En décembre 1916, le gouvernement d’Aristide Briand, vivement critiqué au sein des premiers comités secrets de la Chambre des députés (réunis à l’été et à l’automne 1916) déposait à la Chambre un projet de loi ayant pour objet l’extension de la compétence normative des organes de l’exécutif. Alors que la plupart des parlementaires étaient d’accord sur le principe de la nécessaire adaptation de la procédure démo-libérale d’élaboration des normes aux circonstances inédites résultant du conflit armé, le projet Briand rencontra une violente hostilité à la Chambre, les députés refusant alors la marginalisation du Parlement dans la définition de la politique nationale et dans l’effort de guerre.

In December 1916, the government of Aristide Briand, strongly criticized within the first secret committees of the Chamber of Deputies, proposed the extending of the legislative competence of the executive authorities. While most parlamentarians agreed with the adaptation of the lawmaking procedure to the circumstances of the war, the Briand’s project encountered a violent hostility in the Chamber, the deputies refusing the marginalization of parliament in the definition of national policy and in the war effort.

 

 

Si les institutions de la Troisième République sombrèrent dans le désastre de l’été 1940, elles résistèrent sans être balayées au bouleversement exceptionnel tant par son ampleur que par sa gravité que fut la Première Guerre mondiale. Comme l’observe Fabienne Bock dans son ouvrage consacré au Parlementarisme de guerre 1914-1919, « dans l’histoire de la France des deux derniers siècles, la Grande Guerre est la première – et la seule – crise majeure qui n’entraîne pas un changement brutal de régime ».

La résistance des institutions fut alors d’autant plus remarquable que, eu égard notamment aux conditions de son élaboration et de son adoption, rien n’était prévu, dans le texte de la Constitution de 1875, pour régler le fonctionnement des institutions en temps de guerre. Entre 1889 et 1914, des projets avaient sans doute vu le jour pour l’organiser dans l’hypothèse d’un conflit. Pratiquement tous échouèrent, et la République, en août 1914, entra en guerre sans que ses institutions n’y fussent préparées.

Du point de vue constitutionnel et alors que l’indépendance nationale était menacée, l’un des problèmes majeurs que durent résoudre les hommes de l’époque fut celle de l’adaptation des institutions libérales aux contraintes nouvelles et impérieuses résultant du conflit. La question de l’articulation entre le pouvoir civil et le pouvoir militaire, par exemple, fut absolument centrale. À qui revenait la prérogative de diriger les opérations ? Qui avait la responsabilité des décisions engageant les troupes sur le terrain ? Questions cruciales pour lesquelles il n’y avait pas de réponse en droit, en dehors de deux dispositions laconiques des lois constitutionnelles de 1875.

Du point de vue des rapports entre les pouvoirs publics, la question du poids respectif des organes législatif et exécutif dans la définition de la politique nationale devait également se poser avec une acuité particulière. Quel devait être le rôle joué par chacun des organes constitués pendant cette période exceptionnelle ? L’économie juridique des institutions devait-elle être bouleversée pour faire face efficacement aux événements ? Le parlementarisme « à la française », caractérisé par la prédominance du Parlement et l’effacement, plus ou moins marqué mais réel, des organes de l’exécutif, allait-il survivre aux difficultés inédites soulevées par le conflit ? Était-il possible de concilier les exigences de célérité et de secret, indispensables en temps de guerre, avec les principes de la démocratie délibérative – surtout dans un régime dans lequel le Parlement avait un champ de compétence illimité et discutait de tout ? À ces questions, qui n’avaient pas été résolues avant 1914, il a fallu répondre sous la pression des circonstances, pendant toute la durée du conflit. Dans le cadre établi par les lois constitutionnelles de 1875 que les hommes de l’époque choisirent alors de ne pas modifier, le fonctionnement des institutions, à la fois civiles et militaires, fut réglé par touches, en fonction des besoins imminents mais aussi, très largement, du contexte et des équilibres politiques.

Comment, face à cette épreuve, la question des rapports entre le Parlement et les organes de l’exécutif fut-elle réglée ? Dressant un tableau synthétique des rapports entre les principales institutions pendant la Grande Guerre, l’historien Nicolas Roussellier observe que deux idées, véhiculées par une partie de l’historiographie de la Première Guerre mondiale, ont jusque récemment nourri l’imaginaire collectif, avant d’être, au moins dans une certaine mesure, battues en brèche par l’étude précitée de Fabienne Bock. La première idée, c’est celle d’un déclin du Parlement ; la seconde, qui lui est d’ailleurs intimement liée, c’est celle d’un renforcement des organes de l’exécutif – et singulièrement de la présidence du Conseil – pendant la durée du conflit.

En réalité, la lecture des événements ne permet certainement pas une interprétation univoque des rapports de force qui se sont établis entre le Parlement et l’exécutif pendant la Grande Guerre. Bien plus, alors que les organes constitués n’ont cessé d’agir dans le même cadre normatif (principalement régi et délimité par les trois lois constitutionnelles), leurs rapports ont évolué au gré de circonstances très diverses : l’évolution, par exemple, de la situation sur le plan militaire, la variation des besoins nés du conflit, l’état de l’opinion publique, ou encore la personnalité des acteurs politiques principaux – on songe notamment à la présidence du Conseil par Clémenceau. La place, le rôle et le poids respectifs des organes exécutif et législatif furent donc variables selon la période envisagée. S’il est évident que l’autorité des organes de l’exécutif, en raison notamment des qualités inhérentes à la formation et à la manifestation de leur volonté – fort utiles en temps de crise – a pu, dans une certaine mesure et à certaines périodes, être très manifestement renforcée, cette situation ne fut pas une constante pendant la Grande Guerre.

Dans les rapports complexes qui s’établissent alors entre le Parlement et l’exécutif, il est possible de distinguer schématiquement au moins quatre phases. La première, qui débute avec la guerre et s’étend jusqu’à la fin du mois de décembre 1914, correspond à l’éclipse totale du Parlement. Convoquées par le Président de la République en session extraordinaire le 4 août 1914 (le lendemain de la déclaration de guerre par l’Allemagne et deux jours après la déclaration présidentielle de l’état de siège), les Chambres s’ajournèrent le jour même. Dans la ferveur mystique de l’« Union sacrée », députés et sénateurs consentirent à laisser le champ libre à l’exécutif – chacun étant alors convaincu que la victoire étant à portée de main, la guerre serait courte. Les Chambres ne devaient plus se réunir avant le 22 décembre 1914, et pendant toute cette période, les organes de l’exécutif ont exercé le pouvoir seuls et sans contrôle : le régime prit alors la forme d’une quasi-dictature, dans le cadre de laquelle, d’ailleurs, la part des militaires fut très importante. À partir de janvier 1915 et avec le retour du Parlement, s’ouvrit une période plus équilibrée durant laquelle les Chambres cherchèrent – et parvinrent, dans une certaine mesure – à se positionner dans l’effort de guerre. Le gouvernement, qui ne réussit pas à obtenir un nouvel ajournement, dut apprendre à composer avec le Parlement en dépit des difficultés inhérentes à la guerre : il fut alors contraint d’accepter et la discussion, et le contrôle – que les Chambres n’exercèrent dans un premier temps (jusqu’au mois de juin 1916) qu’avec modération. À cette deuxième phase succédait, à partir de la tenue des premiers comités secrets, une troisième, qui s’est manifestée par le renforcement du contrôle du Parlement sur l’exécutif et sur l’armée. Les difficultés notamment militaires se faisant plus nombreuses – 1916 fut l’année de Verdun – la pression sur le gouvernement s’accentua. Le Parlement allait s’organiser pour participer pleinement à l’effort de guerre, et ne devait plus hésiter à interpeller le cabinet. Pour la première fois depuis le début du conflit, un gouvernement fut renversé par la Chambre en novembre 1917, à la suite d’un vote de défiance explicite. À l’issue de cette crise ministérielle, le Président Poincaré appela Georges Clémenceau à la présidence du Conseil : une nouvelle phase de stabilité et de vigueur gouvernementales s’ouvrit alors, durant laquelle le Parlement fut contraint de céder du terrain, le rapport de forces tournant, à ce moment-là, en faveur de l’exécutif.

L’épisode ici relaté, qui concerne un projet de loi sur l’extension de la compétence normative du pouvoir réglementaire déposé par le gouvernement Briand, se déroule dans la période qui correspond à un regain de vigueur de l’action parlementaire. Il révèle, d’une part, l’impréparation des institutions de la Troisième République à l’hypothèse d’une guerre ; il illustre, d’autre part, la méthode – empirique – qui fut adoptée pour faire face aux difficultés au fur et à mesure qu’elles se présentèrent ; il témoigne enfin du rapport de forces existant à la fin de l’année 1916 entre le Parlement et le gouvernement, les députés résistant vigoureusement, dans cette affaire, à l’entreprise du cabinet, qui finit par être enterrée.

En décembre 1916, la situation politique du gouvernement était fortement fragilisée. Briand avait été appelé à la présidence du Conseil après la retraite du gouvernement Viviani, en octobre 1915. Après l’éclipse de la fin de l’année 1914, le Parlement s’était progressivement organisé pour faire face au conflit qui semblait s’installer dans la durée. Au sein des premiers comités secrets, tenus par la Chambre des députés en juin et en novembre et décembre 1916, le gouvernement et le président du Conseil furent vivement critiqués. À l’issue du deuxième comité secret, au cours duquel il fut particulièrement malmené – du point de vue institutionnel, les députés lui reprochaient notamment son manque d’énergie, l’emprise du commandant en chef des armées françaises (le général Joffre) sur le gouvernement et plus généralement le fonctionnement du Haut-commandement –, Aristide Briand remettait (le 9 décembre) sa démission au Président de la République. Faute d’avoir pu lui trouver un remplaçant, Raymond Poincaré lui enjoignit de former à nouveau un cabinet. Preuve de l’influence grandissante du Parlement sur la direction de la politique nationale et de la guerre, Briand chercha, dans la formation de son gouvernement et dans la définition de la politique du ministère, à se conformer aux vœux de la Chambre, exprimés dans l’ordre du jour adopté à l’issue des délibérations du second comité secret.

Les critiques formulées par les députés en comité secret furent immédiatement à l’origine d’une réorganisation du commandement : l’influence des militaires – et notamment de Joffre – dans la conduite de la guerre s’en trouvait réduite, et celle du gouvernement renforcée. Sur le modèle du War Cabinet anglais qui venait d’être instauré Outre-Manche, Aristide Briand avait par ailleurs décidé la création d’un Comité de guerre. Cette institution, regroupant, autour du président du Conseil, les ministres les plus importants, avait pour mission de coordonner l’action des différents ministres dans la direction de la guerre, et de renforcer, ainsi, le rôle et les prérogatives des autorités civiles dans ce domaine. Briand fit également l’effort de resserrer son nouveau gouvernement, afin de permettre, au niveau de l’exécutif, une prise de décision plus énergique.

Le 13 décembre 1916, le président du Conseil se présenta à la Chambre avec son nouveau ministère pour défendre les réformes entreprises. Le lendemain, 14 décembre, il fit également déposer, sur son bureau, un projet élargissant la compétence réglementaire des organes de l’exécutif, qui était ainsi conçu :

Projet de loi autorisant le Gouvernement jusqu’à la cessation des hostilités, à prendre toutes mesures commandées par les nécessités de la défense nationale.

Article unique. Jusqu’à la cessation des hostilités, le Gouvernement est autorisé à prendre, par des décrets rendus en Conseil des Ministres, toutes mesures qui, par addition ou dérogation aux lois en vigueur, seront commandées par les nécessités de la Défense nationale, en ce qui concerne la production agricole et industrielle, l’outillage des ports, les transports, le ravitaillement, l’hygiène et la santé publique, le recrutement et la main-d’œuvre, la vente et la répartition des denrées et produits, leur consommation.

Au cas où l’un de ces décrets nécessiterait une ouverture de crédits, la demande en serait déposée dans la huitaine.

Il pourra être appliqué à chacun de ces décrets des pénalités à fixer dans des limites qui ne dépasseront pas six mois d’emprisonnement et dix mille francs d’amende.

L’initiative gouvernementale posait clairement la question de savoir quelle devait être, dans les circonstances particulières du conflit, l’étendue de la compétence normative respective du Parlement et du gouvernement et, in fine, si les organes de l’exécutif seraient en mesure de peser sur la conduite des affaires de l’État. Bien qu’audacieux, le projet Briand n’était pas voué à l’échec : face à l’impréparation des institutions et devant les contraintes inédites résultant de la guerre, l’accord était unanime sur l’inadéquation de certains procédés institutionnels aux périodes de crise. Prenant acte de « … l’erreur que nos prédécesseurs et nous-mêmes avons commise en négligeant de statuer, quand il était temps, sur la constitution du pouvoir politique en temps de guerre », la plupart des parlementaires étaient, comme Aristide Briand, d’accord sur la nécessité d’accélérer le processus décisionnel, c’est-à-dire principalement, en termes juridiques, les procédés d’élaboration des normes (I). Mais le projet gouvernemental rencontra une très vive hostilité, à la Chambre en général et au sein de la commission spéciale chargée de l’examiner en particulier. C’est pourquoi le projet d’extension de la compétence normative de l’exécutif fut écarté, au profit d’une modification du règlement de la Chambre, créant un procédé accéléré de discussion et de vote des lois (II).

 

I. La nécessaire adaptation de la procédure normative aux contraintes de la guerre

 

L’inefficacité relative de la procédure législative ordinaire face aux contraintes particulières de la guerre a été constatée par les contemporains dès le début des hostilités. Aussi Parlement et gouvernement n’ont-ils pas hésité, dès le mois d’août 1914, à recourir à des expédients provisoires (A). En décembre 1916, l’accélération du processus d’élaboration des normes fut l’un des éléments principaux du programme politique du nouveau cabinet Briand (B).

 

A. Légiférer en temps de guerre, entre permanence et exception

 

Conformément à la distribution classique des pouvoirs dans un régime parlementaire, la Constitution de la Troisième République habilitait le Parlement et l’exécutif à exercer conjointement la fonction législative. Si l’article 1er de la loi du 25 février en confiait l’exercice aux deux Chambres, l’article 3 du même texte attribuait aux parlementaires et au Président de la République – c’est-à-dire en pratique et dans l’après 16-mai aux membres du gouvernement – le droit d’initiative. Rien n’était précisé, en dehors de ces dispositions, sur la procédure législative, qui était entièrement régie par les règlements des deux Chambres. Quant au pouvoir réglementaire, il était formellement exercé par le Président de la République, conformément à l’article 3 de la loi du 25 février 1875, qui l’habilitait à assurer l’exécution des lois. En réalité, les règlements d’exécution qui, comme tous les actes du Président de la République, devaient être contresignés par un ministre responsable, étaient élaborés par les membres du gouvernement, et simplement présentés à la signature du chef de l’État.

La Constitution de 1875 ne donnant de la loi qu’une définition formelle, le Parlement était compétent pour intervenir en toute matière. Quant au pouvoir réglementaire, il était exclusivement – en tout cas jusqu’à la Première Guerre mondiale, et en dehors d’hypothèses limitées – un pouvoir d’exécution de la loi. Il n’y avait certes pas de différence de nature entre la loi et le règlement, l’une et l’autre portant des normes générales et impersonnelles. Mais si les règlements pouvaient, comme les lois dont ils assuraient l’exécution, potentiellement porter sur n’importe quelle matière, c’était à condition que le chef de l’État se cantonnât « à la position subordonnée d’une mise à exécution d’une loi préexistante ». En d’autres termes, sous l’empire de la Constitution de 1875 et comme l’écrivait Carré de Malberg, la loi avait

... pour fonction spéciale […] d’édicter, d’une part, les décisions qui sont destinées à dominer le reste de l’activité étatique, et d’autre part, les décisions qui ont un caractère initial ou qui dérogent à l’ordre législatif en vigueur

[35]

.

Et

... tandis que la loi est une disposition d’une essence supérieure, qui prend place parmi les règles statutaires ou parmi les manifestations de la volonté la plus haute de l’État, en ce sens qu’elle ne pourra dans l’avenir être modifiée que par une loi nouvelle, et qui par suite s’impose, non seulement aux gouvernés, mais aussi aux gouvernants autres que le législateur, l’acte administratif n’a que la valeur d’une règle ou décision subalterne[.]

Du point de vue de la répartition de la compétence normative entre les différents organes constitués, cela signifiait que

… les organes législatifs sont seuls compétents pour prendre toutes les décisions qui ne se ramènent pas à l’exécution de quelque loi en vigueur. Tel est précisément le sens de l’art. 1er de la loi constitutionnelle du 25 février 1875. Lorsque ce texte dit que « le pouvoir législatif s’exerce par deux assemblées, la Chambre des députés et le Sénat », cela signifie avant tout que les Chambres seules ont la puissance de prendre toute décision qui ne se rattache pas à une loi antérieure dont elle forme l’exécution.

Quant à l’autorité administrative, elle n’avait pas

… de puissance générale lui permettant, dans un ordre déterminé de matières, d’agir ou de statuer de sa propre initiative par voie de règlements généraux ou de mesures particulières.

En 1914, cette situation de double monopole en matière d’édiction de normes « statutaires » – selon l’expression utilisée par le maître strasbourgeois – (monopole de la loi et monopole des organes habilités à exercer la fonction législative) révéla ses limites immédiatement après le déclenchement des hostilités. D’une part, parce que d’août à décembre 1914, le Parlement n’étant pas réuni, les Chambres n’étaient matériellement pas en mesure d’exercer la fonction législative que la Constitution leur attribuait. D’autre part, parce qu’en période de guerre, les vertus des procédés démo-libéraux d’élaboration des lois (et notamment la discussion publique, avec tout ce qu’elle implique de lenteur et de publicité), peuvent devenir des défauts.

Dès les tous premiers jours du conflit, la question de la compétence normative de l’exécutif se posa donc avec une acuité particulière. En dehors de toute révision formelle des lois constitutionnelles de 1875, le problème fut dans un premier temps réglé par une série de mesures législatives ponctuelles habilitant le Président de la République (et donc le gouvernement) à édicter des règlements pour suspendre ou abroger des dispositions législatives, mais aussi pour élaborer une réglementation initiale dans un « domaine » réservé en principe au législateur. La technique ayant présenté des avantages certains, de nombreux textes de ce type furent adoptés, pendant toute la durée des hostilités. En matière de ravitaillement, par exemple, plusieurs lois (dont certaines ont été votées sous la présidence du Conseil Briand) ont autorisé le Président de la République à réquisitionner, taxer ou réglementer par décret ou arrêté l’usage de certains produits de consommation courante comme les céréales ou le charbon. En application de ces lois d’habilitation, de très nombreux décrets furent élaborés par le gouvernement, la majorité d’entre eux ayant ultérieurement fait l’objet d’une ratification par voie législative.

Ce mécanisme de l’habilitation législative n’était pas totalement inconnu du droit français avant la Grande Guerre. Mais il s’était développé en marge du texte de la Constitution de 1875 qui, du point de vue de la répartition des compétences normatives, cantonnait le pouvoir réglementaire au rôle de strict exécutant de la loi. Aussi donna-t-il lieu à une controverse juridique de grande ampleur, qui agita tous les grands maîtres du droit public de l’époque.

En dehors du strict cadre des habilitations législatives ponctuelles, et dès les premières semaines du conflit, le gouvernement prit aussi spontanément, dans l’urgence de la défense nationale et en excédant sa compétence telle que définie par la Constitution, une soixantaine de décrets qui, souvent, portaient atteinte à des droits et libertés fondamentaux. Sous la pression des circonstances, cette solution, qui permettait surtout d’aller vite, perdura pendant toute la durée des hostilités : ce fut alors, selon l’expression d’un juriste de l’époque, le règne de « l’illégalité nécessaire ».

Pratique désordonnée des habilitations législatives et extension spontanée du pouvoir réglementaire des organes de l’exécutif, souvent validée, a posteriori, par la loi ou la jurisprudence administrative : tel était l’état du droit lorsque, en décembre 1916, Aristide Briand fit déposer le projet de loi ci-dessus mentionné, avec sans doute pour ambition de rationaliser une pratique un peu confuse.

 

B. Le projet Briand d’extension de la compétence normative du gouvernement

 

À l’appui de sa demande d’habilitation, le gouvernement Briand invoquait simplement les circonstances : la motivation, telle qu’elle apparaissait dans l’exposé des motifs du projet, était extrêmement pauvre, pour ne pas dire inexistante. C’est pourquoi il est indispensable, pour la comprendre, de l’éclairer par les interventions du président du Conseil à la Chambre des députés (les 13 et 15 décembre 1916), mais aussi par les propos qu’il a tenus, lors de son audition en janvier 1917, devant la commission parlementaire chargée d’examiner le texte.

Le projet Briand présentait la particularité, par rapport aux habilitations législatives antérieures, d’avoir un champ d’application beaucoup plus large. Le titre même du texte – bien qu’il ne faille pas, comme l’observait Louis Rolland, lui accorder une importance outre mesure – laissait supposer que l’habilitation était générale – qu’il s’agissait, comme on le disait à l’époque et de façon inappropriée, d’une « loi des pleins pouvoirs ». Quant à l’énoncé du texte, tel en tout cas que les députés l’avaient connu des journaux avant la distribution aux membres de la Chambre, il comportait au premier alinéa de l’unique article une précision qui changeait complètement la portée de l’énumération des matières concernées par l’habilitation. Selon les explications livrées par le président du Conseil à la tribune le 15 décembre 1916, une première version de l’avant-projet était en effet ainsi conçue :

Jusqu’à la cessation des hostilités, le Gouvernement est autorisé à prendre [...] toutes mesures qui [...] seront commandées par les nécessités de la Défense nationale, notamment en ce qui concerne la production agricole et industrielle, etc....

Il est pratiquement impossible de connaître les raisons qui ont conduit à la suppression de l’adverbe « notamment » dans le projet final. Quoi qu’il en fût réellement, l’habilitation parlementaire était à ce point vaste que les conséquences pratiques de cette modification étaient finalement assez limitées. Mais ce flottement dans l’attitude gouvernementale révélait au moins une impréparation, peut-être aussi des hésitations et des réserves quant au fond même du projet.

Pour justifier sa demande d’extension de la compétence normative du gouvernement, devant la Chambre des députés et devant la commission parlementaire chargée d’examiner le projet gouvernemental, Aristide Briand fit valoir des arguments classiques, relatifs principalement à l’efficacité de l’action politique dans les circonstances exceptionnelles de la guerre. Le gouvernement, déclarait-il ainsi,

… vous prie de réfléchir que si, en temps de paix, l’exercice de vos prérogatives doit être sans limites et si vous pouvez pratiquer pour vos travaux toutes les procédures qui vous paraissent les meilleures et prendre votre temps pour délibérer, vous êtes en temps de guerre, nous sommes en temps de guerre. (Exclamations à gauche et sur les bancs du parti socialiste). Vous sentez bien que nombre de questions ne seront jamais réglées ou ne le seront qu’avec un retard préjudiciable […] si vous n’acceptez pas la procédure rapide que nous vous proposons.

Auditionné le 18 janvier 1917 par la commission spéciale de la Chambre, Briand exposa précisément les raisons ayant conduit le gouvernement à solliciter du Parlement une extension importante de son pouvoir réglementaire :

[O]n se trouve, en temps de guerre, en présence de difficultés que le mécanisme parlementaire ordinaire ne permet pas de résoudre avec assez de rapidité ou qui par leur nature même ne pourraient donner lieu à un débat devant le Parlement sans graves inconvénients. Ce sont d’ailleurs des membres de la Chambre qui, à plusieurs reprises, […] ont signalé des questions qui, à leur avis, devraient être réglées directement par le gouvernement, sous sa responsabilité, par voie de décrets que le Parlement aurait le droit de ratifier ou non.

Les arguments relatifs à la célérité et à l’absence de publicité de la réglementation par décret ou arrêté étaient bien entendu déterminants. Le président du Conseil en invoqua un autre : celui de la plus grande aisance du gouvernement – qui ne supportait pas, à l’inverse des députés, de responsabilité́ électorale – à porter des mesures impopulaires. Pour les « questions où des intérêts particuliers d[oivent] être lésés », déclarait ainsi Aristide Briand devant la commission parlementaire, « il est préférable que le gouvernement prenne ses responsabilités au lieu d’obliger les Assemblées à les prendre d’autant plus qu’un débat entre les Chambres ne manquerait pas d’ouvrir le champ à la spéculation ».

En un mot, sur les sujets délicats, « la procédure des décrets-lois exige[ait] moins d’héroïsme » que l’adoption d’une loi par le Parlement – comme le résumait bien la formule d’Émile Giraud.

Sujet très sensible et sans cesse discuté, celui de la réglementation de la consommation de l’alcool, était, comme l’observait dans son Journal le ministre de la défense du cabinet Briand, Alexandre Ribot, une « question vitale pour notre pays ». Limiter la consommation de l’alcool par les soldats et les ouvriers participant à l’effort de guerre fut une préoccupation majeure des pouvoirs publics entre 1914 et 1918. Plusieurs textes furent adoptés à cet effet (arrêtés préfectoraux, décrets mais aussi lois), durant toute la période. Devant la commission parlementaire chargée d’examiner son texte, Briand déclara que la question de la réglementation de la consommation de l’alcool était au cœur de son projet. C’est que le problème de l’alcool était une illustration parfaite de l’intérêt de la « législation » par décret : la réglementation de sa consommation, très impopulaire, devait à la fois se faire rapidement en raison de la pression des circonstances dues à la guerre, et sans trop de publicité, pour assurer l’efficacité des mesures prises, et éviter la spéculation.

Dans ses explications devant les députés, le président du Conseil se voulut rassurant. Il se défendit de vouloir « porter atteinte aux institutions républicaines » comme le lui reprochaient certains députés. Il se targua d’avoir toujours « respect[é] les prérogatives parlementaires » et expliqua que le gouvernement « législateur » continuerait d’agir sous le contrôle étroit des Chambres. Il répéta plusieurs fois que l’extension de la compétence normative du gouvernement qu’il appelait de ses vœux n’était pas illimitée, mais portait sur des objets précis – quoique fort étendus. Il défendit, contre ses détracteurs, la conformité de son projet à la Constitution :

[C]ertains membres de cette Assemblée […] ont dit : « C’est la dictature ! C’est l’autorité des Chambres méconnue ! » Quelques-uns même, allant plus loin, ont été jusqu’à prétendre qu’un tel projet constituait une violation de la Constitution. (Oui ! Oui ! Sur divers bancs du parti socialiste et à gauche. – Bruit). […] Non, messieurs. Il arrive fréquemment que les Chambres, en votant tel principe, renvoient à un décret le soin de fixer des points qui peuvent, à certains égards, paraître secondaires, et qui pourtant sont essentiels. Il n’y a donc rien d’étonnant à ce qu’en pareille matière, dans une énumération limitative, l’usage d’une telle prérogative, dans un intérêt de défense nationale, soit autorisé par le Parlement. (Très bien ! Très bien !)

Sur ce point, l’argument sous-jacent de Briand était proche de celui qui fut développé par Carré de Malberg pour défendre la conformité à la Constitution de la pratique des décrets-lois. Selon cette thèse, le règlement constitue invariablement un acte d’exécution, soit qu’il mette en œuvre des dispositions législatives précises, soit que, sur habilitation parlementaire, il statue sur une matière dans laquelle la loi n’est pas intervenue ou suspende l’application d’une disposition législative antérieure. Dans cette seconde hypothèse, le règlement devrait simplement être analysé comme un règlement d’exécution de la loi d’habilitation.

Enfin, le président du Conseil insista sur le fait que le gouvernement acceptait que son projet fût amendé, tant que le principe de l’habilitation était respecté. Aucun de ces arguments ne suffit pourtant à endiguer la méfiance des députés, qui résistèrent massivement à « l’entreprise » ministérielle.

 

II. Le rejet du projet Briand ou la défense des prérogatives parlementaires contre l’exécutif

 

L’hostilité violente que rencontra le projet Briand à la Chambre fut immédiate et générale. La commission parlementaire spéciale, chargée de l’examen du texte et dominée par les socialistes, fit un procès en règle du projet, qui n’était pas, il est vrai, exempt de tout défaut (A). L’entreprise du cabinet Briand se solda donc par un échec et conduisit uniquement à une réforme très marginale du règlement de la Chambre (B).

 

A. Un rejet unanime

 

La posture adoptée par les députés face à la demande d’habilitation très large du gouvernement Briand fut conforme à la culture des parlementaires de la Troisième République. À l’opposé de la théorie du régime parlementaire, dont le fonctionnement repose sur l’étroite collaboration de deux organes (Parlement et gouvernement) de la même majorité, les députés – notamment ceux de l’extrême-gauche radicale et socialiste – concevaient les rapports entre le Parlement et le gouvernement sur un mode conflictuel. Cette conception du régime parlementaire s’expliquait principalement par la sacralisation de la loi et de son auteur, par la défiance irrépressible à l’égard des organes de l’exécutif (motifs tout à fait classiques de la tradition constitutionnelle et républicaine française), et par l’absence durable de majorité parlementaire cohérente dans les Chambres. L’émiettement de la représentation politique qui en résultait au Parlement interdisait à une majorité de députés de se reconnaître dans la combinaison gouvernementale au pouvoir. Dans ces circonstances, ni l’unité organique, ni l’unité programmatique entre le Parlement et le gouvernement ne pouvaient faire sens.

Les partisans de la théorie conventionnelle des assemblées souveraines, très actifs et bruyants à la Chambre, étaient viscéralement opposés au moindre renforcement des prérogatives de l’exécutif, même sous la stricte surveillance du Parlement, tant ce renforcement devait inexorablement se solder, d’après eux, par l’affaiblissement du Parlement. Or, dans un système de représentations dans lequel les assemblées élues étaient la nation, leur mise à l’écart était tout simplement inconcevable.

Conformément à la rhétorique parlementaire traditionnelle, lors des débats à la Chambre en décembre 1916, la menace du « coup d’État », de « l’arbitraire gouvernemental », de la « dictature » de l’exécutif et – ce qui signifiait à peu près la même chose – la crainte de la « politique personnelle » du président du Conseil furent, de façon parfois un peu feinte, dans la bouche de tous les députés qui se succédèrent à la tribune. Le président du Conseil souhaitait-il « annuler non seulement les travaux de la Chambre, mais encore les délibérations de ses commissions », et « organiser un second pouvoir législatif, à côté du premier » ? Cherchait-il à mettre en œuvre par décret « l’expulsion du Parlement par les grenadiers » ? Sa politique « anti-démocratique et anti-républicaine », qui était une « injure gratuite et inexcusable » faite à la Chambre, devait inexorablement conduire – leitmotiv du discours parlementaire sous la Troisième République – à « la négation des droits du Parlement » et à l’« abdication » des Assemblées. Même Pierre Laval, qui siégeait alors dans l’hémicycle parmi les députés socialistes, invitait

… le gouvernement à retirer son projet et à [...] saisir [la Chambre] d’un texte compatible avec les droits et obligations des élus de la nation[.]

Cette argumentation politique, fondée sur une conception manichéenne de l’articulation des rapports entre l’exécutif et le Parlement, était doublée d’arguments juridiques, relatifs à la non-conformité du projet d’habilitation aux lois constitutionnelles de 1875. L’inconstitutionnalité du projet fut invoquée par le Président de la commission du budget, le radical-socialiste Louis-Lucien Klotz, et par les socialistes Renaudel (auteur par ailleurs, au même moment, d’une proposition de révision de la Constitution), Jean Bon et Pierre Laval. Au sein de la commission parlementaire chargée d’examiner le texte, le rapporteur, le socialiste Maurice Viollette, qui appréhendait l’habilitation législative comme une délégation de compétence, c’est-à-dire comme un transfert de la fonction législative, déclarait dès la seconde séance qu’il lui paraissait

… impossible d’organiser une délégation quelconque du pouvoir législatif au gouvernement. En fait, l’expérience a démontré, par l’incohérence des décrets déjà rendus, que le gouvernement n’est pas préparé à la besogne législative. En droit, on se heurte à cette objection de principe que la souveraineté ne se délègue pas. Le faire, ce serait pour les représentants du peuple commettre un abus de mandat. Donc, la question n’est susceptible d’aucune solution législative.

Comme son rapport distribué à la Chambre à l’extrême fin du mois de décembre, le raisonnement développé par Maurice Viollette devant la commission était inspiré de la plus pure tradition révolutionnaire. La souveraineté étant assimilée à l’exercice de la fonction législative, le Parlement, qui était en droit le seul organe formellement chargé de l’exercice de cette fonction par la Constitution, devait sans hésitation être considéré comme le souverain.

La tension provoquée chez les députés par le projet Briand transparaît dans la procédure même qui fut adoptée pour l’examen du texte. Les 14 et 15 décembre, les débats furent en grande partie dominés par une question de droit parlementaire : une fois adopté le principe du renvoi du projet gouvernemental pour examen en commission, la question s’est posée de savoir quel type de commission se verrait chargée de cet examen. Serait-ce une commission permanente, ou une commission spéciale ? Dans la seconde hypothèse, les membres de cette commission spéciale seraient-ils élus par les groupes, ou par les bureaux ?

Alors que certains députés défendirent le renvoi à la commission permanente de l’administration générale, c’est finalement l’option de la commission spéciale qui fut retenue. Ce choix n’était évidemment pas neutre, et témoignait de l’importance de cette question de l’extension de la compétence normative de l’exécutif pour les députés. Comme le notaient Joseph-Barthélemy et Paul Duez dans leur Traité de droit constitutionnel, eu égard au nombre et à l’étendue de la compétence des commissions permanentes, la création de commissions spéciales était en effet fort rare : il fallait, pour qu’une telle commission soit créée, « qu’il s’agisse d’un fait tout particulièrement important ». Quant au mode d’élection choisi pour les membres de la commission, les députés préférèrent à l’élection par les groupes politiques, celle par les bureaux. La première était une élection à la représentation proportionnelle, permettant donc de refléter, au sein de la commission élue, la composition de la Chambre – dont un peu moins de la moitié des sièges étaient alors occupés par la gauche (socialistes, républicains socialistes et radicaux). La seconde consistait à confier cette élection aux bureaux dont les membres étaient chaque mois tirés au sort. Louis-Lucien Klotz s’illustra dans la défense de cette seconde voie :

Voici pourquoi je crois que la proposition dont nous sommes saisis doit être renvoyée à une commission spéciale nommée par les bureaux. C’est qu’il est nécessaire, avant qu’un commissaire soit désigné pour l’étude de questions de cet ordre, qu’il ait exprimé par avance une opinion, qu’il ait dit s’il est pour ou s’il est contre. Lorsqu’il s’agit des droits de l’Assemblée, il n’y a plus de partis. C’est l’Assemblée toute entière qui est visée ; c’est donc aux bureaux de se prononcer.

In fine, le mode d’élection choisi permit aux onze bureaux composant alors la Chambre d’envoyer à la commission une majorité de députés socialistes, qui étaient clairement opposés au projet gouvernemental. Sur trente-trois membres, vingt siégeaient à gauche de l’hémicycle – dont huit à l’extrême-gauche. Certains des députés désignés (comme Henri Labroue ou Maurice Viollette, tous deux membres du groupe républicain radical et radical-socialiste) s’étaient d’ailleurs illustrés dans la critique du projet de loi à la Chambre, les 13, 14 et 15 décembre. Le même Viollette fut désigné rapporteur, alors qu’il avait, lors de la séance du 13, prononcé un long réquisitoire contre le gouvernement Briand.

Les procès-verbaux des séances de la commission spéciale chargée d’examiner le projet Briand (elle se réunit au total cinq fois), la procédure même qui fut suivie en son sein, révèlent la très grande hostilité rencontrée par le texte parmi les parlementaires. Lors de la première séance (le 20 décembre 1916), qui fut littéralement expédiée, il fut décidé que le projet devait être repoussé (par 23 voix contre 2). Sur proposition de Pierre Laval, qui était membre de la commission, la décision fut prise de charger le rapporteur de « présenter [à la commission] des conclusions s’inspirant des nécessités de la défense nationale et compatibles avec les lois constitutionnelles ». La commission décida également, au cours de la même séance (par 15 voix contre 11), que le gouvernement ne serait pas entendu (ce qui signifiait qu’il ne pourrait pas défendre son projet devant elle). Lors de la troisième séance, tenue le 20 décembre 1916, le président de la commission, le radical-socialiste Louis Puech, faisait état d’une entrevue qu’il avait eue avec le directeur des services du cabinet du président du Conseil, Théodore Tissier (le futur vice-président du Conseil d’État), lors de laquelle ce dernier lui faisait part du « désir » de Briand, qui était alors souffrant, d’être entendu par la commission une fois qu’il serait rétabli, et en tout état de cause avant que son rapport ne fut achevé. Alors que, comme l’observait Eugène Pierre, les ministres avaient « droit d’entrée dans les Chambres d’une façon générale, c’est-à-dire qu’ils [étaient] admis aux commissions et même aux comités secrets comme aux séances publiques », la commission choisit de ne pas suspendre ses travaux dans l’attente du rétablissement du président du Conseil. Aristide Briand fut entendu un mois plus tard, le 18 janvier 1917, alors que le rapport contenant les conclusions définitives de la commission avait été imprimé et distribué aux députés (le 29 décembre 1916). Il déclara alors qu’on avait

… prêté au gouvernement des intentions qui sont bien loin d’être les siennes. Le président du Conseil n’a-t-il pas toujours respecter [sic] les prérogatives parlementaires, n’a-t-il pas donné la marque de confiance la plus éclatante au Parlement en n’usant pas du droit de clore la session, en le maintenant en permanence ? Quoi qu’il en soit, une fois le projet déposé, il a été renvoyé à une Commission et le gouvernement était prêt à examiner toutes les modalités qui pourraient être proposées et qui seraient de nature à réaliser son but. Il avait, en conséquence, fait connaître son désir d’être entendu par la Commission, aussi a-t-il éprouvé quelque surprise quand il a appris que la Commission avait arrêté ses résolutions, que le rapport était imprimé et distribué. La question paraît donc résolue de façon absolue. Le gouvernement se trouve en présence d’une fin de recevoir [sic].

L’affront fait au gouvernement en général et à Briand en particulier ne s’explique pas simplement par la culture politique de la majorité des membres de la commission, même s’il faut reconnaître que la question alors soulevée était fondamentale du point de vue des équilibres institutionnels et de la place respective du gouvernement et du Parlement en leur sein. Il est d’abord certain que le projet de loi sur l’extension de la compétence normative de l’exécutif n’était pas exempt de toute critique. Indépendamment de la – vraie – question de sa conformité à la Constitution, qui fut âprement débattue par la doctrine de l’époque, le texte était mal rédigé : il habilitait le « Gouvernement » à « prendre [...] toutes mesures qui [...] seront commandées par les nécessités de la Défense nationale », alors que seul le Président de la République était constitutionnellement habilité à exercer le pouvoir réglementaire ; il subit une modification inexpliquée de dernière minute, avec la suppression de l’adverbe « notamment » (voir supra). L’urgence de la guerre ne pouvait en aucun cas justifier la précipitation et la légèreté dont firent preuve les membres du gouvernement dans cette affaire, dont ils savaient pertinemment qu’elle était grave aux yeux des parlementaires. Il est ensuite possible que l’attitude des parlementaires s’expliquât par des éléments de tactique politicienne, certains députés souhaitant la démission d’Aristide Briand et de son gouvernement – dont le projet fut finalement enterré, au profit d’une réforme marginale du règlement de la Chambre.

 

B. Une réforme à la marge : la modification du règlement de la Chambre

 

Malgré l’hostilité rencontrée par le projet, les débats parlementaires de la fin de l’année 1916 et du début de l’année 1917 révèlent que les députés étaient bien conscients de la nécessité d’accélérer le processus d’élaboration des normes en temps de guerre. Dans un vibrant discours prononcé le 11 janvier 1917, le président de la Chambre, Paul Deschanel, appelait les représentants de la nation à adapter leurs méthodes de travail aux circonstances particulières du conflit :

Nous avons le devoir, puisque la guerre se prolonge – rien, nulle part, n’avait été prévu pour cela – d’y adapter nos méthodes et d’accélérer nos procédures (Très bien ! Très bien !), afin de ne dire que le nécessaire : le bon ordre et la discipline dans nos débats sont aussi une forme du patriotisme. (Très bien ! Très bien !). Il n’est pas besoin, pour cela, de porter le trouble dans nos institutions (Vifs applaudissements) : ce sera l’éternel honneur de notre pays d’avoir su faire face au plus grand bouleversement de tous les âges sans toucher aux lois. (Applaudissements).

Le projet Briand agit comme un catalyseur, et fut à l’origine d’une importante mobilisation des députés à la Chambre. À la fin de l’année 1916, plusieurs projets de résolution de réforme de la procédure normative furent déposés, qui avaient pour objet soit la révision des lois constitutionnelles, soit, plus modestement, la modification du règlement de la Chambre afin de permettre, dans certaines circonstances, l’accélération de la procédure législative.

Cinq propositions de résolution tendant à la révision des lois constitutionnelles furent déposées entre le 12 et le 23 décembre 1916 à la Chambre des députés. Trois d’entre elles avaient notamment pour objet la simplification de la procédure législative, qui devait être obtenue par l’instauration d’un monocamérisme (forcément favorable aux députés, les deux Chambres étant réunies en Assemblée nationale et les députés étant plus nombreux que les sénateurs) dont l’extrême-gauche de l’hémicycle rêvait depuis la naissance de la Troisième République. Ces trois propositions furent, comme les deux autres, écartées par la commission relative à la révision des lois constitutionnelles.

Parallèlement à ces projets avortés de révision, plusieurs propositions de résolution tendant à la réforme du règlement de la Chambre furent défendues par les députés après la présentation du projet Briand. Au début du siècle, les règlements des chambres prévoyaient tous deux des procédures d’urgence, dont le déclenchement devait permettre d’alléger la procédure d’élaboration des lois. À la Chambre, la procédure d’urgence fut supprimée au début de la guerre (en février 1915) pour être remplacée par celle de la « discussion immédiate », qui était codifiée à l’article 24 du règlement.

Trois propositions de résolution tendant à la réforme du règlement de la Chambre furent déposées, en cette mi-décembre 1916. Bien conscients des lenteurs de la procédure législative ordinaire (« La longue préparation des lois qui, en temps de paix, est un puissant correctif aux solutions hâtives ou arbitraires, peut, en temps de guerre, présenter des inconvénients graves »), mais ne souhaitant ni « dessaisir complètement les Chambres », ni aboutir à une « abdication des prérogatives de la souveraineté nationale exercée par le Parlement », les députés, dans leurs propositions plus ou moins détaillées, suggéraient la création d’une procédure spécifique accélérée (examen en commission abrégé, inscription prioritaire à l’ordre du jour, accélération de la discussion en séance, etc.). Le rapport de la commission spéciale chargée d’examiner le projet de loi Briand invitait également les députés à instaurer une procédure « d’extrême urgence ». Les députés, qui ne pouvaient au fond admettre la « dépossession » du Parlement, déplacèrent la question sur le terrain de la pure procédure, et le problème de la compétence parlementaire, qui ne pouvait en aucun cas être remise en question, fut tout simplement évacué.

Tous ces textes furent renvoyés pour examen à la commission du règlement de la Chambre. Le rapport, rédigé par Alexandre Lefas, soulignait que

… la Commission du Règlement a été unanime à reconnaître la nécessité d’une procédure spéciale, et particulièrement rapide, pour les projets de lois déposés en temps de guerre par le Gouvernement, et qui sont commandés par les nécessités urgentes de la Défense nationale.

La commission proposait une modification du règlement afin de créer, à côté de la procédure de discussion immédiate (qui n’avait, soulignait Maurice Viollette, jamais été mise en œuvre par le gouvernement depuis le début des hostilités), une procédure de discussion d’urgence. La proposition de résolution, issue du rapport Lefas, fut adoptée sans débat par la Chambre le 17 janvier 1917. En substance, la nouvelle rédaction du règlement résultant de cette modification prévoyait pour le gouvernement la possibilité de demander à la Chambre – qui pouvait refuser – la « discussion d’urgence » ou la « discussion immédiate » (art. 1er). La nouvelle procédure exceptionnelle imposait un examen rapide en commission (le projet devait être rapporté dans un délai maximum de cinq jours francs après sa lecture ou son dépôt), une inscription prioritaire du débat sur le projet à l’ordre du jour de la Chambre, et une restriction des interventions à la tribune afin de limiter les discussions en séance (art. 2 à 6).

L’instauration de cette procédure de discussion d’extrême urgence était peut-être, du point de vue des parlementaires, une avancée. Mais en réalité, elle ne permettait pas de régler les problèmes auquel l’exécutif était confronté, et qui avaient justifié le projet de loi du gouvernement Briand : l’adoption accélérée d’un projet par la Chambre ne préjugeait en rien de l’attitude des sénateurs et ne permettait pas, en tout état de cause, d’éviter les lenteurs inhérentes au bicamérisme.

 

Du point de vue des équilibres institutionnels et à contre-courant des idées reçues, la querelle politico-juridique déclenchée par le projet Briand révèle la vigueur de la mobilisation parlementaire contre l’abandon au gouvernement de la direction de la politique nationale. L’échec du ministère ne mit toutefois pas un terme, dans les faits, à l’extension de la compétence normative de l’exécutif. Pressé par les contraintes de la guerre, le gouvernement continua d’interférer dans le champ de compétence du Parlement, même dans les domaines où il ne bénéficiait pas d’une habilitation parlementaire formelle. Après que les députés eurent clairement fait savoir leur souhait de ne pas abandonner la maîtrise d’une partie conséquente du droit positif à l’exécutif, la persistance des interventions du pouvoir réglementaire dans le « domaine » de la loi sans l’accord du législateur témoigne, une fois encore, de l’insaisissabilité de la politique par le droit. Dans le contexte troublé de la guerre, les considérations liées à la défense nationale ont inexorablement prévalu sur le respect dû à la légalité.

 

Elina Lemaire est Maître de conférences à l’Université de Bourgogne, Membre du CREDESPO et membre associé de l’Institut Michel Villey.

Pour citer cet article :

Elina Lemaire « Le désaccord du parlement et du gouvernement sur “la Constitution du pouvoir politique en temps de guerre” : l’échec du projet Briand sur les décrets-lois (déc. 1916-jan. 1917) », Jus Politicum, n°15 [https://juspoliticum.com/articles/Le-desaccord-du-parlement-et-du-gouvernement-sur-la-Constitution-du-pouvoir-politique-en-temps-de-guerre-l-echec-du-projet-Briand-sur-les-decrets-lois-dec-1916-jan-1917]