Le droit public britannique et la guerre
L’incertitude de l’issue de la Première Guerre mondiale a reposé la question de la définition de la prérogative et avec elle, de l’État en droit constitutionnel britannique. Le droit constitutionnel diceyen, aidé de l’interprétation whig de la constitution, a permis au droit constitutionnel de poser le problème mais ni l’un, ni l’autre ne pouvait fournir une solution. Trouver la solution impliquait en effet de reconsidérer cette prérogative présentée sous son visage menaçant (prérogative absolue) par le droit constitutionnel de l’époque et de faire en sorte qu’elle se montre sous un jour plus rassurant (prérogative ordinaire). Cela a été l’œuvre du droit administratif britannique à la fin des années 1920 qui a ainsi pu écrire l’histoire des pratiques de l’habilitation législative (delegated legislation). La Première Guerre mondiale a alors permis au droit constitutionnel de s’ouvrir sur le droit public.
In 1914, the King was not a part of the executive branch anymore. This meant that the prerogative, which is inherent to his person, could not be used as a justification for the actions of the government, be they legal or illegal. Moreover, the Diceyan model did not offer any other alternative. Therefore, when it came for Constitutional law to think what legally happened during the First World War, their initial response was of incomprehension. However, it was obvious that the problem involved the royal prerogative. Only administrative law could solve the problem because it was a problem of legality. In the end of the 1920’s, the theorisation of delegated legislation solved this problem. In doing so, Administrative Law could then coexist with Constitutional Law. In other words, World War I lighted a way which was very dark until then: the road to Public Law.
Lorsqu’ils envisagent le droit public britannique et notamment la question des pouvoirs d’urgence pendant la période allant de 1916 à 1945 au Royaume-Uni, des auteurs américains tels que C.L. Rossiter ou encore C.P. Cotter identifient « une constitutionnalisation des pouvoirs d’urgence de l’exécutif ». Après la Seconde Guerre mondiale, les constitutionnalistes américains recherchent un modèle de législation d’exception pour les États-Unis. Selon C.P. Cotter, la manière dont le droit public britannique avait traité la question des pouvoirs d’urgence pouvait être prise comme modèle parce que cette solution se présentait comme une alternative aux dispositions américaines, qui, selon l’auteur, faisaient une application dangereuse de la prérogative lockienne. Pour la doctrine française, cette fois-ci contemporaine des mesures d’urgence adoptées par les britanniques au moment de la Première Guerre mondiale et notamment pour G. Jèze en 1916 et en 1917, les Defense of the Realm acts donnent les « pleins pouvoirs » au gouvernement. Ces deux interprétations sont bien évidemment révélatrices de l’esprit du droit public de chacune de ces deux cultures juridiques – américaine et française – l’une insistant sur la nécessaire constitutionnalité des mesures d’urgence, l’autre sur la manière dont le Parlement transfère au gouvernement les moyens de son action et sur la dictature.
Aux yeux des constitutionnalistes britanniques ayant vécu la Première Guerre mondiale, les DORA posaient une question encore plus large tant le dispositif était étendu. Les lois adoptées par le Parlement britannique sur les pouvoirs d’urgence confiaient en effet au gouvernement des pouvoirs extrêmement importants. Plusieurs Defence of the Realm acts sont adoptés par le Parlement pour faire face à l’urgence de la guerre : trois lois l’ont été entre août et novembre 1914 (Defense of the Realm Act 1914 ; Defense of the Realm Act (no. 2) 1914 ; Defense of The Realm Act (consolidation) Act 1914 qui visait à rationaliser, à élargir et à consolider les pouvoirs de guerre du gouvernement), une en 1915 (Defense of The Realm (Amendment no. 3) Act 1915), une autre en 1916 (Defense of the Realm (Acquisition of Land Act) Act 1916) et trois en 1918 (Defense of the Realm (Beans, Peas and Pulse Orders) Act 1918 ; Defense of the Realm (Employment Exchanges) Act 1918 ; Defense of the Realm (Food profits) Act 1918). Ce n’est que le 31 août 1921 que le gouvernement fut juridiquement désinvesti de ses pouvoirs de guerre, conformément au Termination of the War Act de 1918. Deux lois sont prises pour légaliser les illégalités après-guerre : l’Indemnity Act 1920 et le War Charges (Validity) Act 1925. Les DORA ne sont bien évidemment pas les seules lois qui sont adoptées pour faire face à la guerre, mais ce sont elles qui concernent le plus directement et le plus généralement le droit constitutionnel et les libertés publiques. Ces lois mettaient globalement en place le système suivant : le Parlement donne à sa Majesté en son conseil le pouvoir de prendre toutes les mesures (regulations, orders in Council) pour définir les pouvoirs de l’Amirauté, ceux du Conseil de l’armée et des autres personnes agissant pour son compte pour la protection de la sécurité publique et la défense du Royaume. Parmi les différentes dispositions de ces lois et notamment le Defence of the Realm Consolidation Act 1914, se trouve la possibilité pour le gouvernement de créer des cours martiales (court-martial) ayant le pouvoir de prononcer la peine de mort contre toute personne ayant eu l’intention d’aider l’ennemi. Selon cette loi de consolidation, le dispositif dure aussi longtemps que dure la guerre (« for the present war »). Quant au champ d’application spatial de ces lois, les deux premières lois de défense prévoient qu’elles s’étendent « au territoire qu’il est nécessaire de protéger dans l’intérêt ou la situation des forces armées de sa Majesté », mais la généralité des termes de la loi de consolidation permet au gouvernement d’étendre les règlements (regulations) à tout le territoire. Sur le fond, peu de domaines échappent à l’application de ces DORA et des regulations : presse, contrôle des étrangers, voies de communication, compétences des courts martiales, propriété, liberté de circulation.
Devant la très grande étendue de ces pouvoirs, certains intellectuels britanniques n’ont pas hésité pas à parler d’une « guerre contre le droit public ». C’est ainsi que l’un des pamphlets de l’époque estime que la guerre pour le droit public en Europe a engendré une guerre contre le droit public en Angleterre. Même s’il s’agissait ici pour l’auteur de ce pamphlet de dénoncer les atteintes à la liberté de la presse, cette affirmation n’était pas isolée et ne constituait qu’une expression parmi d’autres du sentiment et de la réflexion de la doctrine britannique face aux vagues de mesures d’urgence qui avaient été prises par le gouvernement lors du premier conflit mondial. Or, parler d’une « guerre du droit public » pour la tradition constitutionnelle britannique n’est pas anodin, pas plus que d’opposer l’Angleterre à l’Europe. D’une part, en effet, l’expression de « droit public » n’est pas nécessairement courante chez les auteurs de l’époque, puisque A.V. Dicey parle quant à lui de « droit de la constitution ». Le « droit public », en raison de ses origines romaines, est par définition plus familier au continent qu’aux Îles britanniques. D’autre part, la Première Guerre mondiale met les Britanniques, tout comme les révolutions du XVIIe siècle ou encore les guerres napoléoniennes, face à la question de leur identité constitutionnelle et tout comme au XVIIe ou au XIXe siècle, cette question intègre dans ses éléments de réponses, l’image que le Royaume-Uni a du droit continental et de sa propre culture juridique. Il y a donc un autre combat qui a lieu pendant ce premier conflit mondial. Celui-ci met face à face des ennemis qui ne correspondent pas aux deux camps en guerre : c’est celui de la tradition constitutionnelle britannique (très largement anglaise) contre ce qu’elle considère comme étant des « idées continentales ». Parmi ces idées « continentales » figure précisément celle d’un droit public marqué quant à lui par une conception volontariste du droit. Dans son ouvrage Écrire la Constitution non-écrite, D. Baranger explique à propos du passage du XIXe au XXe siècle :
[I]l est possible de remarquer que le cadre diceyen n’a pas été remplacé par un autre. Ce qui s’est produit de nouveau au XXe siècle a pris une autre forme : un « droit public » s’est imposé en Angleterre, et avec lui une certaine manière d’aborder l’État dans ses rapports avec les sujets.
Il s’agit ici de montrer que la réflexion qu’ont suscitée les DORA chez les auteurs britanniques a constitué le point de départ de cette autre « manière d’aborder l’État dans ses rapports avec les sujets » au Royaume-Uni. C’est en effet la Première Guerre qui a permis à la doctrine britannique de repenser les conditions d’existence de certaines expressions du volontarisme juridique, et avec ces dernières, l’État.
La nécessité inhérente à la guerre, et plus particulièrement, l’issue très incertaine de cette guerre, imposent une temporalité qui est difficilement compatible avec celle du progrès historique qui sous-tend l’interprétation whig de l’histoire, paradigme de la pensée politique du XIXe siècle. Un auteur comme J. Bryce (1838-1922) s’inscrit encore dans ce paradigme, puisque ce dernier adhère à l’idée que la Grande-Bretagne évolue inéluctablement en une société toujours plus libre : tout comme les Germains, les Anglais ont hérité de la liberté « teutonique ». C’est parce que l’incertitude qui se prolonge dans le temps implique de se départir quelque peu de cette interprétation de la Constitution qu’elle favorise la réflexion sur les justifications d’une action : à défaut de pouvoir assigner un sens à la Constitution, il faut pouvoir compter sur la volonté pour avoir prise sur les événements à venir. Si la Première Guerre mondiale constitue un moment important – et non un moment de rupture ou de changement – de la pensée juridique britannique, c’est précisément parce qu’elle permet à cette dernière d’articuler pensée historique et action, ou encore instant et durée. Et, de manière surprenante, c’est la très détestée prérogative qui a permis cette articulation. Elle l’a permis parce que cette catégorie constitue fondamentalement un lien conceptuel entre le droit constitutionnel, ses limites, et une capacité d’action qui n’est pas « exécutive ». L’articulation entre le droit constitutionnel et cette idée que le droit peut être commandement s’est faite en deux temps. Tout d’abord, le fait qu’il y ait consensus sur l’identité de l’ennemi – l’exercice arbitraire du pouvoir – constitue une condition ayant permis au droit constitutionnel de se poser la question de la légalité de l’action exécutive (I). Mais c’est le droit public qui a ensuite fournit la solution au problème du droit constitutionnel en mobilisant la prérogative comme condition d’existence et origine du droit administratif britannique (II).
I. Le problème du droit constitutionnel
C’est la combinaison de deux courants de pensée qui ont permis la formulation par le droit constitutionnel du problème que posaient les DORA. Pour se poser une question ou poser un problème, il faut d’abord identifier l’obstacle. C’est ce qu’a permis la pensée whig (A). Pour que l’obstacle devienne un problème, il faut ensuite constater qu’on n’a pas de solution immédiate : rien dans le droit de la Constitution de Dicey ne permettait d’avoir recours à la solution de l’état de siège (B).
A. L’identification de l’ennemi commun par la tradition whig
L’ennemi qualifié de commun dont il est ici question est l’ennemi qui est commun aux constitutionnalistes et au gouvernement, notamment à partir de 1915 et de 1916. Peu à peu, le dispositif d’urgence des DORA a en effet suscité de très grandes craintes chez les constitutionnalistes et intellectuels britanniques. C’est ainsi qu’un double despotisme a été dénoncé : le despotisme exercé par le Parlement et le despotisme des idées continentales.
L’un des témoignages doctrinaux les plus instructifs de l’époque où ont été adoptés les Defence of The Realm Acts est probablement celui de T. Baty et de J.H. Morgan dans leur ouvrage publié en 1915 et intitulé War: Its Conduct and Legal Results. La rédaction de cet ouvrage a en effet commencé en 1914 : le ton y est alors assez assuré et relativement serein, mais lorsque le troisième Defence of the Realm Act est publié et qu’un quatrième train de regulations est pris par le gouvernement, le ton de l’ouvrage change définitivement. Ces auteurs écrivent par exemple :
Cela va dans le sens de l’ensemble de nos critiques dans la section précédente, et il s’agit d’une confession notable que les regulations de ces quatre derniers mois sont illégales. Il est au demeurant extraordinaire que personne, autant que nous le sachions, n’aient au cours de ces quatre mois dénoncé ces illégalités.
Les mesures étaient illégales parce qu’elles dépassaient les pouvoirs qui avaient été confiés par la loi au gouvernement. Avant le passage de la loi de consolidation, ces auteurs qualifient les deux premiers DORA de « lex regia », les rapprochent de la loi sur les proclamations d’Henri VIII en 1539 et, comme l’écrivent A.W. Bradley et K.D. Ewing, cette loi est le symbole de son association avec « cette pratique discutable de la délégation du pouvoir d’amender les lois du Parlement à l’exécutif ». Presque mécaniquement sont alors mobilisés les arguments des parlementaires du XVIIe siècle contre les Stuarts, puisque T. Baty et J.H. Morgan écrivent à propos de la loi de consolidation de novembre 1914 :
Jamais dans notre histoire, certainement, l’exécutif n’a exercé de tels pouvoirs arbitraires sur la vie, la liberté et la propriété des sujets britanniques […] Nous devons laisser le lecteur juger par lui-même si ce « despotisme parlementaire », qui rappelle rien de moins que la législation jusqu’à présent réservée aux Protectorats non civilisés, est véritablement nécessaire ou sage.
Il ressort clairement de ces exemples que la tradition whig face à la nécessité brandit la liberté inhérente à l’Englishman.
Au-delà des critiques des mesures liberticides qui ont été prises par le gouvernement que certains écrits renferment, c’est également une défense des fondements philosophiques et politiques du droit anglais face aux idées du continent qui est déployée. Le pamphlet « North Briton » paru en 1917 en est illustratif, car celui-ci reflète une peur de voir disparaître la « sagesse » de la common law devant la tradition juridique continentale. En définitive, c’est la figure effrayante de l’État tel qu’il s’est structuré sur le continent, à travers la raison d’État, qui (ré)apparaît. L’auteur du pamphlet « North Briton » de 1917 critique la nécessité des règlements (regulations) prises par le gouvernement. L’indignation porte bien évidemment sur les restrictions des libertés : liberté de la presse, liberté de réunion et de communication ainsi que sur « l’abdication du Parlement » devant ses responsabilités. Lors de la Première Guerre et encore aujourd’hui, ces critiques sont relativement communes. Un auteur comme C.K. Allen s’interroge également plus tard (en 1945) sur la nécessité de certaines mesures prises en 1914 et 1918 et sur leur lien avec la défense du Royaume. Ce qui nous paraît encore plus fondamental, c’est la peur qu’exprime ce pamphlet de voir la philosophie et en quelque sorte l’esprit des institutions disparaître avec la guerre. Cette crainte est particulièrement perceptible dans le premier chapitre intitulé « Thorough ». Le pamphlet s’ouvre en effet sur cette remise en cause radicale du caractère dit « total » de la guerre et mène une réflexion sur la nécessité qui est plus profonde qu’elle n’y paraît. « North Briton » rappelle que la Constitution britannique est probablement l’apport principal de la Grande-Bretagne à la civilisation, parce qu’il s’agit d’une constitution qui prévient l’apparition de tout pouvoir arbitraire. L’auteur explique ensuite que cette « nécessité » qui est convoquée pour justifier que des atteintes graves à la Constitution soient portées ne débouche finalement sur aucune certitude. Et il est parfaitement perceptible qu’il est insupportable pour cet auteur que la liberté anglaise dépende de la contingence, c’est à dire de l’issue de la guerre. Un peu plus haut, à l’occasion d’une critique acerbe de l’esprit trop impulsif du gouvernement (« push-and-go »), l’auteur du pamphlet exprime sa crainte de « l’idée fixe » qu’il oppose à la sagesse de l’expérience, trait caractéristique du droit politique britannique :
L’autre élément essentiel du « push and go », c’est de se fonder sur des idées préconçues plutôt que sur l’expérience quand il s’agit de déterminer la manière de mener une guerre. Sans qu’ils ne s’en rendent compte, ces radicaux adorent le dieu, jusqu’alors inconnu, de l’idée fixe. Ce n’était pas la guerre qui exigeait la campagne de conscription ou le besoin du service militaire obligatoire […]. Il s’agit d’offrandes à une nouvelle divinité […]. On ne peut pas ne pas voir que cette idéologie rigide est l’exact opposé de l’attitude britannique habituelle, cette attitude pleine d’ingéniosité, [expression] d’un état d’esprit alerte et souple, soucieux d’appliquer les enseignements de l’expérience. Et maintenant, tout comme il y a trois cents ans (c’est-à-dire au XVIIe siècle), ce tempérament continental provient largement de l’étranger ; comme alors, cette influence provient en grande partie directement des Celtes et de la France mais aussi aujourd’hui, de l’Allemagne, que nous imitons, en abandonnant tout amour propre.
Le parallèle avec l’absolutisme des Stuarts est explicite et l’on retrouve cette idée que l’arbitraire et l’absolutisme sont totalement étrangers à la constitution britannique. Une des répercussions concrètes de cette idée est exposée dans le pamphlet à travers la question de conscription et une nouvelle fois, c’est la crainte des « méthodes continentales » qui sous-tend ces développements. Depuis la fin du XVIIe siècle, la Couronne ne peut pas, constitutionnellement, entretenir une armée permanente. C’est pourquoi, le Parlement doit voter une loi tous les ans afin d’autoriser l’existence d’une armée. En s’interrogeant sur la manière dont la question sera réglée après-guerre – puisqu’à partir de 1916, la conscription est universelle –, « North Briton » s’inquiète de la victoire de cet esprit « continental » : « Avec cette admiration généralisée pour les méthodes continentales et ses manières de penser que la guerre a encouragées, de telles solutions typiquement britanniques sont méprisées et en conséquence, les défenseurs de la liberté sont battus sur tous les fronts ».
À partir de 1915, le gouvernement convient lui-même qu’il avait dû aller contre le droit constitutionnel britannique : lors de l’adoption du DORA de 1915, le porte-parole du gouvernement expliqua en effet qu’au moment où la guerre avait été déclarée, « l’argument selon lequel le DORA était du droit nouveau contraire aux traditions constitutionnelles n’avait que peu de portée ». Mais rien dans cette tradition constitutionnelle ne pouvait apporter de réponse pour penser ces illégalités commises dans l’urgence.
B. Le rejet de l’état de siège hors du droit constitutionnel par Dicey
Contre le pouvoir arbitraire, le remède préexistant du droit constitutionnel était le rule of law de Dicey, mais celui-ci ne pouvait pas contenir la solution étant donné que l’auteur avait clairement refusé l’existence d’un état de siège dans son chapitre consacré au « martial law » de l’Introduction à l’étude au droit de la constitution. Cet ouvrage dont la première édition date de 1885 est celui qui fait autorité, à côté de celui de J.-F. Stephen, History of the Criminal Law of England (1883), sur la question du « martial law » à cette époque. Ce chapitre est essentiel à la compréhension de la nécessité et des pouvoirs d’urgence, car c’est bien à A.V. Dicey que les auteurs se réfèrent, à tort ou à raison. A.V. Dicey estime en effet que le « martial law » dans son sens anglais prend ses origines dans la common law. C’est donc cette dernière qui encadre les pouvoirs d’urgence. Plus précisément, l’auteur explique qu’il convient de distinguer deux sens de l’expression « martial law ». Le premier correspond à celui de l’état de siège des lois françaises de 1849 et de 1878, c’est-à-dire, selon l’auteur « la suspension du droit ordinaire et le gouvernement temporaire d’un pays ou de l’une de ses parties par les tribunaux militaires ». Dans ce sens poursuit-il, il n’existe pas de « martial law » dans le droit d’Angleterre : « nous n’avons rien d’équivalent à “la déclaration de l’état de siège”. L’autorité exercée habituellement par les autorités civiles passe entièrement à l’autorité militaire. C’est une preuve irréfutable de la permanence de la suprématie du droit dans notre Constitution ». A.V. Dicey précise dans l’une de ses notes que cette affirmation ne vaut que pour l’Angleterre et non pour d’autres territoires, quand bien même ils feraient partie de l’Empire. En d’autres termes, l’état de siège est applicable à l’Empire, mais non à la Grande-Bretagne. Le second sens correspond au sens anglais. Il s’agit selon Dicey du droit et du devoir reconnu à la Couronne, à ses agents et plus globalement à tous les « citoyens loyaux » par la common law de repousser la force par la force (« repeal force by force ») en cas d’émeute, d’invasion ou de révolte, c’est-à-dire à partir du moment où une fin le justifie. Alors dans ce sens, précise l’auteur, le « martial law » fait bien partie du droit de l’Angleterre. Comme l’explique A.V. Dicey, ce « martial law » n’est pas, comme il l’est en France, conditionné par l’existence d’une force armée. C’est donc bien la common law qui constitue selon Dicey le fondement et l’horizon de l’exercice des pouvoirs d’urgence.
Il est en conséquence évident que les DORA ne mettent complètement en place ni un état de siège à la française – car il n’y a pas à proprement parler de « déclaration d’état de siège » et la nature des cours martiales britanniques est différente de celle des tribunaux militaires français –, ni du « martial law » au sens de la common law, puisque, d’une part, les sujets sont privés d’une partie de leurs droits et libertés et, d’autre part, les autorités gouvernementales et militaires ont le pouvoir de rétablir le fonctionnement les cours martiales. Cette ambivalence de nature est l’une des raisons pour lesquelles les constitutionnalistes reprochent à ces lois de permettre au gouvernement d’exercer des pouvoirs arbitraires, puisque rien d’autre ne peut venir justifier l’exercice de ces pouvoirs par l’exécutif en droit constitutionnel.
C’est ainsi que la Première Guerre mondiale et le dispositif d’urgence britannique pousse jusqu’au bout une contradiction ou plutôt, fait apparaître une zone d’aveuglement dans le droit constitutionnel diceyen, qui correspond au champ d’application du droit administratif. Le problème théorique qui se posait ici au droit constitutionnel, dont le gouvernement avait pris conscience et qui avait été mis en lumière par l’interprétation whig de la constitution était bien celui de la légalité de certains règlements (regulations) qui avaient été prises dans le cadre des DORA. Derrière cette interrogation se trouve le problème posé au droit constitutionnel : celui de reconnaître que le droit peut aussi avoir la nature d’un commandement mais surtout, de retrouver l’auteur de ces commandements. Sur le plan institutionnel, Blackstone écrivait que le Roi « en sa capacité parfaite et immortelle » en tant que détenteur de la prérogative royale « consiste en la branche exécutive du gouvernement », « exécutive » ici ne correspondant pas à l’idée d’un pouvoir qui exécute la loi. Mais le lien entre la prérogative royale et le pouvoir exécutif a été rompu depuis lors et cette vision blackstonienne de la branche exécutive n’est plus vraie à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle. Cette évolution n’avait pas échappé à F.W. Maitland – qui écrivait en 1887 qu’il était temps de changer l’interprétation de la Constitution et qu’il était nécessaire de ne plus « dire que le pouvoir exécutif [était] détenu par le Roi […] », puisqu’il lui semble impossible « de définir la constitution de manière à ne pas inclure la constitution de chacun des départements du gouvernement qu’il soit central ou local, souverain ou subordonné » –, pas plus que cela n’avait échappé à A.V. Dicey. Or, lorsqu’il part de la branche exécutive, le roi emporte avec lui la prérogative et se garde bien, en quelque sorte, de la confier à quiconque. Si bien que rien dans le droit constitutionnel n’était disponible pour penser la manière dont ces regulations pouvaient être contrôlées : ni le droit administratif, puisque ce dernier avait été mis à la porte de la Constitution par A.V. Dicey du moins jusqu’à son article de 1915, ni la prérogative et la possibilité qu’elle contenait de justifier le pouvoir discrétionnaire des départements du gouvernement, puisque le roi l’avait emporté avec lui et que c’était contraire au Bill of Rights 1689. Plus encore, le droit constitutionnel, en identifiant le pouvoir exécutif comme un pouvoir d’action, lui ôtait presque mécaniquement son éventuelle origine qui aurait pu être la prérogative « absolue » ou encore « droit public » et interdisait simultanément qu’il exerce un contrôle sur lui-même, puisque ce contrôle devait être effectué par les cours de common law selon A.V. Dicey. Il fallait bien, en conséquence retrouver quelle volonté était ici à l’œuvre.
Le droit constitutionnel était en conséquence parvenu à poser le problème mais ne pouvait pas, en tous cas à lui seul, avoir la solution. C’était au droit public, en tant qu’il pouvait comprendre le droit administratif, d’apporter la solution à ce problème du contrôle de l’exercice des pouvoirs qui ne pouvait pas se résoudre en terme de « constitutionnalisation » comme l’ont écrit les auteurs américains, mais bien à partir de ce qui était commun à la tradition constitutionnelle britannique et à l’action : la prérogative et plus précisément, la prérogative absolue.
II. La solution du droit public
L’apparition du droit administratif au Royaume-Uni et avec elle, du droit public, n’a pu se faire qu’une fois que la prérogative absolue ou extraordinaire a été écartée par les cours comme fondement possible d’un pouvoir d’action (A). Une fois cette séparation effectuée, un régime de l’urgence a pu émerger en droit britannique qui reconnaissait le pouvoir au Parlement d’habiliter le pouvoir exécutif à agir en cas d’urgence, permettant ainsi la reconnaissance d’un droit administratif outre-manche (B).
A. Réactivation et éclipse de la prérogative
La guerre « contre le droit public » qu’évoquait « North Briton » a en réalité permis au droit constitutionnel de distinguer entre la discrétion, l’arbitraire, l’absolutisme et le volontarisme juridique. C’est ainsi que les DORA ont permis au droit constitutionnel de trouver une place pour la prérogative qui a pu coexister avec le rule of law, du moins jusqu’à ce qu’elle ne soit à nouveau radicalement critiquée, dans les années 1990. Très schématiquement, c’est à partir des juristes de l’époque des Tudors que la Prérogative prend une certaine autonomie par rapport à la personne « naturelle » du Roi. Ces juristes ont fait la distinction entre un pouvoir absolu exercé pour « les affaires de l’État » et sur lequel « les cours ordinaires n’avait pas de contrôle effectif », ou encore des « pouvoirs discrétionnaires » d’un côté, et un pouvoir ordinaire « qui s’exerce à travers le Parlement et les cours de common law » de l’autre. C’est sur le fondement de cette prérogative extraordinaire ou absolue que les Stuarts ont tenté de fonder l’absolutisme, assimilant alors pour une longue période cette prérogative absolue, l’absolutisme et l’exercice arbitraire du pouvoir. Keir et Lawson expliquent que cette tentative s’appuie sur la difficulté de concevoir un pouvoir indéfini dans une sphère définie. Les Stuarts ont donc cherché à assimiler l’exercice absolu d’un pouvoir dans un domaine délimité avec l’existence d’un pouvoir absolu pour la défense du Royaume. L’existence de cette prérogative en cas d’urgence avait été reconnue par le Ship Money case (R. vs Hampden) de 1637, de même que d’autres utilisations de la prérogative avaient été considérées comme légales. Nous savons que la tentative des Stuarts a échoué puisque, à l’occasion de grandes affaires au XVIIe siècle, ce pouvoir extraordinaire a été très fortement limité, aussi bien sur le plan du pouvoir législatif que sur celui de la jurisdictio, pour être ensuite encadré par le Bill of Rights 1689. Cependant, en dépit de la souveraineté du Parlement, comme l’écrivent Keir et Lawson, « cette vieille théorie de la prérogative qui comprenait l’existence d’une autorité discrétionnaire en la personne du roi mais qui revendiquait sa nature et son étendue n’a jamais complètement disparu ». Qu’elle montre son visage rassurant lorsqu’elle est « prééminence spéciale du roi en vertu de sa dignité royale » (W. Blackstone) ou, à l’inverse, menaçant, lorsqu’elle est « un résidu d’autorité discrétionnaire ou arbitraire laissée à la Couronne » (A.V. Dicey), la prérogative ne disparaît pas : elle subsiste et surtout, elle subsiste avec ses deux visages, avec cette possibilité permanente de glissement entre un pouvoir permettant au « gouvernement de fonctionner » dans n’importe quelles circonstances et un pouvoir absolu parce qu’en temps de guerre, la sphère définie de la prérogative devient précisément, indéfinie et ce d’autant plus que l’issue de la guerre paraît lointaine et incertaine. Pendant la Première Guerre mondiale, cette prérogative s’est montrée sous ces deux visages. Elle s’est d’abord montrée sous son visage de pouvoir absolu, puis sous celui d’un exercice absolu d’un pouvoir (discrétion) dans des circonstances spécifiques.
Les cours « ordinaires » semblent sortir de leur sidération à partir de 1917. C’est ainsi que la décision dans l’affaire R. vs Halliday ex parte Zadig reconnaît, au fond, l’existence d’un pouvoir absolu quand bien même le Parlement aurait habilité le gouvernement à agir. Dans cette affaire relativement célèbre, le règlement (regulation) n’a pas, en effet, été considéré ultra vires, mais l’opinion dissidente de Lord Shaw met en lumière les enjeux de la décision :
[L]e pouvoir d’édicter des règlements pour la sureté publique et pour la défense du Royaume est conféré par la loi à sa Majesté en conseil. Au cours de la discussion, on a fait incidemment allusion à ce pouvoir en le rattachant à la Prérogative royale. Si jamais quelque légèrement que ce soit, cette prérogative est associée aux actes exécutifs accomplis en dehors d’une autorisation parlementaire expresse, ce sera un jour néfaste : cette route conduit à la révolution.
Le Times, le 21 janvier 1916, fut « heureux de voir que l’Attorney General n’a pas, une fois de plus, invité les tribunaux à prendre en considération ses théories sur la Prérogative royale ». Cette crainte d’un pouvoir absolu a notamment eu pour effet de mettre en lumière le fait qu’en réalité, depuis la fin du XVIIe siècle et en dehors des mécanismes du régime parlementaire, les pouvoirs de la Couronne et les différents organes du gouvernement étaient très peu contrôlés et que la common law en étaient l’explication principale. C’est également ce qu’explique Willis en 1933 à propos de l’habilitation législative (« delegated legislation ») :
On considère généralement qu’avec la fuite de Jacques II, disparurent les velléités de la Couronne de légiférer sur le fondement de la prérogative. Cela laissa un Parlement qui était suprême non seulement en théorie mais également en pratique. Mais précisément parce que ce Parlement est suprême et hors de tout contrôle de pères fondateurs, il fut capable de redonner à l’exécutif beaucoup des pouvoirs qui, en 1688, semblaient avoir disparu pour toujours. Nous avons fait un tour sur nous-même. Une fois de plus, les départements [du gouvernement] revendiquent des pouvoirs aussi importants que ceux qui étaient exercés en vertu de la prérogative, mais cette fois-ci, ils se dérobent du regard des cours en s’abritant derrière le Parlement.
Ce n’est qu’une fois que la prérogative a été écartée comme fondement d’un pouvoir d’action que le Parlement a pu se voir reconnaître un pouvoir d’habilitation législative. Ce sont les cours de common law qui ont joué un rôle essentiel dans cette reconnaissance. L’opinion de Lord Shaw citée ci-dessus ouvrait bien une brèche : les actes du gouvernement pouvaient faire l’objet d’un judicial review et être ultra vires. C’est ainsi que la décision Chester vs Bateson et la décision Att. Gen. Vs De Keyser’s Royal Hotel Ltd traduisent une reprise en main de leur fonction de contrôle par les cours. Ces décisions montrent que les cours acceptent de contrôler l’exercice de la discrétion par le gouvernement de ses pouvoirs, puisqu’il s’agit des rares exemples dans lesquels ces dernières estiment que l’exécutif a agi ultra vires. Avant ces décisions ou en dehors de ces décisions, la règle, qui devait être spécifiée par les statutes qui interdit aux cours de contrôler l’exécutif dès lors qu’il s’agit d’affaires politiques et administratives, est écartée. Les cours changent d’attitude et cela marque une étape importante puisque, quand bien même le gouvernement a reçu ici une habilitation, le respect des limites de cette habilitation est effectivement contrôlé par les cours ordinaires ou de droit commun : voici l’autre face de la prérogative, celle qui s’exprime à travers les cours de common law.
Ensuite, l’institutionnalisation de la distinction entre le contrôle de légalité des actes de l’exécutif et le contrôle de leur conformité à une certaine idée de la nécessité, se clarifie. En termes de procédure, cela se traduit par la séparation du contrôle de la discrétion par les cours (vires) et le contrôle du « merit » de la mesure, qui, lui, est réservé au Parlement. Cette distinction apparaît notamment dans la décision Attorney General vs Wilts United Dairies Ltd. Le point était de savoir si le food controller pouvait légalement prélever deux dollars par gallon de lait importé. La compagnie Wilts United Dairies estimait que cela était illégal et demandait le remboursement de ce que les juges ont eu des difficultés à qualifier de taxe ou d’impôts. Les juges se sont concentrés sur la question de l’étendue de l’habilitation et n’ont pas envisagé qu’il relevait de leur compétence de se prononcer sur la nécessité de la mesure :
Dans ces circonstances, si un agent de l’exécutif cherche à justifier une charge financière au bénéfice de la Couronne […], celui-ci doit montrer clairement que le Parlement a autorisé cette charge précise.
Cette séparation ou distinction est capitale, parce qu’elle détache définitivement l’exercice des pouvoirs d’urgence du fondement de la prérogative : en faisant techniquement de la loi le fondement exclusif de son contrôle, le Banc du Roi ici exclut clairement un autre fondement que cette loi. Ainsi, les pouvoirs d’urgence font l’objet d’un « judicial review » (vires) et ne peuvent avoir d’autre fondement que le principe de légalité car, à part le cas où un organe du gouvernement soutient que le pouvoir sur lequel il se fonde dérive historiquement de la prérogative en common law, le judicial review ne peut jamais être utilisé par les cours pour discuter de la validité ou de la constitutionnalité d’une loi (statute). Ainsi, l’objectif n’est pas de dégager un principe de constitutionnalité, mais bien de contrôler le gouvernement en tant qu’il exerce une fonction d’exécution et d’administration – un pouvoir d’action – et ainsi d’exclure presque mécaniquement la prérogative comme fondement de ces pouvoirs d’urgence à partir du moment où le gouvernement ne revendique pas l’origine de la prérogative. En d’autres termes, quand la prérogative « absolue » s’éclipse, son autre visage apparaît – celui de la prérogative « ordinaire », soumise cette fois ci au contrôle des cours et au statute law, expression de la volonté du souverain. En droit administratif, cela s’appelle l’habilitation législative. Encore fallait-il que la doctrine britannique l’analyse majoritairement de cette manière. C’est chose faite à partir de la fin 1920 : la question des pouvoirs d’urgence ainsi que les bouleversements idéologiques du début du siècle ont permis au droit constitutionnel et au droit administratif d’être pensés ensemble, dans une perspective qui est bien celle de l’État.
B. L’investissement d’une zone d’aveuglement : la reconnaissance du droit administratif
C’est à partir des années 1920 que la littérature de l’Administrative Law s’est développée en Grande-Bretagne. Il est possible de citer les ouvrages de Robson, Justice and Administrative Law (1928), C.T. Carr, Delegated Legislation (1921), F.J. Port, Administrative Law (1929), ou encore les articles de D.M. Gordon. Quelques critiques de « la bureaucratie » apparaissent, mais elles ne sont pas nécessairement l’œuvre de la doctrine. Il est également possible de mentionner le New Despotism de Lord Hewart qui dénonçait encore le « non respect de la loi » (« lawlessness ») par les départements gouvernementaux et qui reflète encore la tradition diceyenne consistant à donner au rule of law comme l’écrit Allen, « une perfection […] qu’il ne possède pas ». C’est bien l’ensemble de la période qui se plonge dans l’Administrative Law, y compris le gouvernement puisqu’est publié en 1932 le rapport du comité sur les pouvoirs des ministres (Committee on Minister’s Powers). D.M. Gordon est chargé de commenter ce rapport à la Law Quarterly Review et il est très intéressant de constater que ce dernier s’attache principalement à démontrer que le présupposé diceyen pour penser l’Administrative Law, c’est-à-dire l’opposition entre le « judicial » et l’« administrative », pouvait et devait être remis en cause. Cela est révélateur d’une compréhension nouvelle de « l’exécutif ». La thèse générale de l’article est en effet que l’existence d’un droit administratif ne dépend pas de l’existence de juridictions spécifiquement administratives. Selon D.M. Gordon, la fonction de justice recouvre celle de l’administration car il entend « administrative » comme signifiant « qui a le pouvoir de créer du droit », qui a un pouvoir normatif. Les « tribunaux administratifs » ont ainsi pour trait distinctif de créer du droit en fonction de la politique et des contingences alors que les cours « judicial » doivent protéger des droits et des responsabilités préexistantes. Le terme de « legislation » est ainsi en train de changer de sens : produire des normes n’est plus l’apanage exclusif du Parlement.
C’est ainsi que les DORA sont intégrés dans une histoire plus large qui est celle de l’habilitation législative auquel tout ouvrage britannique de droit administratif consacre un chapitre. Il s’agit alors de relire l’histoire constitutionnelle britannique sous l’angle des pratiques d’habilitation, histoire qui remonte systématiquement à l’Act of Proclamations 1539 de Henri VIII, qui souligne une période de fort développement au XIXe siècle, avant d’évoquer la première moitié du XXe siècle. Le point de départ de cette histoire n’est bien évidemment pas anodin : faire de l’Act of Proclamations de 1539 l’origine de l’habilitation législative en droit public britannique participe de la reconnaissance par le droit public de la différence entre la prérogative, l’absolutisme, l’exercice arbitraire du pouvoir et le volontarisme juridique. La prérogative cesse ainsi de menacer le droit constitutionnel britannique parce qu’elle a été le moyen par lequel ce dernier a pu être articulé avec le droit administratif. C’est de cette manière que les DORA ainsi que leur application ont permis à l’État de se faire une place dans la Constitution.
Après 1918, le Parlement consolide ces pouvoirs et met en place une procédure qui lui permet de contrôler régulièrement l’exercice des pouvoirs d’urgence par l’exécutif. C’est ce qu’il fait notamment dans l’Emergency Powers Act de 1920 (10&11 Geo. V) qui fixe un cadre de contrôle parlementaire. Cette loi de 1920 dispose par exemple que lorsque le gouvernement l’estime nécessaire, ce dernier doit proclamer l’existence d’un état d’urgence (« state of emergency ») qui permette au gouvernement de prendre des mesures d’urgence. Ce dernier doit en informer immédiatement le Parlement qui, s’il n’est pas en session, doit être convoqué dans les cinq jours. En outre, aucune mesure ne peut avoir effet plus de sept jours si elle ne fait pas l’objet d’une résolution devant les deux Chambres. La section 3 précise qu’aucune regulation ne peut prévoir une peine ou un emprisonnement sans jugement préalable. Tant l’Emergency of Powers (defence) Act 1939 que l’Emergency Powers (Defence) Act 1940 ont repris, en les adaptant, ces mécanismes de contrôle parlementaire régulier des mesures d’urgence prises par le gouvernement. Il faut néanmoins souligner, d’une part, que l’effet de ce contrôle fait que, historiquement, le gouvernement a exercé des pouvoirs peut-être encore plus importants lors de la Seconde Guerre qu’au moment de la Première et, d’autre part, évoquer la regulation 18b qui autorisait le ministre de l’intérieur (Home Secretary) à détenir une personne suspectée d’intelligence avec l’ennemi sur le fondement de ses soupçons. Ce mécanisme trouve encore une expression dans les lois d’urgence de 1939 et de 1940 qui ajoutent un chaînon dans la délégation : le Parlement habilite, l’exécutif prend des règlements (regulations) qui sont elles-mêmes des mesures d’habilitation (enabling legislations). En dépit du non-respect des limites des habilitations en chaîne, il est ici certain qu’une place est définitivement faite à l’Administrative Law.
Il ne restait plus qu’à penser l’autre terme de la relation État/sujets. C’est précisément ce à quoi se sont employés et s’emploient encore des auteurs comme A.W. Brian Simpson ou encore K.D. Ewing et C.A. Gearty, qui envisagent les DORA et la législation d’urgence de la Seconde Guerre mondiale du point de vue de l’individu et des droits de l’homme. Dans ces ouvrages écrits presqu’un siècle après la Première Guerre, il est intéressant de constater que le rule of law diceyen qui constituait l’un des piliers du droit constitutionnel en 1914 est envisagé par ces deux auteurs comme une « valeur », une « métaphore » ou encore « un principe ». C’est ainsi que se profile un autre paradoxe : le rule of law de Dicey est aujourd’hui critiqué au moyen des valeurs qu’il est censé porter. Ce mouvement d’abstraction du rule of law est probablement à relier à l’apparition du droit administratif. Quoiqu’il en soit, lorsqu’il s’agit de lutter contre le terrorisme, la catégorie convoquée par les publicistes anglais est bien encore celle de la prérogative puisque A.W. Bradley et K.D. Ewing écrivent dans leur ouvrage :
Mais si, par exemple, une urgence nécessite que les forces armées prennent des mesures immédiates contre une action terroriste à l’intérieur du Royaume-Uni, il est possible que […] la propriété privée dont on aurait besoin pour atteindre l’objectif soit occupée en vertu de la prérogative.
Sur le chemin allant de l’État aux sujets, on rencontre toujours la prérogative : elle peut être un obstacle, mais elle n’est pas un problème pour le droit public britannique.
Céline Roynier est l’auteur d’une thèse intitulée Le problème de la liberté dans le constitutionnalisme britannique (soutenue en décembre 2011) et professeur de droit public à l’université de Rouen.
Pour citer cet article :
Céline Roynier « Le droit public britannique et la guerre », Jus Politicum, n°15 [https://juspoliticum.com/articles/Le-droit-public-britannique-et-la-guerre]