René de La-Tour-du-Pin et l’idée de constitution nationale
Souvent citée au titre du catholicisme social ou du corporatisme, l’œuvre de René de La-Tour-du-Pin (1834-1924) se présente comme une contestation globale de l’individualisme de 1789 et de ses conséquences politiques et juridiques. À l’idée d’État centralisé possesseur de la souveraineté, source unique du droit (le « césarisme »), il oppose la conception ancienne de droits divers opposables à l’État et penche pour une monarchie limitée et sans partage. D’audience modeste à son époque, sa pensée aura une influence importante à droite jusqu’aux années 1940.
René de La-Tour-du-Pin and the idea of national constitution
Often cited in the context of social Catholicism and corporatism, the works of René de La-Tour-du-Pin (1834-1924) constitute a global contestation of the individualism which prevailed with the French Revolution. As opposed to the idea of a centralized sovereignty-possessing State as the exclusive source of Law (“Cesarism”), René de La-Tour-du-Pin argued for a return to an older conception of various sets of rights opposable to the State. He thus formulates a preference for a form of monarchy within which power – although not shared – is nevertheless limited. His audience may have been relatively modest, but the influence of René La-Tour-du-Pin on right-wing politics nevertheless remained quite significant until the 1940s.
René de La-Tour-du-Pin und die Idee einer nationalen Verfassung
René de La-Tour-du-Pin n’a pas laissé une marque profonde dans l’histoire des idées politiques. La plupart des manuels généraux mentionnent son nom et certains lui consacrent quelques lignes, en le rattachant soit à la contre-Révolution, dont il est l’héritier (Bonald, Maistre), soit au maurrassisme, auquel il fournit sa théorie économique ; mais presque aucun ne lui dédie un développement à part. Pour en apprendre davantage, il faut se reporter à des ouvrages plus spécifiques, centrés soit sur le mouvement de pensée auquel il est couramment associé, le catholicisme social, soit sur l’idée dont il fut le maître au XIXe siècle, l’idée corporative.
Concernant le catholicisme social, La-Tour-du-Pin est, avec Albert de Mun, l’un de ceux qui l’ancrent dans le conservatisme, en lui donnant la « couleur politique » que fixera Léon XIII dans Rerum Novarum. Dans son étude classique sur les débuts du catholicisme social, Jean-Baptiste Duroselle avait montré que cette couleur n’était pas inscrite dans les gènes du courant, et que la jonction entre le catholicisme et l’ouvriérisme au XIXe siècle, née de l’intérêt porté par une minorité de catholiques à la question ouvrière, s’était d’abord dispersée dans une multitude de branches, conservatrices (légitimistes et réactionnaires dominés par les figures charismatiques de Villeneuve-Bargemont et Armand de Melun), libérales (Frédéric Ozanam, Charles de Coux) ou socialistes (Philippe Buchez). Ce n’est qu’à partir du Second Empire que la branche conservatrice s’impose et que le courant social du catholicisme français, au bout de trente ans, se rassemble à droite. Telle est la situation dont héritent La-Tour-du-Pin et Albert de Mun en 1871. Leur entrée en scène confirme et accentue cet ancrage conservateur : monarchistes fervents, hostiles aux principes de 1789, ils dotent le catholicisme social d’une armature intellectuelle issue de la contre-révolution, ce qui, suggère Duroselle, expliquera leur manque d’emprise sur les masses, hostiles à leur paternalisme et méfiantes devant leur image droitière. Les socialistes chrétiens n’enseignaient-ils pas quelques décennies plus tôt que la Révolution était la continuation du christianisme ?
Mais plus encore que le catholicisme social, c’est à travers l’idée corporative que le nom de La-Tour-du-Pin est passé à la postérité. Pendant l’entre-deux-guerres, lors du grand retour de cette idée comme alternative au capitalisme, tous les corporatistes se revendiqueront de lui. La-Tour-du-Pin connaît ainsi une heure de gloire posthume dans les années 1920 et 1930, y compris à l’étranger, avec un pic lors du centenaire de sa naissance en 1934. On publie des articles et des livres sur sa pensée, on soutient des thèses ; sans suivre forcément toutes ses idées (la référence rituelle n’est pas toujours la marque d’une fidélité absolue), les auteurs puisent chez lui des arguments, qu’il s’agisse de critiquer l’usure, de réfléchir à l’organisation interne des corporations (question qui intéresse les juristes comme Jean Brèthe de la Gressaye et Roger Bonnard), à la nécessité d’un patrimoine corporatif ou au rôle de l’État face aux corporations. À l’Action française, où Maurras calque son programme économique sur ses idées, Firmin Bacconier crée le « Cercle La-Tour-du-Pin », émanation de l’Union des Corporations Françaises. De tous les précurseurs, La-Tour-du-Pin apparaît comme le plus systématique, le plus précis et le plus moderne ; ses prédécesseurs, notamment les légitimistes de la Monarchie de Juillet, se contentaient de rêver au rétablissement de l’Ancien Régime, sans pousser aussi loin la conceptualisation, et le leader du catholicisme social sous le Second Empire, Armand de Melun, avait sur la corporation des positions hésitantes (il finira d’ailleurs par se ranger au libéralisme). La-Tour-du-Pin, lui, n’apparaît pas anachronique aux yeux des auteurs des années 1920 et 1930, qui ont pu le côtoyer et subir directement son influence.
Mais en retour, le rejet de l’idée corporative après Vichy explique la mise à l’écart de La-Tour-du-Pin dans la deuxième moitié du XXe siècle, quelles que soient les différences entre son corporatisme d’inspiration moyenâgeuse et le corporatisme étatiste de Vichy ; tout ce qui s’apparente au corporatisme est repoussé en bloc, sans distinction. « Le terme de “corporation” […] est devenu insupportable pour une oreille française depuis la Seconde guerre mondiale », constate Alain Supiot ; « pour un français, le mot “corporatisme” se trouve placé, tel un épouvantail, au croisement de deux champs sémantiques : celui des privilèges indus que la Révolution de 1789 n’a pas suffi à éradiquer […] et celui de la collaboration honteuse qui a caractérisé la politique du régime de Vichy […] Le résultat est que plus personne ne se réclame aujourd’hui officiellement du corporatisme ». La-Tour-du-Pin subit le contrecoup de cette relégation : couramment cité dans l’entre-deux-guerres, il disparaît après 1945, les principales allusions à son œuvre étant le fait d’une littérature d’extrême-droite qui se recommande de lui pour critiquer le capitalisme. À l’Université, sa pensée a fait l’objet de deux thèses en 1973 et 1991, mais n’a globalement pas suscité l’intérêt des chercheurs.
Si l’on en revient au catholicisme social et à l’élaboration de l’idée corporative, l’importance de La-Tour-du-Pin n’y fait cependant aucun doute. D’une certaine manière, le catholicisme social ne commence même qu’avec lui : les tentatives antérieures des catholiques pour se rapprocher du prolétariat, estime Duroselle, ne font que préfigurer le « vrai » catholicisme social, celui de l’Œuvre des cercles catholiques d’ouvriers. Et, au sein l’Œuvre, c’est La-Tour-du-Pin qui s’occupe de la théorie : De Mun est surtout occupé par l’action parlementaire, Maurice Maignen, fondateur des premiers cercles d’ouvriers dans les années 1860, par l’action sociale et l’évangélisation du prolétariat, et Léon Harmel, par la mise en pratique des principes de l’Œuvre dans ses usines.
L’importance de la pensée de La-Tour-du-Pin doit à l’ampleur des observations qui la nourrissent. Ampleur temporelle : La-Tour-du-Pin, né en 1834 et mort en 1924, voit se dérouler sous ses yeux la révolution des sciences et de l’industrie, s’installer en France le régime du salariat, apparaître le prolétariat ; au plan politique, il connaît deux guerre et quatre constitutions. Ampleur spatiale : sa carrière militaire l’emmène dans de nombreux pays, où il observe les conditions de vie des classes laborieuses et côtoie les grands noms du catholicisme social. A Aix-la-Chapelle, où il est emprisonné en 1870, il découvre les idées d’Emmanuel Ketteler, évêque de Mayence, pilier du catholicisme social allemand ; à Vienne, où il est attaché militaire de 1877 à 1881, il prend langue avec le parti social chrétien – Karl von Vogelsang (Das Vaterland), le Comte de Blome, le Baron de Kuefstein, les princes de Liechtenstein, etc. Personnalités qu’il retrouve à partir de 1884 dans « l’Union de Fribourg », le cercle dirigé par Mgr Mermillod, évêque de Lausanne et Genève, qui exercera une grande influence sur l’Encyclique Rerum Novarum. Ainsi La-Tour-du-Pin jouit-il d’une vision européenne des problèmes et d’un contact direct avec les sources du catholicisme social, qu’il fait connaître en France par ses recensions d’ouvrages, ses nécrologies et ses traductions.
Il serait cependant dommage de n’envisager La-Tour-du-Pin que sous les étiquettes de « catholique social » et de « théoricien du corporatisme ». Loin de se limiter à ces aspects, son œuvre offre en effet une théorie complète et systématique, à la fois religieuse, économique et politique. Cette théorie s’appuie sur anthropologie et une sociologie ; elle comprend une vision de l’histoire (comment interpréter l’évolution de l’Occident) ; elle débouche sur des conceptions politiques (qui doit gouverner, qu’est-ce que le régime représentatif, quelles sont les limites du pouvoir). Aussi, malgré ses dimensions modestes (l’essentiel tient dans un recueil d’articles, Jalons de route, et dans un petit volume intitulé Aphorismes de politique sociale), elle compte parmi les œuvres significatives de la fin du XIXe, et il serait injuste de réduire son auteur à son action charitable ou à ses propositions de législation du travail.
Avant d’en venir à l’analyse, complétons la biographie. René de La-Tour-du-Pin, comte de Chambly, marquis de la Charce, est issu d’une vieille famille dauphinoise de tradition militaire, qui a donné une quinzaine d’officiers généraux à l’Ancien Régime. Ses aïeux se sont installés dans l’Aisne, à Arrancy, où son grand-père et son père, propriétaires terriens et châtelains, ont occupé les fonctions de maire. La-Tour-du-Pin reçoit une éducation sévère et chrétienne, sous l’égide d’une bonne westphalienne grâce à qui il apprend l’allemand. Ses parents, catholiques fervents et aristocrates paternalistes, lui enseignent les devoirs des classes supérieures à l’égard des classes inférieures, et ceux des propriétaires à l’égard de la communauté locale – « Souviens-toi que tu ne seras jamais sur cette terre qu’un administrateur pour ses habitants », lui répète son père. À 18 ans, il entre à Saint-Cyr, puis sert en Crimée (1856), en Italie (1859) et en Algérie (1866). En 1870, il est fait prisonnier à Metz, et retenu en captivité à Aix-la-Chapelle en compagnie d’un autre soldat, Albert de Mun. Ensemble, ils découvrent le livre d’Émile Keller, L’Encyclique du 8 décembre 1864 et les principes de 1789, où le député alsacien oppose les principes de la Révolution à ceux du texte de Pie IX. C’est une révélation : De Mun et La-Tour-du-Pin se persuadent que les malheurs de la France viennent des bouleversements de 1789. C’était « l’exposé simple, net et énergique de la vérité catholique et de l’erreur révolutionnaire, des principes de la société chrétienne et des faux dogmes de la société moderne, se souviendra De Mun. Sa lecture nous remplit de la plus vive émotion. Il nous sembla que, dans l’obscurité de notre douleur, une lumière inondait nos esprits ». Ainsi commencent-ils une réflexion sur l’état du pays, sur la cause du mal – le libéralisme de 1789 – et sur le remède – le remplacement du libéralisme par le corporatisme.
De retour en France pendant la Commune, La-Tour-du-Pin entre au service du gouverneur de Paris, le général de Ladmirault, qu’il a déjà servi en Algérie. Il prend en charge le service politique de l’état de siège, tandis que De Mun est chargé de la presse et des théâtres. Il publie ses réflexions sur la défaite et fréquente Frédéric Le Play, qui exercera sur lui une profonde influence – l’une des rares qu’il se reconnaisse. La même année, il rencontre aussi Maurice Maignen, fondateur à Montparnasse d’un cercle de jeunes ouvriers catholiques. Admiratif, La-Tour-du-Pin réfléchit sur la manière de donner du retentissement à cette institution. Le 23 décembre 1871, avec huit compagnons dont Maignen et De Mun, il fonde « l’Œuvre des cercles catholiques d’ouvriers », qui deviendra l’organe principal du catholicisme social français. La-Tour-du-Pin y apporte son savoir-faire et s’y impose en théoricien à travers le « Conseil des études », créé en 1872, et la revue Association catholique, qui paraît à partir de 1876. Très virulent contre le libéralisme économique, il s’attire une réputation d’auteur socialisant qui lui vaut d’aller s’expliquer devant Léon XIII. Selon l’anecdote, le Pape se serait exclamé, au terme des explications de La-Tour-du-Pin : « Mais, mon fils ! Ce n’est pas du socialisme, cela ! C’est du christianisme ! » Les idées de La-Tour-du-Pin, mûries et enrichies au sein de l’Union de Fribourg, contribuent ainsi à la réflexion qui conduira à Rerum Novarum.
Lors du centenaire de la Révolution de 1789, La-Tour-du-Pin est à l’origine d’une série de contre-manifestations en réponse aux célébrations officielles organisées par la IIIe République. On peut noter deux initiatives. La première a lieu dans le cadre de l’Œuvre : une vaste enquête, avec un questionnaire préparé par l’Œuvre et envoyé dans toute la France, pour connaître l’état réel du pays depuis cent ans et substituer « le jugement impartial de l’histoire » à « la légende de “l’ère moderne” ». La seconde, indépendante de l’Œuvre, est due principalement à La-Tour-du-Pin et au futur député ardéchois Hyacinthe de Gailhard-Bancel : il s’agit de célébrer les cent ans des derniers États libres du Dauphiné, qui se tinrent à Vizille en 1788, en en convoquant de nouveaux, avec la même organisation (représentation par métiers, par « corps d’états » – d’où le nom d’« États ») et la même mission (rédiger des « cahiers » pour faire connaître les revendications du peuple). La première réunion a lieu en octobre 1888 à Romans ; elle est suivie de 17 autres en province puis d’États généraux à Paris en juin 1890. Mais les résultats restent maigres, et l’initiative s’essouffle après deux assemblées supplémentaires, en 1891 à Romans et en 1893 à Voiron.
Entre-temps, en 1892, La-Tour-du-Pin, monarchiste inflexible et fidèle au Comte de Chambord, a rompu avec le Pape qui préconise le ralliement à la République. (Il n’hésite pas en privé à qualifier l’encyclique Au milieu des sollicitudes d’« auguste bafouillage »). Désobéissance inadmissible pour De Mun qui, la mort dans l’âme, l’exclut du mouvement (« Je sais que c’est châtrer l’Œuvre, mais vous n’êtes plus possible à sa tête »). La-Tour-du-Pin y reprendra sa place en 1893 avant de démissionner définitivement en 1895.
Il se retire à Arrancy, dont il est maire depuis 1892, et assiste régulièrement à Paris aux conseils d’administration des Chemins de fer de l’Est, où il est entré en 1884. Il continue d’écrire des articles, prend part aux célébrations du quatorzième centenaire du baptême de Clovis en 1896 à Reims et, au plan politique, se rapproche de l’Action française. Il meurt en 1924, âgé de 90 ans.
Comme tous les contre-révolutionnaires, La-Tour-du-Pin est habité par la nostalgie d’un ordre ancien, largement mythifié, qui lui fournit un point de comparaison pour critiquer le monde contemporain. On retrouve chez lui la même démarche que chez Bonald : tous deux considèrent en quelque sorte que l’histoire a déraillé en 1789, et qu’il faut la remettre sur le bon chemin. Un virage anormal s’est opéré dans le cours des choses, une torsion, comme une maladie qui aurait frappé un corps sain. Cette conception s’incarnait chez Bonald dans la notion de « société constituée » ; il n’y a de « vraie » société que celle qui a ses faveurs, les autres méritant à peine d’être appelées des sociétés – ce sont des approximations, comme un monstre est l’approximation d’un homme bien formé. On trouve la même idée chez La-Tour-du-Pin à ceci près que ses préférences, contrairement à celles de Bonald, ne le portent pas vers l’Ancien Régime mais vers la société du Moyen Age, les fameux « siècles chrétiens » dont l’Ancien Régime était, déjà , une perversion.
La-Tour-du-Pin découpe ainsi l’histoire en trois grandes phases : l’antiquité (« la cité antique »), le Moyen Age (« la cité chrétienne ») et la modernité (« la cité moderne »). Découpage schématique, il ne s’en cache pas (« L’histoire sociale de l’humanité, reconnaît-il, est infiniment variée dans les types qu’elle nous retrace »), mais peu importe : ce n’est pas l’humanité entière qui l’intéresse mais « les civilisations les plus avancées des âges historiques », autrement dit l’Europe ; et surtout, il n’est pas historien mais interprète, il ne donne pas une analyse mais une synthèse, en jetant sur le passé un regard panoramique pour discerner les lignes de force de « l’évolution historique ».
Cette théorie de l’histoire n’est bien sûr pas assez élaborée pour qu’on ajoute le nom de La-Tour-du-Pin aux grands historicismes du XIXe siècle, à côté de Comte ou de Marx. Mais sa démarche est bien celle des historicismes, tels que les a définis Popper : choix d’un facteur privilégié (l’évolution de l’esprit chez Comte, les rapports de production chez Marx), découpage de l’histoire (les trois « états » chez Comte, les cinq « modes de production » chez Marx), prédiction de l’avenir (positivisme religieux, communisme, etc.) Chez La-Tour-du-Pin, le critère est philosophico-religieux : c’est la conformation de la société aux principes d’organisation du droit naturel, inscrits dans l’Évangile ; le découpage débouche sur la distinction des trois « cités » que nous venons d’énumérer ; la prédiction, c’est l’avènement inévitable du socialisme, aboutissement de la société moderne.
Quels sont les grands traits des trois cités ?
La « cité antique », d’abord : toujours porté à valoriser le passé, La-Tour-du-Pin la montre sous un jour plutôt favorable, en mettant en avant ses mérites – reconnaissance du droit naturel, organisation aristocratique, respect des droits et libertés. Quoique païenne, elle annonçait ainsi certains traits de la cité chrétienne. Mais elle avait un défaut inexcusable : l’esclavage. La condition d’esclave, « juridiquement monstrueuse », suffit à La-Tour-du-Pin pour la condamner.
Vient ensuite la « cité chrétienne », c’est-à -dire le Moyen Age. Époque bénie et heureuse, la meilleure société possible, conforme au christianisme. Contrairement à la cité antique, elle ne prive personne de ses droits : droits divers selon les conditions de chacun, comme de juste dans une société bien constituée, c’est-à -dire inégalitaire, mais droits garantis pour tout le monde. « Tout ce qui est humain y trouve place, des places diverses sans doute, mais un égal respect ». Contrairement à la cité moderne, cette cité n’organise pas une compétition généralisée entre ses membres ; elle est basée sur un autre principe, celui de l’association des individus, c’est-à -dire de la solidarité – association des habitants dans les communes, association des faibles et des forts à travers le lien féodal, association des travailleurs dans les corporations. Ainsi, chacun est à sa place, d’où il soutient les autres : il n’y a pas d’égalité, puisque les positions sont variées dans la société, mais il n’y a pas pour autant d’injustice, car chacun a des droits et accepte en son for intérieur cette organisation dont il tire avantage. La religion favorise par ailleurs cette paix sociale, en convainquant chacun que cela est bien, et il n’y a pas de lutte des classes – ainsi les marxistes se trompent-ils quand ils regardent l’histoire à travers le prisme de la lutte des classes. Bref, ces siècles chrétiens furent des « siècles paisibles », sans heurts ; la cité chrétienne était tranquille, pacifique, chacun se trouvait à sa place, sans convoiter celle d’autrui, et jouissait de droits garantis qui empêchaient l’oppression (c’était donc l’apogée de la liberté : « siècles chrétiens où florissaient les libertés publiques, communales ou provinciales, corporatives ou féodales »). Chacun en outre mangeait à sa faim grâce à l’organisation corporative du travail et à la doctrine chrétienne du juste salaire. Il y avait des pauvres, bien sûr, mais pas de paupérisme comme à l’époque moderne, avec le spectacle navrant de ces « classes entières manquant normalement de la sécurité des moyens d’existence que le travail peut et doit légitimement procurer ».
Vient enfin la cité moderne. Elle naît officiellement lors la Révolution, mais elle avait été préparée par la destruction de l’esprit moyenâgeux dès la Réforme et la Renaissance. L’Ancien Régime était donc déjà une société viciée, différente de la bonne société chrétienne ; sans doute valait-elle mieux que la société postrévolutionnaire, ne serait-ce qu’à cause du monarchisme, mais à strictement parler elle était déjà corrompue. Au terme de cette décadence étalée sur trois siècles, tous les principes du Moyen Age sont détruits : triomphe du paganisme, triomphe du libéralisme, triomphe de la démocratie parlementaire. La-Tour-du-Pin, bien sûr, déplore cet état de choses ; mais surtout, il le trouve anormal. Sa critique n’est pas fondée seulement sur ses préférences personnelles ; c’est la légitimité de la société actuelle qu’il conteste, au nom d’une vision objective de l’histoire, d’une conception surplombante de ce qui est normal ou pas. Il est comme un médecin devant une anomalie : cette anomalie est certes ennuyeuse à cause des souffrances qu’elle provoque, mais elle est surtout aberrante, antinaturelle. Un corps bien constitué ne présente pas d’anomalie ; pareillement, une société bien constituée ne présente pas les phénomènes qu’on voit dans la cité moderne. Pour La-Tour-du-Pin, le train de l’histoire a déraillé, la France a été poussée dans une aventure qui n’a rien à voir avec son destin naturel. Elle est pour ainsi dire tombée malade : après des siècles de bonne santé (le Moyen Age), un virus l’a frappée, qui l’a faite entrer en dégénérescence.
Le registre lexical qu’emploie La-Tour-du-Pin illustre bien cette vision pathologique de l’histoire. Libéralisme et socialisme sont pour lui une « maladie », un « poison », un « virus » ou un « microbe », une conception « monstrueuse » ; le socialisme en particulier est une « fièvre » ; le dépeuplement des campagnes est un phénomène « morbide » ; la bureaucratie, le socialisme et le libéralisme sont des « chancres » qui « envahi[ssent] le corps social » ; l’actuel état social est « bizarre », les notions actuelles ne sont pas des « notions saines », la cité moderne ne s’inscrit plus dans le développement « normal » de l’histoire – c’est un produit déviant, comme une tumeur ou un ulcère sont un produit déviant de la physiologie. À la limite, l’homme engendré par cette société n’est lui-même plus normal : la société malade fabrique des individus malades, des hommes démocratiques ivres d’élévation instantanée, incapables d’accepter la hiérarchie. « Nous n’avons plus affaire à l’homme normal, tel qu’il se forme dans une société bien ordonnée, où chacun à sa place parce qu’il y a une place pour chacun. Nous avons affaire à l’homme démocratique, qui ne tient plus à rien et se croit d’autant plus propre à tout qu’il ne s’entend particulièrement à rien ».
Comment en est-on arrivé là ? La-Tour-du-Pin ne peut évidemment pas imputer cette transformation au hasard, ni se résigner à penser que les sociétés évoluent spontanément dans un sens indéterminé, sans que personne y puisse rien. Dit-on d’un cancer qu’il est dû au hasard, que la maladie est une continuation possible de la santé ? S’il y a une maladie, il y a une cause – un dérèglement, un germe, un virus. Ce virus qui a frappé la France est idéologique, et il vient de l’étranger : c’est le libéralisme. Le libéralisme est cette « philosophie d’origine étrangère » venue corrompre nos bons principes français. Il n’a rien à voir avec notre tradition : c’est une invention du « monde protestant » (l’Angleterre avec Bolingbroke et Hobbes, Genève avec Rousseau, la Prusse) et plus encore de la pensée juive (il participe d’un « esprit philosophique » qui englobe l’illuminisme – « continuation de la Cabale juive » –, l’athéisme et le matérialisme « qui sont le propre d’autres sectes également juives », et il culmine chez un « juif hollandais », Spinoza). Autant dire qu’il est antifrançais et que son résultat, la Révolution, n’aurait jamais pu arriver en France sans son importation préalable. On l’a d’ailleurs bien vu aux États généraux de 1789 : alors que les monarchistes tenaient pour l’« esprit français » et s’occupaient de la France et des Français, les républicains se gargarisaient de « maximes d’importation étrangère » et prétendaient s’occuper du genre humain tout entier, sans égard pour la France. Ils étaient contaminés par l’esprit cosmopolitique du libéralisme, « le même par-delà toutes les frontières », un esprit universel qui n’a « rien de national, rien qui fût proprement français ». Bref, la Révolution a résulté d’une invasion intellectuelle de la France par la pensée étrangère, elle est un « phénomène antinational », « dans son esprit et ses origines, dans ses manifestations et son action, dans ses conséquences et ses résultats ». N’est-ce pas d’ailleurs grâce à l’appui de étranger qu’elle a triomphé, avec « l’action des sociétés secrètes qui ont leur siège à Londres, surtout, et dans les autres capitales étrangères » ?
Par voie de conséquence, les fruits de la Révolution sont antinationaux aussi : en économie, le capitalisme et le socialisme (alors que la tradition nationale, c’est le corporatisme) ; en politique, le césarisme sous ses formes diverses (alors que la tradition nationale, c’est la monarchie tempérée).
Bref : la France est malade, les Français ne sont plus chez eux, ils vivent dans un régime importé qui viole leurs coutumes. À aucun moment La-Tour-du-Pin ne songe que peut-être les traditions nationales ont changé, que la victoire du libéralisme fait qu’il incarne désormais une « nouvelle » tradition. Ce serait renoncer à sa posture réactionnaire qui consiste à figer l’histoire sur une période, en l’espèce le Moyen Age, comme si celle-ci était la destinée indépassable du pays, en niant l’historicité de la société.
De là les vues politiques de notre auteur : puisque la France est malade, il faut lui rendre la santé ; puisqu’elle a perdu son identité, il faut lui rendre sa « Constitution nationale », et reprendre la « voie historique » en rétablissant le régime corporatif et la monarchie nationale. « Remettre en honneur les idées françaises, la loi de vie de la nation, son droit historique » : toute l’œuvre de La-Tour-du-Pin sera une récapitulation de ces « vrais » principes français. Que les Anglais, que les Allemands adoptent le libéralisme ne le dérange pas ; il abomine le libéralisme mais il ne s’occupe pas des autres pays, auxquels il n’est du reste pas exclu que ce système soit plus ou moins adapté. Mais en France, non : il y a une tradition qui ne peut pas être changée, et dont il est absurde de vouloir sortir.
Notre commentaire suivra les deux temps de sa démarche : temps de la critique – celle du libéralisme étranger (I) ; temps de la proposition – celle d’un retour à la tradition nationale (II).
I. La critique du libéralisme
Le libéralisme n’a pas seulement pour défaut d’être né à l’étranger. Il est surtout erroné en tout : dans sa conception de la société, dans sa conception de l’homme, dans ses définitions de la liberté et de l’égalité – autant d’erreurs issues de ce qu’il s’appuie sur une idée aberrante, l’individualisme (A). Les fruits qu’il a produits, aussi bien en économie qu’en politique, sont eux aussi étrangers et absurdes, et en tout état de cause inappropriés à la France (B).
A. Les erreurs du libéralisme
La lecture en 1870 du livre d’Émile Keller, L’Encyclique du 8 décembre 1864 et les principes de 1789, convainc De Mun et La-Tour-du-Pin que l’origine des maux de la France tient dans la Révolution de 1789, parce qu’elle a fait triompher chez nous le libéralisme, incompatible avec les principes chrétiens traditionnels de notre Nation tels que les a rappelés Pie IX dans l’encyclique Quanta Cura.
On sait que la mise en accusation de 1789 par réaction à la crise de 1870 fut un réflexe commun à nombre d’intellectuels de l’époque, comme Taine et Renan. De ce point de vue, La-Tour-du-Pin appartient bien à cette génération d’auteurs traumatisés par la défaite et la Commune (il vit les deux en direct, au front de Metz puis à Paris). Cependant, il n’avait pas attendu la défaite pour fixer son hostilité à la Révolution. La plupart de ses critiques contre la France postrévolutionnaire étaient déjà formées, en tous cas esquissées ; il les a en fait toujours possédées, les ayant pour ainsi dire reçues au berceau. Le dépeuplement des campagnes, la décadence des familles rurales, la crise agricole, il les a vus dans l’Aisne, chez les fermiers de ses parents. La notion du juste salaire, la critique de l’usure, elles lui viennent du christianisme familial. La misère ouvrière, le chômage, il les a observés à travers l’Europe au fil de ses affectations. Et par-dessus-tout, la Révolution lui a toujours été détestable à cause de son irréligion : quand bien même le régime aurait été prospère, quand bien même il aurait conservé la monarchie, La-Tour-du-Pin y aurait été hostile par principe, en tant qu’il a expulsé Dieu de l’ordre social. La religion est la clef-de-voûte de son rejet de 1789, et le moteur de son intérêt pour la question ouvrière. Aussi, s’il se rattache à Taine et Renan par la démarche et par l’époque, il reste avant tout un héritier de l’école théocratique de Bonald.
Voici sa définition du libéralisme : « Le libéralisme est la doctrine philosophique d’après laquelle le bien et le mal ont des droits égaux dans la société ; ou bien encore : la doctrine politique d’après laquelle le pouvoir social émane de la souveraineté du peuple ; ou bien encore : la doctrine économique dans laquelle les intérêts sont régis par des lois naturelles qui suffisent à les mettre en harmonie ». Philosophie, politique, économie, c’est tout un : il n’y a pas lieu de distinguer, le libéralisme est un principe total qui distille son poison dans tous les aspects de la vie.
Négation de la différence entre bien et mal : chacun se forge librement une opinion, la société accueille toutes les opinions indifféremment.
Souveraineté populaire : chacun possède sa part de la souveraineté, dont la somme constitue le pouvoir ; les individus (ou leurs députés) gouvernent par le truchement d’un gouvernement qu’ils changent dès qu’ils le désirent, selon leur humeur.
Règne du marché : les individus égaux poursuivent leurs intérêts qui s’harmonisent spontanément selon les lois de l’offre et de la demande.
Ainsi la même logique est-elle à l’œuvre partout, qu’on regarde le côté philosophique, le côté politique ou le côté économique ; dans tous les cas, c’est l’individualisme qui triomphe, noyau de la pensée libérale.
Le libéralisme se fonde en effet sur l’idée que la société est une addition d’individus libres et autonomes, qui ne lui doivent rien mais qui y participent parce qu’ils y trouvent un avantage. Dans cette conception, « la société à proprement parler n’existe plus, puisqu’il n’y a plus de lien social » : elle est un phénomène second, une création ; il n’y a pas de liens sociaux, seulement des relations interpersonnelles. « L’individualisme, c’est l’absence du concept social dans toutes les questions où l’homme est en jeu. C’est le considérer comme un être abstrait, parfait, de qui il dépendrait ou non de vivre en société, et qui n’a dans la vie sociale d’autre devoir que celui de ne pas faire ce qui nuit directement à autrui ».
Être « abstrait », dit La-Tour-du-Pin, dans la mesure où cet individu libre est une pure invention de l’esprit, qui n’existe nulle part dans le monde ; il sort du cerveau d’intellectuels subtils, qui ont perdu la notion du réel. Où voit-on en effet qu’une société soit un assemblage d’individus libres et égaux, les éléments interchangeables d’un jeu de construction ? C’est un fantasme d’« idéologues », une conception de penseurs de cabinet qui refont le monde en pensée et confondent la réalité avec leurs concepts. La-Tour-du-Pin, lui, se veut au contraire un scientifique, un sociologue : tandis qu’ils « spéculent », lui « observe » ; tandis qu’ils manipulent des « principes philosophiques abstraits » et des « systèmes », lui se penche simplement sur les choses.
Mais cette folie spéculative continue de triompher : on raisonne toujours sur la société en postulant cet individu abstrait et anonyme, venu de nulle part, posé sur Terre comme le rouage d’un mécanisme. « Ce n’est plus un être social, mais un isolé, qui doit, selon l’expression consacrée, aux hasards de la naissance, d’être jeté dans le monde d’une façon ou d’une autre, comme un projectile d’éruption dont la trajectoire fatale n’aboutit qu’à une tombe ». Indépendant de tout, insoumis à aucune loi naturelle et à aucun Dieu, cet individu est à lui-même son propre Dieu : il ne voit que lui, il ne doit rien à personne et il n’a qu’une seule chose en vue, la maximisation de son intérêt. Philosophie qui trouve son expression la plus parfaite dans la Déclaration de 1789, où il n’est question que de l’individu et jamais de la société. « On a voulu en faire le préambule d’une institution politique, ironise La-Tour-du-Pin, mais il n’y est même pas question du corps social ! » À cette conception, il en oppose donc une autre, celle qu’il croit pouvoir déduire de l’observation même de la société.
D’abord, sur le rapport entre individu et société. La Tour-du-Pin retrouve ici la critique classique du contrat social et l’argument d’évidence selon lequel l’homme est toujours « déjà social » – retour à Aristote contre Hobbes. « L’homme est par nature un être social, c’est-à -dire destiné par la nature à vivre en société, et ne pouvant se concevoir en dehors de la société. Les physiocrates du siècle dernier […] ont été absurdes en opposant l’état de nature à l’état de société. L’objet immédiat de la science sociale n’est donc pas l’homme abstrait, le genus homo, mais la société humaine ; de même que le naturaliste voulant étudier les mœurs des abeilles n’étudierait pas l’abeille, mais la ruche ». Il n’y a pas, il n’y a jamais eu d’état de nature, invention absurde issue du recyclage du mythe chrétien de l’état de grâce avant la Chute. Arguments classiques, que La-Tour-du-Pin emprunte au fond commun de la pensée conservatrice ; simplement, on remarque que certaines de ses formulations vont plus loin que la simple critique de l’individualisme, et qu’elles l’emmènent sur un terrain proche de celui des sociologues et même des psychanalystes, celui du rapport entre les individus et la société, les premiers composant la seconde tout en étant fabriqués par elle, dans une circularité paradoxale. Ce sera un thème important de la sociologie du XXe siècle, exploré par exemple par Norbert Elias qui se demande à quel modèle comparer la relation entre le tout social et ses composantes : le modèle mécaniste (la machine) ne convient pas puisque c’est lui qui, avec Grotius, Hobbes ou Pufendorf, a généré la fausse théorie du contrat social ; le modèle organiciste (le corps) n’est guère plus satisfaisant, qui dominera la pensée allemande du XIXe siècle et qu’on retrouve chez Spengler ou Toynbee. En fait, constate Elias, aucun de ces modèles ne permet de comprendre « comment la multitude d’individus isolés forme quelque chose qui est quelque chose de plus et quelque chose d’autre que la réunion d’une multitude d’individus isolés – autrement dit, comment ils forment une “société” », ni « pourquoi cette société peut se modifier de telle sorte qu’elle a une histoire qu’aucun des individus qui la constituent n’a voulue, prévue ni projetée telle qu’elle se déroule réellement » ; aussi, faute de rapprocher la société des modèles connus, Elias suggère qu’elle constitue elle-même un modèle inconnu, et qu’elle participe d’un mode d’être inédit. La société serait ainsi « une sphère de l’être d’un genre particulier » ; le « rapport entre l’individu et la société est un phénomène unique en son genre », qui n’a « d’équivalent dans aucune autre sphère de l’être ». La-Tour-du-Pin ne pousse pas jusqu’à ces aspects d’ontologie, mais il s’approche du problème : « Il n’y a pas d’individu qui, au concret, puisse être considéré comme indépendant d’une société ; ainsi, en un certain sens, il n’y a pas d’individus, il n’y a que des membres de la société. Et, d’autre part, le mot de société ne signifie pourtant pas un être même collectif, mais un état social d’êtres individuels, c’est-à -dire des hommes en société » : approximation étonnante d’un thème qui occupera la philosophie ultérieure et dont il pose les termes avec une remarquable clarté.
Venons-en à la prétendue liberté naturelle, celle de l’article 1er de la Déclaration de 1789. Là encore, les libéraux pêchent par abstraction. Qu’est-ce que cette « liberté » générale reconnue à tous, sans contenu, sans garantie ? Un mot, rien qu’un mot, qui n’engage à rien et ne rend personne plus libre. « La liberté, a dit le poète populaire, “la liberté n’est pas une comtesse du noble faubourg Saint-Germain”. Non, mais elle n’est pas non plus une chimère ne hantant que des songe-creux, comme on nous la dépeint depuis que nous n’en avons plus que le mot. La liberté, c’est le respect de tous les droits protégé par les lois et garanti par les institutions. Et c’est cela que n’ont pas encore compris ceux qui n’entendent par liberté, selon l’énergique expression de Veuillot, que celle qu’on rencontre dans les bois, c’est-à -dire en dehors de l’état social ». Avant 1789, on n’avait peut-être pas la grandiose liberté de la Déclaration ; mais on avait certains droits solidement garantis, au sujet desquels on savait à quoi se tenir et qui, partant, valaient peut-être mieux. On n’avait pas « la » liberté, on avait « des » libertés : libertés réelles, opposables, effectives. « En lieu et place d’une abstraction dont on peut tirer tout ce qu’on veut, rien si l’on veut, c’était une idée concrète qui se formulait par des droits et des coutumes ».
L’égalité, enfin. Dans la vision libérale, les individus sont réduits à ce qu’ils ont en commun ; ils sont absolument égaux, on peut donc leur appliquer la même loi et leur reconnaître les mêmes droits. C’est peut-être, de toutes les erreurs libérales, celle qui choque le plus La-Tour-du-Pin, qui ne comprend pas comment on peut ignorer que la société n’est pas uniforme mais variée, et que ses membres ne sont pas dans la même position mais dans une infinité de positions différentes, organisées et hiérarchisées. Chacun voit bien que « le père n’est pas l’égal du fils ni de la femme, le patron de l’ouvrier, le maître de l’élève, le savant de l’ignorant, l’homme établi du déclassé, l’homme de bien du malfaiteur » ! « Il n’est personne qui ne le sente, se désole-t-il, alors même qu’on n’en convient pas ». Qu’il y ait de l’égalité entre les hommes n’est certes pas faux : chacun possède en effet, par sa condition d’homme, un certain nombre de droits naturels, identiques, que la société doit respecter. Mais une fois cela posé, c’est la variété qui prévaut, donc l’inégalité ; chacun a une position différente dans la société, avec des droits différents (droits « historiques », sociaux, par opposition aux droits « naturels »), et la loi n’a pas à être la même pour tous. Dire qu’il y a égalité n’a donc aucun sens, à moins d’entendre par là que la société doit tenir également compte des droits variés, sans en nier un seul, même le plus humble. « Toute organisation sociale a un caractère hiérarchique et suppose la diversité des droits acquis, dont elle doit tenir un égal compte ». La vision libérale, celle d’hommes égaux concourant librement pour les meilleures places, vaut peut-être dans le monde animal ; pas dans le monde humain. (« Chacun cherche fortune comme il peut ; on appelle cela la lutte pour la vie ; les bêtes en font autant »).
En définitive, c’est l’idée d’égalité qui fournit le meilleur critère de distinction entre le libéralisme, le socialisme et la conception de La-Tour-du-Pin.
Le libéralisme propose l’égalité en droit : les hommes sont juridiquement égaux, et ils se lancent dans la compétition sociale sous la même loi.
Le socialisme réclame l’égalité en fait, que l’égalité en droit n’a évidemment pas provoquée : il reste des inégalités matérielles, rendues plus patentes par l’égalité en droit, et qu’il faut araser.
La-Tour-du-Pin, lui, promeut le retour à l’inégalité en droit, laquelle apaisera selon lui les inégalités en fait : inégalité des droits puisqu’il y a des classes différentes dans la société ; mais aussi, les plus favorisées soutiendront les plus faibles – conformément à la conception chrétienne – au lieu de les abandonner à leur sort, voire d’utiliser leur faiblesse. « Une société paisible et bien ordonnée […] n’est pas telle parce que les inégalités n’y sont pas sensibles, mais parce qu’elles y sont acceptées comme base des rapports sociaux, dans un esprit chrétien de dévouement des classes élevées aux classes populaires ».
Prise en creux, cette critique du libéralisme permet déjà d’identifier les lignes de force de la vision du monde de notre auteur : une vision traditionaliste qui exalte une société diverse et hiérarchisée où chacun occupe la place que la Providence lui a donnée et y accomplit sa tâche. L’individu en soi n’importe pas ; ce qui compte, c’est la structure où il s’insère (image de la ruche). Réserve faite du noyau des droits naturels, les classes ont des droits différents, accumulés au fil du temps, plus solides que la soi-disant liberté de la Déclaration de 1789, la même pour tous, vide pour tous. On voit se dessiner une société idéale composée d’ordres mutuellement bienveillants, avec des classes supérieures qui servent les classes populaires. Commander et servir : idéal naturel à l’auteur, soldat de métier, et que renforce selon Philippe Nemo « sa propre expérience de grand propriétaire terrien rural », celle d’un « “seigneur” local, avec “ses” paysans, sa clientèle, ses fonctions de patronage ». Nemo remarque à ce sujet, non sans ironie, que La-Tour-du-Pin a beau jeu de préconiser le retour à la société d’ordres, étant du bon côté de la barrière. « Comme par hasard, [son état] est celui d’un grand seigneur » ! Sans verser dans le déterminisme, il est certain que la pensée de La-Tour-du-Pin se ressent de sa situation personnelle – propriétaire, châtelain, militaire et aristocrate, nostalgique du temps où les propriétés n’étaient pas parcellisées, où les châtelains veillaient sur leurs paysans, où la noblesse remplissait sa fonction de service. L’idée que les classes populaires puissent trouver leur infériorité injuste ne lui traverse pas l’esprit ; c’est une revendication qu’il ne comprendrait pas. Pourquoi protesteraient-elles, dès lors que les classes supérieures sont à leur service ? (De toute façon, dans une société saine, il est exclu qu’elles protestent, car la religion leur enseigne l’excellence de la hiérarchie).
Mais ne caricaturons pas sa position : La-Tour-du-Pin défend certes une société d’ordres, mais pas une société d’ordres fixes. À l’instar de Bonald, c’est la hiérarchie qu’il réclame, pas la division en castes hermétiques ; et il insistera souvent sur la nécessité de favoriser l’élévation sociale, admissible en soi dès lors qu’elle ne consiste pas dans le déchaînement de l’ambition individuelle. Aussi est-il injuste de dire comme Philippe Nemo que La-Tour-du-Pin perpétue à sa façon le fantasme platonicien de la société immobile, idée contraire à sa conception même de la vie sociale, évolutive, mobile. « Rappelons […] que classe sociale signifie ensemble des personnes de la même condition, mais non de personnes confinées dans la même condition, comme on dirait d’une caste : la classe est un état de fait, la caste est un système qui est incompatible avec la société chrétienne et ne s’y est jamais vu, parce que la caste, c’est l’immobilité, et que l’immobilité, c’est la mort ».
Telle est la critique du libéralisme par La-Tour-du-Pin : critique totale d’une philosophie totale, qui a pollué selon lui toutes les dimensions de la vie – la pensée, la politique et l’économie. L’état présent de la France est cohérent, le même vice étant à l’œuvre partout ; rien d’étonnant si tout va mal dans la société, vu la « concordance entre la philosophie et l’économie régnantes […] dans la société moderne : l’une et l’autre science y sont marquées au coin du libéralisme ».
C’est aux produits du libéralisme qu’il faut maintenant s’attaquer : après avoir vu l’erreur, voyons ses conséquences, le capitalisme en économie et le césarisme en politique. « Là on compte les écus, ici les voix, et les deux comptes finissent par n’en faire qu’un par une réaction fatale du pouvoir des voix sur les écus et de celui des écus sur les voix ».
B. Les produits du libéralisme
Dans tous les domaines, le libéralisme a substitué des solutions étrangères aux solutions traditionnelles françaises, des « plantes exotiques, importées de l’étranger pour infester le sol français » : capitalisme et socialisme et économie, césarisme en politique. La-Tour-du-Pin les attaque tous ensemble, dans un même rejet de principe. Dans les faits, c’est cependant le capitalisme qui prend les premiers coups, parce que c’est la question sociale qui passionne le plus La-Tour-du-Pin. Son moteur, comme celui d’Albert de Mun, c’est l’indignation, le réflexe moral : indignation devant la misère des classes ouvrières, les conditions de travail indignes, l’accroissement des écarts de revenus.
Commençons donc par la critique du capitalisme. Le capitalisme est la traduction économique de l’individualisme libéral. Les individus, considérés comme égaux, évoluent librement sur le marché et y contractent des engagements réglés par la loi de l’offre et de la demande. En théorie, chacun s’établit librement comme patron ou entre librement au service d’un patron, dès lors qu’il trouve le salaire acceptable. Dans ce système, il n’y a que des relations contractuelles entre hommes libres ; et, pour garantir qu’on n’en sortira pas, toute association est interdite (loi Le Chapelier), afin d’éviter que les travailleurs se regroupent et brisent l’égalité avec les employeurs. Ce que La-Tour-du-Pin appelle « capitalisme », c’est donc en fait la liberté du travail (« La liberté du travail, autrement dit le capitalisme… »). Cette approximation dans l’emploi du terme étonne, venant d’un auteur habituellement si porté sur la terminologie. À strictement parler, capitalisme et liberté du travail ne sont pas la même chose ; pour la liberté du travail, mieux vaudrait dire « libéralisme économique ». D’ailleurs, La-Tour-du-Pin fait la différence puisque, avec sa critique de l’usure, il attaque aussi le capitalisme en tant régime fondé sur l’accumulation du capital et la propriété privée des moyens de production.
Quoi qu’il en soit, ce qui est en jeu ici, c’est le postulat libéral de l’égalité des agents économiques et l’interdiction qui leur est faite de s’associer. « À la corporation obligatoire […] succéda l’isolement obligatoire, qu’on décora du nom de liberté du travail ». La conséquence de cet isolement se devine facilement : regarder comme égaux le faible et le fort, c’est assurer le triomphe du fort, écraser le travailleur sous la puissance des employeurs, à qui il ne peut pas dire non sous peine de mourir de faim. « L’ouvrier devint l’égal du maître en droits politiques, mais tomba dans une dépendance sans limites sous le rapport économique ». La-Tour-du-Pin, qui malgré l’austérité de son style a parfois de réels bonheurs de plume, tourne ici l’une des phrases de son œuvre qui passeront à la postérité : la Révolution « crut affranchir l’homme et n’affranchit que le capital », dont elle a fait « un instrument de domination sans limite sur les travailleurs forcés d’y recourir ».
Ce régime prête le flanc à toutes les critiques.
– Il est immoral, car il soumet le salaire ouvrier à la loi de l’offre et de la demande, traitant donc le travail humain, l’homme, comme une marchandise. Des trois écoles qu’il distingue en économie (le christianisme, le libéralisme et le socialisme), le libéralisme se caractérise par ceci qu’il « considère l’homme comme une chose ». L’école chrétienne, elle, « le considère comme un frère ».
– Il est injuste, car le salaire est fixé arbitrairement selon les lois impersonnelles du marché, sans tenir compte des besoins de l’ouvrier et de sa famille. La-Tour-du-Pin retrouve ici les arguments du thomisme sur les échanges et le juste salaire. Un entrepreneur et ses ouvriers s’associent pour travailler et vivre de leur travail, conformément à l’Écriture (« Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front », Genèse, 3, 19) ; mais « vivre de son travail » ne signifie pas seulement s’alimenter, se loger et se vêtir personnellement : c’est nourrir aussi sa famille, épargner pour ses vieux jours, satisfaire les besoins légitimes des siens – « besoin de secours dans la maladie, besoin d’aliments dans la vieillesse, besoin d’élever les enfants, besoin de ne pas laisser une veuve et des orphelins dans la misère ». Donc, le calcul du salaire devrait inclure ces besoins : « Dans une société normalement constituée la juste rémunération du travail comporte l’entretien de la famille qui le fournit, dans toutes les périodes de la vie ». Sinon, la rémunération ne permet pas de vivre honnêtement, elle est injuste. C’est le cas en régime libéral, où le patron se moque des besoins de famille de ses ouvriers et ne poursuit qu’un seul but, obtenir d’eux le maximum de rendement en échange du minimum de rémunération.
– Par voie de conséquence, le libéralisme démolit les familles. « L’organisation de la famille ne peut résister à la désorganisation de l’atelier où chacun de ses membres travaille dans des conditions qui ne tiennent aucun compte des droits et des besoins du foyer ». Le salaire de l’ouvrier ne suffisant pas à faire vivre sa femme et ses enfants, la femme est obligée de travailler elle aussi. C’en est fini du foyer idéal – le père au travail, la mère à la maison, élevant les enfants.
– Sur un autre registre, le libéralisme est néfaste pour la qualité des produits. Dans ce régime de liberté, n’importe qui peut s’établir, même un incompétent, et personne ne contrôle la qualité de la production. Du reste, même les producteurs compétents sont tentés de bâcler leur travail, pour diminuer les coûts de revient et vendre moins cher que la concurrence. Ce vice était inconnu dans l’ancien système corporatif, où l’on ne pouvait s’établir qu’après avoir vu sa compétence reconnue par la corporation et où les prix étaient fixés par cette dernière (c’était donc en fabriquant le meilleur produit pour le même prix qu’on battait la concurrence).
– Enfin, au plan international, le libéralisme favorise les délocalisations. Le capital se dirige automatiquement vers les contrées où le rendement est le meilleur, avec la main d’œuvre et les matières premières les moins chères. Ce phénomène s’accentuera à mesure que les transports seront plus rapides et moins coûteux, jusqu’à assécher complètement l’économie européenne. « Qu’on regarde bien les conséquences du système, que la multiplicité des voies de communication […] va rapidement porter à son plus haut degré, prévient La-Tour-du-Pin : ce plus haut degré sera de ne plus pourvoir le marché que par les produits des populations les plus misérables ». Et d’ajouter cette précision étonnamment actuelle : « Le coolie chinois deviendra le meilleur ouvrier des deux mondes, parce qu’il n’a d’autre besoin que ceux de la bête ».
Voilà les conséquences du libéralisme en économie. Mais déjà ce système est remplacé par un autre : le socialisme. Le régime socialiste est celui où les moyens de production passent à l’État, qui dirige l’activité économique. Chaque travailleur devient « un rouage irresponsable de la société » ; cette dernière lui dicte tout, et il reçoit tout d’elle. « C’est un retour à l’esclavage, non plus à la charge d’un maître, mais à celle de l’État ». On peut dire que dans l’école socialiste, l’homme est considéré non comme une chose, mais « comme une bête » : bête de somme commandée par l’État, qui la met à l’œuvre, la dirige et la nourrit en fixant la rétribution qui lui revient selon ce qu’il juge être sa valeur sociale. Ce régime est apparemment différent du libéralisme (il se présente d’ailleurs comme une réaction contre lui), mais en réalité, ce sont « deux périodes d’une seule et même maladie ». Déjà , ils puisent aux mêmes sources (la Réforme, Rousseau, la Déclaration de 1789, le droit romain) ; mais surtout, le socialisme est la continuation du libéralisme, et ce pour deux raisons.
Raison économique, d’abord. Les capitalistes, face à la concurrence, se rachètent sans cesse les uns les autres, s’absorbent, fusionnent pour générer des entreprises de plus en plus puissantes. De fil en aiguille, le capitalisme concurrentiel se transforme ainsi en capitalisme de monopoles. C’est la théorie bien connue de la concentration du capital, longuement développée par Marx dans le Capital et prolongée par Lénine avec sa théorie de l’impérialisme. Sans doute La-Tour-du-Pin connait-il l’analyse de Marx, mais c’est plus certainement chez Ketteler qu’il a pris sa conception et qu’il en a tiré la conclusion, celle de l’étatisation de l’économie capitaliste. Une fois les monopoles constitués, il ne reste en effet plus à l’État qu’à les nationaliser, et l’on aboutit au socialisme d’État. « Le développement des grandes compagnies anonymes financières ou industrielles est un acheminement frappant au socialisme d’État, car l’État ne saurait s’en désintéresser : il faut qu’il les achète ou qu’il soit acheté par elles, comme cela se passe par le moyen des emprunts d’État […] L’avenir serait ainsi au socialisme, non par le fait de ses fauteurs qui seraient incapables de l’organiser, mais par l’aveuglement des classes soi-disant conservatrices qui se sont confiées au libéralisme ». Bref, le collectivisme est en marche : « L’État moderne est en voie de réaliser un certain collectivisme, par le jeu normal du système de concurrence illimitée ».
Raison politique, ensuite : la démocratie va de toute façon porter les socialistes au pouvoir par les urnes. Comment les ouvriers ne se vengeraient-ils pas des patrons en donnant leur voix à ceux qui s’en disent les ennemis ? La « prolétarisation croissante » des travailleurs engendre « une armée pour la démocratie », insatisfaite des conquêtes déjà réalisées (le droit de vote, l’égalité politique), assoiffée d’égalité matérielle, et qui ne se laissera pas longtemps berner par le discours selon lequel son émancipation est faite depuis 1789. À la limite, l’étonnant est que cette victoire électorale des socialistes ne soit pas déjà faite ; mais La-Tour-du-Pin ne doute qu’elle sera pour bientôt : « L’émancipation politique de la classe ouvrière doit amener forcément son émancipation économique et sociale ; et s’il y a quelque chose de surprenant, c’est que celle-ci ait retardé en France de bientôt un demi-siècle sur la première ». Comment le peuple ne serait-il pas séduit par la promesse d’étatiser l’économie ? Dans un État démocratique, étatiser l’économie, c’est en rendre le peuple maître. « Il semble [aux ouvriers] que l’État sera un bon maître parce qu’eux-mêmes en seront les maîtres, et que la suppression des existences oisives et de tout parasitisme diminuera de beaucoup la somme moyenne de travail à répartir sur tous les citoyens valides ». En quoi d’ailleurs le peuple s’illusionne : le soi-disant gouvernement de l’État par le peuple sera bien plutôt le gouvernement au nom du peuple par le parti, « la tyrannie d’une aristocratie souverainement puissante ». Vingt ans avant 1917, La-Tour-du-Pin anticipe ainsi le débat sur la conception bolchevique-blanquiste du parti et la dictature du prolétariat. Il va même jusqu’à prévoir l’argument de Lénine selon lequel les masses livrées à elles-mêmes sont incapables d’aller au bout de leur démarche et sombrent fatalement dans le réformisme : « La multitude étant incapable d’une telle suite dans les idées, comme le prouvent les divisions profondes des partis socialistes… »
Vient enfin le dernier produit du libéralisme, politique celui-là : le césarisme, « la concentration de tout pouvoir social dans l’État en une seule personne ou en un seul corps ». Définition imprécise, car ce que vise La-Tour-du-Pin est moins la concentration des pouvoirs (par opposition à leur séparation) que l’illimitation du pouvoir. La-Tour-du-Pin ne s’intéresse pas vraiment à l’ingénierie constitutionnelle à la Montesquieu, à la distribution du pouvoir entre les organes de l’État. Son sujet, c’est l’étendue du pouvoir. Or, en régime césarien, le pouvoir, quelle que soit sa distribution, ne connaît pas de bornes, pas de droits adverses : il est à la source de tous les droits. Le « pouvoir suprême » peut bien y être « divisé », cela n’empêche pas qu’il est « illimité ». Or, dans un régime sain, le pouvoir « est entier en une seule main », sans division, mais « limité dans la sphère de ses attributions par la reconnaissance d’autres droits » ; dans le régime césarien, précisément, il n’y a plus de limites.
D’où naît le césarisme ? C’est encore une conséquence de l’individualisme libéral et de la philosophie jus-naturaliste. Dans le jus-naturalisme, les hommes tiennent leur droit de la nature (droits de l’homme en tant qu’homme, quelles que soient les conditions de lieu et d’époque). La-Tour-du-Pin reconnaît volontiers qu’il y a en effet pour chaque homme un noyau de droits naturels inexpugnables, que les pouvoirs publics doivent respecter. Mais ces droits naturels ne sont qu’un premier noyau ; s’y ajoutent d’innombrables droits historiques accumulés au cours des siècles, « non moins positifs ». Or, ceux-là , l’école jus-naturaliste les oublie. « Sans doute [elle] admet bien que la vie sociale crée entre les individus des différences accidentelles, mais [elle] n’admet pas que ces différences puissent être la source de droits distincts », et elle en conclut que tous les hommes ont les mêmes droits, dans la même quantité, et notamment que nul n’a moins de droit que les autres à participer au pouvoir : tous les membres de la collectivité doivent gouverner, forts de leur « droit souverain prétendu inné dans chaque individu ». Voilà le paysage politique des modernes, à la suite de Rousseau : une masse d’individus indifférenciés, possesseurs d’un fragment identique de souveraineté et qui, ne pouvant l’exercer directement faute de temps ou de lumières, le confient à un délégataire quelconque via l’élection (vote « direct et uniforme », c’est-à -dire suffrage universel et égal, puisque chacun a le même droit de choisir le délégataire).
« Le mécanisme de cette délégation n’est pas moins simple que son principe, continue La-Tour-du-Pin : les électeurs sont comptés par centuries ou arrondissements, c’est-à -dire par circonscriptions administratives factices ; le nom qui sort de l’urne avec la majorité des voix est réputé le représentant de la circonscription ; les minorités sont considérées comme n’existant pas, non plus que les membres de la société non mâles, non adultes, malades ou autrement empêchés ». Système qui non seulement n’a rien de représentatif, comme on va le voir, mais qui surtout provoque un résultat aberrant : puisque le délégataire se voit confier la souveraineté native des électeurs, son pouvoir est gigantesque, démesuré ; c’est une autorité « non seulement absolue mais arbitraire, parce qu’elle n’est contenue par aucune loi ». Comment serait-elle contenue par la loi, puisque c’est elle qui édicte la loi (positivisme juridique) ?
Dans ce système, il n’y a pas de droits historiques, il n’y a rien qui soit opposable au législateur tout-puissant, même pas la religion. « Ce que veut à un moment donné la majorité des citoyens, voilà toute la loi, mais aussi cette loi peut tout, sans être limitée dans ses dispositions par quoi que ce soit de divin ou d’humain ». Quelle quantité de puissance dans les mains du législateur ! Le pouvoir fait ce qu’il veut, littéralement ; il peut s’occuper de tout, son champ de compétences est sans limite.
D’ailleurs, en pratique, il ne s’en prive pas : voyez par exemple comme les pouvoirs césariens se précipitent sur la religion, pour exercer sur elle leur puissance ! On l’a vu en France avec le gallicanisme, en Autriche avec le joséphisme ; on le voit de nouveau aujourd’hui, de manière inversée et pire encore, partout où le pouvoir ne prétend plus s’occuper de religion (« théocratie ») mais la persécuter et l’annihiler, « au nom d’un droit supérieur de la société civile » (« athéocratie »). Rien de choquant pour La-Tour-du-Pin comme ces interventions du pouvoir civil dans la vie religieuse. Mais pourquoi le pouvoir s’obligerait-il à s’arrêter devant la religion, dès lors qu’il est légitime par hypothèse à agir sur tout et qu’on refuse de reconnaître à quiconque des droits historiques, indépendants de lui ? Dans la théorie de la souveraineté, il n’y a de droit que par la loi, donc tout le monde est esclave de cette loi. « Un homme ou un groupe qui ne [tient] son droit que de celui de l’État [est] absolument sans droit, puisque l’État [est] toujours maître, en vertu de son principe même, de révoquer le droit qu’il aurait concédé. C[’est] la condition de l’esclave ».
C’est en somme tout le positivisme juridique que rejette La-Tour-du-Pin. Il pourrait d’ailleurs faire remonter son attaque jusqu’à la pensée de Hobbes, la matrice du positivisme. Au fond, son problème est celui de tous les modernes : étant posé qu’il y a du pouvoir dans la société, comment garantir notre liberté contre ce pouvoir ?
– Les démocrates répondent par la participation : nous ne pouvons certes pas supprimer le pouvoir (solution anarchiste), mais nous pouvons nous rendre maîtres de lui, en sorte qu’en lui obéissant nous n’obéirons qu’à nous-mêmes et redeviendrons « aussi libres qu’auparavant », selon la formule fameuse.
– Les libéraux, par la limitation : il y a du pouvoir et nous ne pouvons pas nous en passer, mais nous pouvons faire en sorte qu’il agisse le moins possible, qu’il se limite à l’indispensable (maintenir l’ordre, etc.) Mais les libéraux, pénétrés de l’individualisme philosophique dénoncé La-Tour-du-Pin, n’imaginent pas que les sujets du pouvoir aient des droits « extérieurs » à lui : ils demeurent des positivistes.
– La-Tour-du-Pin, lui, prend le mal à la racine, et revient aux conceptions juridiques antérieures : tous les droits ne viennent pas de la loi (pluralisme juridique) ; le pouvoir n’est donc pas tout-puissant ; on peut lui opposer ces droits qui ne viennent pas de lui.
Très cohérent jusque là , La-Tour-du-Pin perd cependant de sa logique quand il ajoute que le césarisme moderne, issu de la souveraineté populaire, a été préparé dès l’Ancien Régime par l’absolutisme royal, conséquence du « trouble jeté dans l’État par les guerres de religion et dans les esprits par la Réforme ». La Révolution n’aurait fait que transférer au peuple la souveraineté déjà constituée du Roi ; elle aurait changé l’organisation politique, mais pas le principe – du césarisme royal, on serait passé au césarisme populaire : la Constitution postrévolutionnaire serait ainsi une « Constitution d’Ancien Régime, où la souveraineté absolue a été simplement transférée de la dynastie aux élus du peuple ». Mais cette vision est incompatible avec sa propre définition du césarisme : si le césarisme naît de la théorie de la souveraineté populaire, il n’a pas pu exister avant 1789. L’absolutisme royal tendait certes à l’illimitation du pouvoir (il ressemblait en cela au césarisme postrévolutionnaire), mais il n’était pas fondé sur la souveraineté populaire, et il ne saurait par conséquent être appelé un « césarisme ». Dans un texte ultérieur, La-Tour-du-Pin corrigera d’ailleurs son idée : « La Révolution ne fut pas la continuation de l’évolution historique de l’Ancien Régime, mais l’entrée en scène et bientôt la mise en action d’un principe, celui de la Souveraineté du peuple directement opposée au principe monarchique qui avait guidé l’évolution ». Voilà qui paraît plus rigoureux : l’absolutisme (Ancien Régime) et le césarisme (Révolution) ne sont pas la même chose ; le premier est issu d’une déformation des conceptions du Moyen Age par la Réforme, le second de la doctrine de la souveraineté populaire née dans les théories du contrat et perfectionnée par Rousseau.
Depuis 1789 en tous cas, toutes les constitutions de la France sont basées sur le césarisme.
La République : élection par le peuple d’une chambre toute-puissante, bien que ses membres ne représentent rien ni personne.
Le bonapartisme, ou « monarchie plébiscitaire » : même chose à ceci près que la souveraineté n’est pas transférée à une chambre mais à un homme, qui fait confirmer sa confiance au peuple par des plébiscites. Le pouvoir reste illimité.
La monarchie parlementaire, ou monarchie « constitutionnelle » : le Roi règne mais ne gouverne pas, le peuple gouverne à travers ses députés qui imposent leur politique au Gouvernement. Si un conflit surgit entre le Parlement et le Gouvernement, le peuple tranche après la dissolution prononcée par le Roi. C’est le régime anglais ; il convient sans doute aux Anglais, mais pas à la France. En France, le peuple n’a pas à gouverner : il a à consentir aux décisions du Roi. « Jamais, dans aucun temps, chez nous, les États, qui étaient la forme historique de la représentation, n’ont été admis […] à participer à l’exercice du pouvoir […] si donc vous réclamez autre chose pour la représentation du peuple, vous n’êtes plus dans la tradition du droit national français, mais pour l’introduction d’un droit anglais ; vous confinez à la doctrine républicaine de la souveraineté du peuple, puisque vous revendiquez pour lui une participation à la souveraineté ». Louis XVIII s’y était d’ailleurs trompé, qui avait cru que les chambres étaient là pour le conseiller, pas pour décider ; mais il a déchanté, comprenant finalement que le régime n’avait plus rien à voir avec le régime traditionnel qu’il connaissait. Les conséquences néfastes de ce régime à l’anglaise sont vite apparues : politique changeante et capricieuse fondée sur l’opinion, sur les « impressions de la multitude », éphémères par définition ; députés qui perdent de vue l’intérêt général, ne pensant qu’à satisfaire les réclamations locales pour être réélus ; lois mauvaises puisque « dans le système une question ne se présente jamais à la délibération par son principe, mais par les conséquences du vote qu’elle entraînera ».
République, bonapartisme, monarchie parlementaire : autant de déclinaisons de la souveraineté populaire, identiques quant à l’essentiel, et étrangères à la tradition française. « La France va, tout le […] siècle, de République en Empire et d’Empire en République, sans retrouver nulle part sa tradition, son génie, son droit national »… Les mots même signalent cette extranéité, note La-Tour-du-Pin : le bonapartisme ne trouve rien de mieux pour ses institutions que des noms venus de Rome (« consul », « sénat », « préfets »), et la monarchie parlementaire utilise des mots « nouveaux, ou d’une acception nouvelle dans notre histoire » (« le cabinet, le ministère, la Constitution, la responsabilité ministérielle »), « autant de non-sens au regard de la monarchie traditionnelle, du droit national ».
II. Le retour à la Constitution nationale
Une fois posé le diagnostic, il faut en venir au remède : remplacer le capitalisme et stopper la course du socialisme, remplacer le parlementarisme dégénéré par une constitution vraiment française. Mais comment opérer ce changement : voie parlementaire, révolution violente ? On verra que La-Tour-du-Pin rejette toute rupture brutale, citant volontiers la phrase de Maistre : « La contre-Révolution ne sera point une révolution contraire, mais le contraire d’une révolution » (B). Auparavant, il faut considérer la logique de son projet, qui va de la réfection sociale à la restauration politique (A).
A. Réfection sociale et restauration politique
« La clef de la réfection sociale », dit La-Tour-du-Pin, c’est que « les éléments de l’ordre économique, ceux de l’ordre social et ceux de l’ordre politique sont les mêmes ». Autrement dit, il n’y a pas de distinction entre transformation socio-économique et transformation politique : la seconde suit la première. Plus précisément, il faut commencer par reconstituer l’ordre social avant d’en venir au problème politique ; l’inverse serait absurde, parce qu’une constitution politique ne tient que sur un état social. « Un état politique stable ne peut s’ériger sur un état social instable, le premier n’étant que le couronnement de l’édifice formé par la société dans les limites de la nation ». C’est pourquoi toutes les constitutions françaises depuis un siècle se sont écroulées : elles reposaient toutes sur une société dissoute, incapable de soutenir un quelconque état politique – La-Tour-du-Pin emploie souvent l’image des « étais » pour illustrer cette idée. Puisque « l’État ne fonctionne que pour la conservation de la société », il ne tient que si la société est solide ; « si cette société elle-même est troublée, si ses membres ne veulent pas la conserver et la rendent ainsi intenable, alors la mission de l’État devient impossible à remplir, et le peuple qui ne voit que lui, parce qu’il est comme la forme extérieure de la société, le prend en haine par mécontentement de celle-ci et ne songe qu’à la renverser ».
Ce point donnera lieu à l’une des rares controverses entre La-Tour-du-Pin et Maurras. Ce dernier, contrairement à son maître, pense qu’il faut commencer par la politique. Voici comment il résume la pensée de La-Tour-du-Pin et de ses disciples : « Ils se représentaient l’État politique, la Monarchie, comme le couronnement naturel de l’ordre social […] Ils se disaient : – Puisque nous n’avons pas pu restaurer l’État, restaurons la Société. Rétablissons particulièrement dans leurs droits l’Église, la Famille, l’École, la Commune, la Province, les disciplines des Professions, l’union corporative des Métiers… Opposons à l’émiettement révolutionnaire et socialiste une évolution réorganisatrice et vraiment sociale. Par notre action personnelle, démettons en fait l’État de tout son domaine usurpé, rétablissons-y les justes libertés du bien, du vrai, du sain, du national, du social, du religieux, du domestique et du fraternel. Reprenons en bas l’œuvre qui a manqué par en haut ». Mais cette façon paraît impossible à Maurras : « Nous répétions, nous, que [la monarchie] précéderait cet ordre [social] au lieu de le suivre, parce qu’elle le ferait, parce qu’elle en serait la cause, le facteur dont l’action politique préalable était absolument nécessaire ». Ce que La-Tour-du-Pin oublie, selon Maurras, c’est la nocivité de l’État démocratique actuel, obstacle insurmontable à tout effort de réorganisation sociale ; La-Tour-du-Pin sous-estimerait ainsi « l’influence de la Démocratie, de son irréligion, de sa centralisation, de son étatisme et de l’individualisme philosophique forcené qui l’inspire » . Si l’État était « vraiment neutre, […] inerte, comme la République aristocratique de Mac-Mahon et du Duc de Broglie », la réfection sociale serait possible, parce que l’État ne l’empêcherait pas ; mais dans l’actuelle République, qui est tout sauf neutre, l’effort social est voué à l’échec, parce qu’il sera immédiatement contrecarré par le régime. Dès lors, la première chose à faire est de couper la tête à ce dernier. « Si le destructeur s’appelle l’État démocratique et républicain, il faut détruire cette Démocratie et cette République. Impossible de rien faire au préalable si l’on omet cette précaution : Politique d’abord […] dans la situation morale et sociale de tel pays appelé la France, il faut commencer par le débarrasser de cet appareil à détruire qui s’appelle l’action politique, de la République démocratique – cette action ne pouvant d’ailleurs être détruite que par l’action de la monarchie ». Maurras pense d’ailleurs que La-Tour-du-Pin finira par adopter ses vues, d’où son rapprochement avec l’Action française à la fin de sa vie.
Il n’en reste pas moins que dans la plupart de ses textes publiés, La-Tour-du-Pin tient pour son ordre habituel : la société d’abord, la constitution politique ensuite, les éléments de la première étant les bases de la seconde. De là un processus en trois étapes : 1° reconstitution des corporations de métiers, en prenant appui sur le mouvement syndical qui renaît depuis 1884 ; 2° recréation, à partir de ces corporations, de « Conseils de la Nation », institutions représentatives du régime nouveau ; 3° parachèvement par le rétablissement de la constitution politique correspondante, l’authentique « constitution nationale ».
1° D’abord, donc, il faut rétablir des corporations de métier. C’est l’aspect le plus connu de la pensée de La-Tour-du-Pin, auquel son nom demeure associé. L’intérêt de la solution corporative à ses yeux, c’est qu’elle est la seule permettant de supprimer l’antagonisme au sein des entreprises (la lutte des classes) sans les faire passer sous la coupe de l’État (le socialisme). Actuellement, dans le régime libéral, ouvriers et patrons se regardent comme des ennemis – « l’employeur prétendant obtenir la plus grand somme de travail contre la moindre somme de salaires, et l’employé exactement l’inverse ». Comment admettre cette organisation du travail « en vue non de l’entente, mais de la guerre sociale » ? N’est-il pas délirant, ce système qui fait des entreprises un champ de bataille, alors qu’une entreprise devrait être au contraire un lieu d’association, de solidarité ?
Toute entreprise est en effet « une sorte d’association du travail et du capital », où chacun apporte du sien : le patron son capital, les ouvriers leur travail, les deux en vue d’en tirer un bénéfice équitable. En lieu et place de la logique antagoniste du libéralisme, donc, il faut une organisation du travail qui exprime cette association. Certaines entreprises d’avant-garde sont déjà engagées dans cette voie, qui mettent en œuvre ce que La-Tour-du-Pin appelle des « bonnes coutumes » : systèmes de primes, bonifications du salaire au prorata de la production, etc., autant de mécanismes qui font participer les ouvriers aux bénéfices.
L’association, c’est le thème obsessionnel de La-Tour-du-Pin : le contraire de l’isolement du monde libéral, l’expression la plus exacte de ce que sont selon lui les sociétés humaines réelles. L’association est dans « la nature des choses ». N’a-t-on pas toujours vu les hommes d’un lieu s’associer pour former une commune, les hommes d’un métier s’associer spontanément pour former une corporation ? Voyez le Moyen Age, où la solidarité régnait à travers le féodalisme rural et le corporatisme – solidarité caractéristique du christianisme, détruite ensuite par le libéralisme. Aujourd’hui, les libéraux et les socialistes ignorent l’association, bafouent la solidarité. Pour les libéraux, il n’y a que des travailleurs individuels aux ordres d’un patron individuel, chacun ne voyant que son intérêt, sans égard pour le voisin ; pour les socialistes, il y a solidarité entre les ouvriers, mais pas entre les ouvriers et le patron. La Tour-du-Pin, lui, entend rétablir la solidarité partout, avec une organisation du travail associative plutôt qu’antagonique : « Il faut modifier les bases du contrat, en y substituant le principe d’association à celui d’antagonisme ».
Cette transformation doit trouver à s’ancrer dans ce qu’il considère comme le phénomène majeur de l’histoire récente : la renaissance du syndicalisme avec la loi Waldeck-Rousseau du 21 mars 1884. « Le développement du mouvement syndical », explique La-Tour-du-Pin, va être « le point de départ des organisations corporatives de l’avenir ». En autorisant les syndicats, le législateur a fait sauter l’obstacle qui empêchait la société de se réorganiser selon sa tradition, ôté la gaine qui la maintenait dissociée en individus au lieu de les constituer en corps à l’intérieur de la société. Dès lors, la société va vite redevenir ce qu’elle n’aurait jamais dû cesser d’être : un corps de corps, une association d’associations à la manière d’Althusius – et non plus une collection d’individus séparés sous la surveillance d’une machine bureaucratique (thème de l’organisme et du mécanisme).
Ainsi La-Tour-du-Pin, illusionné par sa conviction que les individus libres de s’associer tendent spontanément et immédiatement à le faire, donne une vision très enthousiaste des premiers résultats de la loi. « Nous constatons […] que la classe ouvrière est pénétrée maintenant de la conscience de [son] droit et qu’elle y trouve le principe d’une émancipation qui ne sera qu’une question de temps – et de fort peu de temps », écrit-il en 1891. De plus, non seulement les syndicats fleurissent en quantité, mais ils sont de plus en plus conformes à leur vocation : celle non pas d’organes de combat, d’armes contre le patronat, mais d’organes de solidarité, lieux d’union entre travailleurs (ouvriers et patrons) d’une même usine, d’un même métier. « L’observation journalière nous montre la vitalité de ceux des syndicats qui ont surtout l’esprit de corps », par opposition à ceux qui n’ont que l’esprit de lutte. Voyez les syndicats de paysans dans les campagnes, et même la plupart des syndicats d’ouvriers dans les villes ! « On est porté à n’y voir que des formations de combat », alors qu’en réalité « beaucoup d’entre eux, et des plus vivaces, tiennent leurs membres dans un lien d’union très étroit ». Autre signe de cette renaissance : la vitalité des chambres syndicales, que le pouvoir commence d’ailleurs à consulter spontanément sur les projets de lois qui les concernent. Quel tableau ! « On trouve […] partout les traits généraux suivants : le syndicat local formé entre gens de même profession qui ont ensemble, en plus des intérêts communs, des rapports journaliers ; puis, moyennant un groupement intermédiaire ou une affiliation directe, des unions régionales, où les syndicats locaux sont représentés par leur bureau ; enfin des chambres nationales et de profession ».
On se demande si La-Tour-du-Pin ne s’exagère pas les effets de la loi, et si son panorama de la renaissance syndicale n’est pas trop optimiste. Que des syndicats soient créés, c’est indéniable ; mais qu’ils soient pénétrés par l’esprit d’association que lui revendique, c’est moins sûr. S’ils l’étaient, s’ils comprenaient le rôle social qu’ils sont censés jouer, ne s’ouvriraient-ils pas spontanément aux patrons ? Or on ne voit que des syndicats séparés, ouvriers d’un côté, patronat de l’autre, les syndicats « mixtes » demeurant exceptionnels. Mais La-Tour-du-Pin ne s’en décourage pas pour autant. Peu importe que les syndicats actuels soient séparés ; il suffira de faire élire en leur sein des délégués à une chambre mixte, où se retrouveront patrons et ouvriers. Solution étonnante, puisqu’elle consiste à provoquer artificiellement la réunion patrons-ouvriers qui ne s’est pas faite spontanément. La-Tour-du-Pin croit-il vraiment que, forcées de se réunir dans une chambre mixte, les deux parties seront illuminées par l’esprit d’association qui leur a manqué jusque-là ? On a l’impression que, pour une fois, La-Tour-du-Pin inverse sa méthode : au lieu que ce soit l’esprit d’association qui provoque la naissance de l’institution, il propose que ce soit la création contrainte de l’institution qui rétablisse chez ses membres l’esprit d’association.
Quoi qu’il en soit, voici la nouvelle organisation économique telle que la voit notre auteur.
Dans chaque localité, il y a des professionnels. L’ensemble des professionnels d’un même métier forme un « corps d’état » : corps des boulangers, des peintres, des cordonniers, etc. Ces professionnels individuels s’associent librement entre eux, formant un ou plusieurs « syndicats ». Ces syndicats peuvent ne rassembler que des ouvriers, ou bien que des patrons, ou alors rassembler les deux (ouvriers et patrons dans l’industrie ; maîtres, compagnons et apprentis dans l’artisanat ; propriétaires, fermiers et colons dans l’agriculture) : on tient alors une « corporation », « organe plus perfectionné que la simple association professionnelle ». (La différence entre le syndicat et la corporation, c’est donc que la corporation réunit tous les éléments d’une profession). Et s’il n’y a que des syndicats séparés d’ouvriers et de patrons, on créera par la force une corporation en prélevant des délégués dans chacun de ces syndicats.
Une fois les corporations mises en place, le système ressemblera à celui de l’Ancien Régime. La corporation élit une « chambre corporative », qui remplit diverses missions :
– Organiser le travail : négocier les conventions collectives, fixer la rémunération des ouvriers, etc. Ces règles d’organisation du travail seront homologuées par l’État, pour qu’elles soient compatibles avec l’intérêt général. Notons que les règles décidées par la chambre corporative s’appliqueront à tous les professionnels du lieu, y compris à ceux qui n’y sont pas entrés. Tel est le « privilège » de la corporation. Aussi, il n’y a pas de monopole corporatif (puisqu’on reste libre d’exercer son métier sans être membre de la corporation), mais on devra toujours obéir aux règles qu’elle édictera. Dès lors, le mouvement naturel de chaque travailleur sera d’y entrer, pour pouvoir y peser sur les règles. Ainsi les corporations finiront-elles naturellement par rassembler tout le monde, à part les quelques marginaux qui s’obstineront à demeurer à l’écart. Ainsi La-Tour-du-Pin résout-il un point délicat, celui du caractère obligatoire ou non des corporations : n’étant pas socialiste, il refuse d’obliger quiconque à adhérer ; mais si les professionnels n’adhèrent pas, tout le système reste lettre morte. Le privilège permet à La-Tour-du-Pin de concilier tout, en maintenant l’illusion de la liberté : « Et c’est ainsi que de libre, ce qu’elle doit être pour se former, la corporation tend par la force des choses à devenir obligatoire […] Que l’on regarde, au lieu de discourir sur des abstractions, si ce n’est pas toujours ainsi que les choses se passent dans la pratique ! »
– Autoriser le travail : la chambre décernera à ceux qui veulent entrer dans le métier le brevet de compétence sans lequel il leur sera interdit de travailler.
– Assurer la police et la justice dans la profession : la chambre se dotera de conseils de discipline pour juger ceux qui violent les règles (conseils que La-Tour-du-Pin, par habitude de soldat, suggère d’organiser sur le modèle des tribunaux militaires, où tous les grades sont représentés).
– Mission sociale : la corporation protègera les professionnels avec des caisses de secours et de retraite, une assurance-maladie, une assurance-chômage, etc. Pour faire face à ces dépenses, elle disposera d’un patrimoine, alimenté par un prélèvement sur la production.
– Enfin, étudier les intérêts de la profession et les faire connaître aux pouvoirs publics : la chambre représentera la profession.
2° La représentation, précisément, est le deuxième étage de l’édifice. Du tissu des corporations recréé sur tout le territoire, La-Tour-du-Pin propose de tirer des institutions représentatives nouvelles, différentes de celles du régime parlementaire. « Le régime corporatif est la base du régime représentatif » : la réfection sociale (corporations) et la réfection politique (représentation) marchent de pair, « les éléments de l’ordre économique, ceux de l’ordre social et ceux de l’ordre politique » étant « les mêmes ».
Dans le nouveau régime, on ne représentera donc plus les opinions, comme aujourd’hui, mais les métiers. « On ne saurait […] représenter des individus ni des foules, mais seulement des collectivités ayant une vie propre et capables de formuler un mandat ». Que signifier en effet représenter, s’interroge La-Tour-du-Pin ? Un être ne me représente que s’il y a un minimum de ressemblance entre lui et moi. « Celui qui peut me représenter, c’est celui qui est mon pareil, qui vit comme moi, sent comme moi, pense comme moi, et que je connais comme il me connaît ». Or, qui vit, qui sent, qui pense mieux comme moi que celui qui travaille avec moi, qui appartient à la même profession ? La seule manière pour la représentation d’avoir du sens, c’est d’être basée sur le métier : chaque métier doit désigner ses représentants, et plus généralement chaque communauté, chaque cellule sociale – les églises, les universités, les corps juridiques, tous les « êtres moraux, animés d’une vie propre, dont les réactions donnent la vie à l’ensemble qui constitue la nation ». On retrouve la vision althusienne de la société comme association d’associations, assemblage de corps miniatures.
À l’inverse, en quoi mon actuel député me représente-t-il, dans le régime parlementaire ? Il ne me connaît pas, il ignore mes conditions de travail, il n’est parfois même pas de mon terroir. Ne peut me représenter que celui qui me connaît, qui possède ma pensée – la représentation est « une délégation de pouvoirs à une personne censée posséder la pensée de l’électeur et la traduire fidèlement », sinon elle n’est rien. À la limite, le conseiller municipal me représente encore à peu près, parce qu’il habite dans le même lieu que moi, qu’il connaît les problèmes de ma localité ; et dans une moindre mesure, le conseiller général. Mais le député, habitant d’un « pays légal » déconnecté du « pays réel », ne possède la pensée de personne, et ne traduit que la sienne. Le pire étant qu’il s’en vante : « Les élus du suffrage universel se font une gloire de ne représenter personne ni rien ; ils sont, au Parlement, les députés de la France disent-ils. Ce n’est pourtant pas la France qui les a choisis. Ils n’ont pas de mandat, parce qu’ils n’ont pas de mandants ; le collège électoral qui les a investis a disparu comme les éphémères en les mettant au jour ».
Dans la perspective de La-Tour-du-Pin, il n’y a donc de représentation que s’il y a des corps fixes à représenter. Autant dire qu’il n’y en a pas aujourd’hui, puisqu’il n’y a plus de corps, seulement des individus juxtaposés. Déjà sous l’Ancien Régime, la destruction des corps du Moyen Age avait commencé, notamment celle des « institutions représentatives locales », asséchées par la centralisation. La Révolution et le bonapartisme, là comme ailleurs, n’ont fait que continuer cette « action dissolvante ». L’État, faute de corps sociaux sur quoi s’appuyer, est aujourd’hui suspendu en l’air, assis sur du vide. Louis XVIII, qui s’en est rendu compte, aurait voulu recréer des appuis au pouvoir, des éléments à représenter auprès de lui. Mais « comment faire pour doter d’institutions représentatives un pays où il n’y a plus rien à représenter ? » En désespoir de cause, on a donc inventé des entités fictives : classes censitaires (comme si le fait pour deux électeurs de payer le même impôt leur faisait former un corps !), dont on a tiré la Chambre des députés ; et « personnages plus ou moins qualifiés, plus ou moins influents », réunis dans la Chambre des Pairs. Construction artificielle, soupire La-Tour-du-Pin, « édifice sans bases et sans plan », dont il ne faut pas s’étonner qu’il se soit écroulé aussitôt. À partir de là , baissant les bras, on s’est abandonné tout à fait à l’individualisme, et on a instauré le suffrage universel. Le Parlement désormais « ne représente rien que la faveur des foules », les opinions, les partis ; il n’y a plus dans son sein de « courants constants », représentatifs d’intérêts réels, juste des majorités éphémères et capricieuses issues d’opinions fluctuantes. La preuve que les chambres ne représentent rien, c’est qu’elles entrent souvent en conflit entre elles, ce « qui ne saurait prouver qu’une chose : c’est qu’une des deux chambres représente mal le pays ; d’où il est permis de choisir entre les deux, comme aussi de soupçonner que toutes les deux le représentent mal ».
C’est donc l’inverse de la Révolution qu’il faut faire : au lieu de représenter des foules insaisissables, des courants d’opinion, cherchons ce qu’il y a de fixe dans la société. Tous les éléments fixes, tous les corps sociaux doivent être représentés auprès du pouvoir, et lui exprimer leurs vœux. La-Tour-du-Pin identifie ainsi trois catégories de corps fixes.
– Les « corps constitués » : églises, universités, corps juridiques et autres « êtres moraux ». Ils seront représentés dans chaque province par leur chef, au sein d’une chambre où se joindront « les représentants des établissements d’utilité publique, des sociétés libres d’enseignement, de bienfaisance, de toutes les associations, en un mot, dévouées en une forme quelconque au bien commun, qui trouveraient ainsi la reconnaissance de la place qu’elles tiennent dans l’État ».
– Les contribuables. Ils doivent être représentés pour consentir à l’impôt. On conservera pour cela l’actuelle Chambre des députés, dont la compétence sera réduite à cette fonction (elle ne votera plus de lois, elle se contentera de consentir au budget – pluri-annuellement si possible). Les députés, simples « fondés de pouvoirs des contribuables », seront élus par les foyers fiscaux (ne voteront que les chefs des foyers : pères de famille, veuves et femmes ayant un foyer distinct) ; et, comme un gros contribuable n’a pas les mêmes intérêts qu’un moyen ou un petit, chacun aura ses représentants distincts, d’où le vote par cens.
– Enfin, les professions. C’est le sujet principal pour La-Tour-du-Pin, qui lui consacre les développements les plus longs. La représentation des professions est la pierre d’angle de sa théorie. S’il tient tant à reconstituer les corporations, c’est bien sûr pour contrer les défauts du libéralisme, mais c’est surtout pour rendre possible cette représentation des professions auprès du pouvoir. « La représentation des droits et des intérêts », écrit-il, est le « point d’arrivée naturel » de la reconstruction des corporations. (On a donc tort de n’appréhender son corporatisme que comme un instrument d’organisation économique ; c’est aussi, et même surtout, un instrument d’organisation politique).
Un métier, une profession, c’est selon La-Tour-du-Pin le lieu par excellence où les individus ont un intérêt commun, des revendications communes. Bien sûr, les professionnels d’un secteur sont en concurrence entre eux, d’où l’impression qu’ils ont d’intérêts divergents ; mais en fait, ils sont tous intéressés de la même manière à la prospérité du métier, et ils ont au fond le même intérêt. C’est cela qu’il faut représenter : l’intérêt de chaque métier. Pour l’heure, il ne l’est pas, puisqu’il n’y a pas de chambre des métiers. Dès lors, ce sont les partis qui se chargent de cette mission, et qui parlent au nom des professionnels sans avoir été mandatés par ceux-ci, et sans rien connaître de leurs problèmes…
Voici le système de La-Tour-du-Pin pour représenter les métiers. D’abord, il faut regrouper les métiers, car il ne sera pas possible d’avoir autant de chambres que de métiers. Il propose un découpage en trois groupes : professions agricoles, professions industrielles et commerciales, professions libérales. Tous les syndicats dans ces différents secteurs sont invités à élire des délégués à une « chambre syndicale », installée dans la circonscription qui convient le mieux (le département pour les professions libérales, l’arrondissement pour les professions industrielles et commerciales, le canton pour les professions agricoles). Le nombre de délégués qu’enverra chaque syndicat sera fonction de son nombre d’adhérents.
Les trois chambres (chambre agricole dans les cantons, chambre industrielle dans les arrondissements, chambre des professions libérales dans les départements) envoient à leur tour des délégués à trois « chambre provinciales ». Chacune travaille dans son domaine, isolément des autres. La-Tour-du-Pin n’imagine pas qu’elles délibèrent ensemble, et encore moins qu’elles fusionnent dans une chambre unique : d’abord, parce qu’il n’y a pas assez d’intérêts communs entre elles (quoi de commun entre un agriculteur, un patron d’usine et un huissier de justice ? Ces professions sont « trop distinctes entre elles pour pouvoir travailler ensemble »), en sorte que leurs discussions ne déboucheraient sur rien ; ensuite, parce que les industriels ne sont pas compétents sur les questions juridiques, ni les agriculteurs sur les questions industrielles, etc. De là qu’il s’oppose aux propositions de révision visant à transformer le Sénat pour en faire une chambre des métiers : « Si ce projet vient à passer, prévient-il, c’en sera fini de la représentation professionnelle, bientôt et pour longtemps ». Simplement, lorsqu’un sujet d’intérêt commun le justifiera, on pourra envisager à titre exceptionnel la tenue d’« états de la province », réunissant les trois chambres sous la direction du gouverneur de la province.
Enfin, les chambres provinciales délègueront à trois « chambres nationales » auprès du pouvoir central ; et, tout comme les chambres provinciales se réunissent occasionnellement en « états » provinciaux, les chambres nationales se réuniront occasionnellement en « états généraux », où se joindront les chefs des grands corps de l’État.
Voilà le système représentatif nouveau : une pyramide de chambres professionnelles (chambre agricole dans le canton, chambre industrielle et commerciale dans l’arrondissement, chambre libérale dans le département, chambres provinciales dans les provinces, chambres nationales), des chambres provinciales pour les corps constitués, la Chambre des députés pour les contribuables.
Quelle sera leur mission ? Contrairement au régime parlementaire où les chambres participent au pouvoir, les institutions représentatives de La-Tour-du-Pin seront simplement consultatives. On voit de nouveau la distance avec notre droit constitutionnel moderne. Pour lui, il est hors de question de partager le pouvoir. Par conséquent, les chambres représentatives ne font que représenter leurs mandants auprès du Prince, et le conseiller ; elles ne gouvernent pas. « Quel est, dans un régime représentatif […], le rôle de la représentation des droits et des intérêts populaires ? Est-ce celui de gouverner ? Nous disons résolument : non ! […] Le rôle des pouvoirs publics […] est distinct de celui de la représentation » . La représentation n’exerce pas le pouvoir ; elle ne touche au pouvoir que « par voie de consentement et par voie de contrôle ». Et qu’on n’aille pas dire que ce rôle purement consultatif la privera d’efficacité ! Au contraire : « On peut être assuré que les chambres […] n’auront pas besoin que leur caractère soit plus que consultatif pour être très écoutées des pouvoirs publics, parce qu’elles auront l’autorité que donne la compétence et la puissance que donne l’association ».
Ajoutons que les diverses chambres ne seront pas consultées par le Prince sur tous les sujets, mais uniquement sur ceux pour lesquelles elles ont une compétence : questions agricoles pour la chambre nationale de l’agriculture, questions juridiques pour celle des professions libérales, etc. Autrement dit, elles ne connaîtront que de questions d’intérêt particulier, sectoriel, « en rapport avec [leur] fonction sociale ». Imagine-t-on consulter les professions libérales sur un problème agricole, ou inversement ? Non seulement les chambres ne seront pas consultées sur les questions particulières hors de leur champ de compétence, mais elles ne le seront pas non plus sur l’intérêt général : seul le Prince est habilité à définir celui-ci, étant le seul à n’avoir aucun intérêt particulier.
3° Le Prince, précisément : c’est lui qu’il faudra rétablir pour achever l’édifice. En le remettant à sa place, on va rétablir le « droit politique national ».
La constitution nationale, d’abord, sera monarchique. Il ne saurait en aller autrement. « L’État français est monarchique. Il devient […] anarchique dès qu’il cesse d’être monarchique ». « L’esprit républicain » est donc « essentiellement antinational » : « La République, fût-elle consentie par tous aujourd’hui, n’est pas un gouvernement national ». (Aplomb admirable de La-Tour-du-Pin, jamais gêné pour clamer qu’il a raison contre tout le monde : le fait que la République soit unanimement consentie ne le fait pas changer d’idée ; consentie ou pas, elle est selon lui une erreur. Il ne lui viendrait pas à l’esprit que c’est peut-être lui qui se trompe dans son identification de ce qui est français ou pas, ni que l’approbation générale des Français est peut-être un bon indice de ce qu’ils trouvent français).
Ensuite, le Roi concentrera le pouvoir. Il règnera sans partage. « Dans le droit national, le Roi règne et gouverne ; il choisit librement ses ministres, mais ne les substitue pas à l’exercice de son propre droit, car, de sa nature, le droit royal n’admet pas de partage ». Pas de séparation des pouvoirs, pas de division : les Chambres ne seront pas là pour exercer le pouvoir avec le Roi, mais simplement pour être consultées par lui.
Cette concentration du pouvoir n’empêchera évidemment pas que le Roi s’entoure. « La souveraineté du prince exclut l’idée de partage, mais non celle d’assistance dans son exercice ». Aussi créera-t-il deux conseils : un « conseil privé », composé des Ministres et des hauts personnages appelés à former éventuellement le conseil de régence ; un « grand conseil » désigné par lui, qui réunira les notabilités nationales et les grands personnages de l’État, et qu’il consultera sur les projets de lois, avant d’interroger les chambres représentatives. Ce « grand conseil », dit La-Tour-du-Pin, sera comme « le magasin et le régulateur d’énergie » du mécanisme gouvernemental.
De même, la concentration n’empêchera pas non plus que le Roi délègue des attributions à divers corps constitués : ainsi confiera-t-il la préparation des lois au Conseil d’État, l’administration à la Cour des comptes, et la justice à la Cour de cassation. Ces institutions existent déjà ; il suffira d’augmenter leur pouvoir. Le Conseil d’État ne s’occupera plus seulement d’écrire les règlements et de juger le contentieux administratif, il écrira les lois ; la Cour des comptes ne s’occupera plus seulement de contrôler l’emploi des deniers publics, elle préparera le budget ; la Cour de cassation connaîtra, en plus du contentieux judiciaire, des « cas royaux, c’est-à -dire ceux qui intéressent les lois fondamentales du royaume », devenant ainsi une sorte de cour constitutionnelle. Les membres de ces Conseils seront choisis par le Roi sur proposition de ces Conseils eux-mêmes. Bref, « le pouvoir législatif s’exerce par le prince en son Conseil d’État ; le pouvoir judiciaire s’exerce par le prince en sa haute cour ; le pouvoir administratif par le prince en son conseil des ministres ».
Enfin, point capital, le pouvoir du Roi sera limité par les droits historiques des corps de la Nation, tels que les chambres représentatives se chargeront de les lui rappeler. « Le meilleur moyen de contenir les pouvoirs publics est […] de les obliger à compter avec des corps ayant eux aussi une existence publique et une action à exercer sur la vie publique ». Ici réside l’équilibre du système, et ce qui le différencie des vues libérales. Les libéraux partent d’un pouvoir absolu et s’en protègent en le divisant ; La-Tour-du-Pin ne divise pas le pouvoir mais il tient qu’il n’est pas absolu, puisqu’il a face à lui des droits contre lesquels il ne peut rien. « Le partage, c’est le conflit organisé ; la limitation, c’est l’ordre ». On retrouve son antipositivisme juridique, sa conception de droits divers façonnés par l’histoire au profit des communes, des corps de métiers, de tous les organismes sociaux, et qui sont autant de bornes au pouvoir de l’État. Ces droits ne découlent pas de l’État, ils ne lui doivent rien ; une fois encore, il n’y a pas chez La-Tour-du-Pin l’idée moderne d’un ordre juridique unitaire où tous les droits découlent d’une norme fondamentale. « L’État n’est […] ni la source des droits ni le dispensateur des privilèges qui en sont la mise en acte, mais leur gardien et leur régulateur ». Il les trouve hors de lui, il ne les crée pas : droits de la conscience individuelle, droits des familles (ni les uns ni les autres, « on n’a jamais vu qu’ils naquissent de ceux de l’État »), droits du travail, droits de la commune, droits de la corporation… « L’État n’a d’autre fonction que celle d’être l’expression suprême de l’accord de tous les droits. Il possède à cet effet un organe, le gouvernement, qui définit – ne crée pas – tous ces droits par la loi, les maintient par la justice, les protège par la force ».
Mais alors, si chaque commune, chaque corps de métier brandit les droits particuliers qu’il a hérités de l’histoire, le droit ne sera pas le même pour tous ? Précisément : cela même qui est impensable pour nous paraît tout à fait normal à La-Tour-du-Pin, choqué précisément par le contraire. Ce qui est juste, dit-il, c’est de traiter différemment les conditions différentes ; la Révolution a prétendu effacer ces différences (ne voir que des êtres abstraits, égaux) pour uniformiser la loi, mais La-Tour-du-Pin refuse cet effacement. « La justice sociale, écrit-il, consiste dans un traitement inégal des diverses sociétés selon leur nature et leur fonction ; en un mot – mot effrayant mais inévitable par sa précision – […] la justice sociale consiste dans le régime du PRIVILÈGE. Nous entendons par privilège la substitution de la reconnaissance légale du droit propre (privata lex) à celle du droit commun, pour toutes les catégories de personnes ou de sociétés qui ont, en effet, de par leur condition d’existence, un droit propre, par suite d’une mission déterminée qui ne saurait bien atteindre autrement ses fins sociales ».
Voilà la constitution nationale : le Roi gouverne sans partage, mais il n’a pas tout pouvoir ; il est limité par les droits historiques, « aussi sacrés et plus consacrés » que les siens. La constitution nationale, c’est « l’association du droit royal et du droit populaire » : droit pour le Roi de gouverner d’un côté, « ensemble de libertés publiques » de l’autre, « maintenues et développées par des générations qui, en reconnaissant le Roi, n’entendaient pas se donner un maître de leurs personnes et de leurs biens, mais un protecteur de leurs droits ».
Reste à indiquer les moyens pratiques pour restaurer cette constitution.
B. Principe ancien, ordre nouveau
Quelle méthode La-Tour-du-Pin préconise-t-il pour aboutir à ce résultat ?
C’est un chapitre sur lequel il n’est pas très disert. Critiquer le libéralisme, décrire les avantages des corporations, rêver à une conception juridique qui ne ferait pas tout découler d’un législateur, voilà ce qui l’inspire ; pour le reste, c’est un intellectuel de cabinet (quoi qu’il en dise), finalement peu intéressé par la pratique du changement social – ce n’est pas un militant, encore moins un révolutionnaire. Il propose la description d’une cité chrétienne mais ne s’intéresse pas tellement au plan pour y atteindre. Malgré tout, il donne quelques pages où il réfléchit aux moyens concrets.
En bonne logique, le mouvement de remise en ordre devrait suivre les étapes successives décrites plus haut : rétablissement des corporations ; création des institutions représentatives ; restauration de la monarchie, conformément à l’idée qu’il a selon laquelle l’organisation politique n’est que le « couronnement » de l’organisation sociale. Un pouvoir qui ne reposerait pas sur une société assainie serait voué à l’écroulement, faute d’étayage. N’est-ce pas la signification de la phrase reprise de Joseph de Maistre selon laquelle il ne faut pas « faire une révolution nouvelle », mais « le contraire de ce qu’a fait la Révolution », « renouer les liens sociaux au lieu de les briser » ? Triomphe du social sur le politique : au lieu que le politique violente le social par ses transformations brutales comme en 1789, c’est le social qui se reconstituera librement et qui commandera la transformation politique. Comment pourrait-il en aller autrement ? « Produit historique, [la Constitution nationale] ne saurait renaître à la vie qu’à mesure que ses organes se reconstitueraient et auraient repris racine dans le sol natal déchiré par tant de convulsions et appauvri par tant d’essais ». D’ailleurs, on voit d’ores et déjà cette reconstitution sociale commencer, assure La-Tour-du-Pin : « Le mouvement syndical se propage très rapidement parmi la classe ouvrière, parce qu’il y rencontre le besoin d’association à l’état aigu et l’esprit d’association à l’état latent, mais prêt à jaillir comme une flamme des profondeurs où il a été comprimé. Ajoutez l’effet des premiers succès de la lutte engagée par les représentants des Syndicats contre ceux du capital, et mesurez ce qu’il faut de temps pour que la classe ouvrière entière soit conduite par les Syndicats ». Aussi, le rapport de forces entre patrons et ouvriers s’inverse : les ouvriers associés prennent l’avantage. Ce renversement conduira au corporatisme sans même que l’État intervienne, par la force des choses. « Cette transformation des rapports entre les détenteurs du capital et les masses ouvrières amènera, je l’ai dit, un transfert d’une partie du capital des mains des premiers à celles des travailleurs, non pas individuellement mais collectivement, ou mieux corporativement. En effet, les Syndicats deviendront de plus en plus exigeants en fait de compléments du salaire sous forme d’assurances contre l’accident, la maladie, la vieillesse, le chômage même ; ils voudront avoir l’administration de ces caisses et exigeront des garanties que les entreprises ne peuvent leur donner qu’en hypothéquant sur leur capital d’établissement ; si bien que peu à peu celui-ci passera en associations professionnels qui deviendront de véritables corporations […] L’évolution historique qui a fait passer la direction du maître au patron et de celui-ci au capitaliste, finira par la livrer à la corporation ». Réconfortante perspective ! Il y a comme un écho de l’eschatologie marxienne dans cette description « objective » de la pente qui, quoi qu’il arrive, conduira au corporatisme. On se demanderait presque s’il est nécessaire d’agir, vu que la dynamique du système le conduit à son propre dépassement ; même confiance que chez Marx quand celui-ci prédit de son côté que la dynamique du capitalisme le conduit à l’implosion finale et au communisme. D’ailleurs, La-Tour-du-Pin se prévaut de l’autorité d’un certain « docteur du socialisme » en qui on n’a pas de mal à reconnaître Marx : « Cette évolution économique correspond de manière frappante à celle qu’un docteur du socialisme a formulée ainsi : chaque classe, arrivée successivement à la domination, a eu pour l’humanité son legs utile : le sacerdoce lui a légué le sentiment du devoir, l’aristocratie celui de l’honneur, la bourgeoisie celui de l’intérêt, le peuple lui donnera celui de la solidarité »…
Pourtant, La-Tour-du-Pin va finalement préconiser l’inverse de ce mouvement ascendant du social vers le politique qu’il défend partout. Dans l’unique texte où il se penche sur les modalités pratiques du passage au nouveau régime, il commence en effet par poser que le Prince doit d’abord remonter sur le trône (postulat politique, donc), et que sa première tâche sera de constituer un gouvernement et de décréter l’état de siège.
Pourquoi envisager d’emblée la réforme de l’État, au lieu d’attendre la revivification du corps social ?
Sans être complètement clair sur cette question, La-Tour-du-Pin explique que sans l’État, la société seule serait incapable de se guérir : la gangrène libérale a pénétré trop profondément en elle, en sorte que la société n’a plus les forces nécessaires pour se reconstituer. « L’initiative privée est nécessaire comme par le passé, mais elle ne suffit plus, parce que ses ressorts sont affaiblis ; l’esprit de charité et l’esprit de solidarité ne sont plus, après un siècle et davantage d’individualisme et d’athéisme légal, ce qu’ils étaient aux temps héroïques de la civilisation chrétienne de l’Occident ». Il faut donc une impulsion, un soutien : ce seront l’Église, « pour ranimer l’esprit de charité », et surtout l’État, « pour rétablir le fait de solidarité » par la loi. On a finalement l’impression que La-Tour-du-Pin se range finalement aux arguments de Maurras : politique d’abord. Inversant l’ordre « naturel » des choses qu’il a toujours défendu, il commence donc par le rétablissement du Prince, la réfection du tissu social ne venant qu’après. Et il prévient : il faudra longtemps pour réparer ce tissu, en sorte que l’État restera longtemps à la manœuvre. « Ce ne peut être l’œuvre d’un jour, de même qu’il faut conserver longtemps les attelles sous la protection desquelles se ressoude un membre cassé ».
Supposons donc le Prince rétabli sur le trône. Quelles seront ses premières tâches ?
D’abord, dès les premiers instants, il composera un gouvernement, en se restreignant à un petit nombre d’hommes : quelques secrétaires d’État aux postes régaliens, des sous-secrétaires d’État rattachés à eux pour le reste.
Puis, il entrera en contact avec le pays et avec le monde : rédaction d’un manifeste à publier dans la presse et à afficher dans les communes, proclamation à l’armée, notification de son avènement à l’étranger.
Ensuite, il prendra possession des instruments du pouvoir : caisses de l’État (« qu’il aura probablement trouvées vides »), fonctionnaires confirmés dans leur poste.
Après quoi, le plus urgent sera de remettre de l’ordre dans le pays bouleversé ; aussi décrètera-t-il l’état de siège – réflexe naturel pour la La-Tour-du-Pin, ancien soldat, qui a connu la Commune. En découlera « la suspension des libertés publiques dans la mesure nécessaire à [l’]œuvre de pacification, la concentration de toutes les responsabilités en chaque lieu dans une seule main, celle dans laquelle est la troupe, et l’extension de la juridiction militaire à tout ce qui est du ressort de la vie publique ». Pendant l’état de siège, les généraux des corps d’armée tiendront le pouvoir à travers le pays, dans vingt régions qu’on appellera « gouvernements » – eux-mêmes seront appelés « gouverneurs ». Ce sera autant d’acquis pour la future réorganisation du territoire : ces vingt gouvernements deviendront par la suite vingt « provinces », à la tête desquels demeureront les « gouverneurs » qui remplaceront les actuels préfets. « Sorte de missi dominici – on dirait aujourd’hui d’inspecteurs généraux permanents – ils ser[ont] les yeux, et au besoin le bras du Souverain, dont ils réunir[ont], par délégation personnelle, tous les pouvoirs qui sont exercés séparément par ces diverses administrations ».
Restera pour finir à installer les Conseils (Conseil d’État, Cour de cassation, Cour des comptes) et à leur déléguer leur pouvoir. « Œuvre aisée, puisque ces corps n’ont pas cessé de fonctionner et sont à peine à réformer en ce qui est de quelques intrusions ».
Une fois l’ordre revenu, le Prince y verra plus clair dans son Royaume et il identifiera alors facilement « les sommités sociales » qui s’y distinguent. Il sélectionnera dès lors les membres du « Grand Conseil ».
Après toutes ces réformes, « le moment paraîtra revenu d’actionner cet organisme politique pour en faire sortir des lois qui doivent achever l’œuvre réparatrice » : lois organiques (réglementation des communes, des provinces, des corporations) ; lois financières pour réformer la fiscalité ; lois répressives pour rétablir les mœurs (et pour réprimer les révolutionnaires, les sociétés secrètes et autres coalitions de presse qui tenteront de déstabiliser l’État nouveau). Pour ces premières séries de lois, le Prince sera seul à la manœuvre, car il faudra un centre d’impulsion fort et directif pour remettre le pays en marche ; par la suite, quand tout sera réglé et qu’il ne s’agira plus que d’édicter des lois ordinaires, il imposera moins et écoutera plus, en se contentant d’enregistrer les vœux des États et, dès lors qu’il les estimera compatibles avec l’intérêt général, de les transformer en lois – la législation ne fera ainsi que traduire « la vie journalière des divers éléments de la nation ».
Enfin, après ces longs mois de remise en marche, il n’y aura plus qu’à attendre que se réalise la réfection sociale, c’est-à -dire le développement spontané des corporations. Les travailleurs dispersés se rejoindront, mus par leurs intérêts communs ; les syndicats ouvriers s’ouvriront aux patrons ; les choses se mettront en place, la pyramide d’institutions corporatives se concrétisera. Cette renaissance des corporations serait bien sûr plus rapide si elle était dirigée par l’État, qui pourrait enrôler autoritairement les travailleurs et créer par la loi les chambres locales et provinciales ; mais ce serait reproduire l’erreur bureaucratique de la Révolution, procéder par voie mécanique et non par voie organique. Aussi, tant pis pour la rapidité : La-Tour-du-Pin se résigne à la patience, et ne confie à l’État qu’un rôle d’observateur bienveillant. L’administration se contentera de tenir les registres : rôles des professions où viendront se déclarer les travailleurs (afin qu’on sache qui appartient à quel corps d’état dans les diverses localités), rôles des associations où viendront se déclarer les syndicats nouvellement créés. « Puis elle acheminerait de la même façon, plus officieuse qu’impérative, la formation des chambres provinciales » – encore une fois, on remarque la confiance optimiste de La-Tour-du-Pin, persuadé de la force immense du besoin associatif dans la société et n’imaginant pas que les travailleurs, libérés des principes individualistes, ne prennent pas naturellement le chemin de l’association.
Voilà la France nouvelle, dont l’organisation se résumera dans la phrase fameuse que La-Tour-du-Pin cite sans cesse : « Le Prince en ses conseils, le Peuple en ses États ». Elle ressemblerait beaucoup, on le voit, à la société du Moyen Age. On a déjà souligné la profonde nostalgie de La-Tour-du-Pin pour ces « siècles chrétiens » où tout se conformait si bien à ses vues, avec la constitution traditionnelle, l’économie bien réglée, l’esprit chrétien régnant partout. (Il y a bien sûr une part de fantasme dans cette vision idyllique. Son Moyen Age est un mythe, comme celui de nombreux écrivains réactionnaires soucieux de se donner la représentation d’un âge d’or pour asseoir leur critique de la société industrielle – le Moyen Age étant d’autant mieux désigné pour cette fonction qu’il est lointain, peu documenté et propice à toutes les exagérations). S’agit-il donc d’y revenir purement et simplement ? À le lire, on en a parfois l’impression : que de références amoureuses au Moyen Age ! Chaque fois qu’il s’agit d’opposer un contre-modèle au modèle contemporain, c’est le Moyen Age qui lui vient sous la plume – et il se met à écrire à l’imparfait. On dirait qu’il n’y a pour lui qu’à revenir en arrière, à retrouver le principe qui « présidait à l’organisation sociale du Moyen Age », à refonder le droit de l’individu « caractéristique […] de la société du Moyen Age », à retrouver « la conception qui régnait au cours des siècles chrétiens », « l’esprit des anciennes institutions ».
De fait, La-Tour-du-Pin reconnaît qu’il n’innove pas ; même, il s’en félicite. « Il y a beaucoup moins à innover qu’à revenir à l’esprit des anciennes institutions ». Son projet ne veut rien avoir de nouveau, au contraire : « Dieu me garde de paraître avoir esquissé là un nouveau modèle de Constitution ! Non ! Les choses se passaient ainsi, en réalité, dans tout le cours de notre histoire ». Et ses préférences lexicales témoignent de cette volonté de retour au passé ; sans faire un relevé exhaustif, on note la récurrence frappante de trois mots dans son vocabulaire, tous ayant la connotation d’une remise en l’état antérieur des choses : « restauration », « reconstitution » et « rétablissement ».
Mais en même temps, La-Tour-du-Pin se défend de vouloir reprendre l’histoire en arrière. À côté de ces trois mots, on en trouve d’autres, ayant la connotation inverse : « réforme », « réformateur », « réorganisation », « rénovation », « révision », « réfection ». Ici, La-Tour-du-Pin ne prétend plus retrouver le Moyen Age : il se présente au contraire comme un progressiste, conscient que l’histoire avance, soucieux d’adaptation aux temps actuels ! Il veut toujours les corporations, mais pas « dans un esprit de retour nécessaire à une institution du passé » car « la vie économique, pas plus que les autres formes de la vie sociale, ne retourne pas en arrière ». Viser le retour au Moyen Age serait absurde, dit-il ; on ne peut pas faire fi des siècles écoulés. Il n’y aurait pour l’ignorer que des fanatiques, des réactionnaires purs et durs aux côtés desquels il refuse d’être rangé, et qui sont à peine moins pires que les fanatiques de l’autre bord ; d’ailleurs, il les appelle tous des « jacobins » : jacobin « rouge » (socialiste), jacobin « bleu » (libéral), jacobin « blanc » (contre-révolutionnaire) – le type du nostalgique incurable qui, « s’étant fait un certain idéal plus ou moins historique de la société telle qu’elle lui a paru être en tel temps et en tel lieu, en poursuit moins violemment, mais non moins chimériquement, la reproduction en tous temps et en tous lieux ». Comme si reproduire le passé était possible ! Or La-Tour-du-Pin, qui se pique de science et se veut sociologue, sait bien, lui, que les sociétés sont historiques, que « l’état social se transforme ». « La Nation, c’est un être vivant […] elle vit, donc elle est en mouvement, et l’histoire est le cinématographe qui reconstitue la série de ses mouvements, donc la loi de sa vie. Le moment de chacun d’eux n’est semblable ni au précédent ni au suivant, mais ils procèdent les uns des autres » . Bien sûr, il y a continuité entre ces moments ; mais il y a surtout des différences. Dès lors, il est absurde de prétendre rejouer le film en arrière, comme le voudraient les légitimistes ; de même qu’il est absurde d’écrire une constitution soi-disant valable pour l’éternité, comme l’ont voulu les révolutionnaires – « c’est la grande puérilité dans laquelle sont tombés les soi-disant “constituants” que de prétendre fixer pour la postérité, – comme une figure invariable, où la forme nationale serait cristallisée dans la constitution, modèle de telle année, – l’aspect que présente un de ces moments successifs ».
Ainsi La-Tour-du-Pin se pose-t-il non pas en réactionnaire mais en réformateur, en « rénovateur » (par opposition aux « conservateurs », qui tiennent pour le maintien du régime libéral – les jacobins « bleus »). Même, il va jusqu’à se présenter comme un partisan du progrès : son credo, dit-il, c’est de « ne rien prôner, en fait de réformes, qui ne soit un acheminement au progrès, rien surtout qui, tout en présentant l’apparence d’un progrès, puisse barrer le chemin au progrès » !
N’y a-t-il pas une contradiction entre ces différents aspects de sa pensée ?
En réalité, La-Tour-du-Pin recherche une conciliation entre l’ancien et le nouveau, le Moyen Age et les années 1900. Il dit être « à la recherche d’une jonction entre la tradition et le progrès, – ce mot étant pris dans le sens d’adaptation aux besoins actuels ». Voilà son problème : « Comment viser au retour d’un pareil temps [le Moyen Age] sans pour cela méconnaître les transformations historiques qui nous séparent de celui dont la louange surprend les esprits du XIXe siècle ? » C’est l’enjeu de son réformisme, comme chez tous les contre-révolutionnaires qui soupirent après l’ancienne société mais savent que la rétablir n’est pas possible. Ils doivent donc mélanger la conservation (ou la restauration) et l’innovation, la recréation de l’ancien et la prise en compte du nouveau. De là leur idée d’un réformisme conservateur, ou plutôt d’un conservatisme réformiste, qui consiste à perpétuer l’ancien en le modifiant, à l’améliorer continuellement (mais lentement, partiellement, prudemment) pour éviter qu’il s’écarte trop de la réalité sociale et qu’il finisse balayé par une révolution. « La science sociale […] enseigne que les institutions de [la] société […] ont souvent besoin d’être réformées, – ce qui ne veut pas dire modifiées en ce qu’elles ont d’essentiel, mais au contraire ramenées à l’esprit de la primitive observance ». C’est le réformisme de Le Play, admirateur des anglo-saxons et de Burke ; on le retrouvera chez Maurras.
Du Moyen Age, explique ainsi La-Tour-du-Pin, il faut donc « conserver la direction, mais elle ne saurait plus être reprise tout à fait de la même manière, parce que nous ne sommes plus du tout au même point de départ ». La corporation ne doit pas être reproduite selon ses « types anciens », car les « circonstances [ont] beaucoup changé » ; « il faut que cette reproduction du passé ne soit pas un pastiche, mais une résurrection de son esprit sous des formes appropriées aux temps actuels ». On n’en finirait pas de relever dans les textes de La-Tour-du-Pin, à côté de ses célébrations de la bonne société du Moyen Age, les précautions qu’il prend pour expliquer que le régime devra s’adapter aux conditions actuelles. La corporation doit trouver sa « formule renouvelée », dit-il, les états provinciaux se refaire « d’une façon tout à fait moderne », la constitution elle-même « très moderne », etc.
Pour opérer cette conciliation, La-Tour-du-Pin suggère de dissocier les principes, immuables, et les formes où ils s’incarnent, historiques. Sans doute ne peut-on pas recréer le Moyen Age, il en convient ; mais on peut au moins restaurer ses principes (l’association, la liberté, la solidarité), en les fixant dans des formes nouvelles. Dissociation déjà proposée par Le Play, et dont La-Tour-du-Pin fait son antienne : il faut « combiner » les principes sociaux du Moyen Age « avec des applications nouvelles plus ingénieuses », bâtir un droit constitutionnel « traditionnel en son principe et moderne dans les formes du gouvernement », etc. Si les formes historiques sont datées, comment les principes, eux, le seraient-ils, étant des principes chrétiens, conformes au droit naturel ? Ils sont éternels, ils ont une « valeur constante ». « Est-ce que les principes de droit naturel et divin qui gouvernent les rapports des hommes entre eux sont sujets à [des] révolutions ? » Ce qui était vrai au Moyen Age l’est encore aujourd’hui, et continuera toujours de l’être ; simplement, il faut adapter les formes de ces principes aux conditions, comme il faudra les réadapter demain.
Au plan logique, il n’y a donc pas de contradiction. Plus tard, comme La-Tour-du-Pin, et peut-être sous son influence, les corporatistes des années 1930, gênés par l’apparence d’anachronisme de leurs propositions, répéteront à leur tour que les corporations nouvelles ne seront pas des reproductions, qu’elles seront adaptées aux conditions actuelles. Ainsi Maurice Bouvier-Ajam explique-t-il par exemple qu’il « ne s’agit pas plus de revenir aux corporations d’autrefois qu’il ne pourrait être de remplacer les chemins de fer par des diligences », tandis que Claude-Joseph Gignoux feint d’ironiser : « Il n’est que des imbéciles pour admettre que les corporatistes [de] 1943 envisagent de restaurer les corporations de l’Ancien Régime et l’Ancien Régime avec elles ».
Reste que le problème, concernant La-Tour-du-Pin, c’est qu’on voit mal en quoi ses propositions se distinguent vraiment du modèle moyenâgeux, en quoi elles sont spécialement « modernes ». Il répète partout qu’il y aura des formes nouvelles ; mais les siennes sont toujours inspirées de l’ancien. Ses corporations, en quoi se distinguent-elles des anciennes ? Ses chambres provinciales, des anciens États ? Sa constitution nationale, de ce qui régnait autrefois ? Certes, il insiste bien sur quelques nouveautés. Pour les corporations, par exemple, il explique qu’elles « différeront du tout au tout des corporations anciennes en ce qu’elles seront aussi complètement démocratiques […] que celles-ci étaient aristocratiques » ; « c’est en cela que consistera surtout leur caractère d’appropriation aux temps nouveaux, c’est-à -dire à une société démocratique ». De même, sa constitution politique fera une petite place au legs de la Révolution (avec la Chambre des députés) et à celui de l’Empire (les trois Conseils) ; quant aux chambres corporatives provinciales, elles seront différentes des États provinciaux puisqu’elles représenteront les métiers, au lieu que les États représentaient les ordres…
Mais tout cela suffit-il à conférer à son projet le caractère de nouveauté dont il se targue ? « Si dans cette esquisse on retrouve des traits d’organisation plus ancienne, on reconnaîtra pourtant que l’ensemble serait très moderne », assure-t-il. Dans les détails, peut-être ; mais pour l’économie d’ensemble du projet, on ne peut s’empêcher de trouver qu’il ressemble furieusement à une restauration de la société ancienne.
Certaines formulations confirment du reste cette impression. Par exemple, à propos de la représentation des métiers dans les chambres provinciales et nationales, La-Tour-du-Pin explique que c’est la « généralisation d’une forme représentative à la fois très ancienne et on ne peut plus moderne. Elle est à base organique au lieu d’être à base atomique ». Ne dirait-on pas ici que l’ancien devient moderne, et que La-Tour-du-Pin propose simplement de le copier ? « Généraliser » n’est pas « réformer » ni « actualiser » : c’est reprendre avec plus d’étendue. En définitive, on est tenté de se ranger au jugement de Chantal Millon-Delsol qui, malgré les protestations de l’auteur, le range dans la catégorie des nostalgiques, qui rêvent à la reconstitution du monde passé : « Sa théorie sonne faux dans une société qui a intégré à la fois l’économie moderne, le suffrage universel et l’individualisme sociologique. Il restera un penseur de la nostalgie ».
Conclusion
À se pencher sur les détails du projet de La-Tour-du-Pin, on garde une impression mitigée. Aussi bien les grandes lignes sont tracées avec une logique implacable, en sorte que le premier contact laisse un sentiment de grande rigueur, presque d’une mathématique sociale et politique, aussi bien les détails laissent apparaître diverses oscillations, et parfois des contradictions. « L’effort conceptuel mis en œuvre par La-Tour-du-Pin […] reste imparfait », constate Jean-Luc Dupuy, particulièrement dans la partie économique ; « trop d’approximations, trop d’affirmations non démontrées obscurcissent une pensée apte par ailleurs à saisir des correspondances qu’un pur économiste refuserait ou sous-estimerait ».
Sans doute serait-il injuste de faire grief de ces défauts à notre auteur : n’oublions pas qu’il est autodidacte, et que c’est en amateur qu’il se lance dans l’économie, dans l’histoire et dans le droit politique, armé de quelques lectures et de l’enseignement de son maître Le Play. De ce point de vue, malgré ses imperfections, son œuvre susciterait l’admiration plutôt que la critique. De plus, La-Tour-du-Pin ne se veut pas un utopiste, et l’idée d’un projet détaillé pour la société future serait en contradiction avec ses idées. Il n’en reste pas moins que, confronté aux lacunes ou aux imprécisions, on conserve un sentiment d’insatisfaction, d’inaboutissement.
Un seul exemple, celui de la représentation. La-Tour-du-Pin explique bien pourquoi il ne veut pas représenter les opinions (elles ne sont pas représentables, étant éphémères et mouvantes) mais les intérêts ; en l’occurrence, intérêts des professions, puisqu’il y a un intérêt commun à tous les professionnels d’un métier. Mais pourquoi ignorer tel autre intérêt commun, par exemple l’intérêt local, représenté sous la IIIe République par le Sénat ? La sociologie de La-Tour-du-Pin explique pourtant que l’homme s’associe naturellement dans l’atelier (pour la production) et dans le foyer (pour la reproduction), les foyers d’un même voisinage se groupant en communes, « sociétés naturelles et nécessaires ». Dès lors, pourquoi les communes n’auraient-elles pas elles aussi un intérêt à représenter, comme les métiers ? Mais à part une formulation équivoque, le schéma de La-Tour-du-Pin ne leur fait aucune place au niveau central : le Prince n’aura de contact avec le peuple qu’en tant qu’il travaille (ateliers), pas en tant qu’il vit localement (communes), la représentation des métiers étant selon La-Tour-du-Pin « une représentation beaucoup plus réelle du corps social ». C’est possible, mais on comprend mal pourquoi.
Un autre élément de sa pensée suscite l’embarras du lecteur moderne : l’antisémitisme. La-Tour-du-Pin participe à fond de l’antisémitisme catholique du XIXe siècle, apparu au lendemain de la Révolution dans le contexte d’endettement de l’État auprès des prêteurs Juifs (exemple chez Bonald) et accentué après 1850 par la révolution industrielle et la participation de Juifs aux mouvements socialistes, qui les fait identifier à la menace révolutionnaire par les catholiques conservateurs. La fin du XIXe siècle voit cet antisémitisme exacerbé par le krach de l’Union Générale en 1882 ; Drumont en donnera la synthèse en 1886 dans sa France juive. Antisémitisme, anti-maçonnisme et anticapitalisme fusionnent alors dans ce que Paul Airau appelle le « mythe apocalyptique » : « La Franc-maçonnerie […] est manipulée par les Juifs, et tous deux, à l’origine de la Révolution française et du monde libéral, capitaliste et industriel, complotent pour détruire l’influence sociale de l’Église et l’Église elle-même ». Sur ce plan, La-Tour-du-Pin est archétypal. En 1898, en pleine affaire Dreyfus, il rédige ainsi un article intitulé « La question juive et la Révolution sociale », où il expose ses sources et ses vues. Ses sources : Toussenel (Les Juifs rois de l’époque), Gougenot des Mousseaux (Le Juif et la judaïsation des peuples chrétiens), l’abbé Léman (L’Entrée des Israélites dans la société française), Drumont. Ses vues : les Juifs sont inassimilables par les sociétés chrétiennes (« fractions irréductibles de l’humanité »), il faut trouver un « modus vivendi » qui respecte les droits de chacun étant entendu qu’en pays chrétien les Chrétiens seront privilégiés. Et de préconiser, comme toujours, le retour à ce qui se faisait au Moyen Age. À cette époque, observe-t-il, les Princes « [tenaient] le Juif à distance » : interdiction des rapports avec les Chrétiens et, pour éviter toute alliance involontaire, identification par le vêtement et par l’habitation (le ghetto) ; pour le reste, le Juif vivait en paix, pratiquait son culte et observait ses lois, sans être persécuté. L’organisation corporative et féodale avait également pour avantage d’empêcher la domination économique des Juifs dès lors qu’elle barrait la route au « capital étranger ». Hélas, constate La-Tour-du-Pin, la disparition des institutions moyenâgeuses a favorisé « l’invasion juive » ; voyant ses remparts dégarnis, les Juifs ont pénétré la cité chrétienne pour y exercer leur œuvre « destructive » et se sont fait naturaliser pour mieux l’attaquer de l’intérieur. Aussi La-Tour-du-Pin impute-t-il au « juif » (au singulier, et sans majuscule) la responsabilité de la Révolution, à égalité avec le Franc-maçon et avec le « calviniste à la Jean-Jacques Rousseau », les trois marchant « main dans la main, dans un même esprit et sous une bannière unique, celle de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen ». La Révolution a signé la victoire juive partout : victoire sur la religion, puisque la société a été laïcisée ; victoire en politique, puisque les droits historiques n’existent plus ; et bientôt victoire dans l’économie, via le libéralisme et l’usure. Tout l’antisémitisme de l’époque se retrouve ainsi chez notre auteur : théorie du complot (la « conjuration juive »), paranoïa (l’alliance entre Juifs, Francs-maçons et sociétés secrètes), satanisation (« l’inspiration satanique » de la Révolution), etc. La pensée présente une apparence logique, systématique (tout se tient : le judaïsme, la Révolution, l’actuelle situation économique, la déliquescence morale), en sorte qu’il semble y avoir une « rationalisation du mythe apocalyptique » ; mais il y a aussi une composante passionnelle dans cet antisémitisme, qui s’exprime à travers les saillies sur la « juiverie », la « lèpre judaïque », « l’internationale jaune », « l’invasion juive », les « agioteurs juifs ou judaïsants » et le « syndicat dreyfusard ».
Pour conclure, il nous reste à situer La-Tour-du-Pin dans l’histoire des idées, en analysant les influences qu’il a subies et sa propre influence sur les autres.
Pour les influences subies, La-Tour-du-Pin ne s’en reconnaît aucune, sinon celle de sa famille et celle du Comte de Chambord, dont il cite souvent la lettre de 1865 sur les ouvriers et dont il fut proche. Lorsqu’en 1903 le journal L’Association catholique lui demande de livrer ses souvenirs sur les sources intellectuelles de l’Œuvre des cercles catholiques d’ouvriers, il se défend d’avoir été influencé par le catholicisme allemand et autrichien, c’est-à -dire par des doctrines étrangères. L’Œuvre était française, dit-il ; simplement, elle s’est rencontrée avec des thèses étrangères, d’où des échanges qui ont contribué à la consolider. Sans doute y a-t-il une part de coquetterie dans cette présentation – il connaissait déjà Ketteler lors de la fondation de l’Œuvre en 1871, et il subira par la suite l’influence de Vogelsang, de Blome ou des frères Liechtenstein. Quoi qu’il en soit, on peut situer La-Tour-du-Pin au carrefour de trois séries d’influences principales.
– La tradition contre-révolutionnaire de Bonald et Maistre (particulièrement Bonald), continuée par Blanc Saint-Bonnet ou Albert du Boys, et à sa suite le monarchisme légitimiste, qu’exprime la fidélité de La-Tour-du-Pin à Chambord.
– Le catholicisme social allemand et autrichien, éminemment conservateur, dont La-Tour-du-Pin et l’Œuvre incarnent le pendant hexagonal.
– Enfin, Frédéric Le Play, que La-Tour-du-Pin fréquente dans les années 1870 et qu’il cite à d’innombrables reprises. C’est chez lui que La-Tour-du-Pin découvre l’essentiel de ses vues sociologiques (qui plus est à un moment décisif de son évolution intellectuelle), en tous cas les arguments pour les asseoir ; autodidacte, il a sans doute été réconforté de trouver chez un scientifique reconnu comme Le Play des conclusions identiques aux siennes. Ainsi, on n’en finirait pas d’énumérer les convergences entre eux, aussi bien pour les conceptions d’ensemble (en anthropologie, en sociologie, en histoire, en politique et en droit) que pour les revendications particulières (réforme du Code civil, suffrage familial, etc.). La-Tour-du-Pin appelle Le Play « notre maître » et, même si la coloration et l’ambition des deux œuvres sont différentes, les ressemblances l’emportent sur les différences. On en trouvera, bien sûr ; par exemple, en économie, Le Play reste réservé sur les corporations, qui brident trop les initiatives, et il ne sort pas du dogme de la propriété individuelle ; de même, il recommande aux réformistes de s’inspirer de l’étranger, tandis que La-Tour-du-Pin se montre toujours hostile à l’imitation. Mais ces divergences ponctuelles ne permettent pas de conclure comme Ernst Nolte que les doctrines sont « inconciliables » ; au contraire, la seconde est en grande partie l’héritière de la première.
Si l’on en vient maintenant à l’influence de La-Tour-du-Pin sur les autres, on observe un contraste entre l’obscurité relative où il est pendant son vivant et sa notoriété après sa mort, en tous cas jusqu’à 1945. Dans son époque, La-Tour-du-Pin est isolé, et son influence reste modeste. Cet isolement est en partie de son fait : retranché dans l’Œuvre, et au sein de celle-ci dans son bastion de la IVe Section, il ne participe jamais aux débats nationaux, et n’échange pas avec ses adversaires. Il préfère diffuser ses idées auprès d’un public conquis d’avance, celui du journal l’Association catholique. De même, dans l’Union de Fribourg, il insiste pour ne recruter que des catholiques sociaux de stricte obédience, à l’exclusion des catholiques libéraux. On travaille entre soi, sans se confronter avec l’adversaire. (Les travaux de l’Union de Fribourg restent d’ailleurs secrets). En France, si La-Tour-du-Pin compte sur l’action parlementaire de Mun (il a été frappé par les succès législatifs du parti social chrétien en Autriche), il n’envisage jamais d’entrer lui-même dans l’arène. Il reste en somme un écrivain pour initiés, replié sur son groupe et son journal. Même au sein de l’Œuvre, il peine à rassembler tout le monde, inquiétant les membres les plus libéraux par ses audaces, souvent assimilées à du socialisme rampant. La plupart des catholiques le tiennent ainsi pour un auteur socialisant, avec une conception douteuse de la propriété. De là sa solitude paradoxale sur l’échiquier des idées : il est trop à droite en politique pour les socialistes dont il est proche en économie, et trop socialiste en économie pour les conservateurs dont il est proche en politique.
Malgré tout, il y a quand même un mouvement où son influence sera manifeste, et ce dès son vivant : l’Action française. Dès les années 1890, des contacts se nouent avec Maurras, qui vient le consulter aux bureaux du journal La Corporation, rue de Solférino. Maurras, qui avait besoin d’une doctrine économique pour compléter ses conceptions politiques, la prend directement et intégralement chez La-Tour-du-Pin, sans s’en cacher : « Lorsqu’il s’est agi de compléter la doctrine politique de L’ACTION FRANÇAISE par une doctrine sociale, écrit-il en 1934, j’ai adopté en bloc celle de La Tour-du-Pin. Il n’y a jamais eu le moindre doute, la moindre difficulté sur ce point. Non, certes, comme on l’a dit, que le goût des études sociales m’ait manqué ou que j’en aie contesté la haute importance, mais parce que la solution de La Tour-du-Pin m’avait paru, dès l’origine, la seule exacte, notamment pour les questions ouvrières, en ce qu’elle se référait, seule, à la bonne coutume des sociétés prospères, selon la méthode essentielle de mon maître Le Play ». Maurras appelle La-Tour-du-Pin « mon maître direct », et il ne cessera de clamer sa filiation avec lui. La-Tour-du-Pin, de son côté, se rapproche de l’Action à la fin des années 1890 et finit par prendre sa carte, considérant l’Action comme le seul mouvement valable, et le plus conforme à sa pensée. Probablement subit-il lui-même l’influence du maurrassisme sur certaines questions, on l’a vu. Par la suite, c’est toujours à lui que se référeront les corporatistes de l’Action, comme Firmin Baconnier, théoricien du corporatisme qui, au sein de l’Union des Corporations françaises, créera un cercle d’études et de conférences auquel il donnera le nom du maître.
C’est par le truchement de l’Action française que la pensée de La-Tour-du-Pin imprègne ensuite toute la droite qui en est issue, notamment les dissidents qui reprochent à Maurras son manque d’intérêt pour les questions socio-économiques.
Plus largement, les idées de La-Tour-du-Pin entrent après la première guerre dans le fonds commun où puiseront les jeunes intellectuels de la Jeune droite, de la Revue du Siècle, d’Ordre nouveau, voire ceux d’Esprit. Dans son étude classique sur l’« esprit de 1930 », Jean-Louis Loubet Del Baye a montré comment le corporatisme paraissait à ces nouvelles générations une alternative au capitalisme en bout de course (même si certains se tournaient vers une autre possibilité, le planisme) ; dans ce contexte, le retour à La-Tour-du-Pin était inévitable : ainsi voit-on un Jean de Fabrègues, futur pilier de la Revue du Siècle, écrire des études sur lui et collaborer au Cercle La-Tour-du-Pin que préside Roger Magniez ; ou la Jeune droite proposer un schéma corporatif pyramidal très inspiré du sien.
Mais il n’y a pas qu’au plan économique que le non-conformisme des années 1930 hérite de l’auteur des Aphorismes. En réalité, on retrouve chez elle la plupart de ses thèmes de prédilection, aussi bien dans la critique que dans les propositions.
Dans la critique : critique du parlementarisme et de la représentation des opinions ; critique de l’individualisme abstrait de 1789, de l’égalité formelle qui cache les inégalités de fortune et provoque l’écrasement du faible par le fort ; critique de la conception romaine de la propriété ; critique « thomiste » de l’usure ; critique du capitalisme de monopoles qui mène au socialisme ; critique de la bureaucratie étatique qui occupe tout l’espace quand les corps sociaux sont détruits, etc.
Dans les propositions : retour aux cadres naturels de la vie sociale (la commune, la province) ; défense du bien de famille ; défense du patrimoine corporatif ; possession par chacun d’un état, pour endiguer la prolétarisation ; représentation des intérêts au lieu des opinions, et spécialement des intérêts professionnels… Il n’est pas jusqu’à l’idée constitutionnelle du « prince en ses conseils » et des institutions représentatives consultatives qu’on ne retrouve dans le programme de la Jeune droite.
De toute évidence, La-Tour-du-Pin fut pour ces auteurs une source d’inspiration majeure. De là l’importance de ne pas réduire son œuvre aux corporations, comme on le fait souvent, car on voit que son influence ne s’y limite pas.
La principale différence avec ces héritiers sera une différence d’époque. Alors qu’eux sont largement motivés par des considérations spirituelles, dégoûtés par l’absurdité d’un monde technicisé où l’homme est un rouage anonyme dans des systèmes qui lui échappent (anticipation du thème totalitaire), La-Tour-du-Pin reste un écrivain du XIXe siècle, issu d’une France agricole et modérément industrialisée. Il voit la révolution industrielle s’opérer sous ses yeux et il est choqué par la misère ouvrière et les conditions du travail en usine ; mais il n’y a pas chez lui l’idée de la déshumanisation, de l’asservissement de l’homme à la technique, de la robotisation du monde. Sa pensée s’est construite avant le fordisme et le taylorisme, elle ne comporte pas une critique du machinisme ni de la technique toute-puissante telle que la proposera par exemple Ellul à partir de 1950.
Après les années 1930, les hommes formés dans les courants de la jeune droite se distribuent dans le vichysme et dans la Résistance, où se trouve transportée la trace des idées de La-Tour-du-Pin. Le lien entre le corporatisme vichyste, ou plus largement les idées de la « Révolution Nationale », et la pensée de La-Tour-du-Pin, mériterait une étude à part ; mais il faut noter d’emblée que dans la conception vichyste, pour autant qu’elle soit clairement discernable, elle se rencontre avec d’autres influences variées, notamment le planisme technocratique, qui réduisent et diluent son influence ; même remarque pour les idées de la Résistance, où elles cohabitent avec la référence à 1789 et avec le socialisme. Il y aurait également une analyse à faire sur l’influence de La-Tour-du-Pin dans la formation intellectuelle du Général de Gaulle. En 1970, Edmond Michelet présente le Général comme « un élève de La Tour-du-Pin » , à cause de sa conception du droit de propriété, chrétienne (ou médiévale) plus que romaine, et de sa réserve face au capitalisme. De nombreux exégètes du gaullisme mettent l’accent sur cet aspect. « Incontestablement, Charles de Gaulle a été sensible à certaines formes du catholicisme social tel qu’il s’est développé après 1891 et l’encyclique Rerum Novarum », écrit par exemple François-Georges Dreyfus. Faut-il alors chercher la trace de La-Tour-du-Pin dans les idées gaulliennes sur la participation, notamment ? Mais il y a loin, dans l’ampleur des propositions et dans la radicalité de la rupture avec le capitalisme, entre le corporatisme de La-Tour-du-Pin et l’interventionnisme économique qui caractérisera le gaullisme.
Pour ce qui est de l’étranger, il est de coutume d’associer la pensée de La-Tour-du-Pin avec le salazarisme. Chantal Millon-Delsol suggère ainsi que le salazarisme offre la plus proche approximation de sa pensée, « une application concrète de la société médiévale parfaite réinventée par [sa] nostalgie ». De fait, Salazar se revendiquait des conceptions organicistes de la tradition contre-révolutionnaire, reprises par le maurrassisme, et il doit beaucoup, de son aveu même, aux auteurs français. Les membres d’Action française se flatteront de cette filiation, comme Henri Massis qui écrit en 1938 qu’« il y a là tout Maistre, tout La-Tour-du-Pin, tout Fustel et aussi l’enseignement social des grandes encycliques ». Quelle est ici la part de l’influence de La-Tour-du-Pin ? Sans doute est-elle réelle en ce qui concerne le corporatisme, par le truchement du maurrassisme. Selon Yves Léonard, le corporatisme portugais, de type associatif, serait « influencé par les théories de La-Tour-du-Pin » et « se rattacherait […] sur le plan idéologique à la tradition du catholicisme social, celle dont est issu Salazar ». Cependant, reconnaît le même auteur, « dans la pratique des institutions, il emprunte parfois certains traits du corporatisme étatique de l’école autoritaire et nationaliste dont semble se réclamer Mussolini ».
Cette ambiguïté invite à aborder une dernière influence possible, sur le fascisme cette fois. Chantal Millon-Delsol n’hésite pas à tracer la ligne entre l’antilibéralisme de La-Tour-du-Pin et le fascisme italien : « Le système politique de La Tour du Pin s’inscrit […] à la fois contre le libéralisme économique, dont il évince jusqu’à l’idée de liberté du travail, et contre la démocratie politique, dont il récuse l’idée de représentation des opinions […] Toutes propositions […] qui permettent d’établir une filiation évidente, et probablement un lien direct, non seulement avec le salazarisme, mais avec le fascisme ». Sans viser expressément le fascisme, Jean-Luc Dupuy suggère pour sa part que « la “civilisation chrétienne” du Moyen Age européen qu’il invoque comme un modèle risque […] de devenir, au XXe siècle, une tyrannie ». Mais la ligne semble ici aller trop loin. Aussi bien le lien est possible avec le salazarisme, aussi bien il n’y a pas chez La-Tour-du-Pin la conception de l’État qui serait indispensable pour en faire un précurseur du fascisme. Au contraire, La-Tour-du-Pin abomine l’assèchement du social par le politique, la « main de fer de l’État », la tyrannie étatique (par exemple celle du bonapartisme) et la « bureaucratie à compétence universelle fonctionnant seule dans l’État omnivore ». C’est un aspect de sa pensée qui se retrouvera chez ses héritiers des années 1930 : l’État doit n’être qu’un coordonateur des activités sociales, en aucun cas un moteur, et les corporations sont la libre expression associative de la vie sociale, en aucun cas le canal par où l’État réorganiserait la vie économique, comme dans le fascisme.
Dissiper l’équivoque est important, car l’étiquette contre-révolutionnaire qui colle à La-Tour-du-Pin l’inscrit déjà aux yeux des modernes dans une catégorie suffisamment lointaine pour qu’on n’en rajoute pas en y ajoutant celle de précurseur du fascisme.
Pour le reste, il est certain que La-Tour-du-Pin est un penseur anachronique, à la fois par les conditions socioéconomiques qu’il a en tête et par son projet politique. Difficile notamment de ne pas se récrier aujourd’hui devant sa conception inégalitaire des droits, son idée du privilège. Notre vision de la justice n’est plus la sienne ; ses inégalités justes seraient pour nous des inégalités injustes. Que chacun doive gagner de quoi mener une « vie honnête » et qu’il y ait quelque chose de révoltant dans la misère des salaires, ce sont des revendications que n’importe qui ferait siennes ; mais que la vie honnête doive s’entendre selon la condition de chacun, « chacun selon son état » – moins pour celui qui est en bas, plus pour celui qui est en haut –, voilà qui est plus dur à admettre. Cette hiérarchie paraît pourtant naturelle à La-Tour-du-Pin, impossible selon lui à contester ; on retrouve sa vision ancienne, ordonnée, hiérarchisée de la société. Son monde idéal, c’est « le Monarque sur son trône, le magistrat sur son siège, le seigneur en son manoir, le marchand en son comptoir, l’artisan en son atelier, le paysan en sa manse, de la même façon que l’évêque en sa charge pastorale, le religieux en sa maison conventuelle, le chanoine en son chapitre, le prêtre en sa chaire paroissiale », comme il dit à propos du Moyen Age ; que l’inégalité de ces positions puisse être critiquée ne l’effleure jamais.
Mais à côté de ces éléments, d’autres conservent une actualité à sa pensée, et justifient qu’on relise l’œuvre au-delà de son intérêt historique : critique du libéralisme, conception d’une troisième voie en économie, rejet de l’omnipotence étatique. Dans le contexte de crise économique mondiale où nous sommes, c’est peut-être son éloignement qui, paradoxalement, renforce son intérêt pour nous, en nous faisant envisager la possibilité d’une organisation sociale fondée sur d’autres principes que ceux actuellement à l’œuvre, et qui ne sont ni fatals, ni éternels.
Bernard Quiriny est professeur de droit public à l’Université de Bourgogne (Credespo).
Pour citer cet article :
Bernard Quiriny « René de La-Tour-du-Pin et l’idée de constitution nationale », Jus Politicum, n°8 [https://juspoliticum.com/articles/Rene-de-La-Tour-du-Pin-et-l-idee-de-constitution-nationale]