La doctrine juridique pendant la Guerre : à propos de Maurice Hauriou et de Léon Duguit
Ces libres propos autour de Léon Duguit et de Maurice Hauriou dans la Grande Guerre valent comme un double prétexte. Ils visent à présenter des débats marquants qui ont caractérisé la période et à interroger la pertinence de la césure de la Guerre comme borne chronologique pour la pensée des deux maîtres du droit public. En premier lieu, Duguit et Hauriou ont bien contribué à l’effort de guerre comme administrateur et par leurs prises de position publiques. Ils contribuent ainsi au « front du droit » : Hauriou préconise un nouveau régime d’alliance et défend la nécessité du maintien d’un régime de liberté tandis que la pensée de Léon Duguit sert de propagande républicaine dans les pays anglo-saxons. En second lieu, le conflit est aussi instrumentalisé afin de servir à dénoncer des doctrines adverses en théorie du droit, défendre une interprétation en contentieux et sur le régime administratif. Duguit et Hauriou se retrouvent alors dans leur commune volonté d’élaborer une doctrine juridique française de l’État là où d’autres opposent les droits de l’homme à la doctrine allemande d’un État omnipotent. En ce sens, indéniablement la Guerre est moins un tournant, qu’une continuité dans leur pensée.
These free comments on Maurice Hauriou and Léon Duguit during the Great War are used to as a double pretext. They aim to present significant debates that characterized the period and question the relevance of the caesura of War as chronological terminal for the thought of the two masters of public law. First, Duguit and Hauriou have contributed to the war effort as administrators and in their public statements. They thus contribute to the "front line of law"; Hauriou calls for a new alliance system and defends the necessity of maintaining a regime of freedom while the thought of Leon Duguit serves the republican propaganda in the Anglo-Saxon countries. Second, the conflict is instrumentalized to denounce certain legal doctrines, defend positions about litigation and concerning the administrative regime. Duguit and Hauriou then find themselves in their common will to develop a French legal doctrine of the state where others oppose human rights to the German doctrine of an omnipotent state. In this sense, undeniably War is not a turning point, but a continuity in their thinking.
Du point de vue de la pensée juridique publiciste, la Troisième République est largement dominée par les deux figures de Maurice Hauriou et de Léon Duguit, tant ils ont marqué de leur empreinte la doctrine de leur époque et sont une source d’inspiration pour de nombreux débats centraux du régime politique sous la Cinquième République, qu’il s’agisse des mutations de l’État de droit, de l’architecture institutionnelle ou des conditions d’introduction d’une exception d’inconstitutionnalité en France. Ils ont longtemps servi de référents pour la définition des critères du régime administratif autour de l’opposition entre puissance publique et service public, même si désormais de nombreuses études ont eu raison d’un clivage à bien des égards transversal. Historiens, juristes et politistes ont par ailleurs contribué depuis maintenant plusieurs années à réévaluer le rôle durablement tenu dans la cité par les juristes et, particulièrement, par les professeurs de droit. Dans ce cadre, le texte qui suit se présente bien moins comme une analyse doctrinale que comme une mise en perspective du rapport des deux maîtres du droit public à la Première Guerre mondiale. La présentation des positions qu’ils ont prises durant la Guerre vaut au-delà d’une présentation de parcours, car elle est aussi conçue comme un double prétexte.
Ces libres propos « autour de Maurice Hauriou et de Léon Duguit », permettent tout d’abord de présenter des débats juridiques marquants qui ont caractérisé la période. La démonstration vaut aussi interrogation sur la césure de la Guerre qui sert généralement de borne à la naissance du XXe siècle. La Grande guerre enfante une modernité des instruments publics, elle redéfinit les rapports sociaux du genre, porte en elle les germes des crises politiques et sociales dans le cadre d’une « brutalisation » inégalée des sociétés. Ce que l’on désignerait aujourd'hui comme la construction de l’État en matière d’action publique élève la Première Guerre mondiale au rang de moment clef de centralisation politique. La sociohistoire aide cependant à questionner de tels processus linéaires.
On pose en l’espèce l’hypothèse que la césure de 1914-1918 n’est pas si claire du point de vue de la pensée juridique et spécifiquement des positions de Léon Duguit et de Maurice Hauriou. Si les deux maîtres illustrent la contribution des juristes à l’effort de guerre (I), le conflit leur sert aussi de cadre argumentatif au sein de débats doctrinaux inscrits dans la continuité (II).
I. Léon Duguit et Maurice Hauriou en guerre : une contribution commune au front du droit
Dès l’entrée en conflit, la guerre modifie à la fois la vie des facultés de droit et l’engagement des juristes dans l’espace public. Léon Duguit et Maurice Hauriou participent à l’effort de guerre dans leurs activités universitaires et civiques (A), ils apportent leur contribution à ce qui va constituer un véritable front doctrinal : la guerre du droit (B).
A. Une contribution à l’engagement civique des juristes
L’entrée en guerre bouleverse l’économie générale des facultés qu’il s’agisse des activités universitaires, de la teneur des enseignements, des nouvelles charges incombant aux professeurs de droit et aux doyens, et des sollicitations nouvelles à s’engager publiquement. Léon Duguit et Maurice Hauriou subissent les bouleversements induits par la survenue du conflit.
Le 1er août, l’ordre de mobilisation générale est placardé dans les grande villes de France : à Bordeaux dans le hall de la Gare Saint-Jean ; à Toulouse il est affiché sur la porte de l’Hôtel de Ville. Les locaux des facultés de l’université de Bordeaux sont réquisitionnés le lendemain. Une Compagnie militaire cantonne à la faculté de droit. L’effectif total de la population étudiante des facultés juridiques va passer à l’automne au cinquième de l’effectif de l’année précédente. Suite à la percée allemande, le gouvernement français s’installe même temporairement à Bordeaux début septembre 1914. Le conseil d’État tient alors ses séances dans le foyer d’une salle de concert de la ville. La faculté de droit pour sa part abrite le ministère de l’Instruction publique qui n’a toutefois transféré que l’essentiel de ses services. La salle de Conseil devient bientôt le cabinet du ministre. Le professeur Léon Duguit, alors assesseur du doyen, poste qu’il occupe auprès des doyens Baudry-Lacantinerie puis Henri Monnier depuis 1901, côtoie ainsi le directeur de cabinet du ministre qui s’installe dans le cabinet du doyen. Le directeur de l’enseignement secondaire, l’historien Alfred Coville, que Duguit a rencontré alors qu’ils étaient tous deux jeunes professeurs à Caen, occupe bientôt l’une des grandes salles de la faculté.
À Toulouse, dès le 25 septembre 1914, un service funèbre pour les victimes de la guerre est célébré en la Cathédrale Saint-Étienne en présence des autorités officielles. On compte parmi elle, Maurice Hauriou, au titre des doyens des facultés de l’université de Toulouse. Début novembre, il prononce un discours de rentrée à l’élan patriotique dont l’essentiel de la teneur est retranscrit dans le Journal des débats. Le doyen Hauriou se fait le héraut de l’héritage gréco-latin incarné par la France et ses alliés défenseurs du « droit des faibles » : « C’est par les sacrifices consentis par les grands États au profit de petits, s’exclame-t-il, par les puissances belligérantes au profit des populations désarmées, que le droit international classique, le droit international jusqu’à ces derniers temps respecté, s’est constitué ». « Puisque deux conceptions du droit s’affrontent, poursuit-il, en même temps que deux armées dont l’une représente la barbarie et l’autre la civilisation, vive la conception française du droit des faibles et vive la France ». Du fait de la rudesse du temps, le 19 mai 1916, le doyen Hauriou se positionne en faveur d’une autorisation préalable pour les fêtes étudiantes. La teneur de ses discours publics va d’ailleurs évoluer ; la durée de la guerre n’est pas sans effet sur la virulence des propos qui vont rompre avec la bienveillance vis-à-vis de l’esprit juridique qui pouvait poindre à l’aube du conflit.
La mobilisation des deux juristes dans la guerre se manifeste donc en premier lieu sous la forme d’un engagement d’administrateur. Pour l’année 1914-1915, le doyen Hauriou est attaché à la Commission de contrôle de télégrammes. Duguit qui, quant à lui, a été nommé quelques années plus tôt membre de la Commission des hospices civils de Bordeaux alors qu’il était membre du conseil municipal, poursuit ses activités. Il faisait déjà partie du conseil supérieur de l’assistance publique, il va gérer durant toutes les hostilités l’hôpital militaire temporaire de la rue Ségalier qui gère l’arrivée des blessés.
La guerre marque également un moment inégalé de l’engagement civique des juristes. Louis Renault, professeur à la faculté de droit de Paris et membre de l’Institut, prix Nobel de la paix en 1907, multiplie les conférences extérieures parallèlement à ses cours de droit international. Son discours sur « La guerre et le droit des gens au XXe siècle », lu dans la séance publique annuelle des cinq Académies du 26 octobre 1914, figure sans nul doute parmi les premiers actes marquants de l’engagement d’un professeur des facultés de droit. S’agissant de Maurice Hauriou et de Léon Duguit, le premier rompt avec l’attitude du « scholar-researcher », idéal-type du citoyen libre de la communauté académique, à la fois peu respectueux des hiérarchies et soucieux de ne pas se laisser enfermer par les cadres disciplinaires, qui délaisse les grandes réunions officielles internationales et préfère s’investir dans ses propres travaux. Duguit, qui s’est depuis de nombreuses années inséré au sein de nombreux réseaux de sociabilités et s’est engagé en politique, contribue essentiellement pour sa part à la politique de rayonnement extérieur lancée par les universités françaises.
Pour Hauriou, la guerre constitue donc une parenthèse plutôt qu’une étape vers un véritable engagement public. Le 7 septembre 1915, il publie, dans le Figaro, un premier article consacré à la gestion des affaires courantes par le gouvernement en temps de guerre et donne l’année suivante, au printemps 1916, une série de trois articles portant sur le modèle d’union politique à établir entre États alliés afin d’accélérer la victoire et surtout de maintenir la paix une fois celle-ci obtenue. Cette dernière prise de position entraîne une violente attaque de Charles Maurras dans les pages de L’Action française, qui qualifie sa position en faveur d’une alliance de Républiques de pure chimère, ce qui tiendrait à l’incapacité du juriste catholique à concevoir que la faiblesse de la République tient à sa nature même et à son refus du choix monarchiste .
Pour Duguit, le moment 1914-1918 s’avère significatif pour la diffusion de sa pensée dans le milieu anglo-saxon. L’heure est à l’effort de guerre par la propagande. Les juristes s’y emploient. Comme aime à le préciser le recteur de l’Académie de Bordeaux, R. Thamin, les « Universités avaient depuis quelques temps une “politique étrangère” qui succédait à un trop long effacement », « politique étrangère » manifestée par des voyages à l’étranger, notamment en Espagne ou en Amérique latine. L’Exposition internationale de San Francisco en 1915 est l’occasion de faire connaître à l’étranger le niveau relevé de la science et des travaux français. C’est un universitaire juriste qui a été choisi en la personne du professeur de Geouffre de La Pradelle pour occuper la chaire d’enseignement du français à l’université de Columbia pour la rentrée universitaire de 1914. En tant que délégué de l’université de Paris, il a pour mission de traiter dans son enseignement du droit de la guerre, mission « basée sur l’intérêt capital, comme le rappelle le doyen Larnaude, qu’il y a dans les circonstances actuelles, à ce que l’on sache aux États-Unis comment le droit est compris et pratiqué par nos ennemis ».
Duguit voit pour sa part trois études notables publiées aux États-Unis et le conflit n’est donc pas étranger à son invitation à l’université Columbia au début des années vingt. En 1916, un collectif diffuse la pensée philosophique française sous le titre de Modern French Legal Philosophy. Aux côtés d’écrits d’A. Fouillée ou de J. Charmont, l’un des chapitres est une reprise d’extraits variés de L’État, le droit objectif et la loi positive dans lequel Léon Duguit avait établi sa doctrine originale dès 1901.
En novembre 1917 paraît sous forme d’opuscule The Law and the State. French and German Doctrines, qui est la publication en volume à part d’un article de Duguit publié à la Harvard Law Review. Enfin, l’étude The Progress of Continental Law in the Nineteenth Century traduit en 1918 un ensemble de travaux de la pensée juridique européenne dont des textes d’A. Alvarez et de G. Ripert. Le chapitre trois reprend des extraits des Transformations générales du droit privé de Duguit de 1912. John Wigmore, qui a fait ses études à Harvard puis enseigné à la Northwestern University de Chicago après avoir occupé un poste au Japon, et Harold Laski, qui sert de book review editor à la Harvard Law Review pour la période de novembre 1917 à juin 1919, comptent parmi ceux qui œuvrent à cette diffusion de la pensée juridique européenne aux États-Unis durant toute cette période. Hauriou n’échappe pas lui-même à cet engouement, et publie « An Interpretation of the Principles of Public Law » pour la livraison d’avril 1918 de la Harvard Law Review.
Mais la guerre donne également lieu à l’un des moments significatifs de luttes de manifeste auxquelles les juristes ont pris une part non négligeable. Le fait est notable, car il rompt avec la posture de relatif retrait des professeurs de droit français dans le cadre des prises de positions publiques depuis l’affaire Dreyfus, posture qui vaut aussi comme marque du conservatisme. Cet acte public illustre l’un des traits durables de leur engagement public dans le cadre de la figure de « l’intellectuel spécifique » qui s’engage au nom d’un savoir spécialisé et, s’agissant des juristes, de manière privilégiée sur des questions de justice et relatives au droit positif. Le Temps daté du 13 octobre 1914 publie ainsi un « Appel des Allemands aux nations civilisées » signé par 93 artistes, universitaires et intellectuels, paru dans les journaux allemands dès le 4 octobre. On peut y relever la signature de Lujo Brentano, Johannes Conrad et Gustav von Schmoller, professeurs d’économie politique, ainsi que celle de Théodore Kipp, professeur de droit à Berlin, Paul Laband, professeur de droit à Strasbourg, Frantz von Liszt, professeur de droit à Berlin, Georg von Mayr, professeur de sciences politiques. La première publication du texte par le journal Le Temps respecte le titre allemand de « An die Kulturwelt » sous l’encart de « l’appel des Allemands aux nations civilisées ». Il est précisé dans une courte présentation que ce document inédit a été envoyé par « les intellectuels d’Allemagne les plus réputés ». Comme le note Anne Rasmusen, « L’appel des 93 sonna l’entrée en guerre intellectuelle ». À « ces intellectuels » allemands, ce sont « les universités françaises » qui répondent officiellement par un manifeste commun. Daté du 3 novembre 1914, il est publié en réponse dans les colonnes du Temps du 8 novembre 1914 sous le titre de « Manifeste des universités françaises », paraphé par l6 universités, dont les universités de Bordeaux et de Toulouse. La publication d’adresses, appels et pétitions françaises diffusées au nom du droit se multiplient dès lors tout au long du conflit.
En 1916, La Renaissance publie « Un message de la France intellectuelle aux États-Unis d’Amérique » qui répond aux message fraternel de Cinq cents intellectuels américains adressés en soutien aux alliés et à la cause du droit qu’ils défendent. Parmi les signataires, on retrouve nominativement « Maurice Hauriou, D. Fac. Droit de Toulouse » ; Léon Duguit n’apparaît pas, mais H. Monnier est signataire en tant que doyen de la faculté de droit de Bordeaux. Maurice Hauriou fait alors explicitement référence à cette lutte de manifeste dans la nécrologie qu’il donne à son ami Léon Michoud ; il croit pouvoir mentionner que « déjà la discipline du droit enseigne par elle-même une certaine tenue morale et, par exemple, il est remarquable que, parmi les 93 intellectuels allemands qui, en 1914 signèrent le fameux manifeste pour se solidariser avec leur gouvernement dans la conduite de la guerre, il ne soit pas trouvé plus de trois ou quatre juristes ». Sa position à l’égard des juristes allemands ne manquera pas toutefois elle aussi de se durcir à la fin du conflit.
Cet engagement civique se trouve prolongé par une participation active à la guerre du droit.
B. L’offensive juridique : le front du droit
L’invasion de la Belgique, après le refus du roi Albert du libre passage de l’armée allemande le 2 août 1914, a en effet situé d’emblée le conflit sur le terrain du droit. Les faits sont bien connus. La violation de la neutralité belge pourtant garantie par traité pèse lourdement sur la décision de la déclaration de guerre de la Grande-Bretagne à l’Allemagne. Dès le déclenchement du conflit le thème de l’opposition de la force et du droit est donc central. Deschanel, président de la Chambre des députés, déclare dans un discours solennel le 22 décembre 1914 : « nous ferons tout notre devoir pour réaliser la pensée de notre race : le droit prime la force ». Parmi les politiques, la presse et les intellectuels, domine la conception de l’existence d’un autre front, celui des idées, qui doit mettre en lumière, notamment auprès des pays neutres, le fait que l’engagement de la France dans la Guerre s’effectue pour la défense du droit. Conférences, diffusion d’opuscules se multiplient. Jacques Flach, professeur au Collège de France, publie en 1915 Le droit de la force et la force du droit. La même année, Victor Basch fait paraître une brochure éditée par la Ligue des droits de l’Homme, La guerre de 1914 et le droit, qui rompt avec le pacifisme intégral d’avant-Guerre.
Ce « front du droit » vaut aussi revanche de la pensée française, dès lors que la défaite de 1870 a diffusé durablement l’idée selon laquelle celle-ci est imputable à la supériorité de ses élites. La méthode et la pensée juridiques exercent depuis lors une véritable fascination dans le cadre du développement de l’État allemand face aux difficultés que rencontre la cohabitation à la française du régime parlementaire et de la démocratie représentative. De fait faut-il rappeler que si Adhémar Esmein est le principal introducteur de la doctrine publiciste anglo-saxonne, Duguit, qui lit couramment l’allemand, a construit sa théorie du droit et de l’État contre la doctrine juridique allemande. Son livre phare, L’État, le droit objectif et la loi positive, constituant le volume premier de ses Études de droit public, « a été écrit en 1901 en réponse au livre de Jellinek, System der öffentlichen subjektiven Rechte », paru en 1892.
Ce front du droit n’est pourtant ni nouveau ni contingent. Il s’inscrit dans les fondements mêmes de la construction Républicaine et mérite de surcroît de ne pas être confondu avec la thématique séculaire de la « guerre juste ». Là où la guerre juste définit fondamentalement une justification morale de la guerre, la guerre du droit pose que celle-ci porte la cause du droit, que l’engagement militaire s’effectue afin de défendre à la fois les principes juridiques et le droit positif bafoué, la morale n’apportant en quelque sorte qu’un supplément d’âme. La guerre n’est pas (devenue) juste en elle-même, elle se fait au nom d’un principe supérieur (la défense du droit).
Au sein de ce front général où les intellectuels, essayistes et politiques se trouvent communément réunis autour de l’idéal de la lutte du « droit contre la force », les juristes font toutefois entendre une voix singulière. La dénonciation de la théorie allemande d’un État omnipotent (dont la seule et unique contrainte proviendrait de son auto-limitation et non de sa soumission à un droit externe puisque c’est l’État qui donne corps au droit) se révèle à travers l’opposition à la théorie du but et à celle du droit de nécessité (Notrecht) qui la caractérise.
Pour les juristes, la dénonciation de l’assimilation du droit et de la force mérite donc d’être reconsidérée à partir des nuances à apporter entre, d’un côté, une théorie téléologique du droit de la force (le but à atteindre définit la règle de droit) et, de l’autre, la « force du droit » nécessaire à la reconnaissance de la justice. L’aggiornamento allemand du XIXe siècle ne peut être compris comme une définition de la force en tant que but du droit, de « la force pour la force », mais doit surtout être envisagé du point de vue de la substitution de la force à la raison ou à la nature des choses comme principe premier du droit (le droit-combat), tel que l’énonce Jhering dans son Der Zweck im Recht, dont la cinquième édition paraît en 1916. Cette substitution tend à faire de l’acte volontaire le critère fondamental d’un droit assimilé uniquement à la politique de la force. La conséquence en est la perte de qualification juridique de toute règle privée de contrainte, conduisant à une négation de la validité du « droit » international, ce qui tendrait à justifier la volonté de puissance pangermaniste ainsi que la non reconnaissance des traités passés entre les États. Pour les juristes français soucieux de dénoncer les méfaits de la doctrine juridique allemande, la position allemande n’est donc pas tant celle de la « force prime le droit » selon la formule apocryphe prêtée à Bismarck et martelée par les officiels français, mais bien, comme le rappelle alors fort judicieusement Georges Ripert, « la force, c’est le droit ».
Au sein de ce front doctrinal, Hauriou définit alors le « droit comme horizon » et œuvre à considérer l’importance du maintien du régime de liberté, tandis que Duguit s’en prend pour sa part à la pensée hégélienne.
Maurice Hauriou en appelle à la constitution d’une Confédération européenne des États afin de briser l’élan revanchard d’une Allemagne défaite qu’il entrevoit déjà comme seule à même de garantir par le droit une paix durable : « Quelle que soit la défaite de l’Allemagne, écrit-il ainsi, quel que soit le morcellement politique qu’on lui impose, quel que soit le tribut dont on l’écrase, en mettant les choses au mieux pour nous, il restera toujours ceci : c’est que nous ne pourrons pas détruire la nation allemande, ni la force de centralisation que les événements ont dégagée en elle, et c’est aussi que nous ne la purgerons pas des erreurs morales dont l’impérialisme et le pangermanisme l’ont empoisonnée. L’Allemagne n’avouera rien, elle ne reniera rien, elle nourrira patiemment sa haine et sa revanche pendant que nous retournerons à nos affaires et, un beau jour, si une confédération vigilante ne monte pas la faction du gendarme devant ce malfaiteur, il nous sautera de nouveau à la gorge ».
La pensée d’Hauriou est à la fois visionnaire sur les risques de l’après-guerre et demeure contingente sur les remèdes : car il ne faut pas s’y tromper, s’il perçoit le risque d’un esprit de revanche et la difficulté à établir une paix durable, la confédération d’États qu’il appelle de ses vœux ne s’inscrit que très imparfaitement dans les projets d’union continentale volontairement acceptée. Il conçoit la confédération d’États comme une plus grande puissance (en charge de « la police du monde ») et non comme une union de valeur en intégrant les belligérants, comme tendront à le faire les projets européens promus par Richard Nikolaus de Coudenhove-Kalergi dans les années 1920 ou Jean Monnet dans les années 1940. Hauriou, enfant de la défaite de 1870, définit bien la nouvelle alliance fondée sur une charte commune dans le cadre d’un système qui a pourtant contribué au conflit (évoquant l’alliance de manière restreinte comme « confédération des États de l’Entente »). Sa vision de deux sociétés des nations, l’une morale, l’autre éprise de force, se comprend aussi comme une simple substitution d’un politique de puissance entre blocs à celle, existante, des États. Toujours chez Hauriou pointe une méfiance à l’égard de l’entrée des masses en politique, car la charte internationale qu’il appelle de ses vœux est comprise comme un pis-aller du fait de la faiblesse des démocraties libérales face au risque de « l’impérialisme autoritaire », faute pour celles-ci d’avoir encore su « réalis[er] l’éducation et l’organisation de leur suffrage universel ». Sa position n’en est pas moins particulièrement visionnaire lorsqu’il se réfère aux bouleversements démographiques et économiques en cours, qui obligent les États européens à se regrouper afin de faire face à de « grosses masses ethniques qui se dessinent sur la planète ».
En libéral, Hauriou conçoit tout autant le front du droit comme indissociable du maintien d’un régime des libertés. La guerre marque alors chez lui deux tendances : la consécration de l’État comme acteur interventionniste au sein de la vie publique d’une part, qui transparaît dans les infléchissements marquants de ses écrits relatifs à l’état de puissance au sein des deux éditions successives des Principes de droit public de 1910 et de 1916 ; d’autre part, sa vision d’un droit public orienté vers l’intérêt général et la protection des citoyens. André Hauriou l’avait très bien perçu lorsqu’il écrit que
… la guerre de 1914-1918 lui a rendu plus évidents le rôle et l’importance de l’État comme gardien et protecteur de la vie civile. Elle l’a surtout confirmé, comme du reste l’après-guerre, dans sa vision d’une Démocratie libérale se transformant progressivement en un Empire administratif, ce qui devait entraîner, inéluctablement, une majoration du phénomène étatique.
Dans son article de 1915 au Figaro relatif à « l’expédition de l’affaire courante », Hauriou s’oppose ainsi clairement au recours à un régime d’exception par une concentration exceptionnelle des pouvoirs selon le modèle de la dictature temporaire antique ; il se prononce a contrario en faveur du bannissement du « jeu de la politique pure » pour une « mobilisation de tous les pouvoirs ordinaires de la nation pour l’expédition de l’affaire courante » (pouvoirs électifs, législatifs, exécutifs).
Duguit, pour sa part, écrit peu durant le conflit. Sa contribution au front du droit se restreint pour l’essentiel à la publication d’une étude critique de l’incidence de la pensée de Kant et de Hegel sur le culte de l’État en Allemagne publiée dans la Revue du droit public dans une version raccourcie d’un article proposé initialement au public américain en novembre 1917.
À la suite de cette brève évocation de l’engagement civique et doctrinal, il est cependant possible de renverser les termes du débat : il s’agit d’interroger le statut même du conflit dans la pensée et le parcours des deux maîtres : quelle place tient ce « moment 1914-1918 » dans leur itinéraire ?
II. Le statut de la guerre dans la controverse juridique
Au-delà du front du droit, on assiste à une véritable instrumentalisation du conflit au sein des controverses juridiques. La guerre du droit sert de registre contingent d’arguments afin d’étayer la démonstration juridique.
Léon Duguit et Maurice Hauriou n’échappent pas à cette posture commune (A). Leur usage de la guerre apparaît cependant à bien des égards comme spécifique par rapport à d’autres collègues, privatistes et publicistes. Car l’objectif est clairement pour les deux maîtres du droit public de réhabiliter une pensée juridique française de l’État face à la doctrine juridique allemande. Dès lors, celle-ci ne se restreint pas à une simple promotion du droit ou de ses garanties face à l’État (B).
A. Les usages du conflit dans la doctrine
La guerre du droit offre trois principales opportunités d’engagement juridique. Le contexte de la guerre est utilisé afin de réfuter certaines positions doctrinales détenues jusqu’alors par un contradicteur. Il permet également plus spécifiquement à Maurice Hauriou de redéfinir les termes mêmes des débats de la philosophie du droit. Le contexte de la guerre sert enfin indéniablement à prolonger le dialogue juridique entamé par les deux juristes ; leurs échanges peuvent se définir comme une entreprise collective de légitimation mutuelle de leurs écrits, engagée depuis plus de quinze ans.
Durant les quatre longues années du conflit, la parenté supposée de la doctrine critiquée avec la doctrine juridique allemande est susceptible de faire l’objet d’une qualification dénonciatrice. La labellisation germanique sert à diaboliser à moindre coût la position du contradicteur. Cet usage s’observe dans la polémique qui met aux prises le doyen Berthélemy et le doyen Hauriou au printemps-été 1916. La controverse fait suite à la parution dans de la Revue du droit public d’un article du juriste parisien paru à la livraison de l’année précédente relatif au « Fondement de l’autorité politique » dans lequel il avait cité son collègue toulousain. S’en suit un échange épistolaire publié dans les pages de la revue. Henry Berthélemy accuse ni plus ni moins Maurice Hauriou de s’être rallié aux doctrines juridiques germaniques en acceptant la souveraineté subjective de l’État à la suite notamment des travaux de son ami Léon Michoud, en rupture avec ce que Berthélemy conçoit comme la doctrine publiciste française classique. Une telle appréciation dans « les circonstances présentes » revêt, pour Maurice Hauriou, « quelque chose de particulièrement déplaisant ».
Berthélémy en se référant d’ailleurs explicitement, sur ce point, à la doctrine de Duguit, récuse la fiction de la personnalité morale attribuée à l’État dès lors qu’elle conduit à lui conférer des droits. Selon lui, les agents et les gouvernants ne font qu’exercer des pouvoirs et des fonctions conférés par la règle de droit public. Le positionnement n’est pas dénué de sens politique, car pour le juriste parisien la fiction de la personnalité ne sert qu’à cacher la nature immanquablement violente de la lointaine origine de l’institution des gouvernements et à parer d’une autorité légitime les pouvoirs mal acquis. Dans sa réponse M. Hauriou critique la confusion opérée dès lors que sa doctrine – il est vrai depuis 1906 – s’est évertuée à combattre la théorie subjective de l’État à partir de la construction de la théorie objective de l’Institution par opposition explicite à la fois à la doctrine allemande de la Herrschaft et au « panobjectivisme » de Léon Duguit. « Ce que M. Duguit a essayé par la théorie de la règle de droit, précise-t-il, je l’ai essayé par celle de l’institution corporative, et l’une des tentatives est aussi objective et aussi anti-allemande que l’autre ». Ses travaux en théorie du droit et en droit administratif ont de fait consisté à opérer une dissociation « entre les matières administratives où la personnalité subjective de l’État peut être employée, plus ou moins, et les matières constitutionnelles où elle ne doit pas l’être ». Les références bibliographiques mutuelles saisies au cours de l’échange éclairent néanmoins sur la nature véritable du débat. Fondamentalement, il porte bien moins sur un enjeu de théorie du droit et de l’État que sur les implications de l’emploi de la personnalité subjective dans le droit public. La question de la fiction de la personnification de l’État-personne morale détenteur de droits subjectifs renvoie aux critères mêmes de qualification des actes juridiques relevant du droit administratif et de la compétence contentieuse qui s’y rattache. Elle intervient à un moment où l’accroissement du champ d’intervention de l’État et la complexité des opérations rendent caducs les anciens critères. La querelle oppose la vieille garde, qui préconise la pérennité du recours à la distinction entre « actes d’autorités » et « actes de gestion », dont Henry Berthélemy demeure l’un des derniers tenants, aux partisans de la théorie de la personnalité de la puissance publique, tels Félix Moreau ou Maurice Hauriou. Il est cependant vrai que l’emploi demeure plus restrictif pour ce dernier, qui ne le concède que pour l’exercice des droits administratifs et hésite encore à cette période sur la primauté d’un critère résultant des moyens, ou finaliste, en référence au service public. De ce point de vue, l’adoption supposée des théories allemandes par Maurice Hauriou, pourtant présentée initialement comme à la source de la querelle, apparaît en réalité comme bien secondaire, simple prétexte contextuel savamment utilisé face au véritable enjeu que constitue pour Henry Berthélemy le combat mené contre une remise en cause des anciens critères d’autonomisation du droit administratif, un combat pourtant d’ores et déjà perdu à la veille de la Première Guerre mondiale.
Le contexte dramatique du conflit donne également l’occasion de promouvoir l’importance de la philosophie du droit comme guide des conduites. Maurice Hauriou est particulièrement critique sur ce qu’il juge comme une défaite de la pensée française, qu’il s’agisse de « l’école socialiste » (le matérialisme historique) ou de « l’école officielle » relative à l’enseignement juridique professé en université. Il expose sa position dans un article publié dans une revue non juridique, Le Correspondant, la grande revue intellectuelle du catholicisme libéral. Marquée par une forte contingence, l’exaltation anti-germaniste n’est pas exempte d’une certaine outrance. Pour autant, la publication revêt une grande importance, car parmi ses écrits, elle compte sans doute parmi ceux où le maître toulousain a dévoilé le plus sa pensée philosophique. Elle se révèle également cruciale afin de comprendre la nature des travaux d’après-guerre, car c’est à la lecture de cet article que le philosophe Jacques Chevalier va écrire à Maurice Hauriou, ouvrant ainsi un échange épistolaire prolongé qui va exercer une influence indéniable sur la teneur des écrits philosophiques mais aussi juridiques du maître toulousain.
La thèse pose que les méfaits du militarisme allemand sont étroitement liés à la déviation de la pensée juridique continentale dont les Allemands sont également à l’origine. Il s’agit de mettre en lumière que le « coup mortel » porté à la doctrine du droit naturel le fut « par la faute de l’Allemagne qui s’y est reprise à deux fois pour consommer la ruine de son adversaire », au XVIIe siècle (du fait de la laïcisation du droit naturel avec la Réforme), puis au XIXe siècle, avec l’École historique. Maurice Hauriou s’accorde alors avec la démonstration d’Otto Gierke qui entendait démontrer que la paternité de la fondation de l’École du droit de la nature et des gens revenait au jurisconsulte allemand Johannes Althusius plutôt qu’au hollandais Hugo Grotius. Cela lui permet d’étayer sa propre démonstration selon laquelle « la laïcisation du droit naturel est l’œuvre de l’Allemagne ». « On peut d’autant mieux le lui concéder, écrit-il, que Pufendorf et Wolf, qui reprirent l’œuvre d’Althusius et de Grotius, sont encore deux Allemands » (sic) ! Reconsidérée dans le cadre du débat national, cette thèse lui permet de dévoiler le fondement même de la faiblesse de la pensée française : « Hélas ! Nous ne savons plus. Nous avons conservé la foi instinctive, mais nous avons perdu la foi éclairée. Dans nos universités, les chaires sont muettes sur le droit naturel ».
La critique des théories juridiques allemandes lui sert pourtant non pas tant à réhabiliter le jusnaturalisme que fondamentalement à développer une violente diatribe contre les méfaits supposés du droit naturel des Modernes. Un savant retour aux enjeux du conflit permet ainsi d’incriminer ce droit « naturel à contenu variable » que prône la nouvelle génération, déplorant l’inexistence sur ce point d’une véritable doctrine universitaire. Si d’aucuns ont pu ainsi voir dans les écrits de Jean-Jacques Rousseau la défense des valeurs universelles et des principes individualistes en opposition au droit de la force, pour Maurice Hauriou le contractualisme rousseauiste n’est que la résultante de la déviation issue de l’École du droit de la nature et des gens, puisqu’elle fonda un « individualisme optimiste » (issu lui-même de l’état de nature) faisant de la société politique un artefact né de l’accord des volontés. Or, selon ce dernier, c’est dans « l’espèce humaine » (compris comme type idéal de l’humanité) que doit être trouvée la solution doctrinale, puisqu’en tant que « fondement du droit », elle est la garantie de l’universalité et de la fixité de ses principes tournés vers l’individu et que consacre la « tradition sacrée » à base d’« individualisme pessimiste » (le thème de la chute) face au droit de la société, collectiviste et changeant. Par là même, la guerre du droit s’est bien mue, chez Hauriou, en combat des Anciens et des Modernes.
Le contexte du conflit sert enfin à prolonger le dialogue juridique entamé entre Léon Duguit et Maurice Hauriou. Sans doute, aucune autre pensée juridique ne peut à ce point être assimilée à une entreprise d’élaboration doctrinale par la stratégie de distinction et de valorisation par la confrontation : une controverse établie sur près de 40 ans a servi de faire-valoir mutuel qui a largement façonné et influencé directement les écrits des deux juristes. Les oppositions prennent corps dans des articles d’opposition directe ou au sein de « réponses à quelques critiques » introduites de manière explicite au sein des éditions successives de leurs ouvrages.
La Grande Guerre est l’occasion d’une de ces confrontations directes sur une affaire de contentieux administratif. « L’affaire du Gaz de Bordeaux » donne lieu à un arrêt du Conseil d’État publié dans les pages du Temps du 1er avril 1916. La question de fond tient à la situation financière d’une compagnie concessionnaire du gaz rendue soudainement difficile à raison d’une véritable explosion du prix du charbon qui sert à la fabrication du gaz de ville, suite au déclenchement de la guerre. La Compagnie se retourne alors contre la ville de Bordeaux afin d’obtenir une indemnisation en compensation d’un tel surcoût qu’elle doit supporter, alors même qu’elle maintient son activité sans pouvoir relever les prix à la charge des abonnés. Le contentieux résulte du refus de la ville d’accéder à la demande. Léon Duguit écrit alors au directeur de la Revue politique et parlementaire pour attaquer avec virulence l’arrêt rendu par le Conseil d’État. Ce dernier, saisi en appel après que le conseil de préfecture a rejeté la réclamation, a tranché en faveur de la Compagnie concessionnaire en établissant un droit à indemnité. Mais plutôt que de la fixer, il a renvoyé à un accord « amiable » des parties et, faute d’accord, à un nouveau pourvoi devant le Conseil de préfecture qui vaut donc habilitation à trancher. Pour Duguit, le Conseil d’État empiète par là même sur les prérogatives du législateur puisqu’il « formule une règle générale et établit une compétence ». Pour le juriste bordelais, les règles formelles de procédure sont bafouées dans le cadre de ce qui constitue bien, selon lui, un changement majeur de jurisprudence.
Maurice Hauriou se fait un devoir de prendre la plume afin de contester l’appréciation de son ami et « cher collègue Duguit » auprès du directeur de la Revue politique et parlementaire, Fernand Faure qui publie in extenso la correspondance sous forme d’un court article. Hauriou démonte point par point les arguments de Duguit. Aucun des griefs ne lui semble justifié. Hauriou se fait ardent défenseur du Conseil d’État, consacre l’autonomie de la procédure administrative par rapport à la procédure civile. Il émet même l’hypothèse d’un Conseil d’État progressiste dès lors que, selon lui, sa jurisprudence se trouve en avance par rapport « à la jurisprudence civile, dont le sens social est moins développé », car elle exprime non pas la justice privée mais publique, et apparaît donc comme « pénétrée d’intérêt général ». Selon lui, l’arrêt incriminé s’inscrit bien plutôt dans la continuité, une telle procédure pour particulière qu’elle puisse sembler étant clairement établie depuis une vingtaine d’années. Hauriou loue la solution retenue par le Conseil d’État de scinder l’affaire en deux, entre une question de principe d’une part (le droit à indemnité) et le mode d’exécution d’autre part (renvoyé). Avec le recul historique, il est notable que l’essentiel de la controverse s’organise alors autour de la procédure de jugement du Conseil d’État et porte bien moins sur ce qui constitue les fondements mêmes de ce qui va définir la « théorie de l’imprévision ». Notons toutefois que Maurice Hauriou établit bien un parallèle entre l’affaire et le « principe sur lequel reposent les moratoria », qui conduit à modifier les contrats dans le cas où les prévisions ordinaires sur laquelle ils ont été bâtis ne sont calculées que « d’après l’état de paix ».
Il semble toutefois que cet usage doctrinal du conflit revêt une spécificité notable chez les deux maîtres : elle leur permet de prôner une théorie juridique française de l’État.
B. Réhabiliter une théorie juridique (française) de l’État
L’essentiel de la mobilisation théorique des intellectuels, essayistes politiques, juristes, consiste donc bien durant tout le conflit à contester « l’idéologie de l’État » portée par la doctrine allemande. Le front du droit, déjà cité, se comprend selon une double acception. D’un côté, la France promeut le droit et la justice contre la politique réaliste : en quelque sorte, l’opposition se résume unanimement en une formule que l’on peut résumer par « les droits de l’homme contre Bismarck ». Mais, de l’autre, il faut bien voir que le front du droit se conçoit aussi comme un front anti-étatique, dans le sens où la doctrine juridique française se construit dans la contestation à l’omnipotence de l’État.
Or, pour Hauriou, et dans une moindre mesure Duguit, le combat consiste aussi à penser l’État par la théorie juridique sans se référer et donc se soumettre à la domination de la doctrine juridique allemande.
Pour s’en convaincre, il suffit de confronter la position des deux maîtres du droit public à celle professée dans la conférence donnée en mai 1915 par Georges Ripert, futur doyen de la faculté de droit de Paris, qui enseigne alors à la faculté d’Aix en Provence dont il est issu. Publiée dans la Revue internationale de l’enseignement sous le titre « L’idée du droit en Allemagne et la guerre actuelle », celle-ci résume assez nettement la position dominante diffusée par les facultés de droit. Le militarisme allemand n’est pas tant en cause que l’éducation intellectuelle reçue par la nation allemande. L’esprit allemand s’est fourvoyé à partir d’une triple erreur : le développement d’un nationalisme juridique s’adjoint à une identification du droit et de la force, qui repose elle-même sur la construction artificielle d’une vie organique réelle de l’État. Selon Georges Ripert, par un raccourci, pour la doctrine allemande, le droit est issu d’une conscience juridique collective comme produit de l’histoire ; avec Jhering la « règle de droit n’est plus que l’expression de la force organisée » qui confère obéissance absolue à l’État ; la dérive sociologique finit alors, avec l’organicisme, de parachever l’édifice à travers la fiction personnaliste de l’État comme être vivant. Dès lors, le soutien des juristes allemands à l’esprit de guerre ne lui semble pas émaner d’une quelconque mauvaise foi, « d’esprit faux », par reniement dans la mobilisation de guerre, de leurs propres idéaux. La gravité de l’engagement des juristes allemands résulte bien au contraire dans sa sincérité. On assiste non à une défaite de la pensée, mais à sa consécration. Ripert place ainsi la césure historique en 1815, date à laquelle s’opère une rupture avec l’esprit kantien, du fait des conséquences de l’historicisme de Savigny. Ce tropisme aboutit avec Gerber à la doctrine de la Herrschaft, qui permet à l’État, souverain entre tous, d’échapper à « la sphère du droit », tandis que la théorie de « l’autolimitation » initiée par Jhering se révèle inapte à l’encadrer et à contenir sa domination dès lors qu’aucun droit n’existe à son encontre. La doctrine juridique française, celle des droits de l’Homme, abstraits, universels, et issus de la nature, s’oppose alors clairement à cette « idole d’État » fondé sur et par la force. Tout autre se présente alors le positionnement d’Hauriou et de Duguit.
Hauriou pour sa part mentionne qu’il s’est pour sa part risqué depuis 1906 à établir au sein de son Précis de droit administratif une « doctrine générale de droit public ». Or, sa doctrine, développée dans ses Principes de droit public qu’il a profondément remaniés dans la seconde édition de 1916, porte très explicitement sur « l’édification d’une théorie objective de l’institution politique qui est pour remplacer la doctrine juridique de la personnalité juridique de l’État, en tant qu’appliquée aux problèmes de souveraineté ». Hauriou choisit d’introduire l’ouvrage par la présentation d’une « théorie positive de l’État ». Il critique le fait que la doctrine de Gerber ne soit qu’une extension en droit public des principes constitutifs du droit privé. La pensée juridique de l’État allemand est en effet fondée sur un double socle, la personnalité juridique (que l’on retrouve dans les régimes de succession) et le rapport juridique (l’organisation des rapports pécuniaires). Or, pour Hauriou, penser autrement l’État c’est affirmer l’autonomie du droit public par rapport au droit privé et proposer une vision ad hoc de ce qu’il a proposé d’appeler le « régime d’État ». Hauriou s’y emploie dans deux directions : il élargit le domaine (en y intégrant des éléments relatifs notamment à la vie sociale, mais encore aux syndicats), mais dans un même temps il restreint la qualification d’État qui ne vaut plus à l’égard de toute entité politique du monde moderne et contemporain, mais est réservée à un type de structure d’organisation juridique des rapports sociaux. Pour l’essentiel, ce régime d’État est mis en acte par l’organisation représentative du gouvernement, une séparation des pouvoirs corrélée à la décentralisation ainsi qu’un statut institutionnel qui servent, selon une logique finaliste, à garantir la liberté politique.
Pour Duguit, même démarche : la récusation de fictions juridiques existantes au sein de la doctrine classique (telles que la souveraineté, la puissance publique, la personnalisation de l’État, etc.) s’appuie bien sur la (re)construction d’une théorie du droit fondée sur l’idée selon laquelle la règle de droit est la règle de l’interdépendance sociale qui fonctionne comme règle de conduite simplement constatée et non créée par l’État. Mais sa doctrine critique vise bien moins à développer une théorie juridique qu’à « juridiciser la théorie de l’État », comme en atteste la nature de son Manuel de droit public de 1907. Duguit y propose une subdivision originale du droit public interne selon que l’on s’intéresse à la « vie intérieure » de l’État ou à ses relations avec d’autres personnalités. Pour Duguit, cette question de « l’État en lui-même » fonde l’objet véritable du « droit constitutionnel » devenu un domaine extrêmement vaste dès lors que la finalité de ce droit public constitutionnel porte à la fois sur la limitation de l’État par le droit et l’étude des droits et obligations d’un État moderne en perpétuelle expansion. « L’expression droit constitutionnel est mauvaise », puisqu’elle réduit la matière et prête à confusion. Bien que préférant lui substituer l’expression de « Droit public organique », Duguit conçoit que, trop connotée par « assimilation de l’État à l’organicisme naturel », il n’a pu se résoudre à l’employer. Le droit administratif est compris comme s’appliquant aux règles qui régissent les « rapports de l’État avec d’autres personnalités », partie qui prend en son temps « une importance considérable ».
Citons enfin pour achever de s’en convaincre dans quelle mesure la place que prend le service public dans sa doctrine ne sert qu’à légitimer sa conception fonctionnaliste de l’État ; un tel tournant doctrinal intervient seulement à la veille de la Première Guerre mondiale, en 1913, et se résume par sa célèbre affirmation :
[A]insi la notion de service public vient remplacer celle de souveraineté. L’État n’est plus une puissance souveraine qui commande ; il est un groupe d’individus détenant une force qu’ils doivent employer à créer et à gérer les services publics. La notion de service public devient la notion fondamentale du droit public moderne. Les faits vont le démontrer.
La Guerre sert alors de puissant facteur de diffusion de cette autre idée de l’État. Nous avons évoqué plus haut la dynamique introduite par le conflit dans la propagation des idées de Duguit et dans une moindre mesure d’Hauriou aux États-Unis. Or, l’attrait que revêt les écrits résulte du fait qu’ils offrent justement une alternative à la pensée juridique de l’État et un autre modèle, celui de la théorie du droit qui ne s’appuie pas essentiellement sur la jurisprudence. Il est significatif que la traduction anglaise des transformations du droit public de 1913 se donne pour titre à la fin de l’année 1919 : Law in the Modern State. L’invitation de Duguit à l’université de Columbia mérite de se comprendre à la lumière de l’opposition qui se joue alors entre deux écoles de théories du droit anglo-saxonne. Le positivisme légaliste issu d’une longue tradition sur le continent nord-américain fait désormais face à l’école réaliste qui cherche à détacher l’enseignement juridique du pur formalisme et à resituer le droit dans son environnement social afin de l’observer tel qu’il opère dans la société. Or, l’université de Columbia avec celle de Yale forment l’un des principaux bastions de cette nouvelle approche fonctionnaliste du droit. Une place de choix est donc réservée aux leçons américaines de Duguit qui sont très rapidement publiées dans la Columbia Law Review, avant de paraître en français en 1921, dans un recueil intitulé Souveraineté et liberté.
Conclusion
La guerre conforte la doctrine existante plutôt qu’elle ne définit une inflexion majeure chez Léon Duguit et Maurice Hauriou. Il serait sans doute plus judicieux au regard de leur parcours de parler de « moment 1900 » plutôt que d’un quelconque tournant de 1914-1918. Ce premier moment correspond à l’édification de la théorie juridique fonctionnaliste de Duguit à partir de 1899 et à la première bouture finalisée de la théorie de l’institution établie en 1906 par Maurice Hauriou. Chez Léon Duguit, la perte de son fils au combat ne conduit aucunement à un tournant jusnaturaliste qui aurait pu l’engager à réaffirmer l’idée de justice comme au fondement de l’interdépendance sociale, dès lors que ses prises de position sur la « conscience juridique » et sa connaissance de la pensée thomiste sont bien antérieures au conflit ; quant à l’affirmation de l’État administratif, il ne modifie pas fondamentalement le socle doctrinal de M. Hauriou.
Au contraire dirions-nous, du fait de la guerre, les deux théoriciens confortent leur positions. Léon Duguit refuse de voir dans la victoire républicaine le succès du « droit souverain de commandement ». Si 1918 fait figure de date clef, c’est dans l’achèvement du long mouvement historique de domination de l’idée nationale sur l’idée de souveraineté. La lecture politique du triomphe démocratique sur l’autoritarisme allemand se lit donc, au prisme de la théorie duguiste, comme la victoire républicaine d’une nation d’individus unis les uns aux autres par une « solidarité profonde » supérieure à une nation allemande mue par la seule puissance gouvernante. De même, à la sortie du conflit, Duguit se positionne dans le débat juridique relatif à la question du régime de réparation à appliquer pour dommages de guerre. Il donne un commentaire d’arrêt, livre une étude dans l’ouvrage hommage rendu à John H. Wigmore et y rédige d’importants développements au sein du troisième tome de son Traité de droit constitutionnel. En cohérence avec sa doctrine fonctionnaliste, Duguit récuse la thèse d’une réparation intégrale des dommages fondée sur le droit individuel inaliénable de propriété pour privilégier, avec G. Jèze et F. Larnaude, une réparation justifiée par la finalité de la réparation pour le bien collectif de la reconstruction, ce qui contribue immanquablement à restreindre le champ de réparations allouées. S’agissant d’Hauriou, la théorie de l’institution exposée en 1916 ne diffère pas de celle de 1910 (a contrario des remaniements proposés à la fin des années 1920). Déjà en 1894 il présentait le système qu’il juge judicieux en 1916. Il note vingt ans plus tôt que « le problème est de respecter la patrie sans enrayer les progrès de la sociabilité ». « L’époque moderne, écrit-il, met en pratique pour cela le système de la confédération des États ». Certes l’article publié à la Harvard Law Review en 1918 préfigure la théorie de la séparation des pouvoirs exposée dans son Précis de droit constitutionnel. Pour autant, l’article ne fait que prolonger la doctrine déjà posée dans la Souveraineté nationale de 1912. Sous le couvert d’une répartition équilibrée du pouvoir, selon une vision élitiste, il s’agit de se prémunir des méfaits de l’entrée des masses en politique : Hauriou le républicain ne fait que réaffirmer les socles de sa conception d’une démocratie libérale, guidée par des élites éclairées.
La guerre, du point de vue la pensée juridique des deux grands maîtres du droit public, apparaît bien, in fine, non comme une rupture ni même un seuil, mais dans la continuité de leurs parcours comme la confirmation de leurs positionnements.
Pour citer cet article :
Marc Milet « La doctrine juridique pendant la Guerre : à propos de Maurice Hauriou et de Léon Duguit », Jus Politicum, n°15 [https://juspoliticum.com/articles/La-doctrine-juridique-pendant-la-Guerre-a-propos-de-Maurice-Hauriou-et-de-Leon-Duguit]