IV. La loi du 20 novembre 2015 ou l’urgence de mal faire

 

Si, « par principe, l’état d’urgence n’a pas vocation à durer plus longtemps qu’il n’est nécessaire », il n’en demeure pas moins plus facile aux hommes politiques de déclarer l’état d’urgence que d’en sortir. L’histoire de cet état d’exception tend en effet à montrer que dès que celui-ci est déclenché, le retour au droit commun ne se fait jamais en l’espace de douze jours. Ainsi, l’état d’urgence, déclaré en Algérie par la loi du 3 avril 1955 pour six mois, a été prorogé par la loi du 7 août 1955 pour six autres mois et ne s’est interrompu qu’à la faveur de la dissolution de l’Assemblée nationale, le 1er décembre 1955. En Nouvelle-Calédonie, où l’état d’urgence avait été déclaré par arrêté du Haut-Commissaire de la République en date du 12 janvier 1985, la loi du 25 janvier 1985, après de vifs débats et une saisine du Conseil constitutionnel, autorisa une prorogation jusqu’au 30 juin 1985. Lorsque l’état d’urgence a été déclaré sur le territoire métropolitain par le décret du 8 novembre 2005, la loi du 18 novembre 2005 a prorogé son application pour une période de trois mois à compter du 21 novembre, mais le Gouvernement a mis fin à l’état d’urgence de manière anticipée, le 4 janvier 2006. Les seules exceptions à la règle n’en sont pas véritablement, puisque les utilisations répétées du régime de l’état d’urgence pour maintenir l’ordre en Algérie en 1962 sans lois de prorogation s’expliquent par l’utilisation d’instruments autres : en 1961, par la faculté offerte au Président de la République d’en prolonger la mise en œuvre dans le cadre des pleins pouvoirs de l’article 16 de la Constitution et, en 1962, par une ordonnance prise sur le fondement d’une loi référendaire. En 2015 enfin, l’état d’urgence a été prorogé six jours après sa déclaration, le 20 novembre 2015, à la quasi-unanimité. Le Parlement a adopté ce texte dans une période de sidération nationale, six jours après les attentats et le lendemain d’un assaut ultra-violent à Saint-Denis. La moindre voix discordante eût été inaudible. À ce moment, l’unité passait par l’unanimité.

En prorogeant l’état d’urgence, la loi du 20 novembre 2015 s’inscrit donc dans un schéma relativement classique. Elle n’en demeure pas moins originale par son double objet : elle s’attache en effet non seulement à prolonger l’état d’urgence, mais aussi à moderniser la loi du 3 avril 1955.

Les trois premiers articles déterminent, dans les mêmes termes qu’en 2005, les modalités de cette prorogation. L’actualisation de la loi du 3 avril 1955 se fait quant à elle, pour l’essentiel, à travers les douze alinéas du très dense article 4 qui commence par ces termes : « La loi no 55-385 du 3 avril 1955 précitée est ainsi modifiée ». S’il serait fastidieux d’en reprendre ici tous les détails, notons que cet article crée à la fois un nouveau mécanisme de contrôle parlementaire (alinéa 1) et procède à diverses abrogations expresses (alinéas 4 et 8) ou transformations : modifications du régime d’assignation à résidence (alinéa 2), création d’une nouvelle mesure dérogatoire au droit commun en matière de dissolution des associations ou groupements (alinéa 3), réaménagement du régime des perquisitions administratives (alinéa 11) et relèvement du quantum maximal des peines susceptibles d’être encourues en cas de violation des mesures prises dans le cadre de l’état d’urgence (alinéa 9). Ce parfait exemple de fourre-tout législatif est en réalité à l’image de la loi tout entière qui, destinée non seulement à proroger l’état d’urgence, mais aussi à en réécrire le droit, s’inscrit dans la continuité de la loi du 3 avril 1955, dont elle reprend largement la structure (A). Sans doute peut-on trouver dans le constant souci de célérité dont témoignent les débats et dans le refus d’un contrôle a priori du Conseil constitutionnel l’une des principales raisons de ces multiples imperfections (B). C’est pourtant sur le fondement d’une loi ainsi élaborée que l’état d’urgence est aujourd’hui appelé à perdurer (C).

 

A. Une malfaçon législative pérenne

 

Quarante-huit heures seulement furent nécessaires aux parlementaires pour que soit adoptée la « Loi no 2015-1501 du 20 novembre 2015 prorogeant l’application de la loi no 55-385 du 3 avril 1955 relative à l’état d’urgence et renforçant l’efficacité de ses dispositions ». Comme en témoigne cet intitulé, fort indigeste, quelques jours ont donc suffi au Gouvernement et au Parlement, sous couvert d’une loi de prorogation, pour modifier profondément le droit de l’état d’urgence.

 

1. Dualité matérielle et insuffisances rédactionnelles

 

Du point de vue matériel, la loi du 20 novembre 2015 s’inscrit dans la continuité de la loi du 3 avril 1955. Comme cette dernière, elle se caractérise par une dualité interne, dont on a déjà souligné le caractère problématique. De la même façon que la loi de 1955 déclarait l’état d’urgence et en prescrivait le régime général, mêlant ce faisant intimement mise en vigueur et contenu, la loi de 2015 proroge l’état d’urgence et modifie de manière substantielle nombre de dispositions de la loi de 1955. Dans la loi de 2015 figure en effet, à côté des nouvelles dispositions matérielles de la loi du 3 avril 1955, un certain nombre de dispositions spéciales et transitoires. Il en va ainsi par exemple de l’article 1er selon lequel : « L’état d’urgence déclaré par le décret no 2015-1475 du 14 novembre 2015 […] est prorogé pour une durée de trois mois à compter du 26 novembre 2015 ». Tout aussi spéciale, car limitée à cette prorogation-ci de l’état d’urgence, est la disposition de l’article 2 qui emporte application l’article 11 de la loi de 1955 et autorise ce faisant l’Exécutif à procéder à des perquisitions de nuit.

Si l’ambivalence caractéristique de cette dualité est aussi marquée dans la loi de 2015 que dans celle de 1955, son support diffère néanmoins. L’ordonnance de 1960 ayant en effet transféré le pouvoir de déclarer l’état d’urgence du Parlement à l’Exécutif, ce n’est plus, comme en 1955, la loi déclarant l’état d’urgence qui en fixe le contenu. C’est désormais la loi prorogeant un état d’urgence déjà déclaré qui est susceptible d’apporter des modifications de fond à l’état d’urgence comme institution. En d’autres termes, dans le cas de l’état d’urgence, comme d’ailleurs dans le cas de l’état de siège, le Parlement « rattrape » sa compétence avec la prorogation et peut, à cette occasion, modifier le fond du droit.

Malheureusement, la continuité entre la loi de 1955 et celle de 2015 ne se limite pas à cette dualité matérielle. Elle s’étend en effet aux défauts de rédaction. En réalité, l’élève dépasse en la matière le maître, tant la loi de 2015 est incompréhensible à première lecture. Plusieurs facteurs participent à ce défaut de lisibilité. Tout d’abord, comme dans bien des lois contemporaines, les très nombreux renvois, souvent elliptiques, à la législation antérieure imposent d’avoir sous les yeux la loi de 1955 pour comprendre ce qui est maintenu, modifié ou abrogé. Ensuite, la loi de 2015, contrairement à celle de 1955, se caractérise par son absence de structure. Alors que la loi de 1955 était divisée en deux titres, l’un relatif à l’institution de l’état d’urgence et l’autre à sa mise en œuvre en Algérie, la loi du 20 novembre 2015 mélange allégrement les dispositions spéciales et générales. Dans cette dernière en effet, les articles 1, 2, 3 et 5, dispositions spéciales consacrées à la situation propre à 2015, voisinent avec les articles 4 et 6 consacrés à diverses modifications portant sur le fond du droit. La loi se conclut par un redoutable article 6, véritable apothéose en matière d’inintelligibilité de la loi : « Le 3° des b et c, le 2° du d et le 3° des e, f et g de l’article 17 de la loi no 55-385 du 3 avril 1955 précitée sont abrogés ». Nous voilà bien avancés.

 

2. Dispositions spéciales et générales

 

Essayons d’y voir un peu plus clair dans ce maquis législatif, en examinant tout d’abord les dispositions spécifiques, relatives à « l’état d’urgence post-attentats ». Elles manifestent assez vite le maintien, par le législateur de 2015, de la distinction entre état d’urgence simple et aggravé, caractéristique de la loi du 3 avril 1955.

 

a. Les dispositions particulières, propres à la situation d’état d’urgence : le maintien d’une gradation dans l’état d’urgence

 

Les trois premiers articles de la loi sont propres à l’état d’urgence de 2015. L’article 1er proroge l’état d’urgence « pour une durée de trois mois », l’article 2 déclare immédiatement applicable l’article 11 de la loi du 3 avril 1955 relatif aux perquisitions de nuit, tandis que l’article 3 prescrit, comme en 1960 et en 2005, que l’état d’urgence peut être interrompu unilatéralement par « un décret en Conseil des ministres ».

Disposition tout aussi spéciale, l’article 5 a pour objet de « rétablir » l’article 15 de la loi du 3 avril 1955. Plus difficile à comprendre, il est justement le signe que le législateur de 2015 a conservé, sans le faire apparaître clairement et probablement sans en être tout à fait conscient, la distinction architectonique entre l’état d’urgence simple et l’état d’urgence aggravé. Il dispose en effet que :

L’article 15 de la loi no 55-385 du 3 avril 1955 précitée est ainsi rétabli :

Art. 15. – La présente loi, dans sa rédaction résultant de la loi no 2015-1501 du 20 novembre 2015 prorogeant l’application de la loi no 55-385 du 3 avril 1955 relative à l’état d’urgence et renforçant l’efficacité de ses dispositions, est applicable sur l’ensemble du territoire de la République.

Pour comprendre cet article 5 et le rétablissement qu’il évoque, il faut savoir que l’ancien article 15, issu de la loi initiale du 3 avril 1955, a été abrogé expressément par la loi du 17 mai 2011 dite « de simplification du droit ». Au-delà du choix de l’état d’urgence sur l’ensemble du territoire de la République, le rétablissement de l’article 15 ouvre la voie à la mise en œuvre directe, c’est-à-dire sans qu’il soit besoin de passer par l’édiction d’un décret d’application, d’un certain nombre de dispositions qui constitue ce que nous avons appelé l’« état d’urgence simple ». Ce dernier a pour effet d’ouvrir directement la possibilité de prendre des mesures déjà attentatoires aux libertés publiques, telles notamment celles prévues aux articles 5 (interdiction de circulation et de séjour), 8 (fermeture provisoire des salles de spectacles, débits de boissons et lieux de réunion) et 9 (remise des armes et des munitions, détenues ou acquises légalement).

Par ailleurs, signe du maintien, au sein du texte de 2015 et parallèlement à cet état d’urgence simple, d’un état d’urgence aggravé, la loi du 20 novembre a conservé, en le modifiant, l’article 11 de la loi de 1955 qui autorise les autorités administratives – sous réserve désormais d’une disposition expresse du décret déclarant l’état d’urgence ou de la loi le prorogeant – à ordonner des perquisitions. De plus, le législateur a maintenu l’usage de l’expression « zones » pour désigner les lieux où cet état d’urgence peut s’appliquer.

On retrouve donc, sous-jacente à la loi du 20 novembre 2015, cette distinction fondamentale entre régime simple et régime aggravé de l’état d’urgence, si caractéristique de la loi de 1955. Les débats tant à l’Assemblée nationale qu’au Sénat n’en font néanmoins pas mention, signe que cette subtile distinction juridique a échappé aux parlementaires, comme aux services du Ministère de l’Intérieur et à ceux de Matignon, rédacteurs – ô combien laborieux – du projet de loi initial.

À côté de ces dispositions particulières relatives à l’état d’urgence « post-attentats du 13 novembre 2015 » figurent également des dispositions générales destinées à moderniser le régime juridique de l’état d’urgence.

 

b. Les dispositions générales, relatives à l’état d’urgence comme institution : la modification du fond du droit

 

C’est dans cette partie de la loi que le Parlement a fait véritablement œuvre législatrice en modifiant le fond du droit. Se justifie ainsi la curieuse formule de l’intitulé de la loi du 20 novembre 2015 prorogeant certes l’application de la loi du 3 avril 1955, mais aussi « renforçant l’efficacité de ses dispositions ». Il s’agit en réalité d’adapter l’état d’urgence aux circonstances, ce qui implique non seulement de supprimer des dispositions obsolètes, mais aussi d’en introduire de nouvelles. Cette partie de la loi est contenue dans les articles 4 et 6.

 

α. Un “toilettage” de la loi antérieure

 

Dans la catégorie des suppressions, il convient de distinguer abrogations expresses et tacites. Parmi les premières figure l’article 6, dont on a déjà évoqué la formulation particulièrement obscure, et qui énumère, pour les supprimer, nombre de dispositions de l’article 17 de la loi de 1955 faisant référence aux assemblées élues de diverses collectivités ultra-marines. Beaucoup plus long, car abrogeant ou modifiant pas moins de douze alinéas de la loi de 1955, l’article 4 de la loi de 2015 combine abrogations expresses et tacites.

La plus intéressante des abrogations expresses concerne la disposition de l’article 7 de la loi initiale de 1955 attribuant aux personnes qui font l’objet d’une interdiction de séjour la faculté de déposer un recours devant une commission administrative. L’article 7 de la loi de 1955 est abrogé par l’article 4 (alinéa 4) de la loi du 20 novembre 2015, une telle disposition devenant inutile du fait de l’introduction d’un droit de recours de droit commun devant les juridictions administratives – notamment dans le cadre d’un référé-liberté – qui n’existait pas en 1955. Est également abrogée par l’article 4 (alinéa 8), la disposition très liberticide de l’article 12 de la loi de 1955, relative à la compétence des juridictions militaires en lieu et place des cours d’assises pour juger des crimes ainsi que les délits connexes.

Du côté des abrogations tacites, on note l’importante suppression d’une partie de l’ancien article 11 de la loi de 1955 qui autorisait le pouvoir exécutif à exercer un contrôle de la presse et des médias. Cette abrogation résulte de la nouvelle rédaction de l’article 11, dont le paragraphe II, relatif au contrôle des communications sur internet, emporte abrogation tacite de l’ancienne disposition de 1955 relative à la liberté d’expression dans la presse et les spectacles. Le caractère libéral de l’abrogation n’est donc qu’apparent : il s’agit en réalité de remplacer un contrôle devenu illusoire dans un monde d’abondance médiatique par un contrôle possible des informations circulant sur internet et les réseaux sociaux. Mais on touche déjà ici à la seconde catégorie de dispositions issues de la loi du 20 novembre 2015 : celle qui regroupe les nouvelles mesures possibles dans le cadre de l’état d’urgence.

 

β. L’ajout de mesures d’urgence

 

En ce qui concerne le nouvel article 11 II relatif aux services en ligne, on peut comprendre, à l’heure des nouvelles technologies triomphantes, le souhait du gouvernement de contrôler ce qui se dit et se prône sur un certain nombre de sites. On saisit mal en revanche les raisons de la présence de cette nouvelle modalité de censure dans la loi du 20 novembre 2015. Cette disposition, aux termes de laquelle « le Ministre de l’Intérieur peut prendre toute mesure pour assurer l’interruption de tout service de communication au public en ligne provoquant à la commission d’actes de terrorisme ou en faisant l’apologie », est en effet issue d’une initiative du groupe radical à l’Assemblée nationale. Or, de vifs débats avaient eu lieu à ce propos en commission des lois à la suite d’amendements dans le même sens. Ces derniers avaient été retirés ou rejetés, sur avis défavorable du rapporteur. À la suite de certains de ses collègues, ce dernier avait en effet rappelé que la loi renforçant la lutte contre le terrorisme de novembre 2014 comprend déjà des dispositions qui permettent de bloquer l’accès aux sites internet qui font l’apologie du terrorisme. Le consensus des 19 et 20 novembre est tel qu’on peut sans doute trouver la raison profonde de ce revirement, cautionné par le gouvernement, dans l’intervention de M. Guillaume Larrivé en commission : « Nous avons adopté, dans la loi renforçant la lutte contre le terrorisme de novembre 2014, des dispositions facilitant ce blocage ; ne peut-on, sous le régime de l’état d’urgence, s’affranchir de certains raffinements procéduraux ? ». Une telle analyse ne peut que laisser rêveur quant à la profondeur de l’attachement de nos élus aux garanties procédurales et on conseillera au député Larrivé de méditer la formule de Jhering selon laquelle, « ennemie jurée de l’arbitraire, la forme est la sœur jumelle de la liberté », avant de brocarder les « raffinements procéduraux ». En tout cas, cette déclaration est symptomatique de l’état d’esprit de certains parlementaires qui débattirent de la modification du régime de l’état d’urgence.

C’est ce même esprit qui a présidé à la définition des nouvelles modalités du régime d’assignation à résidence. Prévue par l’article 6 de la loi de 1955, cette dernière est redéfinie par l’article 4 alinéa 1 de la loi du 20 novembre aux termes duquel

le Ministre de l’Intérieur peut prononcer l’assignation à résidence, dans le lieu qu’il fixe, de toute personne résidant dans la zone fixée par le décret mentionné à l’article 2 et à l’égard de laquelle il existe des raisons sérieuses de penser que son comportement constitue une menace pour la sécurité et l’ordre publics[.]

Trois éléments étaient ici susceptibles de poser problème : la définition du profil de l’assigné, celle du lieu d’assignation et la question de sa durée. Sur chacun de ces éléments, le législateur a fait le choix de laisser la plus grande marge de manœuvre possible à l’administration.

En ce qui concerne la définition de l’assigné potentiel, l’article 4 de la loi de 2015 substitue la notion de « comportement » à celle « d’activité » au sein du texte initial de 1955. La notion de comportement qui renvoie à une manière d’être est évidemment beaucoup plus floue que celle d’activité. Elle permet d’imposer une assignation à résidence à des personnes qui ont attiré l’attention des services de renseignements ou de police, non plus pour des faits avérés, mais par leur attitude, leurs propos ou leurs fréquentations. Pourtant, en droit pénal au moins, l’un des principes essentiels consiste à subordonner l’incrimination à un commencement d’exécution de l’acte criminel ou délictuel. Précédée de surcroît par l’expression « il existe des raisons sérieuses de penser », elle ouvre la voie à des assignations fondées sur des éléments d’appréciation d’une rare subjectivité. Rares furent pourtant les parlementaires à souligner ce glissement dont les enjeux sont loin de concerner la seule sémantique. En commission comme en séance, les amendements qui tentèrent de revenir en la matière à la formulation de 1955 furent précisément rejetés au motif que les formules retenues par le projet de loi « permettent une plus grande latitude d’action, qui n’oblige pas à prouver que l’activité constitue bien une menace à l’ordre public ». On ne saurait mieux dire. Ce sont d’ailleurs des dispositions de ce type qui ont incité le Défenseur des droits, M. Toubon, à alerter l’opinion publique sur la création possible par une telle loi d’une catégorie de nouveaux « suspects ».

Une liberté d’action de même nature est reconnue au Ministre de l’Intérieur pour déterminer le lieu d’assignation de l’individu appréhendé : à lui de le choisir, et même, le cas échéant, en dehors du domicile habituel de l’individu, le Ministre de l’Intérieur pouvant « le faire conduire sur le lieu de l’assignation à résidence par les services de police ou les unités de gendarmerie ». Quant à la durée de l’assignation, les débats devant la commission des lois comme en séance plénière furent marqués par une certaine confusion entre l’assignation à résidence proprement dite et l’astreinte domiciliaire. Si l’assignation à résidence contraint l’assigné à demeurer en permanence dans des zones géographiques définies par le Ministre de l’Intérieur, le projet de loi limitait en revanche à huit heures l’obligation de rester enfermé chez soi. Sur proposition du groupe Les Républicains, les parlementaires ont étendu à douze heures l’obligation de demeurer à son domicile pour un individu assigné à résidence. D’aucuns n’hésitèrent d’ailleurs pas à faire bien peu cas des contraintes constitutionnelles en proposant par exemple une astreinte à domicile de 24h sur 24, au risque de transformer l’assignation à résidence en une rétention administrative qui, au titre de l’article 66 de la Constitution suppose l’intervention du juge judiciaire.

Le zèle répressif des parlementaires s’est également manifesté par l’inclusion, au sein de l’article 4 de la loi du 20 novembre 2015 modifiant l’article 6 de la loi de 1955, de la possibilité, pour le Ministre de l’Intérieur, de placer la personne assignée à résidence sous bracelet électronique. Cet amendement, dont la recevabilité financière était contestable, aboutit à une disposition dont la rédaction est particulièrement étrange. Posture politique s’il en est, que celle qui consiste à insérer dans la loi une mesure impraticable, tant la crainte d’une question prioritaire de constitutionnalité incite les parlementaires à la conditionner : réservée à l’individu qui a été emprisonné depuis moins de huit ans pour un crime ou un délit qualifié d’acte de terrorisme, la pose du bracelet électronique est en effet subordonnée à son consentement écrit.

Cette volonté des parlementaires d’aller au-delà des souhaits du Gouvernement, quitte à passer outre un certain nombre de contraintes juridiques, fut également sensible en matière de perquisitions. L’article 11 de la loi de 1955 confère dorénavant aux autorités administratives le pouvoir d’ordonner des perquisitions de jour et de nuit et étend ces perquisitions administratives à l’ensemble des lieux, y compris les domiciles, « dès lors qu’il existe des raisons sérieuses de penser que ce lieu est fréquenté par une personne dont le comportement constitue une menace pour la sécurité et l’ordre publics ». Seuls sont soustraits à ces possibilités de perquisition les lieux d’exercice des professions protégées – avocats, parlementaires, journalistes. On notera ici à nouveau la présence de la notion de comportement juxtaposée au critère de la menace, plutôt qu’à celui, plus restrictif, de la menace grave. Certains parlementaires se sont par ailleurs émus de constater que le projet de loi permettait de prendre copie des informations contenues dans des ordinateurs ou des téléphones portables, mais pas d’emmener le matériel qui les contient. La saisie relève en effet du domaine, non plus administratif, mais judiciaire, et suppose la constatation d’une infraction. Un amendement, résultant d’ailleurs d’une suggestion de Philippe Bas, président de la commission des Lois du Sénat, mais adopté en commission au sein de l’Assemblée nationale, permet d’autoriser les saisies sous le contrôle d’un officier de police judiciaire, dès lors que sont constatés des éléments pouvant constituer une infraction.

Enfin, on ajoutera au titre des éléments préoccupants de ces nouvelles modalités de l’état d’urgence, l’article 6-1 de la loi du 3 avril 1955 modifiée, relatif à la dissolution des « associations ou groupements de fait qui participent à la commission d’actes portant une atteinte grave à l’ordre public ou dont les activités facilitent cette commission ou y incitent ». Il s’agissait pour le gouvernement de se donner les moyens d’agir plus vite que ce que lui permettent les procédures de dissolution de droit commun, initialement prévues dans un décret-loi de 1936, puis codifié dans le code de la sécurité intérieure. À l’origine, le projet de loi conditionnait doublement la dissolution de ces groupements. Pour pouvoir être dissoute, il fallait que l’association participât à la commission d’actes portant une atteinte grave à l’ordre public et que l’un de ses membres eût fait l’objet d’une assignation à résidence. C’est par le biais, là encore, d’un amendement parlementaire –s’inspirant d’ailleurs, sur ce point précis de l’avis rendu par le Conseil d’État sur le projet de loi – que fut supprimée cette seconde condition. Ainsi élargie, la disposition est d’autant plus importante qu’il est précisé dans la loi que ses effets peuvent se maintenir après la cessation de l’état d’urgence, ce qui interdit à l’association dissoute de se recréer après la fin de l’état d’urgence. Traditionnellement, l’exécutif demande plus de moyens répressifs et le pouvoir législatif y met quelques bornes. Ici, ce fut l’inverse. Loin de jouer le rôle de contre-pouvoir qu’on est en droit d’attendre dans un régime qui se caractérise autant par la balance que par la séparation des pouvoirs, le Parlement s’est donc laissé emporter par une logique majoritaire, largement renforcée par la dimension consensuelle relevée plus haut et l’émotion du moment.

 

γ. Des garanties insuffisantes

 

Pour clore ce tableau d’ensemble des modifications substantielles du régime de l’état d’urgence qui résulte de la loi du 20 novembre 2015, il convient enfin de mentionner les garanties offertes aux citoyens. Le Gouvernement n’ayant eu de cesse de proclamer que c’était pour mieux défendre l’État de droit qu’il renforçait l’état d’urgence, il ne pouvait en effet, sans quelque contradiction, renoncer à prévoir des garde-fous.

Dès le projet de loi initial figurait la disposition selon laquelle les personnes faisant l’objet de mesures attentatoires aux libertés – assignation à résidence, perquisitions – pouvaient se tourner vers le juge administratif et introduire les recours de droit commun. Cette considération a été consacrée par la loi du 3 avril 1955 modifiée, puisque son article 14-1 dispose bien de la compétence du juge administratif pour toute mesure administrative édictée sur le fondement de cette loi. De tels recours ne valent évidemment pas pour les sanctions pénales prévues à l’article 13. L’inscription dans la loi d’une telle disposition peut toutefois paraître redondante, dans la mesure où de tels recours sont de droit commun, sauf à considérer que la déclaration d’état d’urgence emporterait suspension automatique de tels recours, ce que personne n’imagine. La pratique du contentieux administratif ne sera pas étudiée en détail dans le présent article, même si l’on y fera allusion plus loin. Il convient cependant de rappeler ce que nous avons souligné dans l’introduction du présent article : dans un régime d’exception, le juge arrive toujours trop tard. Il peut éventuellement compenser le mal qui a été fait par l’intermédiaire d’une action en responsabilité et suspendre ou annuler des mesures non justifiées. Cela constitue certes un ensemble de garanties pour les citoyens, mais qui demeure beaucoup moins important que feignent de le penser gouvernants et légistes.

Cette garantie n’a en tout cas pas paru suffisante aux parlementaires qui ont, sur proposition du rapporteur à l’Assemblée nationale, fait voter un amendement important, relatif au contrôle parlementaire de l’exécution de l’état d’urgence. Dans l’esprit de M. Jean-Jacques Urvoas et de M. Frédéric Poisson, vice-président de la commission des lois, le contrôle devait en pratique revêtir trois formes : réunion hebdomadaire, par le gouvernement, à date fixe, des présidents des groupes politiques et des commissions compétentes afin de leur exposer les mesures prises ; publication, chaque semaine, par la commission des lois d’un rapport de contrôle et enfin, organisation d’une séance de contrôle ou de questions au Gouvernement, totalement consacrée à ce sujet, à échéance de l’état d’urgence. Cet amendement était d’autant plus bienvenu que depuis l’ordonnance de 1960, on l’a vu, le pouvoir d’activer l’état d’urgence – et donc d’en apprécier l’opportunité — est passé du Parlement à l’Exécutif. Plus modestement, l’amendement s’est traduit par l’introduction d’un nouvel article 4-1 selon lequel « L’Assemblée nationale et le Sénat sont informés sans délai des mesures prises par le Gouvernement pendant l’état d’urgence. Ils peuvent requérir toute information complémentaire dans le cadre du contrôle et de l’évaluation de ces mesures. ». On verra plus loin comment cette procédure a fonctionné. Notons pour l’instant que la nécessité de cette garantie ne fut pas simplement analysée dans une perspective libérale, comme témoignant d’un contrôle parlementaire qui, en tant que contre-pouvoir, pourrait atténuer la dimension liberticide de la loi du 20 novembre 2015. Paradoxalement, elle est aussi appréhendée comme une sorte de moyen institutionnel permettant précisément d’étendre la liberté d’action conférée à l’exécutif. Ce type de raisonnement fut particulièrement apparent au sein de la commission des lois, lorsque certains députés proposèrent de rétablir les possibilités de censure de la presse et « communications de toute nature » que le projet de loi entendait supprimer.

La loi du 3 avril 1955 relative à l’état d’urgence sort donc profondément modifiée de la récente réforme législative du 20 novembre 2015. À l’évidence, le Parlement ne s’est pas contenté de proroger l’état d’urgence et d’effectuer un simple « toilettage » du texte de 1955. Il a modifié entièrement le droit de l’état d’urgence mais, étant profondément atteint par l’émotion collective, il l’a fait en succombant trop souvent à une surenchère sécuritaire, comme l’ont montré nombre de nos développements. L’objet de ceux-ci n’était pourtant pas d’entrer dans le détail de toutes ces mesures ou d’examiner en profondeur la délicate question de la conciliation de ces dispositions nouvelles avec les libertés publiques. Ils visaient plutôt à souligner combien la loi du 20 novembre 2015 s’inscrit, par nombre de ses travers, dans la continuité de celle de 1955. En mêlant intimement mise en vigueur et contenu, elle continue en effet, comme sa devancière, à combiner loi de circonstances et loi relative au fond du droit. Une telle manière de légiférer ne peut qu’affecter la « lisibilité » du droit et compromettre la capacité du citoyen à comprendre en quoi consiste cet état du droit dérogatoire au droit commun. Pire encore, la continuité entre la loi de 1955 et celle de 2015 ne se limite pas à cette dualité matérielle, elle s’étend aux défauts de rédaction : en multipliant les renvois aux textes antérieurs et les formules alambiquées, le législateur a sacrifié, sur l’autel de l’urgence, la clarté et la précision nécessaire à la législation, qu’elle soit ordinaire ou d’exception.

Toutefois, Constitution et jurisprudence du Conseil constitutionnel ne se contentent pas, fort heureusement, d’imposer au législateur un objectif de clarté et d’intelligibilité de la loi. Ils ont aussi vocation à protéger un certain nombre de droits et de libertés. Or, si problématique que semblait la conformité de certains articles de la loi du 20 novembre 2015 à la Constitution de 1958, aucune autorité compétente n’a saisi le Conseil constitutionnel pour effectuer un contrôle a priori de cette loi. Bien au contraire, les débats témoignent d’une constante volonté de légiférer rapidement et d’éviter, à tout prix, un tel contrôle juridictionnel.

 

B. Une célérité excessive dans la façon de légiférer

 

L’état d’urgence mérite ici pleinement son nom, tant nos autorités se sont efforcées d’aller vite. Le répit de 12 jours que la loi de 1955 offre au gouvernement en lui permettant de mettre en œuvre l’état d’urgence par voie exclusivement décrétale n’a même pas été utilisée jusqu’à son terme. L’état d’urgence a en effet été activé par le décret no 1475 du 14 novembre 2015, une petite semaine à peine avant que soit adoptée la loi du 20 novembre. Comme lors du précédent de 2005, les étapes de la procédure d’adoption de la loi du 20 novembre 2015 prorogeant l’état d’urgence pour trois mois se sont en effet enchaînées à grande vitesse : adoption du projet par le Conseil des Ministres dès le 18 novembre au matin, dépôt immédiat du projet sur le Bureau de l’Assemblée nationale, réunion de sa Commission des lois dans l’après-midi même, séance publique dès le lendemain matin, réunion de la Commission des lois du Sénat le même jour et débat sénatorial le vendredi 20 novembre.

Si on en croit les débats devant l’Assemblée nationale, cette affaire rondement menée, même dans le cadre d’un projet de loi relatif à l’état d’urgence, a suscité des interrogations chez nombre de parlementaires. Jean-Jacques Urvoas, alors rapporteur de la commission des lois de l’Assemblée nationale, débute d’ailleurs son intervention lors de la séance du 19 novembre en tentant de justifier ce rythme soutenu. Après avoir rappelé aux parlementaires que, en vertu de l’article 42 alinéa 2 de la Constitution, les délais de droit commun ne s’appliquent pas « aux projets relatifs aux états de crise », il insiste sur la nécessité, dès lors que l’état d’urgence ne peut être prorogé que par la loi au-delà de douze jours, de tenir compte « d’un éventuel recours auprès du Conseil constitutionnel », qui « implique qu’elle soit adoptée par les deux assemblées avant la fin de la semaine ». La précision est importante, car elle montre que l’une des raisons d’aller vite ne résidait pas tant dans l’écoulement du délai de prorogation, que dans la volonté de laisser ouverte la possibilité d’une saisine a priori du Conseil constitutionnel. Celle-ci est pourtant très vite écartée, sur le fondement d’une rhétorique du « risque constitutionnel » que ne cessent de déployer nombre d’acteurs.

 

1. Recherche du consensus et crainte de la saisine du Conseil constitutionnel

 

Le calendrier n’interdisait donc nullement une saisine a priori du Conseil constitutionnel. Ce dernier n’aurait pas manqué de répondre en temps utile sans mettre en péril la prorogation de l’état d’urgence, comme ce fut d’ailleurs le cas en 1985, lors de la saisine par laquelle les parlementaires avaient déféré au Conseil constitutionnel la loi relative à l’état d’urgence en Nouvelle Calédonie. Tout a pourtant été fait pour éviter une telle saisine, alors même qu’au-delà du respect de la norme constitutionnelle, le gouvernement aurait pu voir dans celle-ci son intérêt bien compris.

Tel est le sens d’ailleurs de l’interpellation du Premier Ministre, par M. Guillaume Arnell, lors du débat sénatorial :

Nous nous interrogeons sur les éventuelles saisines a posteriori du Conseil constitutionnel par la voie de la question prioritaire de constitutionnalité. Ne faudrait-il pas que vous saisissiez le Conseil constitutionnel avant la promulgation de la loi, comme cela avait été fait pour la loi du 13 novembre 2014 renforçant les dispositions relatives à la lutte contre le terrorisme, ou encore pour celle du 24 juillet 2015 relative au renseignement ?

Si la loi du 20 novembre 2015 avait fait l’objet d’un contrôle a priori, les questions prioritaires de constitutionalité n’auraient en effet plus été recevables dans l’immédiat puisque, la loi ayant déjà été contrôlée, elles auraient été subordonnées à un changement de circonstance de droit ou de faits. Pourtant, la possibilité de voir le Gouvernement saisir le Conseil ne fut pas plus sérieusement envisagée que l’hypothèse d’une saisine par soixante députés ou sénateurs. Comme le soulignent à juste titre I. Boucobza et C. Girard dans des termes que l’on pourrait tout aussi bien reprendre à propos de la loi du 20 novembre : « Le meilleur moyen d’éviter une déclaration d’inconstitutionnalité, c’est d’empêcher que le Conseil constitutionnel ne s’exprime ». Plus largement, tout se passe ici comme si le caractère exceptionnel des circonstances déformait immédiatement le fonctionnement habituel des autorités publiques : aux parlementaires de doter le gouvernement des moyens de protéger l’ordre public ; aux justiciables, via une QPC, de saisir, s’ils le souhaitent, le Conseil constitutionnel en vue d’assurer la protection des droits et libertés. La doctrine républicaine classique, qui voyait dans le Parlement le premier gardien des libertés, paraît désormais bien lointaine…

Cette hypothèse de la QPC, qui n’a en effet pas tardé à se réaliser, est maintes fois évoquée lors des débats, tant devant l’Assemblée nationale que devant le Sénat. Les parlementaires sont en effet parfaitement conscients que l’ampleur des changements qui ont affecté la loi du 3 avril 1955 rouvre la possibilité d’un contrôle de constitutionnalité, en dépit de l’existence de la décision du 25 janvier 1985 sur l’état d’urgence en Nouvelle-Calédonie. La loi du 20 novembre 2015 ayant en effet apporté des modifications substantielles au régime de l’état d’urgence ne saurait être considérée comme une « simple mise en application » de la loi de 1955, mais comprend bien des « dispositions législatives qui la modifient, la complètent ou affectent son domaine », ce qui permet déjà de contester la régularité de la loi de 1955 au regard de la Constitution, dans le cadre du contrôle incident. Elle pouvait également être contestée en tant que telle par la voie d’une saisine directe, c’est-à-dire d’un contrôle purement a priori. Or, cette possibilité de saisir le Conseil (qui constitue évidemment une garantie) est presque unanimement présentée en termes de risques au cours des débats. Certes, nous verrons plus tard que l’exemple en la matière vient de haut. Il est néanmoins très instructif de constater que l’ensemble de la procédure parlementaire témoigne de la volonté de dégager un très vaste consensus, non seulement au sein, mais aussi entre les deux Chambres, de façon à rendre impossible une saisine directe du Conseil constitutionnel.

Ainsi, la collaboration entre le président-rapporteur de la Commission des lois de l’Assemblée nationale et celui du Sénat se fait extrêmement étroite. Fait inhabituel, le sénateur est tenu au courant en temps réel des amendements proposés au sein de la Commission des lois de l’Assemblée nationale et n’hésite pas à transmettre, en amont de la réunion de la commission sénatoriale, son avis et son accord. Le bicamérisme institutionnel laisse la place aux rapports individuels, comme en témoignent les propos liminaires de Philippe Bas, rapporteur de la commission des lois du Sénat lors de l’examen en commission du projet de loi. Sollicitant quitus de ses collègues, il explique en ces termes la manière dont il a procédé : « Dans les circonstances que nous traversons, j’ai considéré qu’il me revenait d’assumer la responsabilité d’échanger autant que possible avec le Gouvernement et le président de la commission des lois de l’Assemblée nationale pour que mes préoccupations – personnelles –soient prises en compte dans le débat à l’Assemblée nationale. J’ai ainsi été informé des interrogations du président-rapporteur de la commission des lois de l’Assemblée et lui ai transmis, à mes risques et périls, mon avis et mon accord sur un certain nombre d’amendements ». Il précise que, « étant d’accord avec le texte adopté à l’Assemblée nationale, [il] ne déposer[a] pas d’autre amendement ».

Il s’agissait, toujours selon les termes de M. Philipe Bas de « forger un large accord entre le Gouvernement, les rapporteurs des deux assemblées et les assemblées elles-mêmes sur la rédaction du texte qui [leur] est soumis ». Dès lors, « le Sénat a rarement été aussi présent dans les débats de l’Assemblée nationale » se félicite Jean-Pierre Sueur. Il est vrai que, lors du débat devant l’Assemblée nationale, certains amendements furent repoussés par le rapporteur de la commission des lois, au motif qu’ils remettaient en cause l’accord passé avec son collègue du Sénat, le rapporteur se déclarant « ouvert à des amendements qui ne modifiaient pas l’équilibre général du texte car nous souhaitons mettre le Sénat en situation de le voter sans modification ».

Dans la même perspective, les amendements trop ostensiblement contraires à la Constitution sont écartés en séance. Tel est le cas par exemple de la rétention administrative de 24 heures. Un sort identique est réservé à l’amendement qui vise à instaurer, sur le modèle de l’article 16 de la Constitution, un mécanisme de contrôle par le Conseil constitutionnel de la pérennité des conditions justifiant la mise en place de l’état d’urgence, procédure dont la création, aussi souhaitable qu’elle puisse paraître, relève de la loi constitutionnelle et non de la loi ordinaire.

Les ferments d’inconstitutionnalité n’en sont pas moins présents au sein du texte. Parmi les sénateurs, certains insistent, par la voix notamment du rapporteur Philippe Bas, sur le caractère souhaitable d’une saisine a priori :

J’entends cependant des interrogations et, parfois, la crainte que, saisi par la voie d’une question prioritaire de constitutionnalité à l’occasion de la contestation d’une mesure prise dans le cadre de l’état d’urgence – possibilité de recours qui n’existe que depuis 2008 –, le Conseil constitutionnel n’en vienne, contre toute prévision, à prononcer l’inconstitutionnalité de telle ou telle disposition de la loi de 1955 que nous devons modifier. Je vous dis tout de suite que je ne crois pas à cette éventualité. Toutefois, monsieur le Premier Ministre, si vous partagez ces interrogations, il vous est facile de les lever immédiatement. Il vous suffit pour cela d’user du pouvoir que vous donne la Constitution de saisir, dès après le vote, le Conseil constitutionnel, qui ne manquerait pas de vous répondre en temps utile, dans des délais garantissant la prorogation de l’état d’urgence à compter du 26 novembre.

De guerre lasse peut-être ou bien poussé dans ses retranchements, le Premier ministre est obligé de tomber le masque.

 

2. La rhétorique primo-ministérielle du « risque constitutionnel » : une curieuse façon de décrire le contrôle de constitutionnalité

 

Unité nationale oblige, la séquence a été peu commentée. Dans un aveu dénué d’artifice, le Premier Ministre se voit contraint de se déclarer devant le Sénat « extrêmement dubitatif quant à la saisine du Conseil constitutionnel », au motif qu’« il est toujours risqué de saisir le Conseil constitutionnel ».

La formule laisse pantois sur le plan du raisonnement logique comme de la cohérence politique.

Elle s’inscrit tout d’abord en totale contradiction avec un discours qui s’efforce d’afficher clairement la volonté d’inscrire l’état d’urgence au sein de l’État de droit. Comment peut-on en effet afficher une telle ambition, tout en s’efforçant d’obvier la garantie minimale que constitue le contrôle de constitutionnalité ? Comment un Premier Ministre peut-il ainsi exprimer publiquement sa défiance envers une institution que l’on peut certes trouver par moment trop frileuse, mais qui n’en joue pas moins un rôle essentiel pour contrebalancer le pouvoir majoritaire ? N’est-il pas contradictoire de la part du pouvoir exécutif d’affirmer ainsi implicitement la volonté d’avoir les mains les plus libres possible, tout en se référant à la notion d’État de droit qui postule qu’une telle liberté doit nécessairement être soumise à une surveillance et à un contrôle renforcé ?

Sur le plan de la cohérence politique ensuite, l’attitude du Premier Ministre rappelle ici étrangement un précédent fâcheux : celui du Garde des Sceaux Pascal Clément en 2005. Lors de la présentation du projet de loi anti-récidive, il s’était attiré les foudres de l’opposition socialiste et du Syndicat de la magistrature en appelant les parlementaires à ne pas saisir le conseil constitutionnel afin d’assumer à ses côtés un indéniable « risque d’inconstitutionnalité ». Par une étrange ironie de l’histoire, il s’agissait déjà, en 2005, du bracelet électronique, dont les possibilités d’utilisation ont été étendues avec l’aval du Gouvernement par la loi du 20 novembre 2015 selon des modalités qui, reconnaît Manuel Valls s’exprimant devant le Sénat, « présentent une fragilité constitutionnelle ». L’épisode de 2005 avait suffisamment choqué pour que Pierre Mazeaud, alors Président du Conseil constitutionnel, se fende d’un communiqué inhabituel rappelant que le respect de la Constitution est « non un risque mais un devoir ». Le Premier Ministre ne pouvait l’ignorer, puisque la formule ayant le mérite de la clarté, elle a été reprise verbatim par Jean Louis Debré lors des vœux du Conseil constitutionnel au Président de la République, en janvier 2014, dans un contexte différent, il est vrai.

En réalité, on peut se demander si Gouvernement et parlementaires n’ont pas en la matière joué sur la peur, voire s’ils n’ont pas joué à se faire peur. L’intervention complète du Premier Ministre semble illustrer la première de ces deux hypothèses :

Si le Conseil déclarait qu’un certain nombre de points et de garanties prévues dans la loi révisée sont inconstitutionnels, les 786 perquisitions déjà faites et les 150 assignations à résidence prononcées pourraient être annulées. Certaines mesures, y compris parmi celles qui ont été votées hier à l’Assemblée nationale, et, disant cela, je pense en particulier au recours au bracelet électronique – je suis transparent –, présentent une fragilité constitutionnelle. Je n’ignore pas qu’elles pourraient faire l’objet d’une question prioritaire de constitutionnalité ; néanmoins je souhaite que nous allions vite, afin, conformément également à votre volonté, de donner aux forces de l’ordre, aux forces de sécurité et à la justice tous les moyens de poursuivre ceux qui représentent un danger pour la nation, pour la République et pour les Français.

Sont ici combinés un argument de fait (l’annulation des perquisitions et des assignations) et un argument de droit (la fragilité constitutionnelle du recours au bracelet électronique) qui n’ont en réalité pas grand-chose à voir l’un avec l’autre. On voit mal en effet comment un contrôle a priori, déclarant inconstitutionnel l’article 6 de la loi du 3 avril 1955 qui, modifié par la loi du 20 novembre 2015, prévoit la possibilité de placer sous surveillance électronique mobile des personnes assignées à résidence, aurait pu entraîner la nullité des perquisitions, ou même des assignations. N’ayant par définition pas encore été promulguée, la disposition litigieuse n’aurait évidemment pas pu produire le moindre effet. On ne peut même pas imaginer qu’une telle mesure aurait pu être prise sur le fondement des décrets du 14 novembre, dans la mesure où la deuxième communication d’étape sur le contrôle de l’état d’urgence de la Commission des lois de l’Assemblée nationale précise qu’un mois plus tard, nul n’avait fait l’objet, dans le cadre de l’état d’urgence, d’une mesure administrative de placement sous bracelet électronique.

On le voit, l’argumentaire est faible et non dénué d’une certaine mauvaise foi. Celle-ci ressort du contraste entre l’objectif affiché de vouloir renforcer l’État de droit et le rejet de la saisine du Conseil, en raison des risques réels ou supposés qu’un recours juridictionnel ferait courir à l’état d’urgence. Risque réel ou supposé en effet, car les auteurs potentiels d’une saisine a priori ont également joué à se faire peur, tant le Conseil constitutionnel se montre compréhensif, dès lors que l’état d’urgence a été déclaré. Une brève analyse des QPC tant redoutées suffit à s’en convaincre.

 

3. Qui a peur du Conseil constitutionnel ?

 

Faute de saisine a priori, l’observateur attentif n’a pas d’autre choix que de se référer aux décisions QPC relatives à la loi du 3 avril 1955 dans sa rédaction issue de celle du 20 novembre 2015, afin de tenter de mesurer le bien-fondé des multiples craintes ici évoquées. On nous pardonnera sans doute la dimension un peu anachronique du raisonnement si l’on veut bien se rappeler que gouverner, c’est aussi prévoir… Par ailleurs, si ces décisions portent sur un type de mesure bien précis, leur étude n’en éclaire pas moins d’une lumière crue le caractère restrictif du contrôle de l’état d’urgence opéré par le Conseil constitutionnel.

La décision no 2015-527 QPC du 22 décembre 2015 est née du recours d’un militant écologiste connu pour son activisme radical contre l’assignation à résidence dont il est l’objet durant les quinze jours de la 21e conférence des parties à la Convention-cadre des Nations Unies sur les changements climatiques (COP 21). La QPC est renvoyée au Conseil constitutionnel par une décision du Conseil d’État du 11 décembre 2015. Elle porte sur la conformité à la Constitution de l’article 6 de la loi du 3 avril 1955 modifié par la loi du 20 novembre 2015. Cette disposition offre la possibilité au Ministre de l’Intérieur, dans certaines zones fixées par décret, de prononcer l’assignation à résidence de « toute personne [...] à l’égard de laquelle il existe des raisons sérieuses de penser que son comportement constitue une menace pour la sécurité et l’ordre publics [.] ». Le requérant fait grief à l’article 6 de méconnaître les droits garantis par l’article 66 de la Constitution et de porter une atteinte injustifiée à la liberté d’aller et de venir.

La décision est attendue à tous les sens du terme : par l’intérêt qu’a suscité cette première saisine, comme par le classicisme de ses considérants qui, sur la question de l’état d’urgence, en tant qu’état d’exception comme en tant qu’institution, s’inscrivent dans la lignée de la jurisprudence antérieure.

À cet égard, le point le plus intéressant de la décision réside dans une sorte d’obiter dictum qui figure au considérant 8. En pleine controverse doctrinale sur la nécessité d’une constitutionnalisation de l’état d’urgence, le Conseil constitutionnel prend bien soin de rappeler que « la Constitution n’exclut pas la possibilité pour le législateur de prévoir un régime d’état d’urgence », sous réserve, pour ce dernier, « d’assurer la conciliation entre, d’une part, la prévention des atteintes à l’ordre public et, d’autre part, le respect des droits et libertés reconnus à tous ceux qui résident sur le territoire de la République ». Le Conseil ne fait ici que reprendre le quatrième considérant de sa décision du 25 janvier 1985, Loi relative à la Nouvelle-Calédonie et ses dépendances. Ce faisant, il souligne in fine le caractère superflu du projet tendant à constitutionnaliser l’état d’urgence. Toutefois, comme en 1985, il se garde bien de préciser s’il lui appartient d’apprécier la nature de la conciliation effectuée par le législateur et de déterminer si elle ne sacrifie ni la liberté, ni l’ordre public.

Certes, le Conseil constitutionnel, par un considérant habituel, a rappelé, à maintes reprises, qu’il ne dispose pas d’un pouvoir d’appréciation identique à celui du Parlement. On peut néanmoins se demander – comme le faisait d’ailleurs François Luchaire, dans son commentaire de la décision de 1985, il y a trente ans déjà – si une telle retenue se justifie en matière d’état d’urgence : au vu du caractère exceptionnel de la limitation des libertés qu’il implique, sans doute ne serait-il pas illégitime que le Conseil constitutionnel se mette à vérifier si, compte tenu des circonstances, les dispositions législatives qui forment le droit de l’état d’urgence s’imposent. Il ne ferait par là même que transposer au sein du contentieux constitutionnel un contrôle classique des juridictions administratives qui, depuis l’arrêt Dames Dol et Laurent de 1919, s’attachent à vérifier le caractère nécessaire d’une mesure administrative au vu des circonstances. Il est vrai que face à une législation relative à l’état d’urgence le Conseil constitutionnel serait sans doute amené à prendre en compte, comme le fait d’ailleurs la jurisprudence administrative, le caractère exceptionnel des circonstances et à adopter une perspective plus répressive que libérale. Mais cela n’en constituerait pas moins un progrès par rapport à l’absence de contrôle.

Une telle évolution aurait été d’autant plus justifiée concernant la loi du 20 novembre 2015 que celle-ci, contrairement à la loi du 25 janvier 1985 qui se contentait de proroger l’état d’urgence en Nouvelle-Calédonie, est une loi substantielle qui, on l’a vu, modifie en profondeur la loi du 3 avril 1955 sur l’état d’urgence. Dès lors, le refus du Conseil constitutionnel d’apprécier pleinement la manière dont le législateur concilie le respect des droits et libertés et la sauvegarde de l’ordre public se conçoit beaucoup moins bien en 2015 qu’en 1985. Un tel refus dément les espoirs formulés par les commentateurs de la décision de 1985 qui espéraient un contrôle plus affirmé à l’avenir.

Quant aux moyens invoqués par le requérant, leur rejet ne suscite pas davantage l’étonnement. La QPC posait pourtant une question particulièrement intéressante en ce que le requérant ne contestait pas tant les termes de l’article 6 que son application en l’espèce, c’est-à-dire l’absence de lien entre les motifs de la déclaration de l’état d’urgence et ceux de son assignation à résidence. Agnès Roblot-Troizier note avec raison l’ambiguïté de la loi de 1955 modifiée quant à l’existence d’un tel lien. Si, en effet, l’article 1er de la loi prévoit deux hypothèses dans lesquelles l’état d’urgence peut être déclaré (« en cas de péril imminent résultant d’atteintes graves à l’ordre public » ou « en cas d’évènements présentant, par leur nature et leur gravité, le caractère de calamité publique »), l’article 6 se contente de préciser que « le Ministre de l’Intérieur peut prononcer l’assignation à résidence [...] de toute personne [...] à l’égard de laquelle il existe des raisons sérieuses de penser que son comportement constitue une menace pour la sécurité et l’ordre public ». Or, le Conseil constitutionnel, dans son 15e considérant, se borne à reprendre la formulation précitée de l’article 6, sans faire référence aux raisons ayant justifié la déclaration de l’état d’urgence. Par cette omission, il accepte que les autorités administratives puissent exercer les pouvoirs extraordinaires dont elles se trouvent investies sans avoir à en justifier l’usage au regard des circonstances qui ont mené à la déclaration de l’état d’urgence et qu’elles puissent en conséquence « prendre prétexte de l’état d’urgence pour prononcer des mesures ou mener des actions, sans rapport avec la menace ».

Par ailleurs, le régime de l’assignation à résidence est déclaré conforme aux droits et libertés constitutionnels. La possibilité d’assimiler une assignation à résidence de moins de douze heures à une mesure privative de liberté soumise au contrôle de l’autorité judiciaire est exclue. Le Conseil constitutionnel juge en effet que, tant par leur objet que par leur portée, les dispositions contestées ne comportent pas de privation de la liberté individuelle au sens de l’article 66 de la Constitution, aux termes duquel « nul ne peut être arbitrairement détenu. L’autorité judiciaire, gardienne de la liberté individuelle, assure le respect de ce principe dans les conditions prévues par la loi ». En réalité, le Conseil se contente de souligner que l’assignation à résidence est une mesure de nature administrative, suffisamment encadrée et limitée par la loi du 3 avril 1955 modifiée pour ne pas comporter de privation de la liberté individuelle susceptible d’entraîner la compétence du juge judiciaire . Dès lors, en se référant uniquement à la liberté individuelle, l’article 66 de la Constitution est un moyen inopérant pour contester la constitutionnalité d’une loi autorisant une assignation à résidence.

Ce faisant, le Conseil reprend là encore une jurisprudence bien établie, mais cette fois en droit des étrangers. Cette jurisprudence reconnaît que l’assignation porte atteinte à la liberté d’aller et de venir, mais récuse qu’elle attente à la liberté individuelle, entendue au sens de l’article 66 de la Constitution et d’où découle le droit de ne pas être arrêté et détenu arbitrairement. Cette casuistique qui consiste à distinguer entre la privation de liberté et la restriction de liberté est assez désolante dans ses effets, tant elle réduit l’article 66 de la Constitution à une coquille vide et écarte le juge judiciaire de toute intervention où les libertés individuelles sont en cause. Cela signifie concrètement que l’administration n’est soumise à aucun contrôle préalable du juge dans une matière pourtant hautement sensible. Une telle jurisprudence ne grandit pas le Conseil constitutionnel et confirme le diagnostic de certains mauvais esprits qui contestent l’idéologie officielle selon laquelle le Conseil constitutionnel serait le prétendu « gardien des libertés ».

On peut en effet regretter que le Conseil constitutionnel ne se soit pas montré plus audacieux. Après tout, il avait là une occasion rêvée d’assurer un contrôle réel sur cet angle mort de l’ordre juridique que constitue l’état d’urgence, en commençant par écarter sa jurisprudence classique sur l’assignation par un raisonnement téléologique. Dans le cadre de la loi de 1955 en effet, la mesure restrictive de liberté n’a pas un but aussi défini qu’en matière de droit des étrangers. Dans cette seconde hypothèse, l’assignation a un objectif précis : on cherche à renvoyer un étranger en situation irrégulière dans son pays d’origine. Dans le cadre de l’état d’urgence, en revanche, le but est beaucoup plus vague : il s’agit d’assigner à résidence un individu dont le comportement est supposé risqué au regard de la préservation de l’ordre et de la sécurité publique. Les deux types d’assignation ne sont donc pas analogues.

Quant à l’argument tiré de la liberté d’aller et de venir, il est également rejeté. Le Conseil constitutionnel refuse de voir dans l’assignation administrative de la loi de 1955 « une atteinte disproportionnée » à cette liberté au bénéfice de deux considérations. La première est à la fois juridique et contextuelle : l’assignation à résidence ne peut être prononcée que lorsque l’état d’urgence a été déclaré et prend fin avec lui. La seconde se veut plus « garantiste » : l’assignation à résidence est soumise au contrôle du juge administratif qui est chargé de s’assurer que cette mesure est adaptée, nécessaire et proportionnée à la finalité poursuivie.

Si la décision du 22 décembre 2015 est la bienvenue en ce qu’elle insiste au moins sur l’importance du contrôle que le juge administratif doit assurer afin de garantir que les atteintes portées aux libertés publiques ne sont pas disproportionnées, l’argumentation du Conseil constitutionnel ne perturbe en rien la logique de l’état d’urgence qui consiste à accroître considérablement les marges de manœuvre de l’administration sous le seul contrôle de son juge – le juge administratif. Le raisonnement s’inscrit en réalité dans le cadre d’une définition traditionnellement « étroite du champ d’application de l’article 66 de la Constitution laquelle repose [...] sur une conception toujours plus restrictive de la liberté individuelle », qui conduit à réduire progressivement la compétence du juge judiciaire en matière de protection des droits fondamentaux. En statuant de la sorte, il exclut la possibilité de se prononcer lui-même sur la nécessité, l’adaptation et la proportionnalité des mesures contestées, au bénéfice du seul juge administratif. Dès lors, loin d’opérer un plein contrôle de la constitutionnalité de la loi sur l’état d’urgence dans la limite de la disposition qui lui était déférée, il s’en remet pour l’essentiel au contrôle du juge administratif.

Ainsi, dans une certaine mesure, l’état d’urgence sort légitimé de cette première QPC, puisqu’il voit une fois encore son assise législative confortée. Le seul bémol en la matière est en effet un avertissement sans frais. Il réside dans l’affirmation selon laquelle l’astreinte domiciliaire ne saurait excéder douze heures sans être analysée comme une atteinte à la liberté individuelle, susceptible d’imposer la compétence du juge judiciaire. Hypothèse d’école s’il en est, puisque une telle durée est prohibée par la loi de 1955 elle-même, qui fixe un plafond de douze heures à ce type d’astreinte à domicile. La décision a enfin naturellement pour effet de limiter progressivement les possibilités de saisine du Conseil constitutionnel. Ainsi, dans une décision du 15 janvier 2016, le Conseil d’État a jugé qu’il n’y avait pas lieu de transmettre la QPC dirigée contre l’article 6 de la loi du 3 avril 1955, le Conseil constitutionnel l’ayant déjà déclaré conforme à la Constitution dans la décision QPC du 22 décembre 2015.

Restait à savoir si le caractère lénifiant du contrôle exercé par le Conseil constitutionnel dans cette première QPC était appelé à perdurer à mesure que s’éloignait le traumatisme engendré par les attentats du 13 novembre. On ne tarda pas à être fixé, le Conseil d’État ayant, le 15 janvier, renvoyé au Conseil constitutionnel deux nouvelles questions prioritaires de constitutionnalité. La première porte sur la constitutionnalité de l’article 8 de la loi du 3 avril 1955, qui permet notamment à l’autorité administrative d’interdire les réunions. Pour le Conseil d’État, « soulève une question nouvelle », le moyen selon lequel « le législateur ne pouvait prévoir un dispositif d’interdiction administrative de réunion dans le cadre de l’état d’urgence sans l’assortir de garanties appropriées au regard notamment des exigences tenant à la protection du droit d’expression collective des idées et des opinions ». La seconde question est relative aux perquisitions administratives susceptibles d’être ordonnées sur le fondement de l’article 11 de la loi. Le Conseil d’État considère que le moyen selon lequel les dispositions de cet article « mettent en cause l’inviolabilité du domicile en méconnaissance des exigences résultant de l’article 66 de la Constitution ou de l’article 2 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 » constitue « une question sérieuse ». Les deux décisions ont été rendues par le Conseil constitutionnel le 19 février 2016. Elles s’inscrivent dans la lignée de la décision QPC du 22 décembre 2015, c’est-à-dire dans une perspective qui demeure d’assez mauvais augure pour les droits et libertés.

En dépit du caractère lapidaire de ses dispositions, l’article 8 de la loi de 1955, qui permet les interdictions de réunion et autorise les fermetures administratives de certains lieux, est en effet déclaré conforme à la Constitution. À la Ligue des Droits de l’Homme qui dénonçait l’absence d’encadrement des prérogatives accordées à l’administration et plus particulièrement le pouvoir laissé à cette dernière « d’ordonner la fermeture provisoire de lieux de réunion et d’interdire des réunions sans préciser les conditions d’édiction de ces mesures et les motifs les justifiant ni prévoir leur durée maximale et l’existence de voies de recours », le Conseil constitutionnel répond, là encore, par le caractère temporaire et conditionné de l’état d’urgence et par la garantie que constitue le contrôle de proportionnalité opéré par le juge administratif.

La seconde QPC du 19 février 2016, relative à l’article 11 de la loi de 1955 sur les perquisitions administratives, s’avère relativement plus protectrice. D’une part, le Conseil constitutionnel limite la possibilité de procéder à des perquisitions de nuit, en exigeant qu’elles soient véritablement justifiées « par l’urgence ou par l’impossibilité de l’effectuer le jour ». D’autre part, il censure la disposition de l’article 11 qui permettait aux forces de l’ordre de « copier toutes les données informatiques auxquelles il aura été possible d’accéder au cours de la perquisition ». Une telle mesure est en effet « assimilable à une saisie ». Or, « ni cette saisie ni l’exploitation des données ainsi collectées ne sont autorisées par un juge, y compris lorsque l’occupant du lieu perquisitionné ou le propriétaire des données s’y oppose et alors même qu’aucune infraction n’est constatée ». De plus, une telle action porte en elle le risque de voir des données être copiées, alors qu’elles sont sans rapport avec les raisons de la perquisition. En conséquence les dispositions contestées sont déclarées contraires à la Constitution, faute pour le législateur d’avoir su concilier « l’objectif de valeur constitutionnelle de sauvegarde de l’ordre public et le droit au respect de la vie privée ». Les saisies informatiques ne pourront donc plus être légalement effectuées à l’avenir et les données déjà récoltées ne sauraient être utilisées par les services de police. Toutefois, à cette notable exception près, le Conseil constitutionnel s’est bien gardé de toucher au cœur de l’article 11, qu’il a largement validé. Sans surprise au regard de la conception éminemment restrictive qu’il a de la liberté individuelle au sens de l’article 66 de la Constitution, le Conseil constitutionnel considère que les perquisitions administratives « n’ont pas à être placées sous la direction et le contrôle de l’autorité judiciaire ». Il en résulte que le grief tiré de la méconnaissance de l’article 66 de la Constitution doit être écarté. Le contraire eut d’ailleurs été étonnant dès lors que, deux mois auparavant, il avait refusé la même garantie aux assignations à résidence prises dans le cadre de l’état d’urgence. Il aurait été en effet paradoxal de voir les perquisitions, mesures a priori moins attentatoires à la liberté individuelle car moins durables que les assignations à résidence, bénéficier d’une protection que l’on refuse à celles-ci. Toutefois, un tel raisonnement fait aussi l’économie de la spécificité des perquisitions : elles ne peuvent ni faire l’objet d’un référé-suspension – puisque le temps que le tribunal se prononce, même en urgence, il n’y aura plus rien à suspendre – ni d’un recours pour excès de pouvoir devant le juge du fond, la perquisition ayant nécessairement épuisé ses effets avant même que le juge puisse être saisi. En conséquence, comme le reconnaît d’ailleurs le Conseil constitutionnel, « les voies de recours prévues à l’encontre d’une décision ordonnant une perquisition sur le fondement des dispositions contestées ne peuvent être mises en œuvre que postérieurement à l’intervention de la mesure ». Les perquisitions fautives peuvent en effet donner lieu à une action en responsabilité et donc à une éventuelle indemnité. Mais de là à conclure, comme le fait le Conseil constitutionnel, « qu’ainsi les personnes intéressées ne sont pas privées de voies de recours, lesquelles permettent un contrôle de la mise en œuvre de la mesure dans des conditions appropriées au regard des circonstances particulières ayant conduit à la déclaration de l’état d’urgence », il y a néanmoins un pas que tout observateur un peu au fait du contentieux de la responsabilité hésiterait à franchir, tant sont nombreuses les difficultés inhérentes à ce type de recours : nécessité d’obtenir au préalable le rejet d’un recours gracieux, avocat obligatoire, existence d’un préjudice indemnisable, frais d’expertises éventuelles et nécessité de prouver une faute lourde de la part de l’administration, pour ne citer que les principales.

Ainsi, le Conseil constitutionnel appelé à se prononcer sur la conformité à la Constitution des prérogatives étendues que l’état d’urgence accorde à l’administration ne craint pas de se réfugier derrière une vision très formaliste des garanties offertes aux droits et libertés, sans se soucier réellement de leur effectivité. Les dispositions contestées de la loi du 20 novembre 2015 sortent dès lors renforcées de cet examen de constitutionnalité qui, une fois encore, n’a véritablement de contrôle que le nom. Dès lors, rétrospectivement, la crainte que semblaient éprouver – ou feignaient d’éprouver – gouvernants et parlementaires à l’idée d’un tel contrôle, ne peut qu’étonner. De deux choses l’une en effet : soit la peur était réelle et elle est alors le signe d’une méconnaissance profonde du caractère généralement compréhensif de la jurisprudence du Conseil constitutionnel à l’égard du Gouvernement, soit il ne s’agissait là que d’une posture destinée à masquer l’une des caractéristique des lois consensuelles : nul, ou presque, n’a le courage de contester ce qui semble s’approcher au plus près de l’expression de la volonté générale. Nous ne ferons pas à nos élites politiques l’affront de les taxer d’ignorance.

 

C. Un état appelé à perdurer bien au-delà de l’urgence

 

L’état d’urgence a donc été prorogé une première fois, le 20 novembre 2015, par l’adoption d’une loi qui, non contente de s’attacher à prolonger cet état d’exception, en modifie très largement le régime juridique sans que le Conseil constitutionnel, saisi a posteriori, y trouve véritablement à redire. La mise en œuvre même de l’état d’urgence n’en demeure pas moins très critiquable, de sorte que depuis le mois de novembre 2015, il a fait l’objet de plusieurs recours destinés à en demander la cessation (1), ce qui n’a pas empêché le Parlement de le proroger une seconde fois – fait totalement inédit dans l’histoire de l’état d’urgence – et pour trois autres mois (2).

 

1. Du refus de mettre un terme à l’état d’urgence

 

L’état d’urgence déclaré le 14 novembre 2015 a été prorogé à deux reprises, le 20 novembre 2015 et le 19 février 2016. On peut d’autant plus s’en étonner que dès la mi-janvier 2016 un certain nombre de voix, et non des moindres, s’élevaient pour indiquer que l’état d’urgence avait déjà épuisé plusieurs de ses effets. Tel était le cas de l’actuel Garde des Sceaux (M. Urvoas) lorsqu’il présidait encore la Commission des lois de l’Assemblée nationale et était responsable, à ce titre, des communications d’étapes sur le contrôle de l’état d’urgence. Celle publiée le 13 janvier 2016 montrait en effet que les mesures existantes avaient déjà permis d’atteindre les principaux objectifs. Les chiffres relatifs aux trois mesures qui ont été principalement employées étaient en effet éloquents. Au 12 janvier, 3021 perquisitions administratives (une seule en 2005 !) et 381 assignations administratives avaient été effectuées. Les pouvoirs publics souhaitant profiter de l’état de surprise lié à la proclamation de l’état d’urgence, plus de la moitié de ces perquisitions s’est déroulée la nuit, et près d’un tiers de ces actes a été ordonné dans les sept jours qui ont suivi les attentats.

De manière générale, on notera que le document souligne le caractère justifié de la proclamation de l’état d’urgence, mais se garde bien de qualifier de la sorte sa prorogation. Il met en lumière l’« extinction progressive de l’intérêt des mesures de police administrative » puisque, dixit le rapport, « l’essentiel de ce qu’on pouvait [en] attendre [...] semble, à présent, derrière nous ». Plus intéressant encore, le document montre – sans le dire – que le recours à cette législation d’exception que constitue l’état d’urgence se révèle sur certains points superflu, tandis que l’usage qui en est fait tend à se dévoyer au fil du temps. Ainsi, un certain nombre de mesures n’a été, à ce jour, jamais utilisé. Tel est notamment le cas de la procédure de blocage des sites provoquant à la commission d’actes de terrorisme qui, prévue à l’article 11 de la loi de 1955 modifiée, « doublonne » de fait avec un dispositif législatif identique introduit en 2014. C’est sur le fondement de ce dernier que sont aujourd’hui bloqués les sites faisant l’apologie du terrorisme. Il en va de même de certaines décisions préfectorales et ministérielles, dont les visas mentionnent l’état d’urgence, mais qui auraient pu être prises en temps normal sur d’autres fondements juridiques que la loi du 3 avril 1955.

S’appuyant largement sur les arguments présentés par ce rapport d’étape, la Ligue des droits de l’homme a demandé au juge des référés du Conseil d’État, à titre principal, d’ordonner la suspension de l’état d’urgence ou, à défaut, d’enjoindre au Président de la République de prendre un décret y mettant fin et, à titre subsidiaire, de l’obliger à procéder à un réexamen des circonstances de fait et de droit afin de déterminer si l’état d’urgence devait être maintenu. Les demandes des requérants sont donc identiques à celles du référé-suspension du 9 décembre 2005, effectué dans le cadre de l’état d’urgence anti émeutes urbaines. Comme en 2005 et pour des motifs sensiblement similaires, la requête est rejetée. Faisant une application classique de la théorie de la loi-écran, le Conseil d’État estime tout d’abord que le juge des référés ne saurait ordonner la suspension de la déclaration de l’état d’urgence, une telle décision revenant à suspendre l’application de la loi du 20 novembre 2015 pour non-conformité à la Constitution. Il juge ensuite que les demandes formulées à titre subsidiaire ne sauraient être davantage satisfaites. Si le large pouvoir d’appréciation dont dispose le chef de l’État pour décider de mettre fin à l’état d’urgence n’interdit pas au juge des référés de se prononcer sur celles-ci, il résulte des circonstances rappelées dans le dossier d’instruction que le Chef de l’État, en s’abstenant de prendre un décret mettant fin à l’état d’urgence, « n’a pas porté une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale qui justifierait que le juge des référés fasse usage des pouvoirs qu’il tient de l’article L 521-2 du code de justice administrative ».

On le voit, les motifs de satisfaction en 2015 ne sont guère plus nombreux qu’en 2005. Certes, la décision de ne pas mettre fin à l’état d’urgence n’est pas un acte de Gouvernement échappant à tout contrôle juridictionnel. Toutefois, une fois contraint d’apprécier si les conditions justifiant l’état d’urgence sont toujours remplies, le juge des référés se contente d’opérer un contrôle de pure forme qui consiste en pratique à reprendre un à un les arguments avancés par le pouvoir exécutif pour montrer que le « péril » ayant justifié la déclaration est toujours « imminent ». Est ainsi consacré, une fois de plus, le « large pouvoir d’appréciation » dont dispose le Chef de l’État pour faire usage ou s’abstenir d’user de la prérogative de mettre fin à l’état d’urgence.

Las, loin d’avoir été interrompu de manière anticipée, l’état d’urgence a été reconduit pour trois autres mois jusqu’au 26 mai 2016, par la loi du 19 février 2016.

 

2. De l’adoption d’une seconde prorogation

 

La loi du 19 février 2016 comprend un article unique qui, après un rappel – illisible – du maquis réglementaire et législatif de 2015, précise que l’état d’urgence ainsi prorogé « emporte, pour sa durée, application du I de l’article 11 de la loi no 55-385 du 3 avril 1955 relative à l’état d’urgence ». La loi de 1955 prévoit en effet de droit un certain nombre de mesure, dont les assignations à résidence, mais exige pour les perquisitions une mention expresse législative ou décrétale. Les préfets peuvent de la sorte continuer à procéder aux perquisitions administratives, dans les conditions prévues par la loi du 20 novembre 2015.

Sur le fond, cette reconduction des pouvoirs exorbitants offerts aux préfets en matière de perquisitions peut surprendre. L’exposé des motifs du projet de loi déposé sur le bureau du Sénat insiste en effet très largement sur la pérennité de la menace terroriste, qu’il s’agisse de ses manifestations sur le territoire français ou de ses causes internationales. Pourtant, contrairement à ce qu’affirme le Ministre de l’Intérieur dans l’exposé des motifs du projet puis devant la commission des lois sénatoriale, le bilan strictement antiterroriste du régime d’état d’urgence adopté en réaction aux attentats du 13 novembre reste mince. À titre d’illustration, et même si les plus grosses cibles sont traitées par la Direction Générale de la Sécurité Intérieure, les 3336 perquisitions administratives effectuées depuis le 13 novembre sous le régime de l’état d’urgence n’ont entraîné la saisine du pôle antiterroriste du parquet de Paris « que » dans cinq cas. D’après les termes du Ministre de l’Intérieur s’exprimant devant le Sénat le 9 février 2016, les procédures administratives ont pour l’essentiel une « finalité préventive et de renseignement », qui permet de lever des doutes ou à l’inverse de compléter les fiches de renseignement. Au-delà de ces justifications institutionnelles dont on pourrait d’ailleurs discuter le bien-fondé – l’état d’urgence pour compléter des fiches de renseignements ? – un certain nombre de mesures prises sous couvert d’état d’urgence ne semble en réalité n’avoir qu’un lien ténu avec celui-ci.

Ce type de constat amène naturellement à se poser la question du lien de ces mesures avec la menace terroriste et la problématique de l’islam radical, motifs avancés à maintes reprises pour justifier tant le recours à l’état d’urgence que ses prorogations et le projet de révision constitutionnelle. Il en va de même d’ailleurs de la moitié des perquisitions qui, loin d’être conduite à partir d’éléments venant des services de renseignement, semble relever d’infractions aux législations sur les armes et sur les stupéfiants, c’est-à-dire du droit commun. Deux justifications ont été apportées aux parlementaires : la nécessité d’alléger la charge de travail « classique » des forces de l’ordre afin de pouvoir faire face à une menace imminente et une certaine porosité entre radicalisation, terrorisme et économie souterraine. Quelle que soit la valeur de chacun de ces arguments, se pose néanmoins un problème de fond. La législation de l’état d’urgence ne se situe pas sur le même plan que la législation ordinaire. Elle est une véritable exception à celle des temps normaux. À ce titre, comme tout régime d’exception, elle devrait faire l’objet d’une interprétation stricte, d’une utilisation limitée au strict nécessaire. Tel n’est manifestement pas le cas puisque, à titre d’exemple, la proportion de perquisitions nocturnes apparaît stable dans le temps, « alors même que l’effet de surprise s’est estompé [et] que les cibles prioritaires se raréfient ». Or, accorder une fonction préventive à une législation d’exception revient, de manière contestable, à l’ériger en alternative toujours possible aux procédures calibrées et aux solutions mesurées qui définissent l’ordre juridique en temps ordinaires.

On est donc passé insensiblement d’une législation d’exception, dont la mise en vigueur était justifiée par des circonstances exceptionnelles de l’immédiat post-attentat, à un usage de droit commun, dans des circonstances qui le sont déjà moins. Certes, au sein des assemblées, le « jusqu’au-boutisme » des débuts se calme peu à peu, tandis qu’une certaine gêne devient perceptible. En témoigne, dans une certaine mesure, l’hémicycle à moitié vide qui a procédé, le 16 février 2016, à l’adoption du projet de loi de seconde prolongation de l’état d’urgence en seconde lecture : sur 577 députés, 212 seulement étaient présents pour voter en faveur de la prolongation et 33 s’y opposèrent. Il n’empêche que l’état d’urgence a non seulement une sorte de propension à se pérenniser, mais aussi à s’émanciper de sa raison d’être. C’est d’autant plus préoccupant que la sortie de l’état d’urgence ne mettra pas nécessairement un terme à cette dérive. L’expérience prouve en effet que les mesures prises en période de crise tendent à être pérennisées une fois la menace disparue. On notera à ce propos qu’une éventuelle sortie de l’état d’urgence, lorsqu’elle est évoquée par le Gouvernement, s’accompagne toujours de la mention de la nécessité de renforcer au préalable les procédures de droit commun.

 

*

 

Il est désormais possible de tirer le bilan de cette loi du 20 novembre 2015 et de la jurisprudence constitutionnelle qui en a découlé. Elle illustre de façon presque trop évidente l’idée selon laquelle l’équilibre entre la défense de l’ordre public et la garantie des droits et libertés est toujours mobile et dépend essentiellement des circonstances. Par conséquent, un tel équilibre peut et doit être réexaminé en cas de changement de circonstances. En l’espèce, l’ampleur dramatique des attentats terroristes du 13 novembre 2015 a pu justifier la déclaration de l’état d’urgence. La France, de moins en moins menacée depuis la chute du mur de Berlin, a alors été confrontée à un nouveau défi. Néanmoins, au vu de tous les faits que nous avons minutieusement récoltés, il est permis de penser que la réaction ultérieure à la déclaration de l’état d’urgence – la loi de prorogation du 20 novembre 2015 – n’a pas été à la hauteur des enjeux. C’est non seulement une loi bâclée, mais une loi qui poursuit les errements de la loi de 1955 que nous n’avions pas hésité à qualifier de loi « quasi scélérate ». Elle ne fait pas honneur au Parlement, tout comme ne fait pas honneur au Conseil constitutionnel la jurisprudence qui « avalise » de telles dispositions. Toutefois, ces critiques ne sont rien face à ce qu’encourt l’actuel projet de constitutionnalisation de l’état d’urgence, qui révèle une véritable instrumentalisation de la Constitution, transformée en pur objet de communication politique.

 

Pour citer cet article :

Olivier BeaudCécile Guérin-Bargues « L’état d’urgence de novembre 2015 : une mise en perspective historique et critique - § IV », Jus Politicum, n°15 [https://juspoliticum.com/articles/L-etat-d-urgence-de-novembre-2015-une-mise-en-perspective-historique-et-critique-IV]