caractéristiques d’un tel état : autorisation de s’écarter de normes supérieures souvent de rang constitutionnel, soumission à des conditions spéciales visant à s’assurer que les circonstances exigent une telle dérogation, limitation temporelle de la dérogation. Ces trois « composantes » de cette définition analytique de l’état d’exception peuvent, selon Bernard Manin, faire l’objet d’une interprétation libérale propre à concilier État de droit et état d’exception. Hélas, tel n’est pas le type d’interprétation qui ressort de la longue étude du régime juridique de l’état d’urgence que nous venons de mener.

Ainsi, une conception constitutionnaliste de l’état d’exception exclut – première composante – l’auto-désignation de l’autorité chargée de faire usage des pouvoirs exorbitants de l’état d’exception : celle-ci doit être habilitée par un tiers à agir de la sorte. Le régime juridique de l’état d’urgence, on l’a vu, permet pourtant au seul pouvoir exécutif de décréter sa mise en œuvre et de l’appliquer.

Une conception libérale de l’état d’urgence implique aussi – deuxième composante – que l’on définisse aussi strictement que possible les cas dans lesquels il est possible de le mettre en œuvre. Tel n’est certainement pas ce qui caractérise le double critère du « péril imminent résultant de troubles graves à l’ordre public » et de la « calamité publique » qui est sur le point d’être constitutionnalisé, alors qu’il s’avère si vague qu’il nous a incités à qualifier de « quasi-scélérate » la loi du 3 avril 1955 dont il est issu. Ne pouvant en aucun cas constituer une garantie lorsqu’il est prévu dans la loi, il n’a aucune raison de le devenir une fois transposé dans la Constitution !

Le projet de révision, au moins dans sa version initiale, ne satisfaisait pas davantage la troisième composante, pourtant essentielle, de cet « état d’exception libéral » qui réside dans sa limitation temporelle. On a vu en effet combien le projet du Gouvernement, sur ce point, aboutissait à une régression par rapport à la loi de 1955, puisqu’il se contentait de poser que la loi fixe la durée de l’état d’urgence, sans préciser, comme le faisait pourtant l’ordonnance de 1960, que cette durée était définitive. Sensibles à cette lacune grosse de dangers, les députés ont amendé le texte précisant que cette prorogation est limitée à quatre mois et n’est renouvelable qu’une seule fois. Mais rien n’empêchera, évidemment, l’intervention d’un nouveau décret déclaratif au terme de ces deux prorogations…

Le régime juridique de l’état d’urgence, qu’il s’agisse d’ailleurs de sa version législative ou constitutionnelle – si l’actuel projet de révision est adopté – relève donc d’une conception autoritaire du pouvoir de l’État. Il se situe aux antipodes d’un modèle constitutionnaliste et libéral pourtant concevable en théorie comme en pratique. Est-il sage, dès lors, de continuer à envisager sa constitutionnalisation ?

 

Pour citer cet article :

Olivier BeaudCécile Guérin-Bargues « L’état d’urgence de novembre 2015 : une mise en perspective historique et critique - § V », Jus Politicum, n°15 [https://juspoliticum.com/articles/L-etat-d-urgence-de-novembre-2015-une-mise-en-perspective-historique-et-critique-V]